Du contrat social/Édition 1762/Livre III/Chapitre 4

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Marc Michel Rey (p. 147-151).
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LIVRE III

CHAPITRE IV.

De la Démocratie.


Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle doit être éxecutée & interprêtée. Il semble donc qu’on ne sauroit avoir une meilleure constitution que celle où le pouvoir exécutif est joint au législatif : Mais c’est cela même qui rend ce Gouvernement insuffisant à certains égards, parce que les choses qui doivent être distinguées ne le sont pas, & que le Prince & le Souverain n’étant que la même personne, ne forment, pour ainsi dire, qu’un Gouvernement sans Gouvernement.

Il n’est pas bon que celui qui fait les loix les éxécute, ni que le corps du peuple détourne son attention des vues générales, pour les donner aux objets particuliers. Rien n’est plus dangereux que l’influence des intérêts privés dans les affaires publiques, & l’abus des loix par le Gouvernement est un mal moindre que la corruption du Législateur, suite infaillible des vues particulieres. Alors l’Etat étant altéré dans sa substance, toute réforme devient impossible. Un peuple qui n’abuseroit jamais du Gouvernement n’abuseroit pas non plus de l’indépendance ; un peuple qui gouverneroit toujours bien n’auroit pas besoin d’être gouverné.

A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable Démocratie, & il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne & que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, & l’on voit aisément qu’il ne sauroit établir pour cela des commissions sans que la forme de l’administration change.

En effet, je crois pouvoir poser en principes que quand les fonctions du Gouvernement sont partagées entre plusieurs tribunaux, les moins nombreux acquierent tôt ou tard la plus grande autorité ; ne fut-ce qu’à cause de la facilité d’expédier les affaires, qui les y amene naturellement.

D’ailleurs que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce Gouvernement ? Premierement, un État très petit où le peuple soit facile à rassembler & où chaque citoyen puisse aisément connoitre tous les autres : secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d’affaires & les discussions épineuses : Ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs & dans les fortunes, sans quoi l’égalité ne sauroit subsister longtems dans les droits & l’autorité : Enfin peu ou point de luxe ; car, ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche & le pauvre, l’un par la possession l’autre par la convoitise ; il vend la patrie à la molesse à la vanité ; il ôte à l’État tous ses Citoyens pour les asservir les uns aux autres, & tous à l’opinion.

Voilà pourquoi un Auteur célebre a donné la vertu pour principe à la République ; car toutes ces conditions ne sauroient subsister sans la vertu : mais, faute d’avoir fait les distinctions nécessaires, ce beau génie a manqué souvent de justesse, quelquefois de clarté, & n’a pas vu que l’autorité Souveraine étant par tout la même, le même principe doit avoir lieu dans tout État bien constitué, plus ou moins, il est vrai, selon la forme du Gouvernement.

Ajoutons qu’il n’y a pas de Gouvernement si sujet aux guerres civiles & aux agitations intestines que le Démocratique ou populaire, parce qu’il n’y en a aucun qui tende si fortement & si continuellement à changer de forme, ni qui demande plus de vigilance & de courage pour être maintenu dans la sienne. C’est sur-tout dans cette constitution que le Citoyen doit s’armer de force & de constance, & dire chaque jour de sa vie au fond de son cœur ce que disoit un vertueux Palatin[1] dans la Diete de Pologne : Malo periculosam libertatem quam quietum servitium.

S’il y avoit un peuple de Dieux, il se gouverneroit Démocratiquement. Un Gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes.


  1. Le Palatin de Posnanie pere du Roi de Pologne Duc de Lorraine.