Du contrat social/Édition Dreyfus-Brisac 1896/Texte entier
DU
CONTRAT SOCIAL
OU
PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE
PAR
J.-J. ROUSSEAU
CITOYEN DE GENÈVE
- Fœderis æquas
- Dicamus leges.
- Virg., Æneid. XI.
À AMSTERDAM
CHEZ MARC MICHEL REY
MDCCLXII
Ce petit traité est extrait d’un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans avoir consulté mes forces, et abandonné depuis longtemps [1]. Des divers morceaux qu’on pouvait tirer de ce qui était fait, celui-ci est le plus considérable, et m’a paru le moins indigne d’étre offert au public. Le reste n’est déjà plus
[2].
Je veux chercher si, dans l’ordre civil, il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sure, en prenant les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être[3]. Je tâcherai d’allier toujours, dans cette recherche, ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées[4].
J’entre en matière sans prouver l’importance de mon sujet. On me demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la politique. Je réponds que non, et que c’est pour cela que j’écris sur la politique. Si j’étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire ; je le ferais, ou je me tairais[5].
Né citoyen d’un État libre, et membre du souverain, quelque faible influence que puisse avoir ma voix dans les affaires publiques, le droit d’y voter suffit pour m’imposer le devoir de m’en instruire : heureux, toutes les fois que je médite sur les gouvernements, de trouver toujours dans mes recherches de nouvelles raisons d’aimer celui de mon pays[6] !
L’homme est né libre, et partout il est dans les fers[7]. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux[8]. Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore[9]. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question.
Si je ne considérais que la force, et l’effet qui en dérive, je dirais : « Tant qu’un peuple est contraint d’obéir, et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug, et qu’il le secoue, il fait encore mieux : car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre, ou on ne l’était point à la lui ôter. » Mais l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature[10] ; il est donc fondé sur des conventions. Il s’agit de savoir quelles sont ces conventions[11]. Avant d’en venir la, je dois établir ce que je viens d’avancer.
La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille[12] : encore les enfants ne restent- ils liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout[13]. Les enfants, exempts de l’obéissance qu’ils devaient au père, le père, exempt des soins qu’il devait aux enfants, rentrent tous également dans l’indépendance. S’ils continuent de rester unis, ce n’est plus naturellement, c’est volontairement ; et la famille elle-même ne se maintient que par convention[14].
Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l’homme[15]. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui-même ; et sitôt qu’il est en age de raison, lui seul étant juge des moyens propres à se conserver, devient par là son propre maître.
La famille est donc, si l’on veut, le premier modèle des sociétés politiques : le chef est l’image du père, le peuple est l’image des enfants[16] ; et tous, étant nés égaux et libres, n’aliènent leur liberté que pour leur utilité[17]. Toute la différence est que, dans la famille, l’amour du père pour ses enfants le paye des soins qu’il leur rend ; et que, dans l’État, le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n’a pas pour ses peuples.
Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi en faveur de ceux qui sont gouvernés : il cite l’esclavage en exemple[18]. Sa plus constante manière de raisonner est d’établir toujours le droit par le fait[19]. On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non plus favorable aux tyrans.
Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain appartient à une centaine d’hommes, ou si cette centaine d’hommes appartient au genre humain : et il parait, dans tout son livre, pencher pour le premier avis : c’est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voila l’espèce humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d’une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d’hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d’une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l’empereur Caligula, concluant assez bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des bêtes[20].
Le raisonnement de ce Caligula revient à celui de Hobbes et de Grotius. Aristote, avant eux tous, avait dit aussi que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l’esclavage, et les autres pour la domination[21].
Aristote avait raison ; mais il prenait l’effet pour la cause. Tout homme né dans l’esclavage naît pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimaient leur abrutissement[22]. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués.
Je n’ai rien dit du roi Adam, ni de l’empereur Noé, père de trois grands monarques qui se partagèrent l’univers, comme firent les enfants de Saturne, qu’on a cru reconnaître en eux. J’espère qu’on me saura gré de cette modération ; car, descendant directement de l’un de ces princes, et peut-être de la branche aînée, que sais-je si, par la vérification des titres, je ne me trouverais point le légitime roi du genre humain ? Quoi qu’il en soit, on ne peut disconvenir qu’Adam n’ait été souverain du monde, comme Robinson de son île, tant qu’il en fut le seul habitant, et ce qu’il y avait de commode dans cet empire était que le monarque, assuré sur son trône, n’avait à craindre ni rébellions, ni guerres, ni conspirateurs.
CHAPITRE III
Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car, sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause : toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément, on le peut légitimement ; et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or, qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force, on n’a pas besoin d’obéir par devoir ; et si l’on n’est plus forcé d’obéir, on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances[23]. Si cela veut dire : Cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu ; je réponds qu’il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l’avoue[24] ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin ? Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois : non seulement il faut par force donner la bourse, mais, quand je pourrais la soustraire, suis-je, en conscience, obligé de la donner ? car enfin le pistolet qu’il tient est aussi une puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours[25].
CHAPITRE IV
de l’esclavage
Puisque aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes.
Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d’un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet d’un roi[26]? Il y a la bien des mots équivoques qui auraient besoin d’explication ; mais tenons-nous-en à celui d’aliéner. Aliéner, c’est donner ou vendre. Or, un homme qui se fait esclave d’un autre ne se donne pas ; il se vend tout au moins pour sa subsistance ; mais un peuple, pourquoi se vend-il ? Bien loin qu’un roi fournisse a ses sujets leur subsistance, il ne tire la sienne que d’eux ; et, selon Rabelais, un roi ne vit pas de peu. Les sujets dorment donc leur personne, à condition qu’on prendra aussi leur bien ? Je ne vois pas ce qu’il leur reste a conserver.
On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile ; soit : mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vint d’être dévorés[27]. so DU CONTRAT SOCIAL. Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la méme chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous : la folie ne fait pas droit. Quand chacun pourrait s’aliéner lui-meme, il ne peut aliéner ses enfants (1); ils naissent hommes et libres; leur liberté leur appartient, nul n’a droit d’en disposer qu’eux(2). Avant qu’ils soient en age de raison, le pére peut, en leur nom, stipuler des conditions pour leur conservation, pour leur bien-étre, mais non les donner irrévocablement et sans condition; car un tel don est contraire aux {ins de la nature, et passe les droits de la paternité. ll faudrait donc, entiére,en représentantases compagnons combien la paix est importante et nécessaire aux hommes et en faisant voir les inconvénients qui pourraient arriver s’ils entreprenaient de résister a Poliphéme qui les avait en son pou- voir. (1) Mourzsqutzu, Esprit des, Lois, liv. XV, chap. it-vt. Escuvacz. — Cette qualité (la liberté) de l’Etat populaire est méme une partie de la souveraineté. Vendre sa qualité de citoycn est un acte d‘une telle extrava- gance qu’on ne peut pas la supposer dans un homme. Si la liberté a un prix pour celui qui l'achéte, elle est sans prix pour celui qui la vend. La loi civile qui a permis aux hommes le partage des biens n’a pu mettre au nombre des biens une partie des hommes qui doivent faire ce partage. La ` loi civile qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion ne peut s’empécher de restituer contre un accord qui contient la lésion la plus énorme de toutes... ‘Si un homme n’a pu se vendre, encore moins a-t-il pu vendre son fils qui n’était pas né. (2) Locxe, Gouvernement civil, chap. vn. Du Commencement des sociétés politiques. — Et aujourd’hui, ceux qui sont nés sous un gouvernement établi et ancien ont autant de droit et de liberté qu`on en a jamais eu et qu’ils en pourraient avoir s’ils étaient nés dans un désert dont les habitants ne reconnaitraient nulles lois et ne vivraient sous aucun reglement. J’avoue que l’homme est obligé d’exécuter et accomplir les promesses qu’iI a faites pour soi et de se conduire conformément aux engagements dans lesquels il est entré; mais il ne peut par aucune convention lier ses enfants ou sa postérité. ‘ Il est clair par la pratique des gouvernements aussi bien que par les lois 'de la droite raison, qu’un enfant ne nait suiet d’aucun pays ni d’aucun gou- vernement. ll demeure sous la tutelle et l’autorité de son pére jusqu’a ce qu’il soit parvenu a Page de discernement; alors il est homme libre, il est dans Ia liberté de choisir le gouvernement sous lequel il trouve bon de vivre et de s’unir au corps politique qui lui plait le plus. _ _
� LIVRE I. - CI-IAP. IV. 2I
pour qu’un gouvernement arbitraire filt légitime, qu’a
chaque génération le peuple fut le maitre de l’admettre ou
de le rejeter : mais alors ce gouvernement ne serait plus
arbitraire.
Renoncer a sa liberté, c’est renoncer a sa qualité
d’homme, aux droits de l’humanité, meme a ses devoirs. Il
‘ n’y a nul dédommagement possible pour quiconque re-
nonce 5 tout. Une telle renonciation est incompatible avec
la nature de l’homme(1); et c’est oter toute moralité a ses
actions que d’oter toute liberté a sa volonté. Enfin c’est
une convention vaine et contradictoire de stipuler d’une
part une autorité absolue, et de l’autre une obéissance sans
bornes. N’est·il pas clair qu’on n`est engagé a rien envers
celui dont on adroit de tout exiger? Et cette seule condition,
sans équivalent, sans échange, n’entraine-t-elle pas la nul-
lité de l’acte? Car quel droit mon esclave aurait-il contre
moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient, et que, son droit
` étant le mien, ce droit de moi contre moi-méme est unmot
qui n’a aucun sens?
Grotius et les autres tirent de la guerre une autre ori-
gine du prétendu droit d`esclavage. Le vainqueur ayant, (
selon eux, le droit de tuer le vaincu, celui·ci peut racheter E
sa vie aux dépens de sa liberté; convention d’autant plus (
légitime qu’elle tourne au proiit de tous deux (2). »
(1) Purrox, Des Lois, liv. VI. — Il est évident que l’homme, animal dif- 1
ficile in manier, ne consent qu’avec une peine infinie A cette distinction
d’homme libre et d`esclave, de maitre et de serviteur, introduite par la néces-
sité. — Eh bien? — Par conséquent, l`esc1ave est une possession tres em-
barrassante...
(2) Gaorxus, Du Droit de Ia Guerre et de Ia Paix, liv. III, chap. vu. —
Pour ce qui est des eifets d’un tel esclavage, ils sont sans bornes, et les
plus gI'8Id¢S CI'l18UféS QUC les IDRIITCS CXCFCCIII d¢1’Il¢l1I'¢I'II IIYIPLIIIICS". La
raison, pour tout ce dont nous venons de parler, a été établie par le droit des
gens; c’est atin que Pespérance de tant d’avantages qu’on retirerait de la
possession d’un esclave engageét ceux qui étaient en guerre A s’abstenir
volontiers de faire mourir leurs prisonniers ou sur-le-champ ou quelque
temps aprés, comme ils pouvaient le faire en vertu du droit souveraine-
ment rigoureux que leur donnaient les droits de la guerre... Le juriscon-
sulte Pomponius tire de la Vétymologie du mot dont on se sert eu latin pour
E
�
Mais il est clair que ce prétendu droit de tuer les vaincus ne résulte en aucune maniere de l’état de guerre. Par cela seul que les hommes, vivant dans leur primitive indépendance, n'ont point entre eux de rapport assez constant pour constituer ni l’état de paix ni l’état de guerre, ils ne sont point naturellement ennemis (1). C’est le rapport des choses et non des hommes qui constitue la guerre ; et l’état
dire d’un esclave : a On les appela serfs, dit-il, parce que les généraux d‘armées les vendaient, et par la leur conservaient la vie. »
Purxunoar, Des devoirs de I’homme et du citoyen, traduit par Barbeyrac, 6° édition, I748, liv. ll, chap. 1. — On acquiert, en cela, et pour employer l’expression commune, l’on s’empare de la souveraineté par voie de conquéte, lorsque ayant un juste suiet de faire la guerre 21 un peuple on le réduit, par la supériorité de ses armes, a la nécessité de se soumettre désormais in notre empire. Cette conquéte légitime est fondée sur ce que le vainqueur qui aurait pu, s‘il eilt voulu, user sl. la rigueur du droit de la guerre,en otant la vie aux vaincus,leur permet de la racheter en consentant in la perte de leur liberté, comme au moindre de leurs maux inévitables, par ou il exerce d’ailleurs un acte louable de clémence; mais encore on peut dire que les vaincus s‘étant engagés it la guerre avec lui aprés l’avoir oifensé et lui avoir refusé la iuste satisfaction qu’ils lui devaient, ils se sont exposés par la au sort des armes et ont tacitement consenti par avance h toutes les conditions que le vainqueur leur imposerait.
Locxa, Gouvernement civil, chap. v1. De la Société politique ou civile. — Il y a une autre sorte de serviteurs que nous appelons d’un nom particulier : esclaves, et qui ayant été faits prisonniers dans une juste guerre sont, par le droit de la nature, sujets in la domination absolue et au pouvoir arbitraire de leur maitre. Ces gens-la ayant mérité de perdre la vie,b. laquelle ils n’ont plus de droit par conséquent, non plus aussi qu’a leur liberté ni a leurs biens, et se trouvant dans l‘état d’escIavage qui est incompatible avec la iouissance d’aucun bien propre, ils ne sauraient étre considérés en cet état comme membres de la societé civile dont la tin principale est de conserver et maintenir les biens propres.
(1) Hobbes, De Cive (Trad. Sorbiére, préface). — Les anciens révéraient la puissance souveraine comme une divinité visible, soit qu‘elle fiat renfermée en un seul homme ou qu’elle fut recueillie en une assemblée. Et ils n’avaient garde de se joindre comme ils font aujourd’hui aux ambitieux ou a ces désespérés auxquels ils prétent la main pour renverser d’un commun effort l‘état de leur patrie...
Si quelqu’un montre par de trés fortes raisons qu’il n‘y a aucunes doctrines recevables et authentiques touchant le juste et l’injuste, le bien et le mal, outre les lois qui sont établies en chaque république, qu’il n’appartient a personne de s‘enquérir si une action sera bonne ou mauvaise, hormis à ceux auxquels l’Etat a commis l'interprétation de ses ordonnances; certainement celui qui prendra cette peine, non seulement il montrera le cbemin de la paix, mais il fera voir aussi les détours et les routes obscures de la l LIVRE I. — CHAP. IV. 23 de guerre ne pouvant naitre des simples relations person- nelles, mais seulement des relations réelles, la guerre privée ou d’homme a homme ne peut exister, ni dans l’état de nature ( 1), ou il n’y a point de propriété constante, ni dans l’état social, ou tout est sous Pautorité des lois. Les combats particuliers, les duels, les rencontres, sont sédition, ce qui est un des plus utiles travaux auxquels un homme dési- reux du bien public puisse occuper sa pensée... Je mets d'abord pour premier principe que Pexpérience fait connaitre a chacun et que personne ne nie, que les esprits des hommes sont de cette nature que si ils ne sont retenus par la crainte de quelque commune puis- sance, ils se craindront les uns les autres, ils vivront entre eux en une continuelle défiance et comme chacun aura le droit d’cmployer ses propres forces a la poursuite de ses intérets, il en aura aussi nécessairement la volonté... Je fais voir premierement que la condition des hommes hors de la société civile (laquelle condition permettez-moi de nommer l’état de la na- ture), n‘est autre que celle d’une guerre de tous contre tous, et que durant cette guerre, il y a droit général de tous sur toutes choses. Ensuite, que tous les hommes désirent, par une nécessité naturelle, de se tirer de cet odieux et misérable état des qu’ils en reconnaissent la misere. Ce qu’ils ne peuvent pointfaire, s’ils ne conviennent entre eux de céder de leurs préten- tions et de leur droit sur toutes choses, ‘ Apres cela, ie montre quels droits il faut que chaque particulier qui entre dans la société civile cede nécessairement au souverain (soit que toute l’autorité soit donnée A un seul homme ou ia une assemblée), de sorte, que s’il n’en était fait transaction, il n’y aurait aucune société établie, et le droit de tous sur toutes choses, c°est-a·dire le droit de guerre demeu- rerait encore. Encore que j’aie taché de persuader par quelques raisons que i’ai mises dans le dixiéme chapitre que la monarchic est plus commode que les autres formes de gouvernement(laqueIle seule chose i’avoue que ie n’ai pas démontrée dans ce livre,mais soutenue avec probabilitéetavouée comme problématique), toutefois ie dis assez expressément en divers endroits qu’il faut donner a toutes sortes d’Etats une égale et souveraine puissance. Mox·rr-ssqumu, Esprit des Iois, liv. I, chap. 11. — Le désir que Hobbes donne d’abord aux hommes de se subiuguer les uns les autres n’est pas rai- sonnable. L’idée de l’empire et de la domination est si compliquée et dé- pend de tant d’autrcs idées que ce ne serait pas celle qu’on aurait d’abord. (r) Ams·ro·r1:, Politique, liv. I, chap. m. — D’autres (hommes) subsis- tent de proie... Aussi la guerre est-elle encore en quelque sorte un moyen naturel d’ac- quérir, puisqu’elle comprend cette chasse que l’on doit donner aux bétes fauves et aux hommes qui, nés pour obéir, refusent de se soumettre; c’est une guerre que la nature elle-méme a faite légitime.
La politique méme ne fait pas les hommes; elle les prend tels que la
nature les lui donne et elle en use.
� 24 DU CONTRAT SOCIAL.
des actes qui ne constituent point un état; et 51 l`égard des
guerres privées, autorisées par les Etablissements de
Louis IX., roi de France, ct suspendues par la paix de
Dieu, ce sont des abus du gouvernement féodal, systeme
absurde s’il en fut jamais, contraire aux principes du droit
naturel et a toute bonne politie.
La guerre n’est donc point une relation d’homme 21
homme, mais une relation d’Etat a Etat, dans laquelle les
particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point
comme hommes, ni meme comme citoyens (a), mais comme
soldats; non point comme membres de la patrie, mais
comme ses défenseurs. Enfin chaque Etat ne peut avoir
pour enncmis que d’autres Etats, et non pas des hommes,
attendu qu’entre choses de diverses natures on ne peut iixer
aucun vrai rapport.
Ce principe est meme conforme aux maximes établies
de tous les temps et e la pratique constante de tous les
peuples policés. Les declarations de guerre sont moins des
avertissements aux puissances qu’a leurs sujets. L’étranger,
soit roi, soit particulier, soit peuple, qui vole, tue ou dé-
. tient les sujets, sans déclarer la guerre au prince, n’est pas
un ennemi, c’est un brigand. Meme en pleine guerre, un
prince juste s’empare bien, en pays ennemi, de tout ce qui
appartient au public; mais il respecte la personne et les
(a) Les Romains, qui ont entendu et plus respecté le droit de la guerre
qu’aucune nation du monde, portaient si loin le scrupule a cet égard qu’il
n’était pas permis a un.citoyen de servir comme volontaire sans s’étre
Cflglgé CXpl'CSSéII1CI1t contre l’CHDCml, et l’lOl’!1I'I1é1’1’l¢I'lI CODUB ICI CDDCIDI.
Une légion ou Caton le Els faisait ses premieres armes sous Popilius ayant
été réformée, Caton le pere écrivit in Popilius que, s’il voulait bien que son
tils continuat de servir sous lui,_ il fallait lui faire préter un nouveau ser-
ment militaire, parce que, le premier étant annulé, il ne pouvait plus porter
les armes contre l’ennemi. Et le meme Caton écrivit a son tils de se bien
garder de se présenter au combat qu’il n’eut preté ce nouveau serment. Je
sais qu’on pourra m’opposer le siege de Clusium et d’autres faits particu-
liers. Mais moi ie cite des lois, des usages. Les Romains sont ceux qui
ont le moins souvent transgressé leurs lois; et ils sont les seuls qui en
aient eu d'aussi belles. (Note du Contrat social, édition de ¤782.)
� I LIVRE I. - CHAP. IV. 25
( biens des particuliers; il respecte des droits sur lesquels
sont fondés les siens. La fm de la guerre étant la destruction
de l’Etat ennemi, on a droit d’en tuer les défenseurs tant
qu’ils ont les armes a la main; mais sitot qu’ils les posent
et se rendent, cessant d’€tre ennemis 0u instruments de
l’ennemi, ils redeviennent simplement hommes, et l’on n’a
plus de droit sur leur vie. Quelquefois on peut tuer l’Etat
sans tuer un seul de ses membres I or la guerre ne donne
aucun droit qui ne soit nécessaire it sa fin. Ces principes
ne sont pas ceux de Grotius; ils ne sont pas fondés sur
des autorités de poetes; mais ils dérivent de Ia nature des
choses et sont fondés sur la raison (1).
A l’égard du droit de conquéte, il n’a d’autre fondement
que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au `
vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce
droit qu’il n’a pas ne peut fonder celui de les asservir. On v
n’a le droit de tuer l’ennemi que quand on ne peut le faire
esclave; le droit de le faire esclave ne vient donc pas du
droit de le tuer: c’est donc un échange inique de lui faire
acheter au prix de sa liberté sa vie, sur laquelle on n’a
aucun droit(2). En établissant le droit de vie et de mort sur
(t) Gnortus, Du Droit de Ia Guerra et de la Paix, liv. III, chap. vu. —- Si
l’on peut réduire a un esclavage personnel chaque particulier du parti de
l’ennemi qui est tombé entre nos mains, comme nous venons de le faire
voir dans le chapitre précédent, il n’y a pas lieu de s’étonner que l’on puisse
aussi imposer a tout le corps des ennemis, soit qu’il fasse un Etat entier ou
SCUICHIEDI p8l`tlC de YEIRI, UDB Sl1iétl0l'l OU PUYCHICHI ClVll8 OU pI.lI'¢H1Bl‘I
despotique ou qui tienne de l’une et de l'autre. C’est le raisonnement que
Séneque le pere mit dans la bouche d’un rhéteur plaidant pour le maitre
d’un esclave olynthien. a Il avait été pris par droit de guerre, dit-il, ie l’ai
acheté. ll est de votre intérét, 6 Athéniensl de me maintenir dans mes
droits, autrement il faudrait que vous vous réduisissiez aux anciennes
limites dc votre Etat en rendant tout ce que vous avez conquis. »
(2) Boom, La République, liv. I, chap. v. — De dire que c’est une
charité louable garder le prisonnier qu’on peut tuer, c’est la charité des
voleurs et corsaires qui se glorifient d`avoir donné la vie in ceux qu’ils n’ont
pas tués. .
Encore moins y a de charité de garder les captifs pour en tirer gain et
protit comme de bestes. Et qui est celui qui épargnc la vie du vaincu, s‘il
en peut tirer plus de profit en le tuant qu’en lui sauvant la vie?.· .
� le droit d’esclavage, et le droit d’esclavage sur le droit de vie et de mort, n’est-il pas clair qu’on tombe dans le
cercle vicieux?
En supposant méme ce terrible droit de tout tuer, je dis qllillll esclave fait 3. la gl1€I`1`€, Oil UH P€�pl€ COI`lqL1iS, 11,8SlZ {CDU $. I`l€Il dll IOUI €l`lV€I`S SOI} II’l3lIl`€, Cllliil Obélf éllltafll qu’il y est forcé (1). En prenant un équivalent 21 sa vie, le vainqueur ne lui en a point fait grace : au lieu de le tuer sans fruit, il l’a tué utilement. Loin donc qu’ilait acquis sur lui nulle autorité jointe 21 la force, l’état de guerre subsiste entre eux comme auparavant, lC�I` I`€l&IlOI’l IIIEITIC CH est l’effet ; et l’usage du droit de la guerre ne suppose aucun traité de paix (2). Ils ont fait une convention,soit; mais cette convention, loin de détruire l’état de guerre, en suppose la continuité (3).
Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illegi- (1) Amsrorn, Politique, liv. I, chap. rr. — Il y a`quelques gens qui frappés de ce qu’ils croient un droit, et une loi a touiours quelque apparence de droit, avancent que Pcsclavage est juste quand il résulte du fait de la guerre. Mais c’est se contredire, car le principe de la guerre elle—méme peut étre injuste, et l`on n‘appellera iamais esclave celui qui ne méritera pas de l’étrc.
Il faut de toute nécessité eonvenir que certaines personnes semient par- tout esclnves et que d’autres ne sauraient l’étre nulle part.
Le pouvoir du maitre et eelui du magistrat sont bien distincts... l’un concerne les hommes libres, l’autre des esclaves par nature.
(2) Gnorrus, Du Droit de la Guerre et de la Paix, liv. II, chap. xxu. — Un autre suiet injuste de guerre, c’est le désir de recouvrer sa liberté, qu’il s’agisse de celle des particuliers ou de celle d’un Etat, comme si c’était un droit que chacun a naturellement et pour toujours. (.r quand on dit que les hommes et les peuples sont naturellement libres, cela doit s’entendre d’un droit naturel qui précéde tout acte humain, et d’une exemption d’esclavage, mais non pas d’une incompatibilité absolue avec l'esclavage; c’est- a-dire que personne n’est naturellement esclave, mais que personne n’a le droit de ne le devenir iamais; en ce dernier sens, personne n’est libre. On peut rapporter ici ce mot des anciens auteurs, que personne n’est naturellement ni libre ni esclave, mais que la fortune impose ensuite a chacun l’un ou l’autre de ces noms. (Séneque, Controvcrses.) ·
(3) Locxz, Gouvemcment civil, chap. tn, de l’Escr.AvAcr:. — L‘esclavage n’est rien autre chose que l’état de guerre continué entre un légitime conquérant et un prisonnier. LIVRE I. — CHAP. V. 27 time, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclave et droit, sont contradictoires; ils s’excluent mutuellement. Soit d’un homme a un homme, soit d’un IIOIIIIHC il UD PCUPIC, CC CIISCOUYS S€l`8 IO�iO.II`S ég8ICIII€I`1I A insensé: a Je fais avec toi une convention toute it ta charge et toute a mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, et q�€ Ill ObS€I`VCI'8.S Iaflt ql.1’II IHC PIHIYH. » CHAPITRE V i QU,IL FAUT TOUJOURS REMONTER A UNE PREMIERE CONVENTION Quand j`accorderis tout ce que i’ai réfuté iusqu’ici, les fauteurs du despotisme n’en seraient pas plus avancés. Il y aura t0uj0u1‘s une grande difference entre soumettre une multitude et régir une société. Que des hommes épars p SOICIII SUCCCSSIVCIHQDI 3SS€l”VIS A 1111 SCUI, CII CIUCICIUC . · nombre qu’ils puissent étre, je ne vois la qu’un maitre et des esclaves, je n’y vois poinfun peuple et son chef; c’est, si 1,011 VCUI, I.1I’I€ 3gI`ég&IIOI`l, mais DOD PHS UIIC association; il n’y a la ni bien public, ni corps politique (1). Cet homme, (1) Macuuvsr., Discours sur Tite-Live, liv. I, chap. ur. — Tous les écri- vains qui se sont occupés de législation (et l’histoire est remplie d’exernples qui les appuient) s’at:cordent in dire que quiconque veut fonder un Etat et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants et touiours préts a déployer ce caractere de méchanceté toutes les fois qu’ils en trou- veront l'occasion... Houses, De Cive,chap. x.- Je laisse a part ·que Pempirefpaternel,institué de Dieu A la création du monde, était un gouvernement monarchique, que les autres formes de républiquesen sont dérivées et se sont faites des débris de la royauté... que le peuple de Dieu, dans l’Ancien Testament, a été gou-> i verné par des rois... iene dois pas agir par témoignages et par exemples dans un ouvrage, ou je ne veux employer que la force du raisonnement. A O Bossuzr, 5• Avertissement sur les Iettres du ministre Jurieu. — A re- garder les hommes comme iis sont naturellement, et avnt tout gouvernement établi, on ne trouve que Panarchie, c’est-a-dire dans tous les hommes une liberté farouche et sauvage 0I`1 chacun peut tout prétendre et en méme temps tout contester, ou tous sont en garde et par conséquent en guerre conti-
� 28 DU CONT RAT SOCIAL.
cut-il asservi la moitié du monde, n’est°toujours qu’un par-
ticulier; son intérét, séparé de celui des autres, n’est tou-
jours qu’un intérét privé. Si ce meme hommevient A périr, ·
son empire, aprés lui, reste épars et sans liaison, comme
ufl chéne SC dlSSOl.1t et tombe en ut! tas de C€¤dI‘CS apfés
que le feu l’a consumé (1).
Un peuple, dit Grotius, peut se donner A un roi (2). Selon
nuelle contre tous... Loin que le peuple en cet état soit souverain, il n’y a
méme pas de peuple en cet état. ll peut bien y avoir des familles et encore
mal gouvernées et mal assurées, il peut bien y avoir une troupe, un amas
de monde, une multitude confuse, mais il ne peut y avoir de peuplc, parce
qu’un peuple suppose déjA quelque chose qui réunisse quelque conduite
réglée et quelque droit établi... C’est néanmoins du fond de cette anarchie
que sont sorties toutes les formes de gouvernement, la monarchic, l`aristo-
cratie, l’état populaire et les autres,et c‘est ce qu’ont voulu dire ceux qui ont
dit que toutes sortes de magistratures et de puissances légitimes tenaient
originairement de la multitude ou du peuple. Mais il ne faut pas conclure
de lA avec M. Jurieu, que lc peuple, comme un souverain, ait distribué les
pouvoirs A un chacun; car, pour cela, il faudrait déjA qu’il y eut un souve-
rain ou un peuple réglé que nous voyons qui n`était pas. ll ne faut pas
non plus s’imaginer que la souveraineté ou la puissance publique soit une
chose comme subsistante, qu’il faille avoir pour la donner; elle se forme et
résulte de la cession des particuliers lorsque, fatigués de l’état ou tout le
monde est le maitre, et ou personne· ne l’est, ils se sont·persuadés de re-
noncer A ce droit qui mct tout en confusion, et A cette liberté qui fait tout
craindre A tout le monde, en faveur d`un gouvernement dont on convient.
(n) Spinoza, Tractatus politicus. -— Civitas, cuius subditi metu territi
arma non capiunt potius dicenda est quod sine bello est quam quod pacem
habeat. Pax enim non belli privatio sed virtus est qua: ex animi fortitu-
dine oritur; est namque obsequium constans voluntas id exsequendi quod
ex communi civitatis decreto iieri debeat. Illa prmterea civitas cujus pax a
subditorum inertia pendet, qui scilicet veluti pecora ducuntur, ut tantum
servire discant, rectius solitudo quam civitas dici potest.
(2) Gnorxus, Du Droit de la Guerre et de la Paix, liv. I, chap. nr. — Ici
il faut d’abord rejeter l’opinion de ccux qui prétendent que la puissance
souveraine appartient toujours et sans exception au peuple, en sorte qu’il
ait droit de réprimer et de punir les rois toutes les fois qu’iIs abusent de
leur autorité. ll n’y a point de personne sage et éclairée qui ne voie com-
bien une telle pensée a causé de maux et en peut encore causer si une fois
les esprits en sont bien persuadés. Voici les raisons dont je me sers pour la
réfuter...
ll_ est permis A chaque homme en particulier de se rendre esclave de qui
il veut... pourquoi done un peuple libre ne pourrait-il pas se soumettre A ‘
une on plusieurs personnes, en sorte qu’il leur transférat entiérement le
droit de gouverner sans s’en réserver aucune partie? ll ne servirait A rien
de dire qu’on ne presume pas un transport de droit si étendu, car il ne
MA
� LIVRE I. — CHAP. VI. 29
Grotius, un peuple est donc un peuple avant de se donner
- 1 un roi. Ce don méme est un acre civil; il suppose une
délibération publique. Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner Pacte par lequel un peuple est un peuple; car cet acte, étant nécessairement antérieur 21 l’autre, est le vrai fondement de la société. En etfet, s’il n’y avait point de convention antérieure, ou serait, a moins que l’élection ne fur unanime, l’obligation pour le petit nombre de se soumettre au choix du grand? Et d’oi1 cent qui veulent un maitre ont-ils le droit de voter pour dix qui n’en veulent point? La loi de la pluralité des suffrages est elle-meme un établissement de convention, et suppose, au moins une fois, l’unanimiré (1). CHAPITRE VI DU PACTE SOCIAL Je suppose les hommes parvenus a ce point ou les obstacles qui nuisent a leur conservation dans l’état de nature Vemportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet s’agit point ici des présomptions sur lesquelles on doit décider dans un doute, mais de ce qui peut se faire légitimement". · Ce que i’ai dit, du resre, ne rend pas seulement a faire respecter et main- tenir l’autorité souveraine d’un monarque dans les lieux ou elle est établie. Il_faut dire la mémechose et pour les memes raisons des principaux de l’Etat qui ont autant de pouvoir qu’un roi l0rsqu’ils gouvernent a l’exclu- sion et indépendamment du peuple. (t) Honaas, De Cive, chap. v1. — La souveraineté a été établie par la force des pacres que les suiers out fairs entre eux; or, comme routes les conven- tions empruntent leur force de la volonté de ceux qui contracrent, elles dépendent aussi du consentement de ces memes personnes. Mais encore que ce raisonnement fur véritable, ie ne vois pas a quel juste suiet il y aurait a 'craindre pour les souverains. Car, puisqu’on suppose que tous les particu- liers se sont obligés mutuellement les uns aux autres, s’il arrive qu’un seul d’entre eux soit d’avis contraire, tous les autres ensemble ne devront pas passer outre... . . . l _
� 30 DU CONTRAT SOCIAL.
état (1). Alors cet état primitif ne peut plus subsister; et le
genre humain périrait s`il ne changeait sa maniére d’étre (2).
Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nou-
velles forces, mais seulement unir et diriger celles qui
(1) Pnaros, La République, liv. Ii. — Glaucon : Iicoute donc quelle est,
selon l’opinion commune, la nature et l’origine de la justice. C’est, dit-on, un
bien en soi de commettre l’injustice et un mal de la souiirir. Mais il y a
plus de bien A la commettre que de mal A la soutfrir. Cest pourquoi les
hommes ayant essayé des deux et s’étant nui longtemps les uns aux
autres, les plus faibles ne pouvant éviter les attaques des plus forts ni les
attaquer A leur tour, jugerent qu’il était de l’intérét commun d’empécber
qu’on ne fit et qu’on ne recut aucun dommage. De IA prirent naissance les
lois et les conventions. On appela juste et légitime ce qui fut ordonné
par la loi. Telle est l’origine et l’essence de la justice. Elle tient le milieu
entre le plus grand bien, qui consiste A pouvoir étre injuste impunément,
et le plus grand mal, qui est de ne pouvoir se venger de l’injure qu’on a
souiierte. On s’est attaché A la justice, non qu’elle soit un bien en elle-
méme, mais parce que l'impuissance ou l'on est de nuire aux autres la fait
regarder comme telle. Car celui qui pCut étre injuste et qui est vraiment
homme n'a garde de s’assujettir A une pareille convention, cc serait folie de
sa part...
Socrate : Ce qui donne naissance A la société, n'est-ce pas 1’impuis-
sance oi: chaque homme se trouve de se suffire A lui-méme et le besoin
qu'il éprouve de beaucoup de choses... Batissons un Etat par la pensée. Ce
seront nos besoins, évidemment, qui en seront le fondement.
Antsrom, Politique, liv. I, ch. 1. — La nature pousse donc instinctive-
m¢nt tous les hommes A l’association politique. Le premier qui l’institua
rendit un immense service, car si l‘homme parvenu A toute sa perfection
est Ie premier des animaux, il en est aussi bien le dernier quand il vit sans
loi et sans justice. Il n’est rien de plus monstrueux, en effet, que l’injustice
armée...
La justice est une nécessité sociale, comme le droit est la régle de l’asso-
ciation politique, etla décision du juste est ce qui constitue le droit.
Mowrssqutzu, Esprit des Iois, liv. I, chap. 111, nas 1.o1s 1·os1r1v¤s. - Sitot
que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse,
L’égalité qui était entre eux cesse et l’état de guerre commence.
Chaque société particuliére vient A sentir sa force, ce qui produit un état
de guerre de nation A nation. Les particuliers dans cheque société commen-
cent A sentir leur force, ils cherchent A tourner en leur faveur les princi-
paux avantages de cette société, ce qui fait entre eux un état de guerre.
Ces deux sortes d’état de guerre font établir des lois parmi les hommes.
Une société ne saurait subsister sans gouvernement. La reunion de
toutes les forces particuliéres, dit trés bien Gravina, forme ce qu’on appelle
l'état politique. '
(2) Bossutrr, Politique tirée de l’E'crzture sainte, liv. I (Conclusion). —
Pour conclure tout ce livre et le réduire en abrégé : la société humaine
peut etre. considérée en .deux manieres : Ou en tant qu’elle embrasse tout
le genre humain comme une grande famille; ou en tant qu’elle se réduit
Q.
� ) LIVRE l. — CHAP. V1. 31
existent, ils n’ont plus d’autre moyen pour se conserver
que de former par agrégation une somme de forces qui
puisse l’emporter sur la resistance, de les mettre en jeu par
un seul mobile, et de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naitre que du concours
de plusieurs; mais la force et la liberté de chaque homme
étant les premiers instruments de sa conservation, com-
ment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les
soins qu’il se doit? Cette difficulté, ramenée a mon sujet,
peut s’énoncer en ces termes:
it Trouver une forme d’association qui défende et protege
de toute la force commune la personne et les biens de
chaque associé, etpar laquelle chacun, s’unissant a tous,
n’obéisse pourtant qu’a lui-meme, et reste aussi libre qu’au-
paravant. » Tel est le probleme fondamental dont le Con-
tra! social donne la solution (1).
Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par
la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait
vaines et de nul effet; en sorte que, bien qu’el1es n’aient
peut-étre jamais été formellement énoncées, elles sont par-
tout les memes, partout tacitement admises et reconnues,
jusqu’:?t ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre
alors dans ses premiers droits, et reprenne sa liberté natu-
relle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle
il y renonga.
en nations ou en peuples composés de plusieurs families particulieres qui
out chacune leurs droits. La société, considérée dans ce dernier sens, s’ap-
pelle société civile. On la peut définir, selon les choses qui ont été dites,
société d’hommes unis ensemble sous le meme gouvernement et sous les
mémes lois. Par ce gouvernement et ces lois, le repos et la vie de tous les
hommes sont mis, autant qu’il se peut, en sureté. Quiconque donc n’aime
pas la société civile dont il fait partie, c’est·é·dire, l’Etat ou il est né,
est ennemi de lui-méme et de tout le genre humain.
(1) R. Manuscrit de Neucheftel. — Le peuple ne peut contracter qu’avec
lui-méme, car s'il contractait avec ses ofiiciers, comme il les rend déposi-
I8il'8S de IOUIC S8 pl1i888I1C¢, et qlliii Diy 8UI'8iI SUCH!} gRl'8I1t dll CODIPSCI,
ce ne serait pas contmcter avec eux, ee serait réeuement se mettre A leur
discrétion.
�
Ces clauses, bl€I1 entendues, SC I`éd�lS€I’lI toutes $1 DDC
seule : savoir, l’aliénation totale de chaque associé avec tous
SCS dl`OlIS 5. IOUIC la COII`lII`ll1I1£lL1Ié CHI`, pI`€II1léI`€II`l€I1t, cha-
CLIU SC donnant IOIJI Clltlél`, la COi`ldlIl01`1 est ég8.l€ pO�l` {ODS;
et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérét de la rendre onéreuse aux autres.
De plus, l`aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’étre, et nul associé n’a plus rien à réclamer : car, s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n‘y aurait aucun supérieur commun qui put- prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientot l’étre en tous; l’état de nature subsisterait, et l’association devien- drait nécessairement tyrannique ou vaine (i).
Enfin chacun se donnant a tous ne se donne a personne;
(x) Honnss,Léviathan, chap. xvn. De causa, generatione et dejinitione civi- tatis.— Communem autem potentiam constituendi quae homines tum ab invasione exterorum tum ab iniuriis mutuis tueri possit, ita ut proprix industric et telluris fructu contenti vivant et alantur; unica via hacc est ut potentiam et vim suam omnem in hominem vel hominum coztum unum uniusquisque transferat unde voluntates omnium ad unicam reducantur, id est ut unus homo vel ccetus unus personam gerat uniuscujusque hominis singularis; utque unusquisque authorem se esse fateatur actionum omnium quas gerit persona illa ejusque voluntati et iudicio voluntatem suam submittat. Est autem hoc aliquid amplius quam consensio aut concordia. Est cnim in personam unam vere omnium unio; quod lit per factum uniuscujusque cum unoquoque, tanquamgsi unicuique unusquisque dice- ret : Ego huic homini (vel huic cwtui) authoritatem et jus meum regendi meipsum concedo, ea conditione ut tu quoque tuam authoritatem et jus tuum tui regendi in eumdem transferas· Quo facto multitudo illa una per- sona est et vocatur civitas et respublica. Atque htec est generatio magni illius Leviathan, vel (ut diguius loquar) mortalis Dei, cui pacem et protec- tionem sub Deo immortali debemus omnem...
Is autem qui civitatis personam gerit summam habere dicetur potas- tatem, cteteri omnes Subditi et Cives appellantur.
Locxn, Gouvernement civil, ch. vn. — Partout Ol`.! il y a des gens qui n’ont point de réglements stables et quelque commun iuge auxquels ils puissent appeler sur la terre, pour la décision des disputes de droit qui sont capables de s’élever entre eux, on y est toujours dans l’état de nature et ex- posé a tous les inconvénients qui Paccompagnent, avec cette seule et malheureuse ditiérence qu’on y est sujet ou plutot esclave d’un prince absolu, au lieu que dans l’état ordinaire de nature, chacun a la liberté de iuger de son propre droit, de le maintenir et de le défendre autant qu’il peut.
� et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière
le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent
de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce
qu’on a.
Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de SOD CSSCDCE, OH II'OUV€l`£l ql.l’ll SC fédult HUX termes Sili- VEUIIS Z tt Chdlflltl de TZONS met 872 COHUTZUIZ Sd PBTSOIZIZE EZ toute sa puissance sous Ia supréme direction de la volonté genérale; et nous 1‘eC£v0t1S 611 C01‘pS chaque membre comme partie indivisible du tout (1). » ·
A l‘instant, au lieu de la personne particuliére de chaque COIlII`£lCI31’1lI, cet acte d’3.SSOCl8lZlO1’1 pl`Od�llZ LID COI'pS moral et collectif compose d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel regoit de ce méme acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté (2). Cette personne publique,
(x) R. Projet de constitution pow- la Corse. — Corses, faites silence : ie vais parler au nom de tous. Que ceux qui ne consentent point s’éloignent. et que ceux qui consentent lévent la main!... ll faudra faire procéder in cet acte par une proclamation générale por- tant injonction a chacun dc se rendre au lieu de son domicile dans un temps qu’on prescrira, sous peine de perdre son droit de naissance ou de naturalité.
t¤ Toute la nation corse se réunira par un serment solennel en un seul corps politique, dont tant les corps qui doivent la composer que les indi- vidus seront désormais les membres;
2¤ Cet acte d’union sera célébré le meme jour dans toute l’lle, et tous les Corses y assisteront autant qu’il se pourra, chacun dans sa ville, bourgade ou paroisse, ainsi qu’il sera plus particuliérement ordonné;
3** Formule du serment prononcé sous le ciel et la main sur la Bible: it Au nom du Dieu tout-puissant et sur les Saints Evangiles par un serment sacré et irrevocable, je m’unis de corps, de bien et de volonté et de toute ma puissance, at la nation corse, pour lui appartenir en toute pro- priété, moi et tout ce qui dépend de moi. Je jure de vivre et de mourir pour elle, d’observer toutes ses lois et d’obéir a ses chefs et magistrats légitimes en tout ce qui sera conforme aux lois. Ainsi Dieu me soit en aide en cette vie et fasse miséricorde A mon Ame! Vivent a jamaisla liberté, Ia justice et la République des Corses! Amen I »Et tous. tenant la main droite élevée, répondront: e Amen ! » (2) Houses, Léviathan, De libertate civium, chap. xx:. — Quemadmodum homines Pacis et Conservationis sum causa Hominem fecerunt artificialem quem vocant civitatem), ita etiam vincula excogitarunt artiiicialia (qua vocantur leges civiles)... Bossuer, Politique tirée de l’Ecriture sainte, liv. I, art. 4. I V• Proposi- 3
� 32 DU CONTRAT SOCIAL.
qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, prenait
autrefois le nom de cité (a), et prend maintenant celui de
républigue ou de corps politique, lequel est appelé par ses
membres Etat quand il est passif, souverain quand il est
actif, puisscmce en le comparant a ses semblables. A l’égard
des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple,
et S’&pp€ll€I1t €I1 p&t‘tlCull€1‘ citojens, COIIIIIIC p&I`tlClp&1‘1S é
l’autorité SOLlV€l'all‘1€, Ct sujets, COmm€ soumis aux lOlS d6
l’Etat (1). Mais ces termes se confondent souvent et se pren-
tion. - it La loi est sacrée et inviolable. » — Pour entendre parfaitement la
nature de la loi, il faut remarquer que tous ceux qui en ont bien parlé l’ont
regardée dans son origine comme un pacte et un traité solennel par lequel
les hommes conviennent ensemble, pour l’autorité des princes, de ce qui
est nécessaire pour former leur société.
On ne veut pas dire par la que l’autorité des lois dépende du consente-
ment et acquiescement des peuples, mais seulement que le prince qui, d’ail-
leurs, par son caractere, n’a d’autre intéret que celui du public, est assisté
des plus sages tetes de la nation et appuyé sur l’expérience des siecles passés,
(a) Le vrai sens de ce mot s’est presque entierement effacé chez les
modernes: la plupart prennent une ville pour une cité, et un bourgeois
pour un citoyen. lls ne savent pas que les maisons font la ville, mais que
les citoycns font la cité. Cette meme erreur couta cher autrefois aux Car-
thaginois. Je n’ai pas lu que le titre de cives ait iamais été donné aux suiets
d’aucun prince, pas méme anciennement aux Macédoniens, ni, de nos jours,
aux Anglais, quoique plus pres de la liberté que tous les autres. Les seuls
Francais prennent tous familierement ce nom de citoyens, parce qu’ils n‘en
ont aucune véritable idée, comme on peut le voir dans leurs dictionnaires;
sans quoi ils tomberaient, en l’usurpant, dans le crime de lése-majesté :
· ce nom, chez eux, exprime une vertu, et non pas un droit. Quand Bodin
a voulu parler de nos citoyens et bourgeois, il a fait une lourde bévue, en
prenant les uns pour les autres. M. d’Alembert ne s‘y est pas trompé, et a
bien distingué, dans son article Genéve, les quatre ordres d’hommes
(meme cinq, en y comptant les simples étrangers) qui sont dans notre
ville, et dont deux seulement composent la république. Nul autre auteur
francais, que je sache, n’a compris le vrai sens du mot citoyen. (Note du
Contrat social, édition de I762.)
(1) Smnosa, T ractatus politicus, chap. m. — Imperii cuiuscumque status
dicitur civilis; imperii autem integrum corpus civitas appellatur, et com-
munia imperii negotia qua: ab eius qui imperium tenet, directione pen-
dent, respublica. Deinde homines quatenus ex jure civili omnibus civitatis
commodis gaudent, cives appellamus et subditos quatenus civitatis insti-
tutis seu legibus parere tenentur.
Locus, Gouvernement civil, chap. xx. Dss mvmzsxs rotunts mas socxé-
rés. — Par une communauté ou un Etat, il ne faut donc point entendre
ni une démocratie ni aucune autre forme précise de gouvernement, mais
5.-
� nent l’un pour l’autre; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.
CHAPITRE VII
DU SOUVERAIN
On voit par cette formule que l’acte d’association ren- ferme un engagement réciproque du public avec les particuliers, et que chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-meme, se trouve engagé sous un double rapport: savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de i’Etat envers le souverain. Mais on ne peut appliquer ici la maxime du droit civil, que nul n’est tenu aux engagements pris avec lui-même ; car il y a bien de la difference entre s’obliger envers soi ou envers un tout dont on fait partie.
Il faut remarquer encore que la délibération publique, qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, it cause des deux différents rapports sous lesquels chacun d’eux est envisagé, ne peut, par la raison contraire, obliger le souverain envers lui-meme, et que par conséquentil est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre (1). Ne pouvant se considérer que
bien en général une société indépendante que les Latins ont trés bien désignée par Ie mot Civitas, et qu’aucun autre mot de notre langue ne saurait mieux exprimer que celui d’Etat.
(1) Gnorws, Du•Dr0it de Ia Guerra et dc Ia Paix, liv. I, chap. 111. — La puissance souveraine c’est celle dont les actes sont indépendants de tout autre pouvoir supérieur, en sorte qu‘i1s ne peuvent etre annulés pat- aueune autre volonté humaine; je dis par aucune autre volonté humaine, car il faut excepter ici lc souverain lui-meme, 21 qui il est libre de changer de volonté aussi bien que celui qui a succédé a tous ses droits et qui, par consequent, 8 la meme PUISSQDCC et PRS DDC HUIYC. Houses, De Cive, chap. ii. — La quatriéme maxime contraire it la politique est dc ceux qui estiment que, meme ceux qui ont ta puissanee souve- raine,_so11t suiets aux lois civilcs. L’Etat no peut pas s’oblige1· a soi-méme ni a aucun particulicrn. 36 DU CONTRAT SOCIAL. sous un seul et méme rapport, il est alors 'dans le cas d’un particulier contractant avec soi-meme; par ou l’on voit qu'il n"y a ni ne peut y avoir nulle espece de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peup1e(1), pas méme le contrat social Ce qui ne signilie pas que ce corps ne puisse fort bien s’engager envers autrui en ce qui ne déroge point a ce contrat; car, a l’égard de l’étranger, il devient un étre simple, un individu. · _ Mais le corps politique ou le souverain, ne tirant son étre que de la sainteté du contrat, ne peut jamais s’obliger, méme envers autrui, a rien qui déroge a cet acte primitif, comme d’aliéner quelque portion de lui·méme, ou de se SOLIIIIEIIFC él UI`] 3.lII`€ SOl.1V€I`&lI'1 VlOl€I` l’£1CI€ P8? l€qLI€l (i) Gaorws, Du Drozl de Ia Guerre et dcla Paix, liv. Il, chap. xv.- Pour étretenu de se conformer a une loi, il faut, de la part du législateur, et le pouvoir et la volonté, du moins tacite,d’y obliger. Personne ne peut s’impo- ser a soi-meme une obligation qui ait force de loi, c`est-a-dire it laquelle il soit soumis comme venant d’un supérieur. Et de la vient que lcs législateurs ont le droit de changer leurs lois. (2) Spinoza, Tractatus politicus, chap. xv. — Nulla ratione dicere possu- mus, civitatem legibus adstrictam esse aut posse peccare... At iura civilia pendent asolo civitatis decreto; atque haec nemini, nisi sibi, ut scilicet libera m&¤C&t, morem gerere tenetur, nec aliud bonum aut malum habere nisi quod ipso sibi bonum aut malum esse decernit. Ac proinde non tantum jus habet sese vindicandi leges condendi et interpre- tandi, sed etiam easdem abrogandi et reo cuicumque ex plenitudine po- tentim condonandi. Lomas, Gouvernement civil, chap. xu, ne 1..t suaonnnwrxon nas pouvoms ns t.’E1·.u·. — Dans un Etat formé, qui subsiste et se soutient en demeu- rant appuyé sur ses fondements, et qui agit conformément a sa nature, c’est·a-dire par rapport a la conservation de la société, il n’y a qu’un pou- voir supréme qui est le pouvoir législatij auquel tous les autres doivent étre subordonnés; mais cela n'empéche pas que le pouvoir législatif ayant été conlié, atin que ceux qui l’administrent agissent pour certaines fins, le peuple ne se réserve toujours le pouvoir souverain d’établir le gouvernement et de le changer, lorsqu’il voit que ses conducteurs, en qui il avait mis tant de con6ance.agissent d’une maniére contraire it la fin pour laquelle ils avaient été revétus d’autorité... Ainsi le peuple garde touiours le pouvoir souverain de se délivrer des entreprises de toutes sortes de personnes, méme de ses législatcurs, s’ils ve- naient at etre assez fous ou assez méchants pour former des desseins contre les libertés et les propriétés des sujets. (3) Gaorws, Du Droit dc la Guerre et de la Paix, liv. III, chap. vt. — La souveraineté peut étre aliénée, comme toutes les autres choses, par celui
� il existe serait s’anéantir; et ce qui n’est rien ne produit rien.
Sitot que cette multitude est ainsi réunie en un corps, on ne peutoffenser un des membres sans attaquer le corps, encore moins offenser le corps sans que les membres s’en ressentent ( r).Ainsi le devoir et l’intérét obligent également les deux parties contractantes a s‘entr’aider mutuellement; et les mémes hommes doivent chercher a réunir sous ce double rapport tous les avantages qui en dependent.
Or, le souverain, n’étant formé que des particuliers qui le composent, n’a ni ne peut avoir d’intérét contraire au leur; par conséquent la puissance souveraine n’a nul besoin de garant -envers les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire a tous ses membres; et nous verrons ci-aprés qu’il ne peut nuire a aucun en particulier. Le souverain, par cela seul qu’il est, est toujours tout ce qu’il doit étre.
Mais il n’en est pas ainsi des sujets envers le souverain, auquel, malgré l’intérét commun, rien ne répondrait de leurs engagements s’il ne trouvait des moyens de s’assurer de leur fidélité.
En effet chaque individu peut, comme homme, avoir une volonté particuliere contraire ou dissemblable a la I volonté générale qu’il a comme citoyen. Son intérét particulier peut lui parler tout autrement que Pintérét commun; son existence absolue, et naturellement indépendante, peut
à qui elle appartient véritablemcnt, c’est-h-dire par le roi s’il posséde le l’0y8�ITl8 COIDHIC III) p8U`lH`lOlI18... S’il s’agit seulement d’une partie des Etats, il faut encore une autre chose: c’est que le peuple meme du ’pays qu’on vcut aliéner y consente.
(1) Bossuet, Politique tirée de l’Ecriture Sainte, liv. I, art. 3. — V• Pro- positi0n.—¤ Par le gouvernement,chaque particulier devient plus fort. » - La l‘8lSOIl est que CIIHCUD est SCCOUFU, IOUICS ICS f0I‘CCS (IC lu nation COIlCO.I· TCH! CII UBB". TOUIC la {OTCC est transportée 80 magistrat souvcrain, CIIRCUII Vaffermit au préiudice de la sienne et renonce in sa propre vie en cas qu’il désobéisse. On y gagne, car on retrouvc cn la personne de ce supreme magistrat plus (IC f0l’C¢ q�’0I1 Il,C!1 8. qllllté pO�I’l,8l1IOl’ISCl‘ p�ISQ.I,OI’I y I’¢II‘0l1V¢ toute la force de la nation réunie ensemble pour nous secourir. » 38 DU CONTRAT SOCIAL. lui faire envisager ce qu’il doit a la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible ' 811X HIJIYCS q�C le PHYCIIICIII Il’Cl`1 est OI`1éI`Cl1X p0�l` lui; et regardant la personne morale qui constitue l’Etat comme - U1'} étre de I`3lSOl'l, p8I`CC (IUC CC I1`CSI PHS UI`! l'1OIDl'I1C, jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet, injustice dont le progres causerait la ruine du corps politique. Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain for- mulaire (1),il renferme tacitement cet engagement,qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir it la volonté générale y sera contraint par tout le corps (2) : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera (1) Gnorws, Du Droit de la Guerre et de Ia Paix, liv. III, chap. v. — Toutes les sociétés ont ceci de commun qu’en matiére des choses pour lesquelles chaque société a été établie, tous les membres de la société doivent se soumettre au corps ou la plus grande partie du corps qui le re- ‘ présente. Car on doit certainement présumer que ceux qui ont formé la société ont voulu qu’il y ait quelque moyen de décider les atfaires... _ L’union de plusieurs chefs de famille en un corps de peuple ou d’Etat donne au corps sur les membres le plus grand droit qu’il puisse avoir. Car c’est la plus parfaite de toutes les sociétés et il n’est aucune action extérieure de l’homme qui ne se rapporte par elle-méme a cette société ou ne puisse s’y rapporter a cause des circonstances. C’est pourquoi Aristote a dit que les lois ordonnent de toutes sortes de choses. (2) Houses, De Cive, chap. xw. — Pour ce qu’en vertu du contrat pour lequel tous les citoyens se sont obligés l’un a l’autre d’obéir a l’Etat, c’est- a·dire a la souveraine puissance... et de lui rendre une obéissance absolue et générale". nait une obligation particuliere de garder toutes et chacune des lois civiles que ce pacte comprend toutes ensemble, il est manifeste que le sujet qui renonce a cette générale convention de l’obéissance renonce en méme temps a toutes les lois de la société civile, ce qui est un crime d’autant plus énorme que quelque autre offense particuliére, que l’habi- tude de faillir perpétuellement est bien moins pardonnable qu’une simple omission de quelque faute. Et c’est la proprement le péché qu’on nomme crime de lése-majesté". Spinoza, Tractatus politicus, chap. ru. — Videmus itaque unumquem· que civem non sui, sed civitatis juris esse, cuius omnia mandata tenetur exsequi, nec ullum habere jus, decernendi quid eequum, quid iniquum, quid pium quidve impium sit; sed contra quia imperii corpus una veluti meme duci debet et consequenter civitatis voluntas pro omnium voluntate habenda est, id quod civitas justum ct bonum esse decrevit, tanquam unoquoque decretum censendum est atque adeo quamvis subditus civitatis esse decreta iniqua esse censeat, tenetur nihilominus eadem exsequi.
� ( LIVRE I. — CHAP. VIII. 5g
d’étre libre; car telle est la condition qui, donnant chaque
citoyen a la patrie, le garantit de toute dépendance person-
nelle; condition qui fait l`artifice et le jeu de la machine
politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils,
lesquels, sans cela, seraient absurdes, tyranniques, et sujets
aux plus énormes abus (1).
CHAPITRE VIII
DE L’IiTAT CIVIL
Ce passage de l’état de nature a l’état civil produit dans
l’homme un changement tres remarquable, en substituant
dans sa conduite la justice a l’instinct, et donnant at ses
actions la moralité qui leur manquait auparavant (2). C’est
alors seulement que la voix du devoir succédant a l’impul-
sion physique, et le droit a l’appétit, l’homme, qui jusque·la
n’avait regardé que lui-méme (3), se voit forcé d’agir sur
(1) Bossuar, Politique tirée de l’LiIcriturc Sainte, liv. I, art. 3. — De
tout cela il résulte qu’il n’y a point de pire état que l’anarchie, c’est-A-dire
l’état ou il n’y a point de gouvernement ni d’autorité. Oi1 tout Ie monde
peut faire cc qu’iI veut, nul ne fait ce qu’il veut;oi1 il n’y a point de maitre,
tout le monde est maitrc;oi1 tout le monde est maltre, tout le monde cst
esclave.
. (2) Buanauaqut, Principcs du Droit politique, liv. I. — La liberté civile
Pemporte de beaucoup sur la liberté naturelle, ct par conséquent I’état
civil qui l’a produit est de tous les états de l’homme le plus parfait et, a
parler exactement, le véritable état naturel de l’homme...
L’étab1issement d’un gouvernement et d’une puissance souveraine, ra-
mcnant les hommes a l’obscrvation des lois naturelles et par conséqucnt
dans la route du bonheur, les fait rentrer dans leur état naturel, duquel ils
étaient sortis par le mauvais usage qu’ils faisaient de leur liberté. l
(3) Amsrors, Politique, liv. I, chap. 1. -— On ne peut douter que l‘Etat
ne soit naturellement au-dessus de la famille et de chaque individu, car le
tout l’emporte nécessairement sur la partie, puisque le tout une fois dé-
truit il n’y a plus de partie. l
Ce qui prouve bien la nécessité de I’Etat et sa supériorité sur l’individu,
c’est que s’il ne l’a_dmet pas, 1’individu peut alors se suffirc in lui-meme dans
I’isolement du tout, ainsi que du restc des parties; or celui qui ne peut
vivre en société ct dont Pindependance n’a pas de besoins, celui-la ne sau-
rait jamais étre inembre de l‘Etat. C’est une brute ou un dieu.
� 4o· DU CONTRAT SOCIAL.
d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter
ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état dc plusieurs
avantages qu’il tient de la nature, il en_regagne de si grands,
ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent,
ses sentiments s’ennoblissent, son ame tout entiére s’éléve
a tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le
dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il
devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha
pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, iit.un étre
intelligent et un homme (1).
Réduisons toute cette balance it des termes faciles a com-
parer. Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa
liberté naturelle et un droit illimité a tout ce qui le tente et
qu’il peut atteindre(2);ce qu’il gagne,c’estla liberté civile et
la propriété de tout ce qu’il posséde . Pour ne pas se tromper
dans ces compensations, il faut‘ bien distinguer la liberté
naturelle,qui n’a pour bornes que les forces dc l’individu (3),
(t) Honuss, De Cive chap. x. — Hors de la société civile les passions
régnent, la guerrc est éternelle, la pauvreté est insurmontable, la craintc ne
nous abandonne iamais, les horreurs de la solitude nous persécutent; la
misére nous accable,1a barbarie, l’ignorance et la brutalité nous otent toutes
les douccurs dc la vie; mais dans l’ordre du gouvernement Ia raison exerce
son empire, la paix revient au monde, la siireté publique est rétablie, les
richesses abondent, on goiiteles charmes de la conversation, on voit rcssus-
citer les arts et les sciences, la conscience est rendue a toutes nos actions,
et nous ne sommes plus ignorans des lois et de 1’amitié...
(2) Houses, De Cive, chap. 1. — La nature a donné it chacun de nous
égal droit sur toutes choses.Je veux dire que dans uu état purement naturel
et avant que les hommes se fussent mutuellement attachés les uns aux
autres par certaines conventions, ii était pcrmis ii chacun de faire ce que
bon lui semblait contre qui que ce fur, et chacun pouvait posséder, se servir
et iouir de tout ce qui lui plaisait.
Srmoza, Tractatus politicus, chap. n. — Quatenus homines ira, invi·
dia, aut aliquo odii aifectu confiictantur, eatenus diverse trahuntur et
invicem contrarii sunt et propterea eo plus timendi quo plus possunt, ma-
gisque callidi et astuti sunt quam reliqua animalia, et quia homines ut
plurimum his aifectibus natura sunt obnoxii, sunt ergo homines ex natura
hostes. Nam is mihi maximus hostis qui mihi maxime timendus et a quo
mihi maxime cavendum est. _
(3) R. 8• Lettre de la Montague. — On a beau vouloir confondre 1’indé—
pendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que meme elles
s'exc1ucnt mutuellement. Quand chacun fait ce qu’il lui plait, on fait sou-
� LIVRE I. - CHAP. IX. 4t
de la liberte civile, qui est limitée par la volonté gene-
rale (1); et la possession, qui n’est que l’efl`et de la force ou
le droit du premier occupant, de la propriété, qui ne peut
étre fondée que sur un titre positif.
On pourrait, sur ce qui precede, ajouter A l’acquis de
l’etat civil la liberte morale, qui seule rend l’homme vrai-
ment maitre de lui; car l’impulsion du seul appetit est
esclavage, et l’obeissance A la loi qu’on s’est prescrite est
1iberté(2). Mais je n’en ai dejA que trop dit sur cet article,
et le sens philosophique du mot liberté n’est pas ici de
mon sujet (3).
· CH APITRE IX
DU DOMAINE REEL
Chaque membre de la communauté se donne A elle au
moment qu’elle se forme tel qu’il se trouve actuellement,
vent ce qui deplalt A d'autres, et cela ne s’appelle pas un Etat libre. La li-
berté consiste moins A faire sa volonté qu’A n`etre pas soumis A celle d’au-
trui; elle consiste encore A ne pas soumettre la volonté d’autrui A la notre.
Quieonque est maitre ne peut etre libre; et régner, e’est obéir.
(1) l·loaaa:s,De Cive,chap.x 1.—ll faut donc savoir que ces termes de bien
et de mal sont des noms imposes aux choses afin de témoigner le désir ou
l’aversion de ceux qui leur donnent ce titre, car les appétits des hommes
sont tres divers... Les hommes, done, demeurent en l’etat de guerre, tandis
qu’ils mesurent diversement le bien et le mal suivant la diversité des ap-
petits qui dominent en eux...
(2) R. 8• Lettre de la Montague. — Il y a peu d’hommes d’unc<1:ur assez `
sain pour savoir aimer la liberté. Tous veulent commander; ace prix, nul ne
craint d’obéir. Un petit parvenu se donne cent rnaitres pour acquérir dix
valets. ll n’ya qu’A voir la fierté des nobles dans les monarchies; avec quelle
emphase ils prononcent ces rnots de service et de servir; combien ils s’esti·
ment grands et respectables quand ils peuvent avoir l’honneur de dire : le
roi mon maitre; combien ils méprisent des républicains qui ne sont que
libres, et qui certainement sont plus nobles qu’eux.
Locus, Gouvernement civil, chap. tu. — La liberté, dans la société civile,
consiste A n’étre soumis A aucun pouvoir legislatif qu’A celui qui a été
établi parlle consentcment de la communauté.
(3) R. Emile, liv. II. — L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il
peut et fait ce qu’il lui plait. VoilA ma maxime fondamentale.
� 42 DU CONTRAT SOCIAL.
lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possede font
p3I`lZI€. Ce I'l,CSI§ PHS ql.1€, PRI CCI acte, la possession change
de nature en changeant de mains, et devienne propriété
dans celles du souverain (1); mais comme les forces de la
cité sont incomparablement plus grandes que celles d’un
particulier(2), la possession publique est aussi, dans le fait,
plus forte et plus irrévocable sans étre plus légitime, au
moins pour les étrangers. Car l’Etat, it l’égard de ses mem-
. bres est maitre de tous leurs biens ar le contrat social
s P s
qui, dans l’Etat, sert de base a tous les droits; mais il ne l’est,
5. l’égard des autres puissances, que par le droit de premier
occupant qu’il tient des particuliers.
Le droit de remier occu ant uoi ue lus réel ue
P 7 q q P
celui du plus fort, ne devient un vra1dro1t qu’apres l’éta-
blissement de celui de propriété. Tout homme a naturelle-
ment droit a tout ce qui lui est nécessaire (3); mais l’acte
positif qui le rend propriétaire de quelque bien l`exclut de
tout le reste. Sa patt étant faite, il doit s’y borner, et n’a
(x) A¤ts·ro·rt·:, Politiquc, liv. IV, chap. vu. — La cité a besoin assure-
ment de la propriété; mais la propriété n’est pas le moins du monde partie
essentielle de la cité, bien que la propriété renferme comme éléments des
étres vivants. La cité n’est qu’une association d’étres égaux recherchant en
commun une existence heureuse et facile.
(2) Bossusr, Politique tirée de l’Ecritm·e sainte, liv. I, art. 5. I*¤ Pro-
position. — Ainsi un particulier est en repos contre l’oppression et la
violence parce qu’il a, en la personne du prince, un défenseur invincible et
plus fort sans comparaison que tous ceux du peuple qui entreprendraient de
l’opprimer.
(3) Bossusr, Panégyrique de saint Francois d’Assise. — Je dis done,
6 riches du siécle, que vous avez tort de traiter les pauvres avec un mépris
si iniurieux. Atin que vous le sachiez, si nous voulions monter a l’origine
des choses, nous trouverions peut-étre qu’ils n’auraient pas moins de droit
que vous aux biens que vous possédez. La nature, ou plutét, pour parler
plus directemeut, Dieu, le pére commun des hommes, a donné des le
commencement un droit égal A tous ses enfants sur toutes les choses dont
ils ont besoin pour la conservation de leur vie. Aucun de nous ne peut se
vanter d'étre plus avantagé que les autres par la nature, mais, l’insatiab|e
désir d’amasser n’a pas permis que cette belle fraternité put durer long-
temps dans le monde. Il a fallu venir au partagc et it Ia propriété qui a
produit toutes les querelles et tous les procés; de la est né ce mot de mien
et de tien, cette parole si froide, dit l’admirable saint Jean Chrysostome;
� LIVRE I. - CHAP. IX. 43
plus aucun droit a la communauté. Voila pourquoi le droit
de premier occupant, si faible dans l’état de nature, est
respectable a tout homme civil. On respecte moins dans ce
l droit ce qui est a autrui que ce qui n’est pas a soi (1).
En général, pour autoriser sur un terrain quelconque le
droit de premier occupant, il faut les conditions suivantes.
Premiérement, que ce terrain ne soit encore habité par per-
sonne; secondement, qu’on n’en Occupe que la quantité
dont on a besoin pour subsister; en troisieme lieu, qu’on en
prenne possession non par une vaine cérémonie, mais par
le travail et la culture, seul signe de propriété qui, a défaut
de titres juridiques, doive étre respecté d’autrui.
En elfet, accorder au besoin et au travail le droit de pre-
mier occupant, n’est-ce pas l’étendre aussi loin qu’il peut
aller (z)? Peut-on ne pas donner des bornes a ce droit (3)?
Suflira·t·il de mettre le pied sur un terrain commun pour s’en
prétendre aussitotlemaitre?Suff`1ra-t-ild’avoir la force d‘en
écarter un moment les autres hommes pour leur oter le droit
d’y jamais revenir? Comment un homme ou un peuple
peut-il s°emparer d’un territoire immense et en priver tout
le genre humain autrement que par une usurpation punis-
de la cette grande diversité de conditions, les uns vivant dans Paffluence de
toutes choses, les autres languissant dans une extréme indigence...
Locxs, Gouvemement civil, liv. l, chap. 1v. De 1..4 Pnornréré ues cuosxs.
— Il est évident que Dieu, dont David dit qu’il a donné la terre aux lils des
hommes, a donné en commun la tert-e au genre humain.
(1) Spinoza, T ractatus politicus, chap. 11. — Ut itaque peccatum et obse-
quium stricte sumptum, sic etiam iustitia, ct injustitia non nisi in imperio
possunt concipi. Nam nihil in natura datur, quod iure posset dici hujus
ease et non alterius; sed omnia omnium sunt, qui scilicet potestatem habent
sibi eadem vindicandi. At in imperio ubi communi iure decernitur quid hujus
quidque illius sit, illejustus vocatur cui constans est voluntas tribuendi uni-
cuique suum, injustus autem qui contra eonatur id quod alterius est suum
facere.
(2) Loexe, Du Gouvernement civil, chap. 1v. — La mesure de la propriété
a été tres bien réglée par la nature, selon l’étendue du travail des hommes
et sclon la commodité de la vie.
(3) Locate, Du Gouvemcmem civil, chap. 1v. — Si l’on passe les bornes de
la modération et que l'on prenne plus de choses qu’on n’en a besoin on
prend sans doute ce qui appartient aux autres.
E
� 44 DU CONTRAT SOCIAL.
sable, puisqu’elle 6te au reste des hommes le séjour et les
aliments que la nature leur donne en commun? Quand
Nunez Balbao prenait, sur le rivage, possession de la mer
du Sud et de toute l’Amérique méridionale au nom de la
couronne de Castille, était—ce assez pour en déposséder tous
les habitants et en exclure tous les princes du monde? Sur
ce pied-la, ces cérémonies se multipliaient assez vainement;
et le roi catholique n’avait tout d’un coup qu’a prendre de
son cabinet possession de tout l’univers, sauf a retrancher
ensuite de son empire ce qui était auparavant possédé par
les autres princes. _
On concoit comment les terres des particuliers réunies
et contigues deviennent le territoire public, et comment le
droit de souveraineté, s’étendant des sujets au terrain qu’ils
occupent, devient a la fois réel et personnel; ce qui met
les possesseurs dans une plus grande dépendance, et fait
de leurs forces memes les garants de leur {idélité ; avantage
qui ne parait pas avoir été bien senti des anciens monarques,
qui, ne s’appelant que rois des Perses, des Scythes, des
Macédoniens, semblaient se regarder comme les chefs des
hommes plutot que comme les maitres du pays. Ceux
— d’aujourd’hui s’appellent plus habilement rois de France,
d’Espagne, d’Angleterre, etc. : en tenant ainsi le terrain,
ils sont bien surs d’en tenir les habitants.
Ce qu’il y a de singulier dans cette aliénation, c’est que,
loin qu’en acceptant les biens des particuliers la commu-
nauté les en dépouille, el-le ne fait que leur en assurer la
légitime possession, changer l’usurpation en un véritable
droit, et la jouissance en propriété (1). Alors les possesseurs
étant considérés comme dépositaires du bien public, leurs
droits étant respectés de tous les membres de l’Etat et
(1) Bossuzr, Politique tirée de l’E:`criture sainte, liv, I, art. m. I V• Pro-
positron.- Otez le gouvernement, la terre et tous ses biens sont aussi com-
muns entre les hommes quel’air et la lumiérc. Dieu a dit atous les hommes :
•· Croissez et multipliez et remplissez la terrc. » ll leur donne a tous indis-
� LIVRE I. - CHAP. IX. 45
IIIQIDICDLIS de toutes SCS f0I`CCS contre liéII'&l'1gCI`, par UIIC
cession avantageuse au public et plus encore Q eux-memes,
ils ont pour ainsi dire acquis tout ce qu’ils ont donné :
paradoxe qui s’explique aisément par la distinction des
droits que le souverain et le propriétaire ont sur le meme
fonds, comme on verra ci-apres. ·
Il peut arriver aussi que les hommes commencent Q
s’unir avant que de rien posséder, et que s’emparant
ensuite d’un terrain sufiisant pour tous, ils en jouissent en
commun, ou qu’ils le partagent entre eux, soit également,
soit selon des proportions établies par le souverain. De
quelque maniére que se fasse cette acquisition, le droit que
chaque particulier a sur son propre fonds est toujours
subordonné au. droit que la communauté a sur tous (1);
sans quoi il n’y aurait ni solidité dans le lien social, ni
force réelle dans l’exercice de la souveraineté.
Je terminerai ce chapitre et ce livre par une remarque
qui doit servir de base a tOut le systéme social (2); c’est
qu’au lieu de détruire l’égalité naturelle, le pacte fond_a-
mental substitue au contraire une égalité morale et légi·
time a ce que la nature avait pu mettre d’inégalité physique
tinctement • route herbe qui porte son germe sur Ia terre et tous les bois
qui y naissent ». Selon ce droit primitif de la nature, nul n`a de droit par-
ticulier sur quoi que ce soit ct tout est en proie Q tous.
Dans un gouvernement réglé, nul particulier n'a droit de rien occuper
De lit est né le droit de propriété... _
(1) Bossuer, Politique tirée de I’Ec1·iture sdinte, liv. IV. art. 5. Unique
Proposition. —. Le partage des bicns entre les hommes ct la division des
hommes memes en peuples ct cn nations ne doit point altérer Ia société
générale du genre humain.
C’est ainsi que la loi remet en quelque sorte en communauté les biens
qui ont été partagés pour la commodité publique et particuliére. .
(2) Houses, De Cive, chap. r. — Ceux-la sont égaux qui peuvent choses
égales, or ceux qui peuvent ce qu’il y a de plus grand et de pire, a savoir
6ter Ia vie, peuvent choses égales. Tous les hommes sont donc naturelle—
ment égaux. Uinégalité qui régne maintenant a été introduite par la Ioi
civile... ·
Moxrzsqumu, Esprit des lois, liv. VIII, chap. ut. — Dans l’Etat de nature
lcs hommes naissent bien dans l’égalité, mais ils 11e sauraient y rester. La
société la leur fait perdre et ils ne rcdeviennent égaux que par les lois.
� entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit[28].
La première et la plus importante conséquence des principes ci-devant établis est que la volonté générale peut seule diriger les forces de l’État selon la fin de son institution, qui est le bien commun ; car si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social ; et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister. Or c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée[29].
Je dis donc que la souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais s’aliéner, et que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même[30] : le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.
En effet, s’il n’est pas impossible qu’une volonté 48 DU CONTRAT SOCIAL. cullere s’acc0rde sur quelque point avec la volonté générale, il est impossible au moins que cet accord soit durable et constant;car la volonté particuliere tend, par sa nature, aux préférences, et la volonté générale a l’égalité. Il est plus impossible encore qu’on ait un garant de cet accord, quand meme il devrait toujours exister; ce ne serait pas un elfet de l’art, mais du hasard. Le souverain peut bien dire : tt Je veux actuellement ce que veut un tel homme, ou du moins ce qu’il dit vouloir; » mais il ne peut pas dire : << Ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore; » puisqu’il est absurde que la volonté se donne des chaines pour l’avenir, et puisqu’il ne dépend d’aucune volonté de consentir it rien de contraire au bien de l’etre qui veut. Si donc le peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple; e l’instant qu’il y a un maitre, il n’y a plus de souverain, et aes lors le corps politique est détruit Ce n’est pointédire que les ordres des chefs ne puissent passer pour des volontés générales, taut que le souverain, libre de s’y opposer, ne le fait pas. En pareil cas, du silence universel on doit présumer le consentement du peuple. Ceci s’expliquera plus au long volontés aux siennes et qu’ils ne forceront point les particuliers d`obéir cn son nom it des ordres qu’il n’a ni donné, ni voulu donner, — crime de lese-majesté dont PCI] dc gOUVCI‘I`lCI`I'lCI`lIS SOIII CXCIDPIS. (1) Gnortus, Du Droit de la Guerre et de la Paix, liv. II, ch. 1v. - Par les prineipes que nous avons établis, il parait en quel sens on peut 1-ecevoir ce que disent quelques-uns, qu’il est toujours permis aux suiets, quand ils en trouvent le moyen, de se remettre cn possession de leur liberté, c’est·i1-dire de la liberté qui convient it un peuple. Car, dit-on, ou l’autorité souve- 1-aine a été acquise par la force, et en ce cas-la elle peut se perdre par la méme voie, ou elle a été déférée volontairement, et en ce cas-le on peut se repentir et changer de volonté. Mais quoiqu’une souveraineté ait été origi- nairemeut acquise par la force, elle peut devenir légitime par une volonté tacite qui en assure la iouissance au possesseur. Et la volonté du peuple peut étre telle ou dans le temps qu’il établit la souveraineté, ou depuis qu’elle confere un droit qui ne dépend plus désormais de sa v0lonté.. (2) Franchise de l’évéque Adémar Fabri, art. 78 de la Charte de 1387 (traduction francaise de Michel Montyon, citoyen de Geneve, faite en 1455); publiéc par Ed. Mallet, Geneve, imprimerie Ramboz, 1843. - Que lcs sin- l
�
CHAPITRE II
QUE LA SOUVERAINETE EST INDIVISIBLE
Par la meme raison que la souverainete est inalienable, elle est indivisible (a); car la volonte est generale, ou elle ne l‘est pas; elle est celle du corps du peuple, ou seulement d’une partie(1). Dans le premier cas, cette volonté déclaree est un acte de souverainete et fait loi; dans le second, ce n’est qu’une volonte particuliere ou un acte de magistrature ; C’€SI un décret tout au plus.
Mais nos politiques, ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, la` divisent dans son objet zils la divisent en force et en volonté; en puissance législative et en puissance executive (2); en droits d’impot, de justice et de guerre;
diques ne usent des dites franchises que pourtant elles ne soient point perdues. — Item que se les dessusdits citoyens de Geneve qui par le temps present sont et seront au temps sdvenir procureurs de la dite cité des . dessusdits privileges et franchises en tous leurs chapitres ou en aulcuns d‘eux n’en usent, que pourtant les dits citoyens et communite par l’espace de trente ans, quarante ans, cinquante ans ou plus ne soient pas perdus et ne leur puisse encourre prescription de temps. Et se nous ou nostres officiers qui pour le temps advenir venoient au contraire en tout ou en partie de ces privileges ou qu’ils attentassent de venir au contraire que pourtant ils ne deussent ne ne peussent aus dits citoyens clercz et communite porter prejudice quelconque; ne alléguer prescription de temps sinon en tant qu’il ` serait du consentement et voulente des dits citoyens de ladite communite.
(a) Pour qu’une volonté soit generale, il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit unanime, mais il est necessaire que toutes les voix soient comptees; toute exclusion formelle rompt la genéralite. (Note du Contrat social, edition de 1762.)
(1) Anrsrors, Politique, liv. VI, chap. xx. — Dans tout Etat il y a trois parties dont le législateur, s’i1 est sage, s’occupera par-dessus tout A bien regler les intérets. Ces trois parties une fois bien organisées, l’Etat tout entier est necessairement bien organise lui-meme, et les Etats ne peuvent différer reellement que par Porganisation diflerente de ces trois elements. Le premier de ces trois objets c’est l’assemb1ée générale deliberant sur les alfaires publiques; le second c’est le corps des magistrats dont il faut regler la nature, les attributions et le mode de nomination; le troisieme c’est le corps judiciaire.
(2) Hobbes, De Cive, chap. nm. — En cinquieme lieu c’est une opinion en administration intérieure et en pouvoir de traiter avec l’étranger : tantot ils confondent toutes ces parties, et tantot ils les séparent;ils font du souverain un étre fantastique et formé de pieces rapportées; c’est comme s’ils composaient l’homme de plusieurs corps, dont l’un aurait des yeux, l’autre des bras, l’autre des pieds, et rien de plus. Les charlatans du Japon dépecent, dit-on, inn enfant aux yeux des Spcctateufs; puis jetant en l’air tous ses membres l’un aprés l’autre, ils font retomber l’enfant vivant et tout rassemblé. Tels sont a peu pres les tours de gobelets de nos politiques; aprés avoir démembré le corps social par un prestige digne de la foire, ils rassemblent les pieces on ne sait comment.
Cette erreur vient de ne s’étre pas fait des notions exactes de l’autorité souveraine, et d’avoir pris pour des parties de cette autorité ce qui n’en était que des émanations. Ainsi, par exemple, on a regardé l’acte de déclarer la guerre et celui de faire la paix comme des actes de souveraineté; ce qui n’est pas, puisque chacun de ces actes n’est point une loi, mais seulement une application de la loi, un acte particulier qui détermine le cas de la loi, comme on le verra clairement quand l’idée attachée au mot loi sera iixée (1). 8CdiIlC�SC d°CSIiH’lCI’ q’l1C la p’l1iSS8IlCC SO’l1YCI`8lDC peut etre p31’{&gCC, CI ie n’en sache aucune dc plus pernicieuse A l’Etat... Locxz, Du Gouvernement civil, Chap. IX. Das DIVBRSES FORHES DE SOCICTES. -— Parce q.1C les 10lS sont ’UIIC f0iS CI CD PCI] de temps f8iICS ODI ’UHC vertu constante et durable qui oblige a les observer et a s’y soumettre con- tinuellement, il est nécessaire qu’il y ait touiours quelque puissance sur pied qui f8SSC CXCCUICT CCS lois et COIISCPVC toute leur f0I’CC CI c’est ainsi QUC lc pouvoir législatif et le pouvoir exécutif se trouvent souvcnt séparés. Morrrzsquizu, Esprit des lois, liv. Xl, chap. vi. De Ia Constitution d’.4ng·Ieterre. — Il y a dans chaque Etat trois sortes de pouvoirs : la puis- sance legislative, la puissance exécutive des choses qui dépendent du droit des gens ct la puissance exécutive de celles qui dépendent du droit civil. (r) R. 7• Lettre de Ia Montague. — Par les principes établis dans le Contrat social, on voit que, malgré l’opinion commune, les alliances d’Etat a Etat, les declarations de guerre et les traités de paix ne sont pas des actes de SOUVCl’8il’lCIC, Hl8iS de gouvernement; ct CC SCl’l[iII1Cl’lI est COf�O1’IIlC C Pusage des nations qui ont le mieux connu les vrais principes du droit poli- tique. L’exercice extéricur de la puissance ne convient point au peuple; les
� LIVRE II. — CHAP. Il. 5x
En suivant de méme les autres divisions, on trouverait
que, toutes les fois qu’on croit voir la souveraineté partagée, ·
on se trompe; que les droits qu’on prend pour des parties
de cette souveraineté lui sont tous subordonnés, et sup-
posent toujours des volontés suprémes dont ces droits ne
donnent que l'exécution (1).
On ne saurait dire combien ce défaut d’exactitude a jeté
d’obscurité sur les décisions des auteurs en matiére de
droit politique, quand ils ont voulu juger des droits res-
pectifs des rois et des peuples sur les principes qu’ils
avaient établis. Chacun peut voir, dans les chapitres m et rv
du premier livre de Grotius, comment ce savant homme et
son traducteur Barbeyrac s’enchevétrent, s’embarrasse¤t
dans leurs sophismes, crainte d’en dire trop ou de n’en
dire pas assez selon leurs vues, et de choquer les intéréts
qu’ils avaient a concilier. Grotius, réfugié en France,
mécontent de sa patrie, et voulant faire sa cour at Louis XIII,
at qui son livre est dédié, n’épargne rien pour dépouiller les
peuples de tous leurs droits et pour en revétir les rois avec ·
tout l’art possible. C’ef1t bien été aussi le gout de Barbeyrac,
qui dédiait sa traduction au roi d’Angleterre George I". Mais
grandes maximes d‘Etat ne sont pas A sa portée; il doit s’en rapporter la-
dessus a ses chefs, qui, toujours plus éclairés que lui sur ce point, n’ont
guere intérét A faire au dehors des traités désavantageux a la patrie : l’ordre
veut qu’il leur laisse tout l’éclat extérieur, et qu’il s’attache uniquement au
solide. Ce qui importe essentiellement A chaque citoyen, c’est l`observation
des lois au dedans, la propriété des biens, la sureté des particuliers.
(r) Locxs, pu Gouvernement civil, chap. xxx. De la subordination des
pouvoirs de l’Etat. — I1 n‘y a qu’un pouvoir supréme qui est le pouvoir lé-
gislatif, auquel tous les autres doivent étre subordonnés; mais cela n’em-
péche pas que le pouvoir Iégislatif ayant été confié aiin que ceux qui l’ad-
ministreraiem agissem pour certaines fins, le peuple ne se réserve toujours
le pouvoir souverain d'abolir le gouvernement ou de le changer, lorsqu’il
voit que les couducteurs en qui il avait mis tant de coniiance agissent d’une
maniére contraire a la tin pour laquelle ils avaient été revétus d‘autorité.
Mourzsqursu, Esprit des lois, liv. XI, chap. vt. — Tout serait perdu si le
méme homme ou le méme corps des principaux, ou des nobles ou du peuple,
exercait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les réso·
lutions publiques et celui de iuger des crimes ou des différends des particu-
liers.
� malheureusement il’expulsion de Jacques II, qu’il appelle
abdication, le forgait a se tenir sur la réserve, a gauchir, a
tergiverser, pour ne pas faire de Guillaume un usurpateur.
Si ces deux écrivains avaient adopté les vrais principes,
toutes les difficultés étaient levées, et ils eussent été toujours
conséquents; mais _ils auraient tristement dit la vérité et
n’auraient fait leur cour qu’au peuple. Or, la vérité ne
méne point a la fortune, et le peuple ne donne ni ambassades, ni chaires, ni pensions.
CHAPITRE III
SI LA VOLONTE GENERALE PEUT ERRER (1)
Il s’ensuit de ce qui précede que la volonté générale est toujours droite (2) et tend touiours a l’utilité publique : mais s il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la méme rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pastoujours : jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il parait Vouloir ce qui est mal.
Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale; celle-cine regarde qu’a l'intérét commun (3); l’autre regarde a l’intér<’-Et privé, et n’est qu’une
(1) Emile, liv. II.—Dans mes Principes du droit politique, il est démontré que nulle volonté particuliére ne peut etre ordonnée dans le systeme social.
(2) R. Manuscrit de Neuchétel. — Qu’est-ce qui rend les lois si sacrées, meme indépendamment de leur autorité, et si préférables a de simples actes de volonté? C’est précisément qu’e1les émanent d’une volonté générale et toujours droite a l’égard des particuliers, c’est encore qu’elles sont permanentes et que leur durée annonce a tous la sagesse et l’équité qui les ont dictées.
(3) R. 8• Lettre de la Montague. — Je ne connais de volonté vraiment libre que celle a laquelle nul n’a droit d’opposer de la résistance; dans la liberté commune, nul n’a droit de faire ce que la liberté d’un autre lui imerdit, et la vraie liberté n’est jamais destructive d’elle-meme. Ainsi la liberté sans la justice est une véritable contradiction, car ainsi qu’on s’y prenne, tout gene dans l’exécution d’une volonté désordonnée.
� somme de volontéis particulieres: mais otez de ces mémes
volontés les plus ·et les moins qui s’entre-détruisent (a),
rcste pour somme des di6érences la volonté générale (1).
Si, quand le peuple sufiisamment informé délibére, les
citoyens n°avaient aucune communication entre eux, du
grand nombre de petites différences résulterait toujours la
volonté générale, et la délibération serait toujours bonne.
Mais quand il se fait des brigues (2), des associations partielles aux dépens de la grande, l volonté de chacune de ces
associations devient générale par rapport a ses membres, et
particuliére par rapport a l’liZtat : on peut dire alors qu’il _
n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement
autant que d’associations. Les différences deviennent moins
nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin, quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier.
Il importe donc, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’Etat,
(a) ¤ Chaque intérét, dit le marquis d’A..., a des principes dilférents. L’accord de deux intéréts particuliers se forme par opposition a celui d’un tiers. » ll cut pu ajouter que l’accord de tous les intéréts se forme par oppo- sition it celui de chacun. S’il n’y avait point d’inté1·éts différents, a peine scntirait-on l’intérét commun, qui ne trouverait jamais d’obstacle; tout irait de lui-meme, et la politique cesserait d’étre un art. (Note du Contrat social, édition de 1762.)
(1) R. 7• Lettre de la Montague. — Dans tout Etat la loi parle ou parle le souverain. Or, dans une démocratie oi1 le peuple est souverain, quand les divisions intestines suspendent toutes les formes et font taire toutes les autorités, la sienne seule demeure : et ou se porte alors le plus grand nombre, lh résident la loi et l’autorité.
(2) Platon, la République, liv. V. — Le plus grand mal d’un Etat,n’est-ce pas ce qui le divise? et d’un seul en fait plusieurs? Et son plus grand bien, au contraire, n’est-ce pas ce qui en lie toutes les parties et le rend un ?... Qu’il arrive A un particulier du bien ou du mal, tout l’Etat y prendra part comme s°il le ressentait _lui-meme, il s’en réjouit et s’en afHige1ui·meme. Cela doit etre dans tout Etat bien gouverné. 54 DU CONTRAT SOCIAL. et que chaque citoyen n’opine que d’apres lui (cz) : telle fut l’unique et sublime institution du grand Lycurgue. Que s’il y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir l’inégalité, comme iirent Solon, Numa, Ser- Vll1S. CCS Pl`éC3.LlIiOI`IS SOIII les SCIJICS b0I1I1€S POI.1I` QUE Ia volonté générale soit toujours éclairée, et que le peuple ne SC II`OI1’1p€ P0lI1I (I). C H A P I T R E IV DES BORNES DU POUVOIR SOUVERAIN Si l’Etat ou la cité n’est qu’une personne morale dont la vie consiste dans l’union de ses membres, et si le plus iIT1pOI`I3.I1I dc SCS S0iIlS est C€iLll de S3. pI`OpI`€ CO1’IS€I'V3.IlOl'l, il lui faut une force universelle et compulsive pour mouvoir et disposer chaque partie de la maniere la plus convenable au tout (2). Comme la nature donne at chaque homme un (a) a Vera cosa e, dit Machiavel, che alcuni divisioni nuocono alle Repu- in bliche, e alcune giovano : quelle nuocono che sono dalle sette eda parti- ¤ giaui accompagnate: quelle giovano che senza sette, senza partigiani, si' in mantengono. Non potendo adunque provedere un fondatore d’una Repub- It blica che non siano nimicizie in quella, ha da proveder almeno che non tt vi siano sette. » (Hist. Florent., lib. VII.) (Note du Contrat social, édition de 1762.) (-t) R. g¤ Lettre de la Montague. — ll n’y a de liberté possible que dans Pobservation des lois ou de la volonté générale; et il n’est pas plus dans la volonté générale de nuire a tous, que dans la volonté particuliére de nuire a soi·meme. Mais supposons cet abus de la liberté aussi naturel que l’abus de la puissance; il y aura toujours cette difference entre l’un et l‘autre, que l’abus de la liberté tourne au préjudice du peuple qui en abuse, et, le pu- nissant de son propre tort, le force a en chercher le remede : ainsi, de ce coté, le mal n’est jamais qu’une crise, il ne peut faire un Etat permanent; au lieu que l’abus de la puissance, ne tournant point au prejudice du puis- sant, mais du faible, est, par sa nature, sans mesure, sans frein, sans limites; il ne {init que par la destruction de celui qui seul en ressent le mal. Disons donc qu’il faut que le gouvernement appartienne au petit nombre, 1’inspection sur le gouvernement ia la généralité; et que si de part ou d’autre l’abus est inévitable, il vaut encore mieux qu’un peuple soit malheureux par sa faute qu’opprimé sous la main d’autrui. (2) Locxs, Gouvernement civil, chap. xvm. — L’essence et l’uuion d’une société consistant a u’avoir qu’une méme volonté et qu’un meme esprit, le •
� O
LIVRE Il. — CHAP. IV. 55
q pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne
} all COTPS politique UI1 p0LlV0lI` 3bSOlI.1 SUI` IOLIS l€S siens
q et c’est ce méme pouvoir qui,dirigé par la volonté générale,
l porte, comme j’ai dit, le nom de souveraineté.
Mais, outre la person_ne publique, nous avons a consi-
dél'BI' ICS PCYSODHCS pI‘lVé€S la COIHPOSCHI, CI d0l’lI la.
vie et la liberté sont naturellement indépendantes d‘elle.
Il s‘agit donc de bien distinguer les droits respectifs des
citoyens et du souverain (a), et les devoirs qu’ont a remplir
les premiers en qualité de sujets, du droit naturel dont
ils doivent jouir en qualité d’hommes.
On convient que tout ce que chacun aliéne, par le pacte
social, de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est -
seulement la partie de tout cela dont l’usage importe a la
COII1IIl.1I18I.1Ié II1&lS {HDI CO!lV€1’llI` 8LlSSl q.lC le SOLlV€I`3lIl
seul est juge de cette lIIlpOI`I3.I1CC.
Tous les services qu’un citoyen peut rendre a l’Etat, il
pouvoir législatif a été établi par le plus grand nombre pour étre Pinterpréte
et comme le gardien de cette volonté et de cet esprit. Uétablissement du
pouvoir législatif est le premier et fondamental acte de la société par lequel
on a pourvu A la continuation de l’union de tous les membres sous la direc-
tion de certaines personnes et des lois faites par ces personnes que le
peuple a revetues d'autorité, mais de cette autorité sans laquelle qui que ce
soit n’a droit de faire des lois et de les proposer ia observer. _
(a) Lecteurs attentifs, ne vous presse: pas, je vous prie, de m’accuser ici
de contradiction. Je n’ai pu l’éviter dans les termes, vu la pauvreté de la
langue; mais attendez. (Note du Contra! social, édition de x762.)
(t) Houses, Léviathan, liv. ll, chap. xxx. De ofjicio summi imperantis. —
Bonum populi et ejus qui habet summam potestatem separari a se invicem
non possunt. Princeps enim qui subditis miseris imperat, miser est et popu-
lus debilis est ad quos regendos arbitrio suo, is qui summam babet potes-
tatem, non habet potentiam...
Jus gentium et jus naturaz idem sunt. Quod potuit lieri ante civitates
constitutas a quolibet homine, idem lieri potest per jus gentium a qualibet
civitate.
Bunuuaqut, Principes du droit politique. — La souveraineté réside l
originairement dans le peuple et dans chaque particulier par rapport at `
soi-méme, et c’est le transport et la réunion de tous les droits, de tous les ‘
particuliers dans la personne du souverain qui le constitue tel et qui pro- l
duit véritablement la souveraineté. l
(2) Locxx, Gouvernement civil, chap. vm. Des Fins de la société et du I
gouvernement politique. - Cependant, quoique ceux qui entrent dans une
� 56 DU CONTRAT-SOCIALQ
les lui doit sitot que le souverain les demande; mais le sou-
verain, de son coté, ne peut charger les sujets d’aucune
chaine inutile a la communauté (1) : il ne peut pas meme le
vouloirr, car, sous la loi de raison, rien ne se fait sans cause,
non plus que sous la loi de nature.
Les €I`lg3gC1'I'l€I1IS HOLIS lléllt all COFPS social DC sont
obligatoires que parce qu’ils sont mutuels; et leur nature
est telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour
autrui sans travailler aussi pour soi. Pourquoi la volonté
générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent·ils
constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce
qu’il n’y a personne qui ne s’app1‘0pi‘i€ ce mot chacun, et
i IIC SOIlg€h ll.1l—1'IléII1€ BH VOIHIII pO.l_I`lC0l1S?C€ pl`OllVC
que l’égalité de droit et la notion de justice qu’elle produit
dérivent de la référence ue chacun se donne et ar con-
Cl s
séquent de la nature de l’homme; que la volonté générale,
pour étre vraiment telle, doit l,étI`€ dans son obiet ainsi que
société fcmettent Pégalité, la liberté et le pouvoir qu'ils avaient dans l’état
de nature entre les mains de la société, afin que l’autorité législative en dis-
pose de la maniére qu’elle trouvera bon et que le bien de la société requerra,
ces gens-la, néanmoins, en remettant ainsi leurs privileges naturels, n’ayant
d’aut1-e intention que de pouvoir mieux conserver leurs personnes, leurs
libertés, leurs propriétés (car, enfin, on ne saurait supposer que des créa-
tures raisonnables changent leur condition dans l'intention d’en avoir une
plus mauvaise), le pouvoir de la société ou de l’autorité législative établie
par eux ne peut jamais étre suppose devoir s’étendre plus loin que le bien
public ne le demande...
Burmiuulqux, Principcs du droit politique. — La nature méme de Ii
chose ne permet pas que l'on étende le pouvoir absolu au dela des bornes
de l’utilité publique, la souveraineté absolue ne saurait donner au souve-
rain plus de droit que le peuple n’en avait originairement lui-méme. Or
avant la formation des sociétés civiles, personne, sans contredit, n’avait le
pouvoir de faire du mal a soi·rnéme ou aux autres; donc, le pouvoir
absolu ne donne pas au souverain le droit de maltraiter ses sujets. Dans
l’état de nature, chacun était le maitre absolu de sa personne et de ses
actions, pourvu qu’il se renfermat dans les bornes des lois naturelles. Le
pouvoir absolu ne se forme que par la réunion de tous les droits des par-
ticuliers dans la personne du souverain, par consequent, le pouvoir absolu
du souverain est renfermé dans les memes bornes qui limitaient celui que
les particuliers avaient originairement.
(1) Jouamats Atsruusn, Politica, chap. VI. De lcgibus fundamentalibus
Regni. — Vinculum bujus corporis et consociationis est consensus et Edes
� i LIVRE II. O- CHAP. IV. . Sy,
I , I • I , •
dans son essence; qu elle doit partir de tous pour s appli-
, quer A tous; et qu’elle perd sa rectitude naturelle lorsqu’elle
tend A quelque objet individuel et déterminé, parce qu’alors,
i jugeant de ce qui nous est étranger, nous n’av0ns aucun
vrai principe d’équité qui nous guide.
En eifet, sit6t qu’il s’agit d’un fait ou d’un droit parti-
1 culier sur un point qui n’a pas été réglé par une convention
générale et antérieure, l’affaire devient contentieuse. C’est
un procés ou les particuliers intéressés sont une des par-
ties, et le public l’autre, mais ou je ne vois ni la loi qu’il
faut suivre, ni le juge qui doit prononcer. Il serait ridicule
de vouloir alors s’en rapporter A une expresse décision de
la volonté générale., qui ne peut étre que la conclusion de
l’une des parties, et qui., par conséquent, n’est pour l’autre
qu’une volonté étrangére, particuliére, portée en cette
occasion A l’injustice et sujette A l’erreur. Ainsi, de meme
qu’une volonté particuliere nc peut représcnter la volonté
générale, la volonté générale, A son tour, change de nature,
ayant un objct particulier, et ne peut, comme générale,
prononcer ni sur un homme ni sur un fait. Quand le peuple
d’Athénes, par exemple, nommait ou cassait ses chefs,
décernait des honneurs A l’un, imposait des peines A l’autre,
et, par des multitudes de décrets particuliers, exercait
data et accepta ultro citroque,hoc est promissio tacita vel expressa de com-
municandis rebus et operis mutuis, auxilio, consilio, et juribus iisdem prout
utilitas ct necessitas vita: socialis postulaverit.
Locxe, Gouvernement civil, chap. ur. — C’est une erreur de croire que
le pouvoir supreme ou législatif d’un Etat puisse faire ce qu’il veut ct dis-
poser des biens des suiets d’une maniére arbitraire...
Bumnuutqur, Principes du droit politique. 3• mnruz, chap. x, Du pouvoir
législaty ct des Iois civiles qui en émancnt. — Si l’abus de la puissance
législative allait jusqu’A l’exces et au renversement des droits fondamen-
taux, des droits naturels et des devoirs qu’e1les imposent, il n'y a nul
doute que, dans ces circonstances, les suiets autorisés par Pexception des
iois divines, ne fussent en droit et meme dans Pobligation de refuser d’obéir
A des lois de cette nature.
Moxrssouxxu, Esprit des lois, liv. XIX, chap. xiv. — La loi n’est pas uu
pur acte de puissance. Les choses indiiféren tes par leur nature ne sont pas
de son ressort. ·
� 58 DU CONTRAT SOCIAL.
indistinctement tous les actes du gouvernement, le peuple
alors n’avait plus de volonté générale proprement dite; il
tfagissait plus comme souverain, mais comme magistrat.
Ceci paraitra contraire aux idées communes; mais il faut
me laisser le temps d{exposer les miennes (1).
On doit concevoir par la que ce qui généralise la volonté
est moins le nombre des voix que Pintérét commun qui les
unit; car, dans cette institution, chacun se soumet néces—
sairement aux conditions qu’il impose aux autres : accord
admirable de l’intérét et de la justice, qui donne aux déli·
bérations communes un caractere d’équité qu’on voit s’éva·
nouir dans la discussion de toute affaire particuliére, faute
d'un intérét commun qui unisse et identifie la régle du
juge avec celle de la partie.
Par quelque coté qu’on remonte au principe, on arrive
toujours a la meme conclusion; savoir, que le pacte social
établit entre les citoyens une telle égalité, qu’ils s’engagent
tous sous les mémes conditions et doivent jouir tous des
mémes droits. Ainsi, par la nature du pacte, tout acte de
souveraineté, c’est-a-dire tout acte authentique de la volonté
générale, oblige ou favorise également tous les citoyens;
en sorte que le souverain connait seulement le corps de la
nation, et ne distingue aucun de ceux qui la COmpOS€¤t.
Qu’est-ce donc proprement qu’un acte de souveraineté? Ce
n’est pas une convention du supérieur avec l’inférieur,mais
une convention du corps avec chacun de ses membres :
convention légitime, parce qu’elle a pour base le contrat
social; équitable, parce qu’elle est commune a tous; utile,
parce qu’elle ne peut avoir d’autre objet que le bien géné·
ral; et solide, parce qu’elle a pour garant la force publique
(1) Jounmus ALTHUSII,POIitiCd, chap. XV, De regni commission:. - Con-
ventio SCU PRCIUIII q�O 8 POPUIO SCI] l1OIl'1il'¢ ipSi�S ab Eph0l'iS I!`18giStI‘8t.lS
constituitur, duo habet membra. Prius est de commissione Rcgni et admi-
nistrationis Reipublicaa; alterum est de susceptione demandatm administra-
tionis Reipublicaz et Regni.
� » LIVRE U. — CHAP. Iv. 5g
et le pouvoir supréme. Tant que les sujets ne sont soumis
qu’a de telles conventions, ils n’obéissent it personne, mais
seulement 5. leur propre volonté : et demander jusqu’oi1
s’étendent les droits respectifs du souverain et des citoyens,
c’est demander jusqu’a quel point ceux-ci peuvent s’engager
avec eux-mémes, chacun envers tous, et tous envers chacun
d’eux.
On voit par la que le pouvoir souverain, tout absolu,
tout sacré, tout inviolable qu’il est, ne passe ni ne peut
passer les bornes des conventions générales, et que tout
homme peut disposer pleinement de ce qui lui a été laissé
de ses biens et de sa liberté par ces conventions; de sorte
que le souverain n’est jamais en droit de charger un sujet
plus qu’un autre, parce qu’alors, l’aifaire devenant particu-
liére, son pouvoir n’est plus compétent. .
Ces distinctions une fois admises, il est si faux que dans
le contrat social il y ait de la part des particuliers aucune
renonciation véritable, que leur situation, par l’effet de ce
contrat, se trouve réellement préférable at ce qu’elle était
auparavant, et qu’au lieu d’une aliénation ils n’ont fait
qu’un échange avantageux d’une maniére d’étre incertaine
et précaire contre une autre meilleure et plus sure, de l’in—
dépcndance naturelle contre la liberté, du pouvoi r de nuire
5 autrui contre leur propre sureté, et de leur force, que
d’autres pouvaient surmonter, contre un droit que l’union
sociale rend invincible. Leur vie meme, qu’ils ont dévouée
a l’l’£tat, en est continuellement `protégée; et lorsqu’ils
Pexposent pour sa défense, que font-ils alors que lui ren-
dre ce qu’ils ont regu de lui? Que font-ils qu’ils ne iissent
plus fréquemment et avec plus de danger dans l’état de
nature, lorsque, livrant des combats inévitables, ils défen-
draient au péril de leur vie ce qui leur sert a la conserver?
Tous ont a combattre au besoin pour la patrie, il est vrai;
mais aussi nul n’a jamais a combattre pour soi. Ne gagne-
t·on pas encore a courir, pour ce qui fait notre sureté, une
� 6o DU CONTR‘A’I`- SOCIAL.
partie des risques qu’il faudrait courir pour nous·m’érnes
sitot qu’elle nous serait otée (t)?
_' CHAPITRE V
"` DU DROIT DE VIE ET DE MORT
- On demande comment les particuliers, n’ayant point
droit de disposer de leur propre vie, peuvent transmettre s au souverain ce méme droit qu’ils n’ont pas (2). Cette question ne parait ditiicile a résoudre que parce qu’elle est mal posée (3). Tout homme a droit de risquer sa propre vie pourla conserver. A-t-on iamais dit que celui qui se jette ' (1) R. Emile, liv. III. —- Puisque de toutes les aversions que nous donne la nature la plus forte est celle de mourir, il s’ensuit que tout est permis par elle a quiconque n'a nul autre moyen possible pour vivre. Les prin- cipes sur lesquels l’homme vertueux apprend a mépriser sa vie et a l’im- moler a son devoir sont bien loin de cette simplicité primitive. Heureux les peuples chez lesquels on peut étre bon sans effort et iuste sans vertu ! . R. Dcrniére réponsc d M. Border. — La guerre est quelquefois un devoir et n'est pas faite pour etre un métier. Tout homme doit étre soldat pour Ia défense de sa liberté, nul ne doit l’etre pour envahir celle d'autrui; et mou- rir en servant la patrie est un emploi trop beau pour le coniier a des mer- cenaires. ’ (2) Locus, Gouvernemcnt civil, ch. xx. — Le pouvoir d’un Etat, n’étant autrechose que le pouvoir de chaque membre de la société remis a cette personne ou a cette assemblée, qui est le législateur, ne saurait étre pius grand que celui que toutes ces différentes personnes avaie nt dans l’état de nature avant qu’elles entrassent en socié,té et eussent remis lcs pouvoirs a la cornmunauté qu’elles formeréht ensuite. Car, enfin,'personne ne peut con- férer A un autre plus de pouvoir qu’il n’en a lui-meme ; or personne n’a un pouvoir absolu et arbitraire sur soi·méme, ou sur un autre pour s’0ter la vie ou pour la ravir a qui que ce soit, ou lui ravir aucun bien qui lui appartienne en propre, son pouvoir s’étendant seulement iusqu’oii les lois de la nature le lui pcrméttcnt pour la conservation de sa personne et pour la conservation du genre humain. (3) Houses, Leviathan, chap. xxvm. — Manifestum ergo est jus puniendi quod habet civitas (id est is qui gerit personam civitatis) fundatum non essein concessione sive gratia civium. Sed ostensum etiam supra est quod ante civitatis constitutionem unicuique quidlibet agendi quod ad conserva- tionem sui videretur ipsi necessarium jus erat naturale. Atque hoc iuris quod habet civitas civem puniendi fundamentum verum est... Itaque jus illud illi non datum sed relictum est. - ‘ ‘
� } LIVRE Il. ·— CHAP. V. 6l
par une fenétre pour échapper A un incendie soit coupable
de suicide? a-t-on méme jamais imputé ce crime A celui
[ qui périt dans une tempéte dont en s’embarquant il n’igno··
, rait pas le danger? ‘ _
Le traité social a pour fin la conservation des contrac-
tants (1). Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces
1 moyens sont inséparables de quelques risques, meme de
quelques pertes. Qui veut conserver sa vie aux dépens
des autres doit la donner aussi pour eux quand il faut. Or,
le citoyen n’est plus juge du péril auquel la loi veut qu’il
s’expose(2); et quand le prince lui a dit :- te Il est expédient
A l’Etat que tu meures », il doit mourir, puisque ce n’est
qu’A cette condition qu’il a vécu en sureté jusqu’alors, et
que sa vie n’est plus seulement un bienfait de la nature,
mais un don conditionnel de l’Etat. _
La peine de mort infligée aux criminels peut étre envi-
sagée A peu pres sous le meme point de vue : c’est pour
n’étre pas la victime d’un assassin que l’on consent A
mourir si on le devient. Dans ce traité, loin de disposer de
sa propre vie, on ne songe qu’A la garantir, et il n’est pas
A présumer qu’aucun des coptractants prémédite alors de
se faire pendre.
D’ailleurs, tout malfaiteur, attaquant le droit social,
dévient par ses forfaits rebelle et traitre A la patrie; il cesse
. (1) Spinoza, Tractatus politicus, ch. 1. — Nec ad imperii securitatem
refert quo animo homines inducantur ad res°'recte administrandum, modo
res recte administrentur. Animi enim libertas seu fortitudo privata virtus
est; at imperii virtus securitas.
(2.) R. Manuscrit de Neuchatel (n° 7840, passage au crayon, rayé).— Dan-
ger, risque, péril. Le premier mot est vague et s’applique A toutes sortes
d’inconvénients. Le dernier, plus précis, ne se dit guére que du danger de la
personne et quand il y va de la vie ou meme de pis. Car on dira fort bien
d’un malade que sa vie est en danger et son salut en péril. On peut dire
aussi que le péril est le plus haut degré du danger. Il est dangereux d’aller
sur la mer mais on est en péril devant la tempéte. Al’égard du risque, c’est
UH d8I1g¢l' 8�qUCl 01'1 S`CXp0S¢ V0l0I1I3l!`C!'D¢[1t et 8VCC QUClq�C espoir (YC!}
échapper, en vue d’obtenir quelque chose qui nous tente plus que le danger
DC DODS Cd"I'8lC• ·
On dit encore assez improprement A ses périls et risques; phrase ou Ie-
� 62 DU CONTRAT SOCIAL.
d’en étre membre en violant ses lois· et meme il lui fait la
9
guerre. Alors la conservation de l’Etat est incompatible
avec la sienne; il faut qu’un des deux périsse; et quand on
fait mourir le cou able c’est moins comme cito en ue
s
comme ennemi. Les procédures, le jugement, sont les
preuves et la déclaration qu’il a rompu le traité social, et
par conséquent qu’il n’est plus membre de l’Etat (1). Or,
COITIIIIC s’est I`€COl’1I`ll.1 {Cl, IOUI all II10lI'lS P3? SOI1 Sé)OL1I`,
il en doit étre retranché par l’exil comme infracteur du pacte
OL1 PHP la 1'I1OI`I COHIIIIC €I1I1€II1l (2); C3? LID tel €l’lll€I1‘ll
n’est pas une persorme morale, c’est un homme : et c’est
alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu.
Mais, dira·t-on, la condamnation d’un criminel est un
acte particulier. D’accord : aussi cette condamnation n’ap-
partient-elle point au souverain; c’est un droit qu’il peut
conférer sans pouvoir l°exercer lui—m€me. Toutes mes idées
se tiennent, mais ie ne saurais les exposer toutes a la fois.
Au reste, la fréquence des supplices est toujours un
signe de faiblesse ou de paresse dans le gouvernement (3).
Il n’y a point de méchant qu’on ne put rendre bon a
quelque chose. On n’a droit de faire mourir, meme pour
mot de péril ne sert qu’a rcnchérir sur celui de risque et ne passe qu’a sa
faveur.
Au péril dc Ia vic est une expression impropre, mais autorisée,of1 le mot
de péril est pris pour celui de risque.
(r) Houses, Leviathan, De ogicio summi imperantis, liv. ll, chap. xxx. —
Summi imperantis officia (sive is monarcha sit sive coctus) manifeste indicat
institutionis fmis, nimirum salus populi : quam lege nature obligatur quan-
tum potest procurare et cujus rationem Deo, et illi soli tenetur reddere...
Horum autcm jurium fundamenta eo magis doceri debent quod juris
naturalis sunt, non civilis, et punienda eorum transgressio non ut trans-
gressio legum civilium sed vindicanda ut facta hostilia. Continent enim
rebellionem, id est legum civilium simul omnium transgressionem vel
potius repudiationem, et propterea lege civili frustra prohibentur.
'(2) Pt.x·ro¤,Le Politique ou De la Royauté. — Qu’aucun membre de
l’Etat n’ose rien faire contre les lois, que celui qui l’oserait soit puni de la
mort et des derniers supplices...
(3) Monrrxsquxxu, Esprit des lois, liv. VI, chap. rx.- C’est unc remarquc
perpétuelle des auteurs chinois, que plus dans leur Empire on voyait aug-
menter les supplices, plus la révolution était prochaine.
� V LIVRE II. — CHAP. VI. 63
l’exemple, que celui qu’on ne peut conserver sans danger.
A l’égard du droit de faire grace ou d’exempter un cou-
pable de la peine portée par la loi et prononcée par le juge,
il n’appartient qu’a celui qui est au—dessus du juge et de la
loi, c’est-a-dire au souverain; encore son droit en ceci
n’est-il pas bien net, et les cas d’en user sont—ils tres
rares (1). Dans un Etat bien gouverné, il y a peu de puni-
ti0ns,n0n parce qu’on fait beaucoup de graces, mais parce
qu’il y a peu de criminels : la multitude des crimes en ·
assure l’impunité lorsque l’Etat dépérit. Sous la république
romaine, jamais le sénat ni les consuls ne tenterent de
faire grace; le peuple méme n’en faisait pas, quoiqu’il révo-
quat quelquefois son propre jugement. Les fréquentes graces
annoncent que bieintot les forfaits n’en auront plus be-
soin, et chacun voit ou cela méne. Mais je sens que mon
coeur murmure et retient ma plume (2) : laissons discuter
ces questions a l’homme juste qui n’a point failli, et qui
jamais n’eut lui-meme besoin de grace.
CHAPITRE VI
DE LA 1.01
Par le pacte social nous avons donné l’existence et la
vie au corps politique : il s`agit maintenant de lui donner
le mouvement et la volonté par la législation. Car l’acte
primitif par lequel ce corps se forme et s’unit ne détermine
rien encore de ce qu’il doit faire pour se conserver (3).
(1) Mozrrssquiw, Esprit des lois, liv. VI, ch. xvi. — C’est un grand res-
sort des gouvernements modérés que lcs lettres de graces. Ce pouvoir que
le prince a de pardonner, exécuté avec sagesse, peut avoir d’admirables
cgi?) Morrrzsoumu, Esprit des lois, liv. xvu. —Mais j'entends la voix dc la
nature qui crie contre moi.
(s) Locxz, Du Gouvernement civil, ch. v11. —Cette société étant alors un
corps, il faut que ce corps se meuve de quelque maniére ; or il est néces-
saire qu’il se meuve du coté ou le pousse et l’entra‘ine la plus grande force
�
Ce qui est bien et conforme à l’ordre est tel par la
nature des choses et indépendamment des conventions
humaines. Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la
source ; mais si nous savions la recevoir de si haut, nous
n’aurions besoin ni de gouvernement ni de lois. Sans doute
il est une justice universelle émanée de la raison seule ;
mais cette justice., pour être admise entre nous, doit être
réciproque. A considérer humainement les choses, faute de
sanction naturelle, les lois de la justice sont vaines parmi
les hommes ; elles ne font que le bien du méchant et le mal
du juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde
sans que personne les observe avec lui. Il faut donc des
conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et
ramener la justice a son objet (1). Dans l’état de nature, ou
tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui je n’ai rien
promis; je ne reconnais pour être à autrui que ce qui m’est
inutile. Il n’en est pas ainsi dans l’état civil, ou tous les
droits sont fixés par la loi (2).
Mais qu’est-ce donc enfin qu’une loi ? Tant qu’on se contentera de n’attachera ce mot que des idées métaphysiques, on continuera de raisonner sans s’entendre ; et quand on aura dit ce que c’est qu’une loi de la nature, on n’en saura pas mieux ce que c’est qu’une loi de l’Etat.
J’ai déjà dit qu’il n’y avait point de volonté générale sur un objet particulier. En effet, cet objet particulier est dans
qui est le consentement du plus grand nombre, autrement il serait absolument impossible qu’il agit en continuant à être un corps ou une société, comme le consentement de chaque particulier qui s’y est joint et uni a voulu qu’il fut.
(1) Hobbes, De Cive, ch. iu. — Les lois que nous avons nommées de nature ne sont pas des lois, a parler proprement, en tant qu’elles procèdent de la nature et considérées dans leur origine. Car elles ne sont autre chose que les diverses conclusions tirées par !‘8lSODI’lC!DCDI touchant ce que nous avons à faire ou à omettre. Mais la loi, a la définir exactement, est le discours d’une personne qui, avec autorité légitime, commande aux autres de faire ou de ne pas faire quelque chose...
(z) Houses, De Cive, chap. xiii. — Le souverain en tant que tel ne pourvoit point autrement au salut du peuple que par les lois qui sont générales... } LIVRE ll. — CHAP. VI. 65 1 l’Etat ou hors de l’Etat, S’il est hors de l’Etat, une volonté qui lui est étrangére n’est point générale par rapport a lui; et si cet objet est dans l’Etat, il en fait partie : alors il se forme entre le tout et sa partie une relation qui en fait deux étres séparés, dont la partie est l’un, et le tout, moins cette méme partie, est l’autre. Mais le tout moins une partie ( n’est point le tout; et tant que ce rapport subsiste, il n’y a plus de tout, mais deux parties inégales : d’oi1 il suit que la volonté de l’une n’est point non plus générale par rapport a l’autre. Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considére que lui·méme; et s’il se forme alors un rap- port, c’est de l’objet entier sous un point de vue a l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matiere sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que j’appelle une loi. ‘ Quand je dis que l’objct des lois est toujours général, j’entends que la loi considére les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme comme indi- vidu ni une action particuliére (1). Ainsi la loi peut bien statuer qu’il y aura des privileges, mais elle n’en peut donner nommément a personne; la loi peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner meme les qualités qui donne- ront droit a ces classes, mais elle ne peut nommer tels et tels pour y étre admis; elle peut établir un gouvernement royal et une succession héréditaire, mais elle ne peut élire un roi, ni nommer une famille royale : en un mot, toute (1) Locxs, Gouvernement civil, chap. x, De Pétenduc du pouvoir le'gis· latif. — Il y aura les memes réglcments pour le riche et pour le pauvre, pour le favori et le courtisan, et pour le bourgeois et le laboureur. Buxuxunour, Principes du Droit naturel, tome I, chap. x, De la jin deslois, de leur: caractéres et de leurs diférences. —‘1• Si le législateur peut abroger entiérement une loi, h plus forte raison peut·il en suspendre l’cflet par rapport a telle ou telle personne; 2¤ Mais on doit avouer aussi qu’il n’y a que le législateur lui-meme qui ait ce pouvoir. 5
� 66 DU CONTRAT SOCIAL.
fonction qui se rapporte a un objet individuel n’appartient
point a la puissance législative (1).
Sur cette idée, on voit a l’instant qu’il ne faut plus de-
mander a qui il appartient de faire des lois, puisqu’elles sont
des actes de la volonté générale; ni si le prince est au—dessus
des lois, puisqu’il est membre de l’État (2); ni si la loi peut
être injuste, puisque nul n’est injuste envers lui-même (3);
(1) Hobbes, De Cive, chap.XII. — Les lois sont faites pour Titius et pour
Cassius et non pas pour le corps de l’État. ..
(2) R. 8e Lettre de la Montagne.- Il n’y a donc point de liberté sans
lois, ni ou quelqu’un est au—dessus des lois: dans l’état même de nature,
l’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle, qui commande a tous.
Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas; il a des chefs, et non pas des
maîtres; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois, et c’est par la force
des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu'on donne
dans les républiques au pouvoir des magistrats ne sont établies que pour
garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des lois : ils en sont les minis-
tres, non les arbitres; ils doivent les garder, non les enfreindre. Un peuple
est libre, quelque forme qu’ait son gouvernement, quand, dans celui qui le
gouverne, il ne voit point l’homme, mais l’organe de la loi. En un mot, la
liberté suit toujours le sort des lois, elle règne ou périt avec elles; je ne
sache rien de plus certain.
(3) R. g° Lettre de la Montague. — Le premier et le plus grand intéret
public est toujours la justice. Tous veulent que les conditions soient égales
pour tous, et la justice n’est que cette égalité. Le citoyen ne veut que les
lois et que l‘observation des lois. Chaque particulier dans le peuple sait bien
que, s’il y a des exceptions, elles ne seront pas en sa faveur. Ainsi tous
craignent les exceptions; et qui craint les exceptions aime la loi. Chez les
chefs, c’est tout autre chose: leur état meme est un état de préférence ; et ils
cherchent des preferences partout.
La justice dans le peuple est une vertu d’état; la violence et la tyrannie
est de meme dans les chefs un vice d’état. Si nous étions a leurs places,
nous autres particuliers, nous deviendrions comme eux violents,usurpateurs,
iniques. Quand des magistrats viennent donc nous precher leur intégrité,
leur modération, leur justice, ils nous trompent, s`ils veulent obtenir ainsi
la coniiance que nous ne leur devons pas : non qu'ils ne puissent avoir per-
sonnellement ces vertus dont ils se vantent; mais alors ils font une excep-
tion, et ce n’est pas aux exceptions que la loi doit avoir égard.
S’ils veulent des lois, ce n’est pas pour leur obéir, c’est pour en etre les
arbitres. lis veulent des lois pour se mettre a leur place et pour se faire
craindre en leur nom. Tout les favorise dans ce projet : ils se servent des
droits qu'ils ont pour usurper sans risque ceux qu'ils n’ont pas. Comme ils
parlent toujours au nom de la loi, meme en la violant, quiconque ose la dé-
fendre contre eux est un séditieux, un rebelle; il doit périr : et pour eux,
toujours surs de l’impunité dans leurs entreprises, le pis qui leur arrive est
de ne pas réussir. S’ils ont besoin d’appui, partout ils en trouvent. C’est une
l
� LIVRE II. — CHAP. VI. 67
ni comment on est libre et soumis aux lois, puisqu’elles ne sont que des registres de nos volontés[31].
On voit encore que, la loi réunissant l'universalité de la volonté et celle de l’objet, ce qu’un homme, quel qu’il puisse être, ordonne de son chef n’est point une loi[32] : ce qu’ordonne même le souverain sur un objet particulier n’est pas non plus une loi, mais un décret ; ni un acte de souveraineté, mais de magistrature[33].
J’appelle donc république tout État régi par des lois[34],
� 68 DU CONTRAT SOCIAL. SOLIS ql1€lq|.1€ fOI`I'Il€ d’&dI1‘1lDlSII`£lIlOI'l CIUC CC puisse éII`€ Z car alors seulement l’intérét public gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout gouvernement légitime est républicain (a) 2 j’expliquerai ci-apres ce que c’est que gOl1V€I`I1€lTl€l`lI. . Les lois ne sont proprement que les conditions de l’as- sociation civile (1). Le peuple, soumis aux lois, en doit étre l’auteur (2); il n’appartient qu’a ceux qui s’associent de régler les conditions de la société. Mais comment les régle- ront·ils_? Sera-ce d’un commun accord,par une inspiration . subite? Le corps politique a-t-il un organe pour ·énoncer ses volontés? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pOUI` CII fOI`I'f1€I` les EICICS et l€S pL1bllCI` d,&V3l’lC€? Ol.1 COII`l·— ment les prononcera—t—il au moment du besoin? Comment UBC II1L1ltltl.1dC &V€Llgl€, SOLIVCIIIZ IIC sait CC qL1’€llC VCUI, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d`elle-méme une entreprise aussi grande, aussi difficilequ’un •(a) Je n’entends pas seulement par ce mot une aristocratic ou une démo- cratie, mais en général tout gouvernement guidé par la volonté générale qui est la loi. Pour étre légitime, il ne faut pas que le gouvernement se confonde avec le souverain, mais qu’il en soit Ie ministre : alors la monar- chie elle·meme est république. Ceci s’éclaircira dans le livre suivant. (Note du Contra! social, édition de 1762.) (1) R. 8• Lettre dc la Montague.- L’ouvrage du législateur ne s’altére et ne se détruit iamais que d’une maniere : c’est quand les dépositaires de cet ouvrage abusent, de leur dépét, et se font obéir au nom des lois cn leur désobéissant eux·memes. - Jamais le peuple ne s’est rébellé contre les lois, que les chefs n’aient commencé par les enfreindre en quelque chose. C’est sur ce principe cer- tain qu`a la Chine, quand il y a quelque révolte dans une province, on com- mence touiours par punir le gouverneur. En Europe, les rois suivent'con- stamment la maxime contraire: aussi voyez comment prospérent leurs Etats! La population diminue partout d’un dixiéme tous les trentc ans; elle ne diminue point A la Chine. Le despotisme oriental se soutient, parce qu’il est plus sévére sur les grands que sur le peuple; il tire ainsi de lui·meme son propre reméde. J'entends dire qu’on commence a prendre a la Porte la .maxime chrétienne. Si cela est, on verra dans peu ce qu’il en résultera. ‘ (2) Hoauzs, De Cive, chap. xt:. — C’est le peuple qui régne, cn quelque sorte d’Etat que ce soit, car dans les monarchies méme c’est le peuple qui · commande et-qui veutpar la volonté d’un seul homme.Les particuliers et lcs sujets sont ce qui fait la multitude. . . · .. .
� [ LIVRE U. — CHAP. VI. 6g `
systéme de legislation? Delui-meme le peuple veut toujours
le bien, mais de lui-meme il ne le voit pas toujours. La vo-
lonté générale est toujours droite., mais le jugement qui la
guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les
objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui
paraitre, lui montrer le bon chemin qu’elle cherche, la ga-
rantir des séductions des volontés particuliéres, rapprocher
a ses yeux les lieux et les temps (1), balancer l’attrait des
avantages présents et sensibles par Ie danger des maux
éloignés etcachés. Les particuliers voient le bien qu’ils re-
jettent; le public veut le bien qu’il ne voit pas. Tous ont
également besoin de guides. Ilfaut obliger les uns A confor-
mer leurs volontés a leur raison; il faut apprendreal’autre _
a connaitre ce qu’il veut. Alors des lumiéres publiques
résulte l’union de l’entendement et de la volonté dans
le corps social; de la l’exact concours des parties, et enfin
la plus grande force du tout. Voila d’onZ1 nait la nécessité
d’un législateur (2).
(1) P1.41·ox, Le Politique. - La loi ne pouvant iamais embrasser ce qu’il
y a de véritablement meilleur et de plus iuste pour tout 21 la fois ne peut non
plus en donner ce qu’il y a de plus excellent. Car les differences qui distin-
guent tous les hommes et routes les actions et Vincessante variété des
choseshumaines toujours en mouvement ne permcttent pash un artquelqu’il
soit d’établi1· une régle simple ct unique qui convienne a tous les hommes
et dans tous les temps...
(2) R. Emile, liv. li. - Ily a deux sortes dc dépendances : celle deschoses
qui est de la nature; celle des hommes, qui est de la société. La dépen·
dance des choses, n’ayant aucune moralité, ne nuit point 21 la liberté et
n’engendre point de vices : la dépendance des hommes étant désordonnée les
engendre tous, et c’est par elle que le maitre et l’esclave se dépravent mu-
tuellement. S‘i1 y a quelque moyen de remédier ia ce mal dans la société,
c°est de substituer la loi a l’homme, et d’armer les volontés générales d’une
force réelle, supérieure a l’action de toute volonté paijticuliere. Si les lois
des nations pouvaient avoir, comme celles de la nature, une intiexibilité
que jamais aucune force humaine ne pf1tvainc1·e,la dependence des bommes
redeviendrait alors celle des choses; on réunirait dans la république tous les
avantages de l’état naturel a ceux de l’état civil ; on joindrait A la liberté, qui
maintient Phomme exempt de vices, la moralité, qui Péleve 21 la vertu.
� yo DU CONTRAT. SOCIAL.
CHAPITRE VII _
` DU LEGISLATEUR '
· Pour drécouvrir les meilleures régles de société qui con-
viennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure
qui vit routes les passions des hommes., et qui n’en éprouvat
aucune; qui n°ef1t auCun rapport avec notre nature, et qui
la connut a fond; dont le bonheur fur indépendant de nous
et qui pourtant voulftt bien s’occuper du n6tre(r); enfin,
qui,dans le progres des temps se ménageant une gloire éloi-
_ gnée(2),p€1t travaillerdans un siecle et jouirdans un autre( a).
(a) Un peuple ne devient célebre que quand sa legislation commence a
décliner. On ignore durant combien de siecles l’institution de Lycurgue fit
le bonheur des Spartiates avant qu’il fur question d’eux dans le reste de la
Gréce. (Note du Contra! social, édition de 1762.)
(t) R. Emile, liv. IV. - Que faudrait·i1 donc pour bien observer les
homrnes? Un grand intérét a les connaitre, une grande impartialité a les
juger, un cceur assez sensible pour concevoir toutes les passions humaines,
et assez calme pour ne pas les éprouver.
Mozrrzsoutsu, Esprit des lois, liv. I, chap. m. — La loi, en général, est
la raison humaine en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre et
les lois politiques et civilcs de chaque nation ne doivent étre que les cas
particuliers, oi: s’app1ique cette raison humaine.
Elles doivent étre tellement propres au peuple pour lequel elles sont
faites, que c’est un tres grand hasard si celles d’une nation peuvent con-
venir a une autre.
Il faut qu‘e1les se rapportent a la nature et au principe du gouvernement
qui est établi ou qu’on veut établir, soit qu’el1es le forment comme font les
lois politiques, soit quelles le maintiennent, comme font les lois civiles.
Elles doivent étre relatives au physique du pays, au climat glacé, bru-
lant ou tempéré, a la qualité du terrain, a sa situation, it sa grandeur, au
genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs; elles doivent
se rapporter au degré de liberté que la Constitution peut souifrir, a la reli-
gion des habitants, a leurs inclinations, a leurs richesses, a leur nombre, a
leur commerce, a leurs mceurs, a leurs maniéres. Eniin, elles ont des rap-
ports entre elles, elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur,
avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies...
(2) Pnxrou, La République, liv. VII.-Lorsqu’on verra A la téte des gou-
vernements un ou plusieurs vrais philosophes qui, regardant d’un ozil de
mépris les honneursqu’on brigue aujourd‘hui, persuadés qu’ils ne sont d’aucun
prix, n‘estimant que les devoirs et les honneurs qui en sont la recompense,
� I
’ LIVRE- II. I- CHAP. VII. 7l
I Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes.
Le méme raisonnement que faisait Caligula quant au
I fait, Platon le faisait quant au droit pour définir l’homme
civil ou royal qu’il cherche dans son livre du Régue. Mais
s’il est vrai qu’un grand prince est un homme rare, que
[ sera-ce d’un grand législateuri Le premier n’a qu’a suivtje
I le modéle que l’autre doit proposer. Celui-ci est le mécani—
I cien qui invente la machine, celui-la n’est que l’ouvrier qui
la monte et la fait marcher. ct Dans la naissance des sociétés,
dit Montesquieu, ce sont les chefs des républiques qui
font l’institution, et c’est ensuite l’institution qui forme les
chefs des républiques (1). »
Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se
I sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine,
de transformer chaque individu, qui par lui-meme est un
I tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont
cet individu recoive en quelque sorte sa vie et son étre; .
d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer; de
substituer une existence partielle et morale a l’existence
physique et indépendante que nous avons tous regue de la
nature (2). Il faut, en un mot, qu’il ote a l’homme ses forces
propres pour lui en donner qui lui soient étrangé1‘es,et dont
IDCIIRDI Ia iL1SIiCC 80-dCSSL1S de {Out POI]? PIIIIPOYIHIICC et Ia IéCCSSité, soumis
en tout it ses, lois, et, s’appliquant a la faire prévaloir, entreprendraient la
réforme de l’Etat...
(1) Voix; Grandeur et décadence des Romains, chap. 1.
(2) R. Emile,liv.I.— L’homme naturel est tout pour lui; il est l’unité
numérique, Pentier absolu, qui n’a de rapport qu’a lui-meme ou a son sem-
blable. L’homme civil n’est qu’une unité fractionnaire qui tient au déno-
IDiD8I¢�I', et dont la V8l¢�I' CSI (13118 SOD I‘8ppOl'I BVCC PCHIICI', est le COl'pS
social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux
dénaturer l’homme, lui 6ter son existence absolue pour lui en donner une
l'Cl3IiVC, et Il'8l’1SpO!'t¢l' le m0i d8IlS lillflllé COHIIDUDBQ CH SOHC qJC CIIBQIIC
particulier ne se croie plus un,mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible
que dans le tout. Un citoyen de Rome n’était ni Caius ni Lucius; c’était un
Romain; méme il aimait la patrie exclusivement a lui. Régulus se préten-
dait Carthaginois, comme étant devenu le bien de ses maltres. En sa
qualité d’étranger, il refusait de siéger au sénat de Rome, il fallut qu’un
Carthaginois le lui ordonnat. ll s’indignait qu’on voulut lui sauver la vie.
� yn DU CONTRAT SOCIAL.
il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui (t). Plus ces
fOI'CCS naturelles sont ITIOITCS et 3.I'lé3.l`1IlCS, plLlS lCS &‘CqLllSCS
sont grandes et durables, plus aussi l’institution est solide
et P3.I`f8lIZC (2) Z CI'1 SOYIC ql]C si Cl`l3.qL1C ClIOyCI`l I'1’CSI I`lCl’l, DC
PCLII l`lCl'l ql]C P3.? IOLIS les 3.LlII.`CS, et QUC la fOI‘CC 3.Cql.1lSC
par le tout soit égale ou supérieure a la sommes des forces
naturelles de tous les individus, on peut dire que la légis-
lation est au plus haut point de perfection qu’elle puisse
atteindre.
Le legislateur est a tous égards un homme extraordi-
naire dans l’Etat. S’il doit l’étre par son genie, il ne l’est
p3.S moins P3? SOI'1 emploi. Ce l'l’CSI POlI'lI magistrature, CC
n’est point souveraineté. Cet emploi qui constitue la répu-
blique, n’entre point dans sa constitution; c’est une fonc-
tion particuliere et supérieure qui n’a rien de commun
ll vainquit, et s°en retourna triomphant mourir dans les supplices. Cela
n’a pas grand rapport, ce me semble, aux hommes que nous connaissons.
Le Lacédémonien Pédarete se présente pour étre admis au conseil des
trois cents; il est rejeté : il s'en retourne tout joyeux de ce qu’il s’est trouvé
dans Sparte trois cents hommes valant mieux que lui. Je suppose cette
demonstration sincere, et il y a lieu de croire qu’elle l’était: voila le citoyen.
Une femme de Sparte avait cinq Els at l'armée, et attendait des nouvelles
de la bataille. Un ilote arrive; elle lui en demande en tremblant: a Vos
cinq Hls ont été tués. - Vil esclave, t’ai-ie demandé cela? — Nous avons
gagné la victoire! » La mere court au temple, et rend grace aux dieux.
Voila la citoyenne.
Celui qui, dans l’ordre civil, veut conserver la primauté des sentiments
de la nature ne sait ce qu’il veut. Toujours en contradiction avec lui-méme,
toujours iiottant entre ses penchants et ses devoirs, il ne sera·jamais ni
homme, ni citoyen; il ne sera bon ni pour lui ni pour les autres. Ce sera
un de ces hommes de nos jours, un Francais, un Anglais, un bourgeois;
ce ne sera rien.
(1) Mourzsqurau, Esprit des lois, Preface. — L’homme, cet étre flexible,
se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres, est ega-
lement capable de connaitre sa propre nature lorsqu’on la lui montre et d'en
perdre jusqu’au sentiment lorsqu‘on la, lui dérobe.
(2) Pnarou, La République, liv. VI. - Mais de quelle maniere se prendront °
les philosophes pour tracer ce plan ? lls regarderont l`état et l’Ame de chaque
citoyen comme une toile qu’il faudra commencer par rendre nette, ce qui
n’est point aisé; car l’on pense bien qu’il y aura cette dit'l·`erence entre eux
et les Iégislateurs ordinaires qu’ils ne voudront pas s`occuper d’un Etat ou
d’un individu pour lui tracer des lois, qu’ils ne l’aient recu pur et net ou
qu’il ne soit devenu tel par leurs soins.
l
J
� l
LIVRE II. - CHAP. VII. 73
avec l’empire humain; car si celui qui commande aux
hommes ne doit pas commander aux lois, celui qui com-
mande aux lois ne doit pas non plus commander aux
hommes : autrement ses lois, ministres de ses passions, ne
f€I`8l€l’lI SOUVCIII q.1B p€I`Pé(Ll€I' SCS lI'l)l1SIlC€S; i3II'18lS HC
pourrait éviter que des vues particulieres n’alté1·assent la
sainteté de son ouvrage (1).
Quand Lycurgue donna des lois a sa patrie, il com-
- menga par abdiquer la royauté. C’était la coutume de la plu-
part des villes grecques de coniier A des étrangers l’établis-
I sement des leurs. Les républiques modernes de l’Italie lII`llIéI`€DI SOLIVCIII cet usage; celle de GCHEVC CII fit 3.l1I8I'lI ( et s’en trouva bien (a). Rome, dans son plus bel age, vit re- naitre en son sein tous les crimes de la tyrannie, et se vit préte A périr, pour avoir réuni sur les mémes tétes l’autorité , législative et le pouvoir souverain. Z (a) Ceux qui ne considérent Calvin que comme théologien connaissent I mal l’étendue de son génie. La rédaction de nos sages édits, A laquelle il eut ) beaucoup de part, lui fait autant d’honneur que son institution. Quelque révolution que le temps puisse amener dans notre culte, tant que l’8mOUf de la patrie et de la liberté ne sera pas éteint parmi nous, jamais la _ mémoire de ce grand homme ne cessera d’y etre en bénédiction. (Note du Contra! social, édition de 1762.) R. 2• Lettre de Ia Montague. —— Calvin, I sans doute, était un grand homme; mais entin c’était un homme, et, qui pis est, un théologien : il avait d’ailleu1·s tout l’orgueil du génie qui sent sa supériorité,et qui s’indigne qu’on la lui dispute. — Dmtmor, Encyclopédie (article Sociétés). — Ces ministres prétendus réformés, hommes impérieux, en voulant modeler les Etats sur leurs vues théologiques, prouvérent, de I’aveu meme des protestants sensés, qu’ils étaient aussi mauvais politiques que mauvais théologiens". ’ , (1) Pnuranoua, Préceptes pour les hommes d’Etat. — Vouloir d`abord faire soi-méme les mocurs d’un peuple et réformer celles qu‘il a, est une oeuvre aussi difftcile que périlleuse, oeuvre exigeant beaucoup de temps et une force immense; comme le vin au commencement du repas est maitrisé par le caractere des gens qui le boivent, et qu'insensiblement, A mesure qu’il s'échauffe et se méle dans leurs veines, il change le naturel des buveurs pour leur faire prendre le sien; de méme jusqu’A ce que l’homme d’Etat se soit acquis, A force de gloire et de conliance, l’autorité dont il a besoin pour conduire le peuple, il doit s’accommoder aux carac- = téres qu’il a sous la main, les approfondiret viser A les satisfaire, en sachant bien ce que le peuple goute, et par quels motifs il est naturellement enclin A se déterminer... l
� 74 DU CONTRAT SOCIAL.
Ce endant les décemvirs eux-mémes ne s’arro érent
P 8
jamais le droit de faire passer aucune loi de leur seule au-
torité. a Rien de ce que nous vous proposons,·disaient-ils
au peuple., ne peut passer en loi sans votre consentement.
Romains, soyez vous-mémes les auteurs des lois qui doi-
vent faire votre bonheur. »
Celui qui rédige les lois n’a donc ou ne doit avoir aucun
droit législatif, et le peuple meme ne peut, quand il le vou-
drait, se dépouiller de ce droit incommunicable, parce que,
selon le pacte fondamental, il n’y a que la volonté générale
qui oblige les particuliers,et qu’on ne peut jamais s’assurer
qu'une volonté particuliere est conforme a la volonté géné-
rale qu’apres l’avoir soumise aux suffrages libres du peuple:
j’ai deja dit cela; mais il n’est pas inutile de le répéter.
Ainsi l’on trouve a la fois dans l’ouvrage de la législation
deux choses qui semblent incompatibles : une entreprise
au-dessus de la force humaine, et, pour l’exécuter, une au-
torité qui n’est rien.
Autre difficulté qui mérite attention. Les sages qui veu-
lent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n’en
sauraient étre entendus. Or il y a mille sortes d’idées qu'il
est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les
vues trop générales et les objets trop éloignés sont égale-
ment hors de sa portée : chaque individu, ne goutant
d’autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte a
son intérét particulier (1), apergoit difficilement les avan-
(x) Monrssovmu, Esprit des Lois, liv. XXIX, chap. xxx, ons LEGISLATBURS.
—· AHSIOIB voulait S8IlSf8ll'C IHDIGI S8 i3l0�Sl¢ contre Pl8IOl’l et IBIIIGI S8.
passion pour Alexandre; Platon était indigné contre la tyrannie du peuple
d’Athenes; Machiavel était plein de son idole,le duc de Valentinois; Thomas
More, qui parlait plutot de ce qu'il avait lu que de ce qu'il avait pensé,
voulait gouverner tous les Etats avec la simplicité d'une ville grecque; Ar-
rington ne voyait que la République d‘Angleterre, pendant qu'une foule
d’écrivains trouvaient le désordre partout ou ils ne voyaient point la cou-
ronne. Les lois rencontrent toujours les passions et les préjugés du législa-
teur; quelquefois elles passcnt au travers et s’y teignent, quelquefois elles
y ICSYCDI et Siy lDCOI'pOI'CI1t.
� LIVRE II.- CHAP. VII. 75
tages qu'il doit retirer des privations continuelles qu`impo·
sent les bormes lois. Pour qu°u¤ peuple naissant put goflter lcs
saines maximes de la politique et suivre les regles fondamen-
tales de la raison d’Etat, il faudrait que l’efi`et put devenir
la cause; que l'esprit social, qui doit étre l'ouvrage de l’in·
stitution, présidat a l’institution méme; et que les hommes
fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles( i).
Ainsi donc le législateur ne pouvant employer ni la force
[ ni le raisonnemcnt, c'est une nécessité qu’il recourc E1 une
autorité d’un autre ordre, qui puisse entrainer sans violence
et persuader sans convaincre.
Voila ce qui forca de tout temps les péres des nations de
recourir a l’interven_tion du ciel et d’honorer les dieux de
leur propre sagesse, afin que les peuples, soumis aux lois de
l’Etat comme a celles de la nature, et reconnaissant le méme
pouvoir dans la formation de l’homme et dans celle de la
cité., obéissent avec liberté, et portassent docilement le joug
de la félicité publique (2).
Cette raison sublime, qui s‘éléve au·dessus de la portée
des hommes vulgaires, est celle dont le législateur met les
(1) Purrox, La République, liv. VII. — Le législateur ne doit point se
proposer pour but la félicité d’un certain nombre de citoyens it l’cxclusion
des autres, mais la félicité de tous; dans cette vue il doit tenir tous les
citoyens dans les memes intéréts, les engageant par la persuasion ou par
l’autorité A se faire part les uns les autres des avantages qu’ils sont en
état de rendre dans la communauté, et en formant avec soin de pareils
citoyens il ne prétend pas leur laisser la liberté de faire de leurs facultés tel
usage qu’il leur plaira, mais se servir d’eux pour fortifier le lien de l‘Etat...
(2) Bossuzr, Politique tirée de l’Ecriturc, liv. I. Art. 6, VI• Proposition.
-—llfaut remarquer que Dieu n’avait pas besoin du consentement des
hommes pour autoriser sa loi, parce qu’il est leur créateur, qu’iI peut les
obliger a ce qui lui plait et toutefois pour rendre la chose plus solennelle et
plus ferme, il les oblige a la loi par un traité expres et volontaire (celui
propose par Moise au peuple d’Israel).
VII- Proposition. La rox usr ceases nom use oiuoma mvms. - Le .
peuple ne pouvait s'unir en sci-meme par une société inviolable si le
traité n’en était fait dans son fond en présence d‘une puissance supérieure
telle que celle de Dieu... C’est pourquoi tous les peuples ont voulu donner
in leurs Iois une origine divine, et ceux qui ne l’ont pas eu ont feint de
I’avoir. Minus se vantait d’avoir appris de Jupiter les lois qu’il donne a ceux
de Crete ; ainsi Lycurgue, ainsi Numa... (et Platon dans sa République).
� 76 DU CONTRAT SOCIAL.
décisions dans la bouche des immortels, pour entrainer par
l’autorité divine ceux que ne pourrait ébranler la prudence
humaine (a). Mais il n’appartient pas a tout homme de faire
parler les dieux, ni d’en étre cru quand il s’annonce pour
étre leur interpréte. La grande ame du législateur est le
seul miracle qui doit prouver sa mission. Tout homme peut
graver des tables de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre
un secret commerce avec quelque divinité, ou dresser un
oiseau pour lui parler a l’oreille, ou trouver d’autres moyens
grossiers d’en imposer au peuple. Celui qui ne saura que
cela pourra meme assembler par hasard une troupe d’in-
senses; mais il ne fondera jamais un empire, et son extra-
vagant ouvrage périra bientot avec lui. De vains prestiges
forment un lien passager; il n’y a que la sagesse qui le
rende durable. La loi judaique, toujours subsistante, celle
de l’enfant d’Ismaél qui, depuis dix siécles, régit la moitié
du monde, annoncent encore aujourd’hui les grands
hommes qui les ont dictées; et tandis que l’orgueilleuse
philosophic ou l’aveugle esprit de parti ne voit en eux que
d’heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs
institutions ce grand et puissant génie qui préside aux éta-
blissements durables.
Il ne faut pas, de tout ceci, conclure avec Warburton
que la politique et la religion aient parmi nous un objet
commun, mais que, dans l’origine des nations, l’une sert
d’instrument a l’autre (t).
(a) it E veramente, dit Machiavel, mai non fit alcuno ordinatore di leggi
a straordinarie in un popolo, che non ricorresse a Dio, perche altrimenti
it non sarebbero accettate; perche sono molti boni conosciuti da uno pru-
tt dentc, i quali non hanno in se ragioni evidenti da potergli persuadere ad
a altrui.» (Discorsi sopra Tito Livio, lib. I. cap. xr.) (Note du Contrat
social, édition de 1762.) Généralement tous ceux qui ont amené en un
pays secte et loi extraordinaire, ils ont toujours usé de cette convention
divine pour rendre leur cas plus vénérablc et authentique,car beaucoup de
bonnes choses qu’un homme sage connoist estre tellcs, toutcs fois ne les
S§8.�I'OII-ll SOUVCDC dOI'DCI' ¢IlICDdI‘C 8.1X autres, pa? I‘RlSODS éVld¢’1I¢S
(traduction de Gohory. Paris, Robert le Mangnier, t57t).
(t) Wsnnuaros, Dissertation 14. — Les violences mutuelles, dont les
� LIVRE II. — CHAP. VIII. yy
CHAPITRE VIII
DU PEUPLE
Comme, avant d’élever un grand édiiice, l’architecte
observe et sonde le sol pour voir s’il en peut soutenir le
poids, le sage instituteur ne commence pas par rédiger de
bonnes lois en elles-mémes, mais il examine auparavant si
le peuple auquel il les destine est propre a les supporter.
C’est pour cela que Platon refusa dc donner des lois aux
AI`C8diCI`lS CI 3.LlX CyI‘éI'!lCl’1S, S8Ci'l3.l’lIZ ql.1C CCS (ICLIX pCl1pl€S
étaient riches et ne pouvaient soulfrir l’égalité : c‘est pour
cela qu’on vit en Crete de bonnes lois et de méchants
hommes, parce que Minos n’avait discipliné qu’un peuple
chargé de vices.
Mille nations ont brillé sur la terre, qui n`auraient jamais
pu souffrir de bonnes lois; et celles méme qui l’auraient pu
progrés rendirent entin 1'état de nature insupportable,furentl’efiet de l'égalité
qui régnait naturellement entre les hommes. La société civile en fut le
reméde, mais cette égalité, source du mal, n’en permit le reméde qu’en
consequence de la volonté et du consentement libre de chaque particu-
lier dont la parole fut le seul garant de Vengagement qu’ils contractaient,
faible garant dont on tachait par consequent d’augmenter la sureté en tant
qu’il était possible dans les circonstances d’une égalité générale et parfaite
et dans ces circonstances rien ne pouvait en augmenter la force que la
religion. On introduisit donc le serment comme la sureté des conventions
humaines et le serment est une espéce d’appel fait A Dieu, dont la provi-
dence veille sur les actions des hommes,qui approuve et recompense le bien
et qui condamne et punit le mal.Choses qui supposent l’existence d’un Dieu,
sa providence et une ditférence essentielle entre le bien et le mal antérieure
2-1 tous les décrets humains.
Bossusr, Politique tirée de I`li`criture sainte, liv. V, art. 4. Des lois.
I*• Proposition. - it Il faut joindre des lois au gouvernement pour le
mettre dans sa perfection. »
II• Proposition.- Toutes ces lois sont fondées sur la premiere de toutes
les lois qui est celle de la nature, c'est-a-dire sur la droite raison et sur
Péquité naturelle. Les lois doivent régler les choses divines et humaines,
publiques et particulieresn.
Il faut donc avant toutes choses régler le culte de Dieu, ensuite viennent
les préceptes qui regardent la société... Tel est l’ordre général de toute légis-
lation.
� n’ont eu, dans toute leur durée, qu’un temps fort court
pour cela. La plupart des peuples,‘ainsi que des hommes (1), ne sont dociles que dans leur jeunesse; ils deviennent incorrigibles en vieillissant (2).Quand une fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c’est une entreprise dangereuse et vaine de vouloirles réformer(3); le peuple ne peut
PES II1éIIl€ SOl1ifI`lI` qLl’OD IZOlJCi’l€ H SCS II13.l.1X p0l.1I` ICS
détruire, semblable à ces malades stupides et sans courage qui frémissent à l’aspect du médecin (4).
Ce 1’l’CS|Z p&S qllé, COIIIITIC qLl€lql.1€S I’l’I8.l&dlCS bOl.1lCV€I‘·· sent la tête des hommes et leur otent le souvenir du passé, il ne se trouve quelquefois dans la durée des Etats des époques violentes ou les révolutions font sur les peuples ce que certaines crises font sur les individus (5), ou l’horreur du
(1) Cette Iecon est celle de I’édition publiée A Geneve en 1782, et toujours reproduite depuis. L’édition originalc de r762 portait : Les peuples, ainsi
que les hommes.
(2)MACHIAVEL, Discours sur Tite Live, liv. I, chap.’xv1r.- Ilest A présupposer comme chose tres véritable que si un pals accoustumé de vivre sous un Prince,vient une fois A secouer son lien, combien qu’il tue son Roy et qu’autant en face de tout le sang Royal, ce nonobstant jamais ne demourera ne tant ne quant en cest estat, s’i1 ne se leve un Roy meme qui defface l’autre.
Pnuraiiqus, A un prince ignorant. — Platon avait été invite par les thabitants de Cyrene A leur laisser des lois écrites de sa main et A régler Vadministration de leur république. Mais il s’en défendit en disant qu’iI était difficile, dans l’état de prospérité ou vivaient les Cyrénéens, de rédiger des lois pour eux.
(3) Antsrors, Politique, liv. IV, chap. 1. — En politique, il n’est pas moins difficile de reformer un gouvernement que de le créer, de meme qu`il est plus malaisé de désapprendre que d’apprendre pour la premiere fois...
(4) R. Emile, liv. I. — Quand on veut renvoyer au pays des chimeres, on nomme l‘institution de Platon : si Lycurgue n’e•1t mis la sienne que par écrit, je la trouverais bien plus chimérique. Platon n’a fait qu’épurer le ctzur de I’homme; Lycurgue l’a dénaturé. L’institution publique n’existe plus, et ne peut plus exister, parce qu’ou il n’y a plus de patrie, il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces deux mots patrie et citoyen doivent etre effacés des langues modernes. J’en sais bien la raison, mais je ne veux pas la dire; elle ne fait rien à mon sujet.
(5) R. Réponse au roi de Pologne. — Il n’y a qu’un pas du savoir A l’ignorance, et l’a1ternative de I’un A l’autre est fréquente chez les nations; mais on n’a iamais vu de peuple une fois corrompu revenir A la vertu. En vain vous prétendriez détruire les sources du mal, en vain vous oteriez les aliments de la vanité, de l’oisiveté et du luxe, en vain meme vous rameneriez I LIVRE ll. — CHAP. Vlll. 79 passé tient lieu d’oubli,et ou l’Etat, embrasé par les guerres civiles, renait pour ainsi dire de sa cendre, et reprend la vigueur de la jeunesse en sortant des bras de la mort. Telle fut Sparte au temps de Lycurgue, telle fut Rome aprés les Tarquins, et telles ont été parmi nous la Hollande et la Suisse apres Pexpulsion des tyrans. Mais ces événements sont rares; ce sont des exceptions dont la raison se trouve toujours dans la constitution parti- culiere de l’Etat excepté. Elles ne sauraient meme avoir lieu deux fois pour le méme peuple : car il peut se rendre libre tant qu’il n’est que barbare, mais il ne le peut plus quand le ressort civil est usé. Alors les troubles peuvent le détruire sans que les révolutions puissent le rétablir; et, sitot que ses fers sont brisés`, il tombe épars et n’existe plus: il lui faut désormais un maitre et non pas un libérateur. Peuples libres, souvenez-vous de cette maxime : <¢ On peut acquérir la liberté, mais on ne la recouvre iamais. » La jeunesse n’est pas l’enfance. Il est pour les nations comme pour .les hommes un temps de jeunesse, ou, si l’on veut, de maturité ( 1), qu’il faut attendre avant de les soumeme a des lois : mais la maturité d’un peuple n’est pas toujours facile a connaitre; et, si on la prévient, l’ouvrage est man- qué. Tel peuple est disciplinable en naissant, tel autre ne l’est pas au bout de dix siecles. Les Russes ne seront jamais vraiment policés, parce qu’ils Pont été trop t6t. Pierre avait , le génie imitatif; il n’avait pas le vrai génie, celui qui crée O et fait tout de rien. Quelques-unes des choses qu’il fit étaient bien, la plupart étaient déplacées. Il a vu que son peuple les hommes a cette premiere égalité conservatrice de l’innocence et source de toute vertu: leurs cozurs une fois gates le seront toujours; il n’y a plus de n remede, a moins de quelque grande révolution, presque aussi a craindre que r le mal qu’elle pourrait guérir et qu‘i1 est blémable de désirer et impossible de prévoir. (1) Cette legon est celle de Pédition publiée en 1y82. Celle de I762 portait Simpiéménl Z C3! PORT IE5 IIGHOHS COMING PORT les h0Mm¢3 U2! {BMP.! dc Mdfllfifé. Les IDOIS qlli COHIHICIICCIII le p3!‘8gl'&ph8 {Ld j8|l!!¢$38 h’¢3t Pd! Pcnfance, ne se trouvent pas dans le texte primitii`. -
�
était barbare, il n’a point vu qu’il n’était pas mur pour la
police; il l’a voulu civiliser quand il ne fallait que l’aguerrir. Il a d’abord voulu faire des Allemands, des Anglais,
quand il fallait commencer par faire des Russes : il a em-
péché ses sujets de devenir jamais ce qu’ils pourraient étre,
en leur persuadant qu’ils étaient ce qu’ils ne sont pas. C’est
ainsi qu’un précepteur francais forme son éléve pour briller
au moment de son enfance, et puis n’&tre jamais rien. L’em—
pirede Russie voudra subjuguer l’Europe, et sera subju·
gué lui-méme. Les Tartares, ses sujets ou ses voisins,devien-
dront ses maitres et les notres : cette révolution me parait
infaillible. Tous les rois de l’Europe travaillent de concert
a l’accélérer. I
CHAPITRE IX
DU PEUPLE
(Suite.)
Comme la nature a donné des termes a la stature d’un homme bien conformé, passé lesquels elle ne fait plus que des géants ou des nains, il y a de méme, eu égard a la meilleure constitution d’un Etat, des bornes a l’étendue qu’il peut avoir, aiin qu’il ne soit ni trop grand pour pouvoir étre bien gouverné, ni trop petit pour pouvoir se maintenir par lui-méme. Il y a dans tout corps politique un maximum de force qu’il ne saurait passer, et duquel souvent il s’éloigne a force de s’agrandir. Plus le liensocial s’étend, plus il se relache; et, en général, un petit Etat est proportionnelle- ment plus fort qu’un grand. Mille raisons démontrent cette maxime. Premiérement, l’administration devient plus pénible dans les grandes dis- tances, comme un poids devient plus lourd au bout d’un plus grand levier. Elle devient aussi plus onéreuse a mesure que les degrés se multiplient : car chaque ville a d’abord la sienne, que le peuple paye; chaque district la sienne, encore
� LIVRE II. — CHAP. IX. St `
payéii pal' le p€LlplC7, €I'lSl1iIC Cl”l8qLl€ pI`OVll`1C€, pUlS les grands
gOUV€I'l'1€lTlCl'lIS, les satrapies, l€S VlCC-I'Oy3l1iCéS, qlllll f&LlI
tOUi0IJI`S p&y€l` PILIS Cl1€I' S. IHCSUTC qLl’0Il IIIOIIIC, et IOLli0l1I'S
aux dépens du malheureux péuple; enfin vient l’adminis-
tration Sl1PI`él'I'l€, éCI`&S€ IOIJI. TRUE de surcharges éPUl•
sent continuellement les suiets : loin d’étre mieux gouvernés
par tous ces dilférents ordres, ils le sont bien moins que s’il _
n’y en avait qu’un seul au·dessus d’eux. Cependant a peine
l FCSIC-I·ll des FCSSOUFCCS p0l.lI` l€S CRS extraordinaires; et,
quand il y faut recourir, l’Etat est toujours a la veille de sa
ruine.
Ce l'1’€SI PHS IOUI Z HOD S€L1l€I1’1Cl`l[ le g0LlV€l`l‘l€II1€IlI 3 .
moins de vigueur et de célérité pour faire observer les lois,
, empécher les vexations, corriger les abus, prévenir les en-
l treprises séditieuses qui peuvent se faire dans des lieux
l , . , . . .
‘ eloignes; mats le peuple a moms d’aii`ect1on pour ses chefs,
qlllll DC VOlI l8I`1'18lS, POIJY l3’p3II`l€, est H SCS YCUX COITIITIC
le monde, et pour ses concitoyens, dont la plupart lui sont
étrangers (1). Les memes lois ne peuvent convenir a tant de e
(t) Amsrorz, Politique, liv. IV, chap. tv. Dt: oouvzamtxanr mnratr. -—
Les premiers éléments qu‘exige la science politique ce sont les hommes
avec le nombre et les qualités naturelles qu‘iIs doivent avoir, le sol avec
l’étendue et les propriétés qu’il doit posséder...
On croit vulgairement qu‘un Etat, pour etre heureux, doit étre vaste...
' Pourtant, il faut bien moins regarder au nombre qu’a la puissance. Tout —
Etat a une tache a remplir, et celui·la est le plus grand qui peut le mieux
s‘acquitter de sa tache. . .
Les faits sont la pour prouver qu’i1 est tres difficile, et peut-étre impos-
sible, de bien organiser une cité trop peup1ée... et le raisonnement vient
ici a l‘appui de l`observation. La loi est Yétablissemeut d’un certain ordre;
de bonnes Iois produisent nécessairement le bon ordrc, mais l’ordre n'est
i pas possible dans une trop grande multitude...
Trop petite (la cité), elle ne peut suffire a ses besoins, ce qui est cepen-
dant une condition essentielle dc la cité; trop étendue, elle y sufiit,non plus
comme cité, mais comme nation; il n`y a presque plus la de gouvernement
possible. Au milieu de cette itnmense multitude, quel général se ferait en-
tendre? quel Stentor y servirait de crieur public ?...
Pour juger les affaires litigieuses, pour respecter les fonctions suivant
. le mérite, il faut que les citoycns se connaissent et s’apprécient mutuelle—
ment".
On peut donc avancer que la iustc proportion pour le corps politique est
6
� 82 DU CONTRAT SOCIAL.
provinces diverses qui ont des moeurs différentes, qui vivent
sous des climats opposés., et qui ne peuvent souffrir la
meme forme de gouvernement. Des lois différentes n’en-
gendrent que trouble et confusion parmi des peuples qui,
vivant sous les memes chefs et dans une communication
continuelle, passent ou se marient les uns chez les autres,
et, soumis a d’autres coutumes, ne savent jamais si leur
patrimoine est bien a eux. Les talents sont enfouis, les
vertus ignorées, les vices impunis, dans cette multitude
d’hommes inconnus les uns aux autres,que le siege de l’ad-
ministration supreme rassemble dans un meme lieu. Les
chefs, accablés d’ali"aires, ne voient rien par eax-memes;
i des commis gouvernent l’Etat. Enfin les mesures qu’il faut
prendre pour maintenir l’autorité générale, at laquellc tant `
d’ofHciers éloignés veulent se soustraire ou en imposer,
absorbent tous les soins publics; il n’en reste plus pour le
bonheur du peuple; a peine en reste-t-il pour sa defense au
besoin, et c’est ainsi qu’un corps trop grand pour sa consti-
tution s’afl`aisse et périt écrasé sous son propre poids.
D’un autre ceté., l’Etat doit se donner une certaine base
pour avoir de la solidité, pour résister aux secousses qu’il
ne manquera pas d’éprouver., et aux efforts qu’il sera con-
traint de faire pour se soutenir : car tous les peuples ont une
espece de force centrifuge par laquellc ils agissent conti-
nuellement les uns contre les autres, et tendent a s’agrandir
aux dépens de leurs voisins, comme les tourbillons de Des-
cartes. Ainsi les faibles risquent d’etre bientet engloutis; et
nul ne peut guere se conserver qu’en se mettant avec tous
dans une espece d’équilibre qui rende la compression par-
tout a peu pres égale.
` On voit par la qu’il y a des raisons de s‘étendre et des
raisons de se resserrer; et ce n’est pas le moindre talent du
évidemmcnt la plus grande quantité possible de citoyens capables de satis-
faire aux besoins de leur existence, mais point assez nombreux, cependant,
pour se soustraire it une facile surveillance.
� LIVRE II. — CHAP. X. 83
politique de trouver entre les unes et les autres la propor-
tion la plus avantageuse a la conservation de l’Etat. On
PCUI dire en général que les premieres, n’étant qu’extérieures
et relatives, doivent étre subordonnées aux autres, qui sont
internes et absolues. Une saine et forte constitution est la
premiere chose qu’il taut rechercher; et l’on doit plus comp-
ter sur la vigueur qui nait d’un bon gouvernement que sur
les ressources que fournit un grand territoire.
Au reste, on a vu des Etats tellement constitués, que la
nécessité des conquetes entrait dans leur constitution meme,
et que, pour se maintenir, ils étaient forcés de s’agrandir
sans cesse (1). Peut-étre se félicitaient·ils beaucoup de cette
heureuse nécessité, qui leur montrait pourtant, avec le terme
de leur grandeur, l’inévitable moment de leur chute.
CHAPITRE X
nu PEUPLE
` (Suite.)
On peut mesurer un corps politique de deux manieres :
savoir, par l’étendue du territoire, et par le nombre du peuple;
- et il y a, entre l’une et l’autre de ces mesures, un rapport
( convenable pour donner a l’Etat sa véritable grandeur (2). Ce sont les hommes qui font l’Etat, et c’est le terrain qui nourrit les hommes : ce rapport est done que la terre suffise ( a Pentretien de ses habitants, et qu’il y ait autant d’habitants que la terre en peut nourrir. C’est dans cette proportion que se trouve le maximum de force d’un nombre donné de peuple ; car s’ily a du terrain de trop, la garde en est onéreuse, ) la culture insuiiisante, le produit superiiu : c’est la cause (1) Moxrzsquxzu, Grandeur et décadence des Remains, ch. 1x. - Rome était faite pour s’ag1·andir et ses lois étaient admirables pour cela. ' (2) A1us·ro·rs, Politique, liv. IV, chap. iv. La perfection pour l’Etat, sera nécessairement de réunir a une iuste étendue, un nombre convcnable de citoyens. I l
� 84 DU CONTRAT SOCIAL.
prochaine des guerres défensives; s’il n’y en a pas assez,
l’Etat se trouve pour le supplement a la discrétion de ses
voisins : c’est la cause prochaine des guerres offensives.
Tout peuple qui n’a, par sa position, que’l’alternative entre
le commerce ou la guerre, est faible en lui-méme; il dépend
dc ses voisins, il dépend des événements; il n’a jamais
qu’une existence incertaine et courte. Il subjugue et change
de situation., ou il est subjugué et n’est rien. Il ne peut se
conserver libre qu’a force de petitesse ou de grandeur.
On ne peut donner en calcul un rapport iixe entre l’éten-
due de terre et le nombre d’hommes qui se sufiisent l’un a
l’autre, tant at cause des différences qui se trouvent dans les
qualités du terrain, dans ses degrés de fertilité, dans la
nature de ses productions, dans l’influence des climats, que
de celles qu’on remarque dans les tempéraments de s hommes
qui lcs habitent, dont les uns consomment peu dans un
pays fertile, les autres beaucoup sur un sol ingrat. Il faut
encore avoir égard a la plus grande ou moindre fécondité
des femmes, a ce que le pays peut avoir de plus ou moins
favorable a la population, a la quantité dont le législateur
peut espérer d’y concourir par ses établissements, de sorte
qu’il ne doit pas fonder son jugement sur ce qu’il voit, mais
sur ce qu’il prévoit, ni s’arréter autant a l’état actuel de la
population qu’a celui ou elle doit naturellement parvenir.
Eniin il y a mille occasions ou les accidents particuliers du
lieu exigent ou permettent qu‘on embrasse plus de terrain
qu’il ne parait nécessaire. Ainsi l’on s’étendra beaucoup
dans un pays de montagnes, ou les productions naturelles,
savoir, les bois, les paturages, demandent moins de travail,
ou l’expérience apprend que les femmes sont plus fécondes
que dans les plaines, et ou un grand sol incliné ne donne
qu’une petite base horizontale, la seule qu’il faut compter
pour la végétation. Au contraire, on peut se resserrer au
bord de la mer, meme dans des rochers et des sables presque
stériles, parce que la péche y peut suppléer en grande par-
I
� V I
I LIVRE Il. -- CHAP. X. 85
tie aux productions de la terre, que les hommes doivent étre
plus rassemblés pour repousser les pirates, et qu’on a d’ail-
i leurs plus de facilité pour délivrer le pays, par les colonies,
Y des habitants dont il est surchargé.
A ces conditions pour instituer un peuple, il en faut `
I &iOLlI€I` LIHC DC PCD! suppléer it I1l1ll€ 8l1tI`€, mais S8I'1S
laquelle elles sont toutes inutiles : c’est qu’on jouisse de
l’abondance et de la paix (1 ) ; car le temps ou s’ordonne un Etat
est, comme celui ou se forme un bataillon, l’instant ou le
1 corps est le moins capable de résistance et le plus facile a
' détruire (2). On résisterait mieux dans un désordre absolu
, que dans un moment de fermentation, ou chacun s’occupe de
j son rang et non du péril. Qu’une guerre, une famine, une
sédition survienne en ce temps de crise, l’Etat est infaillible-
IDCHI I`€I'lV€I`Sé.
Ce n’est pas qu’il n’y ait beaucoup de gouvernements
établis `durant ccs Ofagcs; mais alors cc sont ccs g0uVc1‘nc·
ments mémes qui détruisent l’Etat. Les usurpateurs aménent
0�_ChOlSiSS€l'lI IOUiOl1l`S CCS {CHIPS de trouble pOLlI' f3il'€ pas-
_ (t) Pwuuquz, Préceptes pour Ie: hommes d’E:`tat. — Quels sont, pour un
Etat, les biens les plus désirables? C’est la paix, la 1iberté,l’abondance, une
riche population, enfin la concorde... .
De méme que les incendies ne commencent pas d‘ordinaire dans les
temples et dans les édifices publics, de méme que c’est une lampe négligée
dans une maison, un peu de paille allumée qui fait éclater un grand em-
, bi-asement et cause un désastre general; de meme ce ne sont pas toujours
des rivalités ayant trait a la chose publique qui, dans les villes, allument les
séditions. Bien souvent des querelles privées, des griefs personnels, pren-
nent un caractere personnel, et voila une ville entiere bouleversée. Pour
l'homme d’Etat, il est intéressant par-dessus tout de remédier a de telles
inimitiés et de les prévenir...
Les débats privés en déterminent de généraux.
(2) R. Gouvernement de Pologne, chap. xv. — Voila mon plan suftisam-
ment esquissé, ie m`arréte. Quel que soit celui qu’on adoptera, I’on ne doit
pas oublier ce que i’ai dit dans le Contra! social de l’état de faiblesse et
d’anarchie ou se trouve une nation tandis qu’elle établit ou réforme sa
constitution. Dans ce moment de désordre et d’effervescence elle est hors
d’état de faire aucune résistance, et le moindre choc est capable de tout ren-
verser. ll importe donc de se ménager a tout prix un intervalle de tranquil-
lité durant lequel on puisse sans risque agir sur soi-méme et rajeunir sa
constitution.
w
� 86 DU CONTRAT SOCIAL. i
ser, A la faveur de l’effroi public, des lois destructtves, que
le peuple n’adopte1·ait jamais de sang-froid. Le choix du
moment de l’institution est un des caractéres les plus surs
par lesquels on peut distinguer l’0euvre du législateur d’avec
O
celle du tyran.
Quel peuple est donc propre A la législation? Celui qui,
se trouvant déja lié par quelque union d‘origine, d’intérét
ou de convention, n’a point encore porté le vrai joug des
lois; celui qui n’a ni coutumes, ni superstitions bien enra-
cinées; celui qui ne craint pas d’étre accablé par une inva-
sion subite; qui, sans entrer dans les querelles de ses voi-
sins, peut résister seul A chacun d’eux, ou s’aider de l’un
pour repousser l’autre; celui dont chaque membre peut étre
connu de tous, et ou l’on n’est point forcé de charger un
homme d’un plus grand fardeau qu’un homme ne peut por-
ter; celui qui peut se passer des autres peuples, et dont tout
autre peuple peut se passer(a); celui qui n’est ni riche ni
pauvre, et peut se sufiire A lui-méme (1); eniin celui qui
réunit la consistance d’un ancien peuple avec la docilité
d’un peuple nouveau. Ce qui rend pénible l’ouvrage de la
législation est moins ce qu’il faut établir que ce qu’il faut dé-
truire; et ce qui rend le succes si rare, c’est l’impossibi-
lité de trouver la simplicité dc la nature iointe aux besoins
de la société (2). Toutes ces conditions, il est vrai, se trou-
(a) Si de deux peuples voisins l’un ne pouvoit se passer de l’autre, ce
serait une situation tres dure pour le premier, et tres dangereuse pour le
second. Toute nation sage, en pareil cas, s`efforcera bien vite de délivrer
l’autre de cette dépendanee. La république de Thlascala, enclavée dans
l’empire du Mexique, aima mieux se passer de sel que d'en acheter des
Mexicains, et meme que d'en accepter gratuitement. Les sages Thlascalans
virent le piege caché sous cette libéralité. [ls se conservérent libres; et ce
petit Etat, enfermé dans ce grand empire, fut enlin l’instrument de sa
ruine. (Note du Contrat social, édition de 1762.)
(1) R. Nouvelle Héloise, part. V, let. 11. — C’est en lui (l’homme des
champs) que consiste la véritable prospérité d’un pays, la force et la
grandeur qu’un peuple tire de lui-meme, qui ne dépend en rien des autres
I18tlOllS, DC COIl{I‘&ll'lI i&m8iS d`8II3ql.I¢1' POUF SC soutenir BI dOl'll'lC l¢S
plus stirs moyens de se défendre.
(2) R. Nouvelle Héloise, part. V, let. tu. - Tout concourt au bien commun
� LIVRE II. - CHAP. XI. ` 87
vent difficilement rassemblées : aussi voit-on peu d’Etats
bien constitués.
Il est encore en Europe un pays capable de législation :
c’est l’i`le de Corse. La valeur et la constance avec laquelle
ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté méri-
teraient bien que quelque homme sage lui apprit a la con-
server. J ’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite ile
étonnera l’Europe (1).
CHAPITRE XI
DES DIVERS svsrfzmzs DE Léc1sLA"r¤oN
Si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus
grand bien de tous, qui doit étre la fm de tout systeme de
législation, on trouvera qu’il se réduit a deux objets princi-
paux : la liberté et l’égalité; la liberté, parce que toute
dépendance particuliére est autant de force otée au corps de
l’Etat; l‘égalité, parce que la liberté ne péut subsister sans
elle.
J’ai déja dit ce que c’est que la liberté civile : a l’égard
de l’égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés
de puissance et de richesse soient absolument les mémes;
mais que, quant a la puissance, elle soit au-dessous de toute
violence, et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des
lois; et, quant a la richesse, que nul citoyen ne soit assez
opulent pour en pouvoir acheter un -autre, et nul assez
dans Ie systéme universel. Tout homme a sa place assignee dans Ie meilleur
ordre des choses Q $,8glI de fl'0UV¢1' cette place CI dc IIC PBS pCI'VCI'IlI' CBI
0rd(Il(l•F`né¤énrc II, Anti-Machiavel, chap. xx. -Les Corses sont une poignée
l d’hommes aussi braves et aussi délibérés que ces Anglais;on ne les dompte- rait, je crois, que par la prudence et la bonté. Pour maintenir la souve- raineté de cette ile il me parait d’une nécessité indispensable de désarmer les habitants et d`adoucir les moeurs. Je dis, cn passant, et a l’occasion des COTSCS, QUC POI`! PCI]! V0il' P3.? l¢ul' CXCITIPIC ql1Cl C0l1I‘8gC, qlléuc VCTIU donne aux hommcsl’amour de la liberté, et qu’il est dangercux et injustc de Yopprimer.
� 88 DU CONTRAT SOCIAL. .
p3.L1VI‘€ pOLlI‘ étI'€ COi'1tl`3i¤t de SC vendre (G)! CC qui SuppOS€,
du coté des grands, moderation de biens et de crédit, et, du
coté des petits, modération d’avarice et de convoitise (1).
Cette égalité, disent-ils, est une chimere de spéculation
qui ne peut exister dans la pratique (2). Mais si l’abus est iné-
(a) Voulez·vousdonc dormer A l’Etat de la consistance,rapprochez les degrés
extremes autant qu’il est possible; ne souffrez ni des gens opulents ni des
gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes
au bien commun; de l‘un sortent les fauteurs de,la tyrannie, et de l'autre les
tyrans : c’est touiours entre eux que sc fait le trafic de Ia liberté publique;
l’un l`achete, et l’autre la vend. (Note du Contrat social, édition de 1762.)
(i) R. g• Lettre de Ia Montagne. — Dans la plupart des Etats, les trou-
bles internes viennerit d‘une populace abrutie et stupide, échauffée d'abord
par d’insupportables vexations, puis ameutée en secret par des brouillons
adroits, revetus de quelque autorité qu’ils veulent étendre... Est·ce dans ces
deux extremes, l’un fait pour acheter, 1‘autre pour se vendre, qu’on doit
chercher l’amour de la justice et des lois? C‘est par eux toujours que l’Etat
dégénere : le riche tient la loi dans sa bourse, et le pauvre aime mieux du
pain que la liberté. ll sufiit de comparer ces deux partis pour juger lequel
doit porter aux lois la premiere atteinte.
Amsrorz, Politique, liv. VI, chap. x. — Un premier principe général
s’applique a tous les gouvernements ztoujours la portion de la cité qui
veut le maintien des institutions doit etre plus forte que celle qui en veut le
renversement... ·
Partout ou la multitude des pauvres a la supériorité, la démocratie s’éta—
blit naturellement avec toutes ses combinaisons diverses...
Partout ou la classe riche et distinguée l’emporte plus en qualité qu’elle
ne le cede en nombre, l‘oligarchie se constitue de la meme maniére avec
toutes ses nuances...
Mais le législateur ne doit jamais avoir en vue que ia moyenne propriété.
S’il fait des lois oligarchiques, c’est a elle qu‘il doit penser; s’il fait des
lois démocratiques c’est encore elle qu’i1 doit ranger a ces lois... La consti-
tution n’est solide que la ou la classe moyenne l’emporte en nombre sur les
deux classes extremes ou du moins sur chacune d’elles.
L’arbitre est la classe intermédiaire. ' L’ambition des riches a ruiné plus d’Etats que l`ambition des pauvres.
Presque tous les législateurs, meme de ceux qui ont voulu fonder des gouvernements aristocratiques, ont commis des erreurs a peu pres égales; d`abord,en accordant trop aux riches, puis en trompant les classes infé- rieures. (2) R. li'mile,1iv.IV. -— Il y a dans l’état de nature une égalité de fait réelle et indestructible, parce qu‘il est impossible dans cet état que la seule difference d’homme a homme soit assez grande pour rendre l’un dependant de l’autre. Il y a dans l’état civil une égalité de droit chimérique et vaine, parce que les moyens destinés a la maintenir servent eux-memes a la détruire, et que la force publique ajoutée au plus fort pour opprimer le faible rompt l’espece d’équilibre que la nature avait mis entre eux. De cette l r ° l l l 1 J
� vitable, s’ensuit-il qu’il ne faille pas au moins le régler ? C’est précisément parce que la force des choses tend touiours à détruire l'egalité, que la force de la legislation doit toujours tendre A la maintenir.
Mais ces objcts genéraux de toute bonne institution doivent étre modifies en chaque pays par les rapports qui naissent tant de la situation locale que du caractére des 1 habitants, et c’est sur ces rapports qu’il faut assigner à chaque peuple un systéme particulier d’institution, qui soit le meilleur, non peut-etre en lui-meme, mais pour l’Etat A auquel il est destiné(t). Par exemple, le sol est-il ingrat et , SIéI’ll€, OLI le PHYS {FOP S€I`I`é pOLll` l€S h8biI3IlIS? I0l1I`I`l€Z- vous du coté de l’industrie et des arts, dont vous echan— 1 g€I`€Z les pI`0dl1CIlOI`1S contre ICS d€I1I’é€S VOLIS I`I’l8.l’1·· 1 qLlCl’lI (2). Au contraire occupez vous des riches plaines et
premiere contradiction découlent toutes celles qu’on remarque dans l’ordre civil entre l'apparence et la réalité. Toujours la multitude sera sacrifiée au petit nombre, et l’intérét public A l’intérét particulier; toujours ces noms spécieux de justice et de subordination serviront d’instruments A la violence l et d’armes A l‘iniquité : d`oi1 il suit que les ordres distingues qui se pré- tendent utiles aux autres ne sont en eifet utiles qu’A eux-memes aux dépens des autres; par oi: l’on doit juger de la consideration qui leur est due selon la iustice et selon la raison. I
(r) Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XIX, chap. v. — C’est au législateur V A suivre l’esprit de la nation lorsqu’il n‘est pas contraire aux principes du gouvernement, car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons l librement et en suivant notre génie naturel. _ Qu‘on donne un esprit de pedanterie A une nation naturellement gaie, l’Etat n’y gagnera rien, ni pour le dedans ni pour le dehors. Laissons-lui faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieuses.
Frédéric II, Anti-Machiavel, chap. xv. — La difference des climats, des aliments et de l’éducation établit une difference totale entre des facons de vivre et dc peuser, de là vient la difference du moine italien et du Chinois lettré. Le temperament d’un Anglais profond mais hypocondre est tout A fait different du courage orgueilleux d’un Espagnol, et un Francais ’ se trouve avoir aussi peu de ressemblance avec un Hollandais que la viva- I cité du singe en a avec le tiegme d‘une tortue. ·
Les Francais ne sont occupés de nos jours qu’à suivre le torrent de la mode, à changer tres soigneusement de goits, à mépriser aujourd’hui ce qu’ils ont admire hier, à mettre l'inconstance et la legéreté à tout ce qui depend d’eux, à changer de maitresses, de lieux, d’amusements et de folie.
(2) Fnénénxc II, Anti-Machiavel, chap. xvi. — Ce ’qui serait admirable pour un grand royaume ne convient point A un petit Etat. Le luxe qui nait go DU CONTRAT SOCIAL. des coteaux fertiles; dans un bon terrain, manquez-vous d’habitants? donnez tous vos soins a l’agriculture, qui multiplie les hommes, et chassez les arts., qui ne feraient qu’achever de dépeupler le pays en attroupant sur quelques points du territoire le peu d’habitants qu’il a (a). Occupez· vous des rivages étendus et commodes, couvrez la mer de vaisseaux, cultivez le commerce et la navigation, vous aurez une existence brillante et courte. La mer ne baigne—t-elle sur vos cotes que des rochers presque inaccessibles? restez barbares et ichthyophages; vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-etre, et surement plus heureux. En un mot, outre les maximes communes a tous, chaque peuple ren- fcrme en lui quelque cause qui les ordonne d’une maniere particuliere, et rend sa legislation propre a lui seul. C’est ainsi qu’autrefois les Hébreux, et récemment les Arabes, ont eu pour principal objet la religion, les Athéniens les lettres, Carthage et Tyr le commerce, Rhodes la marine, Sparte la guerre, et Rome la vertu. L’auteur de l’Esprz`t des Lois a montré dans des foules d’exemples par quel art le législateur dirige l’institution vers chacun de ces objets. Ce qui rend la constitution d’un Etat véritablement solide et durable, c’est quand les convenances sont tel- lement observées, que les rapports naturels et les lois tombent toujours de concert sur les memes points, et que celles-·ci ne font, pour ainsi dire, qu`assurer, accompagner, de l’abondance et qui fait circuler la richesse par toutes les veines d`un Etat, fait Heurirun grand royaume. C‘est lui qui entretient l’industrie, c’est lui qui multiplie les besoins des riches pour les lier par ces mémes besoins avec les pauvres. Si quelque politique habile (sic} s‘avisait de bannir ce luxe d’un grand empire, cet empire tomberait en langueur; le luxe tout au con- Il'&iI‘C f¢1'8iI périr UI`! petit EIR!. L’&I'g¢I1I sortant CII plus gI'8Dd¢ 3b0l'ld3!CC qu’il n’y rentrerait en proportion, fcrait tomber ce corps délicat en con- somption, et il ne manquerait pas de mourir éthique. (a) Quelque branche de commerce extérieur, dit M. d’A., ne répand guérc qu’une fausse utilité pour un royaume en général : elle peut enrichir quel- ques particuliers, meme quelques villes; mais la nation entiére n’y gagne rien,et le peuple n‘en est pas mieux. (Note du Contrat social, édition de 1762.)
� l LIVRE II. — CHAP. XII. gt
rectifier les autres (1). Mais si lc législateur, se trompant
dans son objet, prcnd un principe ditférent de celui qui nait
) de la nature des choses ; que l’un tende a la servitude et l’autre
( a la liberté; Pun aux richesses, l’autrc a la population; l’un
at la paix, l’autre aux conquétes; on verra les lois s’affai—
( blir insensiblement, la constitution s’altérer, et l’Etat ne
» cessera d’é`tre agité jusqu’a ce qu’il soit détruit ou changé,
i et que l’invincible nature ait repris son empire.
I
( C HA PIT R E XII
DIVISION DES LOIS
( Pour ordonneri le tout, ou donner la meilleure forme
possible at la chose publique, il y a diverses relations a con-
i sidérer. Premierement, l’action du corps entier agissant
sur lui-meme, c’est—a-dire le rapport du tout au tout, ou
du souverain al’Etat (2); et ce rapport est compose de celui
l des termes intermédiaires, comme nous Ie verrons ci—aprés.
Les lois qui réglent ce rapport portent le nom de lois
politiques, et s’appellent aussi lois fondamentales, non sans
. quelque raison si ces lois sont sages. Car, s’il n’y a dans
chaque Etat qu’une bonne maniére de l’ordonner, le peuple
(t) A1t1s·ro·r¤, Politique, liv. VI, ch. 1. — A cette indispensable connais-
sance du nombre et des cornbinaisons possibles des diverses forrnes poli-
tiqucs, il faut joindre une égale étude et des lois qui sont en elles-memes
I les plus parfaites et de celles qui sont le mieux cn rapport avec chaque
constitution, car les lois doivent etre faites pour les constitutions... et non
les constitutions pour les lois. La constitution de l’Etat, c’est Porganisation
des magistratures, la répartition des pouvoirs, Vattribution de la souverai-
, neté, en un mot la détermination du but spécial de cbaque association po-
( litique. Les lois, au contraire, distinctes des principes essentiels et caracté-
ristiques de la constitution, sont la régle du magistrat dans l’exercice du
pouvoir et dans la répression des délits qui portent atteinte it ces lois...
(2) Gnorrus, Dat Droit de la guerre et de lapaix, liv. II, chap. tx. — Il y
a une forme de l’Etat qui consiste dans la communauté des droits et de
souversiueté; et une autre qui consiste dans le rapport qu’il y a entreles
membres qui gouvernent et eeux qui sont gouvernés. Celle-ci est l’objet des
recherches du politique; et la premiere des recherches d‘un jurisconsu1te...
� gz DU CONTRAT SOCIAL.
qui l’a trouvée doit s"y tenir : mais si l`ordre établi est
mauvais, pourquoi prendrait-on pour fondamentales des
lois qui l’empéchent d’étre bon? D’ailleurs, en tout état de
cause, un peuple est toujours le maitre de changer ses lois,
méme les meilleures; car, s’il lui plait de se faire mal A lui-
méme, qui est-ce qui a droit de l’en empécher?
La seconde relation est celle des membres entre eux, '
ou avec le corps entier; et ce rapport doit étre au premier
égard aussi petit, et au second aussi grand qu’il est pos-
sible; en sorte que chaque citoyen soit dans une parfaite
indépendance de tous les autres, et dans une excessive
dépendance de la cité: ce qui se fait toujours par les mémes
moyens; car il n’y a que la force de l’Etat qui fasse la
liberté de ses membres. C’est de ce deuxiéme rapport que
_ naissent les lois civiles.
_ On peut considérer une troisiéme sorte de relation entre
l’homme et la loi, savoir, celle de la désobéissance A la
peine; et celle-ci donne lieu A Pétablissement des lois cri-
minelles, qui, dans le fond, sont moins une espece parti-
culiére de lois que la sanction de toutes les autres.
A ces trois sortes de lois il s`en joint une quatriéme,
la plus importante de toutes, qui ne se grave ni sur le
marbre, ni sur l’airain, mais dans les ccxaurs des citoyens;
qui fait la véritable constitution de l’Etat; qui prend tous
les jours de nouvelles forces; qui, lorsque les autres lois
vieillissent ou s’éteignent, les ranime ou les supplée, con-
serve un peuple dans l’esprit de son institution, et sub-
stitue insensiblement la force de l’habitude A celle de l`au-
torité. Je parle des mceurs, des coutumes, et surtout
de l’opinion (r) ; partie inconnue A nos politiques, mais dc
laquelle dépend le succés de toutes les autres; partie dont
(1) Purrox, Des lois, liv. III, ch. xn. - Si l’on travaille A rendre un Etat
durable et parfait autant qu’il est permis A Vhumanité, il est indispensable
d’y faire une juste distribution de l‘estime et du mépris. Or, cette distri-
bution sera iuste si on met, A la premiere place et A la plus honorable, les
bonnes qualités de l’me lorsqu'elles sont accompagnées de la tempérance;
l
� i LIVRE ll. — CHAP. XI!. g3
le grand législateur s’occupe en secret, tandis qu’il parait se
borner a des reglements particuliers., qui ne sont que le
cintrc de Ia voilite, dont les moeurs, plus lentes a naitre,
forment eniin Pinébranlable clef (1).
Entre ces diverses classes, les lois politiques., qui con-
stituent la forme du gouvernement., sont la seule relative 21
mon sujet (2).
in la seconde, les avantages d_u corps; a la troisieme, Ia fortune et les riches-
ses. Tout législateur, tout Em qui renversera cet ordre, en mettant au
premier rang de Pestime les richesses ou quelque autre bien d’une classe
inférieure, péchera contre les régles de la justice et de la saine politique.
Chez l'ancien gouvernement (d‘Athenes), le peuple n’était maitre de rien
mais il était pour ainsi dire esclave volontaire des l0is...
(1) R. Nouvelle Héloise, part. IV, let. x. — Dans la République on reticnt
les citoyens par des moaurs, des principes, de la vertu.
(2) R. Manuscrit de Geneve. Liv. ll, chap. v. Entre ces diverses sortcs de
luis, je me borne dans cet écrit in traiter des lois politiqucs.
�
Avant de parler des diverses formes de gouvernement, tachons de fixer le sens précis de ce mot, qui n’a pas encore été fort bien expliqué.
J’avertis le lecteur que ce chapitre doit être lu posément, et que je ne sais pas l’art d’être clair pour qui ne veut pas être attentif.
Toute action libre a deux causes qui concourent à la produire : l’une morale, savoir la volonté qui détermine l’acte, l’autre physique, savoir la puissance qui l’exécute. Quand je marche vers un objet, il faut premièrement que j’y veuille aller ; en second lieu, que mes pieds m’y portent. Qu’un paralytique veuille courir, qu’un homme agile ne le veuille pas, tous deux resteront en place. Le corps politique a les mêmes mobiles : on y distingue de même la force et la volonté ; celle-ci sous le nom de puissance législative, l’autre sous le nom de puissance exécutive. Rien ne s’y fait ou ne doit s’y faire sans leur concours.
Nous avons vu que la puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu’à lui. Il est aisé de voir, au contraire, par les principes ci-devant établis, que la puissance exécutive ne peut appartenir à la généralité comme législatrice ou souveraine, parce que cette puissance ne consiste qu’en des actes particuliers qui ne sont l LIVRE Ill. - CHAP. l. g5 point du ressort de la loi, ni par conséquent de celui du souverain, dont tous les actcs nc pcuvent étre que des lois. Il faut donc a la force publique un agent propre qui la réunisse et la mette en oeuvre selon les directions de la volonté générale, qui serve a la communication de l’Etat et du souverain, qui fasse en quelque sorte dans la personne ( publique ce que fait dans l’homme l’union de Fame et du corps. Voila quelle est, dans l’Etat, la raison du gouver- nement, confondu mal a propos avec le souverain, dont il n’est que le ministre. Qu`est-cc donc que le gouverncmentP Un corps inter- médiaire établi entre les suiets et le souverain pour leur mutuelle correspondance., chargé de Pexécution des lois et du maintien de la liberté tant civile que politique. ( Les I`1’]€II1bI`€S de CC COPPS S,3.pp€ll€I1I IT1&glSII`8IS OU TOIUS, I C’€SI-5-Clll`€ g'Oll1!¢f'I2Cll7‘S; et le COl`pS €I1Il€l` POITC le l'l0I'I1 de prince (a). Ainsi ceux qui prétendent que l’acte par lequel un peuple se soumet a des chefs n’est point un contrat., ont grande raison (1). Ce n’est absolument qu’une commission, (a) C’est ainsi qu'a Venise on donne au college le nom de sérénissime prince, meme quand le doge n‘y assiste pas. (Note du Contra: social, édition de 1762.) 1 (1) Pu1¤·sn¤o1u=·. Des devoirs de Fhomme et du citoyen, liv. ll, chap. v1. -—— ° Dans la formation réguliere de tout Etat, il faut nécessairement deux con- ventions et une ordonnance générale. En effet, 1orsqu‘une multitude renonce a Pindépendance de l'état de nature pour former une société civile, chacun s’engage d’abord avec tous les autres 21 se ioindre ensemble pour toujours en un seul corps et a régler . d’un commun consentement ce qui regarde leur conservation et leur sureté . commune. Tous en général ct chacun en particulier doivent cutter dans cet engagement primitif, et ceux qui n‘y ont aucune part demeurent hors de la société naissante. . ll faut, ensuite, faire une ordonnance générale par laquelle on établisse la forme de gouvernement, sans quoi il n‘y aurait pas moyen de prendre aucunes mesures nxes pour travailler utilement et de concert au bien public. ' Enfin, il doit y avoir encore une autre convention par laquelle, aprés qu’on at choisi une ou plusieurs personnes A qui l'on confére le pouvoir de gouverner la société, ceux qui sont revétus de cette autorité supreme s’en- gagent a veiller avec soin it la sureté et a l’utilité commune,et les autres, en méme temps, leur promettent une fidele obéissance, ce qui renferme une I
� 96 DU CONTRAT SOCIAL.
un emploi, dans lequel, simples officiers du souverain, ils
exercent en son nom le pouvoir dont il les a faits déposi·
taires, et qu’il peut limiter, modifier, et reprendre quand
il lui plait, l`aliénation d’un tel droit étant incompatible
avec la nature du corps social, et contraire au but de l’as-
sociation.
J ’appelle·donc gouvernement ou supreme administra-
tion l’exercice légitime de la puissance exécutive, et prince
ou magistrat, l’homme ou le corps chargé de cette admi-
nistration.
C’est dans le gouvernement que se trouvent les forces
intermédiaires, dont les rapports composent celui du tout
au tout ou du souverain a l’Etat. On peut représenter ce
dernier rapport par celui des extrémes d’une proportion
continue, dont la moyenne proportionnelle est le gouver-
nement. Le gouvernement regoit du souverain les ordres
qu’il donne au peuple; et, pour que l’Etat soit dans un
bon équilibre, il faut, tout compensé, qu’il y ait égalité
entre le produit ou la puissance du gouvernement pris en
lui-méme, et le produit ou la puissance des citoyens, qui
sont souverains d’un coté et sujets de l’autre.
De plus, on ne saurait altérer aucun des trois termes
sans rompre il l’instant la proportion. Si le souverain veut
gouverner, ou si le magistrat veut donner des lois, ou si
les sujets refusent d’obéir, le désordre succede a la regle,
la force et la volonté n’agissent plus de concert, et l’Etat
dissous tombe ainsi dans le despotisme ou dans l’anarchie.
Enfin, comme il n’y a qu’une moyenne proportionnelle
entre chaque rapport, il n’y a non plus qu’un bon gouver-
nement possible dans un Etat : mais comme mille événe-
ments peuvent changer les rapports d’un peuple, non
soumission des forces et des volontés de chacun autant que le demaudent le
bien public et la volonté du chef ou des chefs élus. Lorsque cet accord est
une fois bien conclu ou arrété, et qu’on se met en devoir de l’exécuter, il ne
manque plus rien de ce qui est nécessaire pour constituer un gouvernement
parfait et un état régulier.
� seulement différents gouvernements peuvent étre bons à divers peuples, mais au méme peuple en différents temps. Pour tacher de donner une idée des divers rapports qui peuvent régner entre ces deux extremes, je prendrai pour exemple le nombre du peuple, comme un rapport plus facile à exprimer.
Supposons que l’Etat soit composé de dix mille citoyens. Le souverain ne peut étre considéré que collectivement et en corps ; mais chaque particulier, en qualité de sujet, est considéré comme individu : ainsi le souverain est au sujet comme dix mille est a un; c’est-a-dire que chaque membre de l’Etat n’a pour sa part que la dix milliéme partie de l’autorité souveraine, quoiqu’il lui soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent mille hommes, l’état des sujets ne change pas, et chacun porte également tout l’empire des lois, tandis que son suffrage, réduit 5. un cent milliéme, a dix fois moins d’inHuence dans leur rédaction. Alors, le sujet restant toujours un, le rapport du souverain augmente en raison du nombre des citoyens. D’où il suit que, plus l’Etat s’agrandit, plus la liberté diminue.
Quand je disque le rapport augmente, j’entends qu’il s’éloigne de l’égalité. Ainsi, plus le rapport est grand dans l'acception des géométres, moins il y :1 de rapport dans l’acception commune : dans la premiere, le rapport, considéré selon la quantité, se mesure par Pexposant; et dans l’autre, considéré selon l’identité, il s’estime par la similitude.
Or, moins les volontés particuliéres se rapportent a la volonté générale, c`est-a-dire les mcxzurs aux lois, plus la force réprimante doit augmenter. Donc le gouvernement, pour étre bon, doit étre relativement plus fort a mesure que le peuple est plus nombreux (1).
(1) R. Manuscrit de Neuchâtel (N° 7914). — Commengons par ôter l’équivoque des termes. Le meilleur gouvernement n’est pas toujours le plus fort. La force n‘est qu’un moyen, la fin est le bonheur du peuple. Mais 98 DU CONTRAT SOCIAL. D’un autre coté, l’agrandissement de l’Etat donnant aux dépositaires de l’autorité publique plus de tentations et de moyens d’abuser de leur pouvoir, plus le gouvernement doit avoir de force pour contenir le peuple, plus le souve- rain doit en avoir a son tour pour contenir le gouver- nement. Je ne parle pas ici d’une force absolue, mais de la force relative des diverses parties de l‘Etat. Il suit de ce double rapport que la proportion continue entre le souverain, le prince et le peuple, n’est point une idée arbitraire, mais une conséquence nécessaire de la nature du corps politique. Il suit encore que l’un des extrémes, savoir le peuple, comme sujet, étant fixe et re- présenté par l’unité, toutes les fois que la raison doublée augmente ou diminue, la raison simple augmente ou di- minue semblablement, et que par conséquent le moyen terme est changé. Ce qui fait voir qu’il n’y a pas une con- stitution du gouvernement unique et absolue, mais qu’il peut y avoir autant de gouvernements diiférents en nature que d’Etats diiférents en grandeur. Si, tournant ce systeme en ridicule, on disait que, pour trouver cette moyenne proportionnelle et former lc corps du gouvernement, il ne faut, selon moi, que tirer la racine carrée du nombre du peuple, je répondrais que je ne prends ici ce nombre que pour un exemple; que les rapports dont je parle ne se mesurent pas seulement par le nombre des hommes, mais en général par la quantité d’action, laquelle se combine par des multitudes de causes; qu’au reste, si, pour m’exprimer en moins de paroles, j’emprunte un mo- ment des termes de géométrie, je n’ignore pas cependant que la précision géométrique n’a point lieu dans les quan- tités morales. le sens de ce mot bonheur, assez indéterminé pour les individus, l’est encore plus pour les peuples et c’cst de la diversité des idées qu’on se fait la-dessus que nait celle des maximes politiques qu’on se propose. Tachons donc de nous former par supposition l’idée d’un peuple heureux et puis nous établi- rons nos régles sur cette idée. I I
� .LlVRE lll. — CHAP. l. .gg
Le gouvernement est en petit ce que le corps politique
qui le renferme est en grand. C’est une personne morale
) douée de certainles facultés, active comme le souverain,
) passive comme l’Etat, ct qu’on peut décomposer en d’autres
rapports semblables; d’0u nait par conséquent une nou-
velle proportion; une autre encore dans celle·ci, selon l’ordre
des tribunaux, jusqu’a ce qu’on arrive a un moyen terme
K indivisible, c’est-a-dire it un seul chef ou magistrat supréme,
qu’on peut se représenter, au milieu de cette progression,
comme l’unité entre la série des fractions et celle des
nombres.
Sans nous embarrasser dans cette multiplication de
termes, contentons-nous de considérer le gouvernement
comme un nouveau corps dans l’Etat, distinct du peuple
l et du souverain, et intermédiaire entre l’un et l’autre.
g _ Il y a cette difference essentielle entre ces deux corps,
que l’]E:]tat existe par lui-meme, et que le gouvernement
n’existe que par le souverain. Ainsi la volonté dominante
du prince n’est ou ne doit étre que la volonté générale ou la
-1oi; sa force n’est que la force publique concentrée en lui :
sitot qu’il veut tirer de lui-méme quelque acte absolu et
indépendant, la liaison du tout commence a se reléicher.
C S’il arrivait eniin que le prince eut une volonté particuliére
plus active que celle du souverain, et qu’il uséit, pour obéir
a cette volonté particuliére, de la force publique qui est _
dans ses mains, en sorte qu’on ei`1t, pour ainsi dire, deux
souverains, l’un de droit et l’autre de fait, a l’instant l’union
sociale s’évanouirait, et le corps politique serait dissous (1).
(1) R. Nouvelle fiéloise. partie III, lettre 22. — Quand les lois furem
sméanties, et que l’Etat fut en proie in des tyrans, les citoyens reprirent leur
[ liberté naturelle et leur droit sur eux-memes.
Wxnniinrox. Quingiéme dissertation. -— Tous les auteurs qui ont traité
du droit de la nature et des gens conviennent que la seconde Convention,
ainsi qu’ils l‘appellent, est aussi réelle et aussi obligatoire dans un gouver-
nement démocratique que dans un Etat de tout autre forme. La seconde
Convention est celle par laquelle le souverain et le peuple se promettent
réciproquemcnt protection et obéissance. Or dans un Etat purement démo—
� roo DU CONTRAT SOCIAL.
C€PCI1Ci&I'1I, pOUI` ql1C le COYPS dll gOUVCI`I1CII`1CI'1I all UIIC
existence, une vie réelle qui le distingue du corps de l’Etat;
POLIY QUC tous SCS membres pL1lSSCI'1I agi? de COIICCIT et FC-
pondre_A la fin pour laquelle il est institué, il lui faut un
moi particulier, une sensibilité commune A ses membres,
UIIC fOI'CC, l1l'1C VOIOIIIC PYOPYC ICI1dC il S8 COl’1SCl'V8Il0I'l.
Cette existence particuliere suppose des assemblées, des
conseils, un pouvoir de délibérer., de résoudre, des droits,
des titres, des privileges qui appartien nent au prince exclu-
sivement, et qui rendent la condition du magistrat plus
honorable A proportion qu’elle est plus pénible. Les diffi-
cultés sont dans la maniere d’ordonner dans le tout ce tout
subalterne, de sorte qu’il n’altere point la constitution gé-
nérale en alfermissant la sienne; qu’il distingue toujours
sa force particuliere, destinée A sa propre conservation, de
la force publique, destinée e la conservation de l’Etat, et
qu’en un mot il soit toujours prét A sacriiier lc gouverne-
ment au peuple, et non le peuple au gouvernement
cratique la souveraineté réside dans la masse de tout le peuple, en sorte que
c’est le peuple qui contracte avec lui-meme, et néanmoins ce contrat est
regardé comme réel et valable. 11 est censé la conséquence du principe par
lequel se prouve la réalité de la convention qui lie l‘Eglise et 1'Etat, savoir :
que toute société forme un corps artificiel semblable A celui d’une personne
morale. Et dans le cas qu’on vient de citer la Convention est entre les per-
sonnes naturelles de tous les membres de la démocratie, chacun en parti-
culier et la personne artificielle du souverain qui est composée de tous ces
memes membres en commun.
Bunrnuutqux. Principcs du droit politique. — Des qu’un peuple a transféré
son droit A un souverain, on ne saurait supposer sans contradiction qu’il
reste encore le maitre. Ainsi la distinction que font quelques politiques
d’une sozcverairzeté réelle qui réside toujours dans le peuple et d’une souve-
mineté acmelle qui appartient au roi est également absurde et dangereuse;
il est ridicule de prétendre que meme apres qu’un peuple a déféré la sou-
_ veraine autorité A un roi, il demeure pourtant en possession de cette meme
autorité supérieure au roi meme.
(i) R. Manuserit de Neuchdtcl, n¤ 7914. — Le but du gouvernement est
Paccomplissement de la volonté générale, et ce qui l’empéche de parvenir A
ce but, est l’obstacle des volontés particulieres". Sitot qu’un homme se
compare aux autres, il devient nécessairement leur ennemi, car chacun
voulant en son coeur etre le plus puissant, le plus heureux, le plus riche, ne
peut regarder que comme un ennemi secret quiconque ayant le meme pro-
�
- LIVRE II!. — CHAP. Il. not
D’ailleurs bien ue le cor s artificiel du ouvernement s I soit l’ouvrage d’un autre corps artificiel, et qu’il n’ait en quelque sorte qu’une vie empruntée et subordonnée, cela y A • • • • O ¤°empeche pas qu’1l ne pulsse agir avec plus ou Il'101l'lS de vigueur ou de célérité, jouir, pour ainsi dire, d’une santé plus ou moins robuste. Enfin, sans s’éloigner directement du but de son institution, il peut s’en écarter plus ou moins, selon la maniére dont il est constitué. A C’est de toutes ces diiTére¤ces que naissent les rapports divers que le gouvernement doit avoir avec le corps de l’Etat, selon les rapports accidentels et particuliers par les- quels ce méme Etat est modifié. Car souvent le gouverne- ment le mcilleur en soi deviendra le plus vicieux, si ses rap- ports ne sont altérés selon les défauts du corps politique auquel il appartient. CHAPITRE II * DU PRINCIPE QUI CONSTITUE LES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT Pour exposer la cause générale de ces diiférences , il faut distinguer ici le principe et le gouvernement, jet en soi-méme lui devient un obstacle A l’exécuter. VoilA la contradiction primitive et radicale qui fait que les aflections sociales ne sont qu’appa— TCDCC, CC IYCSZ qD¢ p0D‘ DODS pI'éfél'¢l' RDX RDZTCS PIDS A CODP sur qD¢ DODS feignons de les préférer A nous. ‘ R. 5• Lettre de la Montague. — Le mot de gouvernement n’a pas le mémé SCIIS (18115 (ODS 188 PBYS, PRFCC QDC Ia COIISDIDGOII dC8 Etats ¤’¢SI PRS PRTIODZ 18 HIGIHC. Dans les monarchies, ou la puissance exécutive est jointe A l’exercice de Ia SODVCI'8iII¢Ié, le QODVCHICIDCDZ D•¢SI RDITC ChOS¢ QDC le 80DV¢!'8l!1 1Di- Il’lé!Il¢, 8giSS8I1Z PRT SCS II`llDiS(I'¢S, P8? SOD CODSCH, OD P3! dC8 COl`pS qDi dependent absolument de sa volonté. Dans les républiques, surtout dans les démocraties, ou le souverain n’agit jamais immédiatement par lui-meme, C,C8Z RDITC chose. Le gODVCI'l1¢!'H¢Dt l'l`¢SI alors qD¢ la pDl8S&DC¢ CXéCDIlVC, et il est absolument distinct de la souveraineté. Cette distinction est tres importante en ces matiéres. Pour l’avoir bien présente A l’esprit, on doit lire avec quelque soin dans le Contrat social les
� `mz DU CONTRAT SOCIAL.
comme j‘ai distingiié ci-devant l’Ii]tat et le `souveiam (1).
Le corps du magistrat peut étre composé d’un plus grand
ou moindre nombre de membres. Nous avons dit que le
rapport du souverain aux sujets était d’autant plus grand
que le peuple était plus nombreux; et, par une évidente
analogie, nous en pouvons dire autant du gouvernement 5.
l’égard des magistrats. · ‘
Or, la force totale du gouvernement, étant toujours
` celle de l’Etat, ne varie point : d’ou il suit que plus il use
de cette force sur ses propres membres, moins il lui en
reste pour agir sur tout le peuple.
Donc, plus les magistrats sont nombreux, plus le gou-
vernement est faible. Comme cette maxime est fondamen-
tale, appliquons-nous a la mieux éclaircir.
Nous pouvons distinguer dans la personne du magistrat
trois volontés essentiellement diiférentes : premierement,
la volonté propre de l’individu, qui ne tend ‘qu’a son avan-
tage particulier; secondement, la volonté commune des ma-
gistrats, qui se rapporte uniquement at l`avantage du prince,
et qu’on peut appeler volonté de corps, laquelle est géné·
rale par rapport au gouvernement, et particuliére par rap-
port a l’Etat, dont le gouvernement fait partie; en troi-
siéme lieu, la volonté du peuple ou la volonté souveraine,
laquelle est générale, tant par rapport a l’IiItat considéré
comme le tout, que par rapport au gouvernement consi-
déré comme partie du tout.
Dans une législation parfaite, la volonté particulière ou individuelle doit être nulle ; la volonté de corps propre au
(note de bas de page)
deux premiers chapitres du livre troisième, où j’ai tâché de fixer, par un sens précis, des expressions qu'on laissait avec art incertaines, pour leur donner au besoin telle acception qu’on voulait.
(1) Montesquieu, Esprit des Lois, liv. III, chap. 1. — Il y a cette différence
entre la I18ZUI'C dll SOUVCUICIIICDI et SOD principe QUC S8 DHIUFC CSI CC le fait etre tel et son principe ce qui lc fait agir. L’unc est sa structure parti- culiére, et l’aut1·e les passions humaines qui le font mouvoir. Or les lois ne doivent pas étre moins relatives au principe de chaquc gouvernement qu’a sa nature.
� l
r
l LIVRE Ill. - CHAP. 11. wz
»
gouvernement tres subordonnée; et par conséquent la vo-
, lonté générale ou souveraine toujours dominante et la
, régle unique de toutes les autres.
n Selon l’ordre naturel, au contraire, ces différentes vo-
lontés deviennent plus actives a mesure qu’elles se concen·~ “
p trent. Ainsi, la volonté générale est toujours la plus faible,
- la volonté de corpsa le second rang, et la volonté particu-
1 liére le premier de tous : de sorte que, dans le gouverne- ment, chaque membre est premierement soi-méme, et puis p magistrat, et puis citoyen; gradation directement opposée ‘ Il a celle qu’exige l’ordre social. ` ‘ Cela posé, que tout le gouvernement soit entre les mains d’un seul homme, voila la volonté particuliére et la volonté l de corps parfaitement réunies, et par conséquent celle-ci 5 au plus haut degré d’intensité qu’elle puisse avoir. Or, comme c’est du degré de la volonté que dépend l’usage de l la force, et que la force absolue du gouvernement ne varie point, il s’ensuit que le plus actif des gouvernements est l celui d’un seul. I Au contraire, unissons le gouvernement 51 l’autorité législative; faisons le prince du souverain, et de tous les 7 citoyens autant de magistrats : alors la volonté de corps, p confondue avec la volonté générale, n’aura pas plus d’acti— ] vité qu’elle, et laissera la volonté particuliere dans toute sa ' force. Ainsi, le gouvernement, toujours avec la méme force l absolue, sera dans son minimum de force relative ou d’ac· ` tivité. ` Ces rapports sont incontestables, et d’autres considé- rations servent encore a les coniirmer. On voit, par exemple, $ que chaque magistrat est plus actif dans son corps que chaque citoyen dans le sien, et que par conséquent la vo- lonté particuliere a beaucoup plus d’influence dans les actes
du gouvernement que dans ceux du souverain; car chaque
| magistrat est presque toujours chargé de quelque fonction l du gouvernement, au lieu que chaque citoyen pris a part
� n’a aucune fonction de la souveraineté. D’ailleurs, plus
l’Etat s’étend, plus sa force réelle augmente, quoiqu’elle
n’augmente pas en raison de son étendue : mais l’Etat restant le méme, les magistrats ont beau se multiplier, le
gouvernement n’cn acquiert pas une plus grande force réelle, parce que cette force est celle de l’Etat, dont la
mesure est toujours égale (r). Ainsi, la force relative ou
l’activité du gouverncment diminue, sans que sa force
absolue ou réelle puisse augmenter.
Il est sur encore que l’expédition des affaires devient plus lente a mesure que plus de gens en sont chargés ; qu’en donnant trop a la prudence on ne donne pas assez a la fortune ; qu’on laisse échapper l’occasion, et qu’a force de délibérer on perd souvent le fruit de la délibération.
Je viens de prouver que le gouvernement se relache a mesure que les magistrats se multiplient; et i’ai prouvé ci-devant que plus le peuple est nombreux, plus la force réprimante doit augmenter. D'où il suit que le rapport des magistrats au gouvernement doit étre inverse du rapport des sujets au souverain ; c’est-a-dire que, plus l’Etat s’agrandit, plus le gouvernement doit se resserrer ; tellement que le nombre des chefs diminue en raison de l'augmentation du peuple.
Au reste, je ne parle ici que de la force relative du gouvernement, et non de sa rectitude : car, au contraire, plus le magistrat est nombreux, plus la volonté de corps se rapproche de la volonté générale ; au lieu que, sous un magistrat unique, cette même volonté de corps n’est, comme je l’ai dit, qu’une volonté particuliére. Ainsi, l’on perd d’un coté ce qu’on peut gagner de l’autre, et l’art du législateur est de savoir fixer le point ou la force et la volonté du gou-
(1) R. Nouvelle Héloise, partie IV, lettre 10. - C’est une grande erreur dans l’économie domcstique ainsi que dans la civile, de vouloir combattre un vice par un autre ou former entre eux une sorte d’équilibre, comme si ce qui sape les fondements de l’ordre pouvait jamais servir à l’établir. 1 V L LIVRE III. — CHAP. III. to5 VCTIICIIICIII, tOI1)0I1I`S CD pI‘OpOI‘tiOI‘1 I`éCIpI`0ql1C, SC COII1bl·· nent dans le rapport le plus avantageux a l’Etat. ’CHAPITRE III DIVISION DES GOUVERNEMENTS On a vu dans le chapitre précédent pourquoi l’on dis- tiIlg.l€ les dIVEI`SCS especes Ou fOI‘I1’1CS dB gOl.1VCI`I1€I1‘1CIItS par le nombre des 1'I1€I'I1bI`€S qui ICS COI1‘1pOS€I1t; il reste it voir dans celui-ci comment se fait cette division (1). (1) Pnnox, La République, liv. VIII. - ll y a nécessairement autant de caractéres d’hom1nes que‘d’cspéces de gouvernements. Croiras-tu en effet que la forme des Etats vienne des chénes et des rockers et non pas des moeurs mémes des membres qui les composent et de la direction que cet ensemble de mmurs imprime it tout lc restc ?... Puvrox, La République, liv. VIII. — Le premier et le plus vanté des gouvernements est celui de Crete et de Lacédémone. Le second, que l'on met aussi au second rang, est Poligarchie, gouvernement suiet a un grand nombre de maux; le troisiéme, entierement opposé au second et moins es- timé, est la démocratie. Vient eniin la tyrannie, qui ne ressemble ,21 aucun des autres gouvernements et qui est la plus grande maladie d’un Etat. P1..u·ou, Des Lois, liv. VIII. — La démocratie, l’oligarchie et la tyrannie, si on veut les appeler de leur vrai nom, ce ne sont point des gouverne- ments, mais des factions constituées. L’autorité n’y est point exercée de gré it gré; le pouvoir seul est volontaire, l'obéissance est touiours forcée. Amsrors, Politique, liv. lll, chap. nv. — Le gouvernement et la consti- tution étant choses identiques et le gouvernement étant Ie maltre supreme de la cité, il faut absolument que le maitre soit ou un seul individu ou une minorité, ou enfin la foule des citoyens... Quand la monarchic ou le gou- vernement d’un seul a pour obiet l’intérét général on la nomme vulgaire- ment royauté. Avec la meme condition, le gouvernement de la minorité, pourvu qu’elle ne soit pas réduite a un seul individu, c`est 1’aristocratie... Enlin quand la maiorité gouverne dans le sens de l’intéret général, le gou- Vcrncmcnt recoit comme dénomination spéciale la denomination générique de tous les gouvernements et se nomme république. Amsrors, Politique, liv. III, chap. tv. — Le souverain de la cité, c’est en tous Iieux le gouvernement. Le gouvernement est la constitution meme. Je m’explique : par exemple dans les démocraties, c’est le peuple qui est sou- verain; dans les oligarchies, au contraire, c’est la minorité composée des riches... Toutes les constitutions qui ont en vue Pintérét général sont pures parce qu’elles pratiquent rigoureusement la justice. Toutes celles qui n’onten vue que l'intéret personnel des gouvernants, viciées dans leur base, ne sont
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- 06 » DU CONTRAT SOCIAL.
· Le souverain péut, en premier lieu, commettre le dépst du gouvernement a tout le peuple ou it la plus grande partie du peuple, en sorte qu’il y ait plus de citoyens ma- gistrats que de citoyens simples particuliers. On donne 5. cette fOI`II1€ (IC gOUV€I`II€I1'1€IlI le HOIT1 (IC démOC1°dl°i8. Ou bI€1’l PCUI I`€SSCI`I`CI` le gOUV€I`I]€I'I'1€I1I CHIFC les IT1&II'IS d’un petit nombre, en sorte qu’il y ait plus de simples ci- EOYCIIS QUE de I1'18gISII`8IS; et cette f0I`1’II€ POYIC le HOII1 d’aristocratz'e. Enfin il peut concentrer tout le gouvernement dans les mains d’un magistrat unique dont tous les autres tiennent leur pouvoir. Cette troisieme forme est la plus com- ITIUIIC, et S’&pP€IIC 17107ld1°Ch1·€, OU gOUV€I`I'lCI1'1CD[ I`Oy3I. On doit remarquer que toutes ces formes, ou du moins que la corruption des bonnes institutions, elles tiennent de fort pres au pou- voir du maitre sur l’esclave, tandis que, an contraire, la cité n’est qu’une association d’hommes libres. Antsrorz, Politique, liv. VIII, chap. x. — Tous les systemes politiques, quelque divers qu’ils soient, reconnaissent des états et une égalité propor- tionnelle entre les citoyens, mais tous s’en écartent dans Papplication. La démagogie est née presque touiours de ce qu’on a prétendu rendre absolue et générale une égalité qui n’était réelle qu’a certains égards. Parce que tous sont également libres, ils ont cru qu’ils devaient l’étre d’une maniere abso- lue. L’oligarchie est née de ce qu’on a prétendu rendre absolue et générale une inégalité qui n’était réelle que dans quelques points, parce que tout en n’étant inégaux que par la fortune, ils ont suppose qu'ils devaient I’etre en tout et sans limite. Les uns, forts de cette égalité, ont voulu que le pouvoir politique, dans toutes ses attributions, fut également réparti; les autres, appuyés sur cette inégalité, n’ont pensé qu':} accroitre leurs privileges, car les augmenter, c'était augmenter l‘inégalité. Tous ces systemes, bien que iustes au fond, sont donc tous radicalement faux dans la pratique. Macmavzt., Discours sur Tite-Live, liv. I, chap. tt. — D’autres auteurs, plus sages, selon l’opinion dc bien des gens, comptent six especes de gou- vernements dont trois tres mauvais et trois qui sont bons eux-mémes, mais si sujets e se corrompre qu°i1s deviennent tout A fait mauvais. Les trois bons sont ceux que nous venous de nommer : le monarchique, Faristoera- tique, le démocratique. Les trois mauvais ne sont que des dépendances et des dépravations des trois autres et chacun d`eux ressemble tellement a celui auquel il correspond, qu‘on passe facilement de l°un a 1’autre. Ainsi la monarchic devient tyrannie; l`aristocratie dégénere en oligarchie, et Ie gou- verncment populaire sc résout'en une licencieuse ochlocratie. En sortc qu’un Iégislateur qui donne it I`Etat qu'il fonde un de ces trois gouvernements le constitue pour peu de temps, car nulle préeaution ne peut empecher que
� F
} LIVRE III. - CHAP. Ill. 107
` les deux premieres, sont susceptibles de plus ou de moins,
l EI ODI meme UDB RSSCZ gl'8I'ld€ latltlldé; C3.I` 18. déI1'1OCI`8tl€
` peut embrasser tout le peuple, ou se resserrer jusqu’a la
moitié. L’aristocratie, a son tour, peut de la moitié du
l pCl1plC SC l`€SS€I'I`€l` illSqLl’3L1 pills p€IlI 1’10lTlbI`€ lI`ldéI€I`I1’ll-
nément. La royauté méme est susceptible de quelque par-
Iagé. SPHFIC CUI constamment d€LlX I`OlS P8? S8 COI1SIlIl.1IlOI'l;
q et l’on a vu, dans l’empire romain, jusqu’a huit empereurs
X a la fois, sans qu’on put dire que l’empire ffit divisé. Ainsi
l il y a un point ou chaque forme de gouvernement se con-
I fond avec la suivante, et l’on voit que, sous trois seules dé-
“ nominations, le gouvernement est réellement susceptible
lp d’autant de formes diverses que l’Etat a de citoyens.
Il y a plus : ce meme gouvernement pouvant, a certains
égards, se subdiviser en d’autres parties, l’une administrée
chacune de ces espéces, réputées bonnes, quelles qu‘elles soient, ne dégénére
p en son espéce correspondante, tant le bien et le mal ont ici entre eux et
d’attraits et de ressemblances.
l Honuas, De Cive, chap. vu. — Plusieurs ont cette coutume de n’exprimer pas
1 tant seulement les choses par les noms qu’ils leur donnent, mais de témoi-
gner aussi par meme moyen la passion qui regne dans leur Ame et de faire
connaltre en meme temps l'amour, la haine et la colere qui les animent.
> D’oi1 vient que l’un nomme anarchie ce que l’autre appelle démocratie, qu’on
blame Paristocratie en la nommant une oligarchie et qu’a celui auquel on
‘ donne le titre de roi, quelque autre impose le nom de g·ran.De sorte que ces
p noms outrageants ne marquent pas trois nouvelles sortes de républiques,
mais les divers sentiments que les suiets ont de celui qui gouverne...
Celui dont l’autorité serait bornée ne serait point roi,mais sujet de celui
qui aurait borné sa puissance...
Si quelqu’un veut usurper sans le consentement du peuple, il est ennemi
et non pas tyran de la république.
La royauté et la tyrannie ne sont pas deux diverses especes de gouver-
nement politique, mais on donne a un meme monarque tantét le nom de
P roi par honneur, tantét celui de tyran par outrage.
» Mowrssqursu, Esprit des Lois, liv. ll, chap. x. - Il y a trois espéces de
I gouvernements : le républicain, Ie monarchique et le despotique. Pour en
découvrir la nature il suftit de l`idée qu’en ont les hommes les moins in-
struits, qui suppose trois définitions ou plutot trois faits; l`un que le gou-
vernement républicain est celui ou le peuple eu corps, ou seulement une
partie du peuple a la souveraine puissance; le monarchique, celui ou un
seul gouverne, mais par des lois fixes et établies, au lieu que dans le despo-
tique, un seul, sans loi et sans rele, cmraine tout par sa volonté et par ses
caprices.
l
� 108 DU CONTRAT SOCIAL.
d’une maniere et l’autre d’une autre, il peut résulter de ces
trois formes combinées une multitude de formes mixtes,
· dont chacune est multipliable par toutes les formes simples.
. On a de tout temps beaucoup disputé sur la meilleure
forme de gouvernement (1), sans considérer que chacune
d’elles est la meilleure en certains cas, et la pire en d’autres.
Si, dans les diiférents Etats, le nombre des magistrats
(t) Bossuzr, Politique tirée de l’Ecriture sainte, liv. II, art. t. VII• Pro-
position. — La monarchic est la forme de gouverncment la plus commune,
la plus ancienne et aussi la plus naturelle.
Un peu de recours aux histoires profanes nous fait voir que ce qui a
été république a vécu premierement sous des rois.
Rome a commencé par IA et y est enfin revenue comme A son état
naturel. _
Ce n’est que tard et peu A peu que les villes grecques ont formé leur
république. L’opinion ancienne de la Grece était celle qu’exprime Homere
par cette célebre sentence dans l’Iliade : ce Plusieurs princes n’est pas une
bonne chose; qu’il n’y ait qu'un prince et un roi. »
A présent il n’y a point de république qui n’ait été autrefois soumise
A des monarques. Les Suisses étaient suiets des princes de la maison
d’Autriche. Les Provinces Unies ne font que sortir de la domination d'Espagne
et de celle de la maison de Bourgogne. Les villes libres d’Allemagne
avaient des seigneurs particuliers outre l’empereur qui était le chef commun
de tout le corps germanique. Les villes d’ltalie qui se sont mises en répu·
blique du temps de l’empereur Rodolphe ont acheté de lui leur liberté.
Venise meme, qui se vante d’etre république des son origine, était encore
suiette aux empereurs sous le regne de Charlemagne et longtemps apres;
elle se forma depuis en Etat populaire d‘ou elle est venue assez tard A
l’Etat ou nous la voyons.
Tout le monde donc commence par des monarchies et presque tout le
monde s‘y est conservé comme dans l’Etat le plus naturel.
Aussi avons-nous vu qu’il a son fondement et son modéle dans l’empirc
paternel, c’est—A·-dire dans la nature meme.
Les hommes naissent tous sujets, et l’empirc paternel qui les accoutume
A obéir, les accoutume en meme temps A n’avoir qu'un chef.
VIII• Proposition. — Quand on forme des Etats on cherche A s’unir et
yamais on n’est plus unis que sous un seul chef, iamais aussi on n’est plus
fort, parce que tout va en concours...
Le gouvernement militaire demandait naturellementd’etre exercé par un
seul, il s`ensuit que cette forme de gouvernement est la plus propre A tous
les Etats qui sont faibles et en proie au premier venu, s’ils ne sont formés
A la guerre.
Et cette forme de gouvernement, A la tin, doit prévaloir parce que le
gouvernement militaire qui a la force en main entralne naturellement
tout l’Etat aprés soi.
X• Proposition. — Le gouvernement est le meilleur qui est le plus éloi·-
� suprémes doit étre en raison inverse de celui des citoyens,
il s’ensuit qu’en général le gouvernement démocratique
COIlVi€I'1t aux petits Etats, l,a!`lStOCl‘8tlq.l€ aux II1édlOCI`CS,
et le monarchique aux grands. Cette régle se tire immédiatement du principe. Mais comment compter la multitude de circonstances qui peuvent fournir des exceptions (1) P
gné de l'anarchie. D‘une chose aussi nécessaire que le gouvernement parmi les hommes, il faut donner les principes les plus aisés et l‘ordre qui roule le mieux tout seul. _
La seconde raison qui favorise ce gouvernement, c’est que c'est celui qui intéresse le plus A la conservation de l’l5tat les puissances qui le conduisent. Le prince qui travaille pour son Etat travaille pour ses enfants; et l'amour qu'il a pour son royaume, confondu avec celui qu'il a pour sa famille, lui devient naturel.
Bunuxaqur, Quelle est la meilleure forme de gouvernement? (Principes du droit politiques.) — Si l'on demandait quel est, entre les gouvernements, le meilleur, je répondrais que tous les bons gouvernements ne conviennent pas également à tous les peuples et qu'il faut avoir égard en cela a l’humeur et au caractére des peuples et à l’étendue des Etats.
Les grands Etats ont peine a s‘accommoder des gouvernements républicains, et une monarchie sagement limitée leur convient mieux; mais pour les Etats d’une médiocre étendue, le gouvernement qui leur est le plus avantageux c’est une` aristocratic élective, mélée de quelques réserves en faveur de la généralité du pcuple.
(t) R. Pobngynodic. — La meilleure forme de gouvernement, ou du moins la plus durable, est celle qui fait les hommes tels qu’ellc a besoin qu’ils soient.
Platon, Des Lois, liv. Ill. — On peut dire avec raison qu'il y a en quelque sorte deux espéces de constitutions politiques d’ou naissent toutes les autres : l'une est la monarchie et l’autre la démocratie. Chez les Perses la monarchie, et chez nous autres Athéniens Ia démocratie, sont portées au plus haut degré, et presque toutes les autres constitutions sont, comme ie le disais, composées et mélangées de ces deux-la. Or il est absolument nécessaire qu’ui1 gouvernement tienne de l'une et de 1’autre, si l'on veut que la liberté, les lumiéres et la concorde y régnent, ct c’est la que je voulais en venir lorsque je disais qu`un Etat ou ces trois choscs ne se rcncontrent pas ne saurait étre bien policé. Cela est impossible cn effet. Les Perses et les Athéniens se sont écartés du milieu qui leur ont procuré ces avantages en portant à l’excés les uns les droits de la monarchie, les autres l’amour de la liberté; ce milieu a été bien mieux gardé en Crete et a Lacédémone. Les Athéniens eux-memes et les Perses en étaient beaucoup moins éloignés autrefois qu'ils ne le sont aujourd’hui...
Aristote, Politique, liv. VI, chap. tr. - ...Ou la royauté n’existe que de nom sans avoir aucune réalité, ou elle repose nécessairement sur la supériorité absolue de l’individu qui regne. Ainsi la tyrannie sera le pire des gouvernements comme le plus éloigné du gouvernement parfait. En second no DU CONTRA'I`_ SOCIAL. CHAPITRE 1V nr; LA DDMOCRATIE (1) Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle doit étre exécutée et interprétée. Il semble donc qu’on ne saurait avoir une meilleure constitution que celle ou le pouvoir exécutif est joint au législatif : mais c’est cela meme lieu vient Poligarchie dont la distance it l’aristocratie est si grande. Entin la. démagogie est le plus supportable des mauvais gouvernements. Houses, De Cive (au lecteur). — Licet enim monarchiam cmteris civitatis speciebus capite dccimo commodiorcm esse argumentis aliquot suadere co- natus sim (quam rem unam in hoc libro non demonstratam, sed probabiliter positam esse coniiteor), omni tamcn civitati potestatem summam et aqua- lem tribuendam esse passim et eitpresse dixi. Bossusr, Politique tirée de l’Ecriture sainte, liv. II, art. x. XII• Propo- sition. — Il n’y a aucune forme de gouvernement ni aucun établissement humain qui n‘ait ses inconvénients; de sorte qu’il faut demeurer dans l’l€itat auquel on a longtemps accoutumé le peuple. C’est pourquoi Dieu , prend en sa protection tous les gouvernements légitimes, en quelque forme qu’ils soient établis. Qui entreprend de les renverser n’est pas seulement ennemi public, mais encore ennemi de Dieu. - Conclusion. — Chaque peuple doit suivre, comme un ordre divin, le gouvemement établi dans son pays, parce que Dieu est un Dieu de paix, et qui vcut la tranquillité des choses humaines. Monrzsquizu, Esprit des Lois, liv. I, ch. m. - Le gouvernement le plus conforme it la nature est celui dont la disposition particuliére se rapporte mieux a la disposition du peuple pour lequel il est établi. (t) R. 8• Lettre de Ia Montagne. — La constitution démocratique a jus- qu’a present été mal examinée. Tous ceux qui en ont parlé, ou ne la con- naissaient pas, ou y prenaient trop peu d’intéret, ou avaient intérét de la présenter sous un faux jour. Aucun d’eux n’a suffisamment distingué le souverain du gouvernement, la puissance législative de l’exécutive. Il n’y a point d’Etat ou ces deux pouvoirs soient si séparés, et ou l’on ait tant affecté de les confondre. Les uns s’imaginent qu’une démocratie est un gouverne- ment ou tout le peuple est magistrat et juge; d’autres ne voient la liberté que dans le droit d’élire ses chefs, et, n’étant soumis qu’a des princes, croient que celui qui commande est toujours le souvcrain. La constitution démocratique est certainement le chef-d'o:uvre de l’art politique : mais plus l’artilice en est admirable, moins il appartient a tous les yeux de le pénétrer. R. Lettre A. d’1vernois (Wootton, 31 janvier x767). - Votre inépuisable crédulité ne me fache plus, mais elle m’étonne toujours et d’autant plus en cette occasion que vous avez pu voir dans nos conversations que je ne suis pas visionnaire et dans le Contrat social que je n’ai jamais approuvé le gouvernement démocratique. _
� LIVRE III. -· CHAP. IV. tu
qui rend ce gouvernement insufiisant A certains égards,
parce que les choses qui doivent étre distinguées ne le sont
pas, et que le prince et le S0uVel`aII'l, ¤°ét&11'lt que la meme
personne, He fO1`meI1t, p0u1` ainsi dire, qu°uI1 g0uVe1`I1e-·
ment Sams g0uVeI'I1eme¤t.
I1 n’est pas bon que celui qui fait les lois les exécute(1),
ni que le corps du peuple détourne son attention des vues
générales pour la (2) donner aux objets particuliers (3). Rien
(1) Amsrorz, Politique, liv. VI, chap. xv. — La premiere espece de dé-
_) mocratie est caractérisée par l’égalité et l'égalité fondée par la loi dans cette
` démocratie signifie que les pauvres n’auront pas de droits plus étendus que
les riches, que ni les uns ni les autres ne seront exclusivement souverains, ‘
mais qu’ils le seront dans une proportion pareille. Si donc la liberté et l’éga-
lité sont, comme parfois on l’assure, les deux bases fondamentales de la
démocratie, plus cette égalité des droits politiques sera complete, plus la
» démocratie existera dans toute sa pureté; car le peuple y étant le plus nom-
i breux et l’avis de la maiorité y faisant loi, cette constitution est nécessaire-
l ment une démocratie.
) Dans une troisieme espece de démocratie, tous les citoyens dont le titre
n’est pas contesté arrivent aux magistratures, mais la loi régne souverai-
nement...
i Une cinquiéme espéce transporte la souveraineté A la multitude qui
remplace la loi. C’est qu’alors ce sont les décrets populaires et non plus la
loi qui décident. Ceci se fait grace A l’intluence des démagogues".
Le peuple est alors un vrai monarque, unique, mais composé par la
majorité qui regne, non point individuellement mais en corps...
Cette démocratie est dans son genre ce que la tyrannie est A la royauté.
On peut lui reprocher de n’etre plus réellement une constitution. Il n’y
a de constitution qu’A la condition de la souveraineté des lois. Il faut que la
loi décide des alfaires générales comme le magistrat décide des atfaires par-
ticulieres dans les formes prescrites par l‘a constitution. 'Si done la démo-
cratie est une des espéccs principales de gouvetnement, l’Etat, ou tout se fait
A coups de décrets populaires, n’est pas meme A vrai dire une démocratie
puisque les décrets ne peuvent jamais statuerd’une maniére générale.
(2) Il y ales dans l’édition originale, mais c'est évidcmment un lapsus
de l’auteur ou une faute d’impression.
(3) R. Polysynodie. — Considérons maintenant la droite fin du gou- •
vernement et les obstacles qui l’en éloignent. Cette lin est sans contredit
le plus grand intéret de 1‘Etat et du roi; les obstacles sont, outre le défaut
l de lumieres, l’intéret particulier des administrateurs. D’oi1 il suit que plus
ces intéréts particuliers trouvent de gene et d’opposition, moins ils balan-
cent l’intérét public, de sorte que s’ils pouvaient se heurter et se détruire
mutuellement, quelque vifs qu’on les supposat, ils deviendraient nuls dans
. la deliberation etl’intérét public serait seul écouté. Quel moyen plus stir
peut·on avoir d’anéantir tous ces intéréts particuliers que de les opposer
entre eux par la multiplication des opinions. Ce qui fait les intérets parti-
l
I
I
� nz DU CONTRAT SOCIAL.
n’est plus dangereux que l’influence des intéréts privés
dans les aifaires publiques, et l’abus des lois par le gouver—
nement est un mal moindre que la corruption du législa-
teur, suite infaillible des vues particuliéres(1). Alors, l’Etat
étant altéré dans sa substance,toute réforme devient impos-
sible. Un peuple qui n’abuserait jamais du gouvernement
n’abuserait pas non plus de Pindépendance; un peuple qui
gOUVEI`I'lEI`3lI tOUi0UI`S bIEIl Il’3UI`3lt PRS bESOlI'l d’EtI`E g0U—
verné.
A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a
jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera ja-
II`13lS. ESI COHIFE l’0I`dI'E D3IUI`Ei QUE lc gfaild I'lOIT1bI`E
g0UVEI`I`1E EIC QUE le pEIi{ SOiI gOUVEI`l'lE. OH UE PEUI imagi-
I'lE1` QUE le pEUPlE I`ESIE IDCESSEIIIIITIEIII 21SSE1'I'1blE POUI V3QUEI°
aux affaires publiques, et l’on voit aisément qu’il ne sau-
rait établir pour cela des commissions, sans que la forme
de l’administration change (2).
En effet, je crois pouvoir poser en principe que, quand
culiers c’est qu’ils ne s’accordent point, car s’ils s’accordaient, ce ne seraient
• plus des intéréts particuliers, mais communs. Or, cn détruisant tous ces in-
térets l’un par l’autre, reste Pintérét public qui doit gagner dans la délibéra-
tion t0ut ce que perdent les intérets particuliers.
(.¤)A1usrorz, Politique, liv. VIII, chap. vu. — Dans les démocraties,
surtout dans celles qui paraissent constituées le plus démocratiquement
Pintéret de l’Etat est tout aussi mal compris, parce qu’on s’y fait une idée
tres fausse de la liberté. Selon l‘opinion commune, les deux caractéres dis-
tinctifs de la démocratie sont la souveraineté du plus grand nombre et la
liberté. L’égalité est le droit commun; et cette égalité, c’est précisément que
la volonté de la maiorité soit souveraine. Des lors, liberté et égalité se
confondent dans la faculté laissée a chacun de faire ce qu’il veut ee tout a
sa guise », comme dit Euripide. C’est la un tres dangereux systéme, car il
· ne faut pas que vivre seion la constitution puisse paraitre aux citoyens un
esclavage; au contraire, ils doivent y trouver sauvegarde et bonheur.
Mourzsquizu, Esprit des Lois, liv. XI, chap. m. -— La liberté est le droit
de faire tout ce que les lois permettent.
(z)An1s1·or1:, Politique, liv. VII, chap. 1. — Le principe du gouverne-
ment démocratique, c’est la liberté. On croirait presque, a entendre répéter
cet axiome, qu’on ne peut meme trouver de liberté ailleurs... Le premier
caractere de la liberté c’est l’alternative du commandement et de l’obéis-
sance. Dans la démocratie, le droit politique est l’égalité non plus d’apres
le mérite, mais suivant le nombre. Cette base du droit une fois posée, il s’en·-
� les fonctions du gouvernement sont partagées €IllII`€ plu-
sieurs tribunaux, les moins nombreux acquierent tot ou
tard la plus grande autorité, ne fur-ce qu’a cause de la facilité d’expédier les affaires, qui lesy amene naturellement (1).
suit que la foule doit être nécessairement souveraine et que les décisions de la majorité doivent être la loi dernière, la justice absolue, car on part de ce principe que tous les citoyens doivent être égaux. Aussi, dans la démocratie, les pauvres sont des souverains, à l’exclusion des riches, parce qu’ils sont les plus nombreux et que l’avis de la majorité fait loi...
Tous les citoyens doivent être électeurs et éligibles...
Toutes les charges doivent y être données au sort...
Nul ne doit exercer deux fois la même charge ou du moins fort rarement.
Les emplois doivent être de courte durée...
Tous les citoyens doivent être juges dans toutes les affaires...
Il faut avant tout faire en sorte que tous les emplois soient rétribués...
Les principes démocratiques ménent directement à l'injustice, car la majorité, souveraine par son nombre, se partagera bientôt le bien des riches...
(t) Montesquieu, Esprit des Lois, liv. II, chap. 11. — Lorsque dans la république le peuple en corps a la souveraine puissance, c‘est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d’une partie du peuple, cela s‘appelle une aristocratie.
Le peuple dans la démocratie est à certains égards le monarque, à certains autres il est le sujet.
- il ne peut être monarque que par les suffrages qui sont ses volontés. La
volonté du souverain est le souverain lui—meme. Les lois qui établissent le droit de suffrage sont donc fondamentales dans ce gouvernement. En effet, il est aussi important d’y régler comment, par qui, it qui, sur quoi, les suffrages doivent étre donnés, qu’il l’est dans une monarchie de savoir quel est le monarque et dc quelle manérc il doit gouverner. Libanius dit qu’a Athénes un étranger qui se melait dans l’Assemblée du peuple était puni de mort. C’est qu’un tel homme usurpait lc droit dc souveraineté., Le peuple qui a la souveraine puissance doit faire pour lui-meme tout ce qu’il peut bien faire, et cc qu’il ne peut pas bien faire, il faut qu’il le fasse par ses ministrcs. Les ministrcs ne sont point it lui s’il ne les nomme; c’est donc une maxime fondamentale de ce gouvernement, que le peuple nomme ses ministres, c'est-a-dire ses magistrats.
Il a besoin, comme les monarques et meme plus qu’eux, d’être conduit par un Conseil ou Sénat. Mais pour qu’il y ait confiance il faut qu’il en élise les membres, soit qu’il les choisisse lui-meme comme it Athénes, ou par quelque magistrat qu’il a établi pour les élire, comme cela se pratiquait a. Rome dans certaines occasions.
Le peuple est admirable pour choisir ceux a qui il doit confier quelque partie de son autorité... ll n’a a se déterminer que par des choses qu’il ne peut ignorer et des faits qui tombent sous les sens...
Si l’on pouvait douter de la capacité naturelle qu’a le peuple pour discerner le mérite, il n’y aurait qu’a jeter les yeux sur cette suite continuelle 1:4 DU CONTRAT SOCIAL. D’ailleurs, que de choses difiiciles A reunir ne suppose pas CC gouvernement! Pl'CmléI‘€II1€I1t, UD Etat tres petit (I), ou le peuple soit facile A rassembler, et ou chaque citoyen puisse 3lSéII1€1'lt COI'lDaItI`€ IOUS ICS 3.UtI'€S; S€C0¤d€m€I1t, une grande simplicité de moeurs (2) qui prévienne la multi- de choix étonnants que firent les Atheniens et les Romains, cc qu'on n’attri- buera pas sans doute au hasard. (1) R. Projet dc constitution pour la Corse. — Un gouvernement pure- ment democratique convient A une petite ville plutot qu’A une nation. On I ne saurait assembler tout le peuple d’un pays comme celui d’une cite, et quand l'autorite supreme est confiee A des deputes, le gouvernement change et devient aristocratique". Anisrorz, De la Politique, liv. VIII, chap. 11. — L’accroissement dispro- portionne de quelques classes de la cite cause aussi des bouleversements politiques... par exemple la classe des pauvres dans les democraties et les republiques. La position topographique suffit quelquefois A elle seule pour provoquer une revolution; par exemple quand la distribution meme du sol empeche que la ville n’ait une veritable unite... Motrrzsquxzu, Esprit des Lois, liv. IV, chap. vn. —-Ces sortes d’institution (de Sparte) ne peuvent avoir lieu que dans un petit Etat ou l'on peut donner une education generale et élever tout un peuple comme une famille. Les lois de Minos, de Lycurgue, de Platon, supposent une attention sin- guliere de tous les citoyens les uns sur les autres. On ne peut se promettre cela dans la confusion, dans les negligences, dans l’étendue des affaires d’un grand peuple. Id.,Esprit des Lois, liv. VIII, chap. xvi. — Il est de la nature d’une repu- blique qu’elle n’ait qu’un petit territoire, sans cela elle ne peut guere sub- sister. (2) R. Projet de constitution pour Ia Corse.— Les paysans sont attaches A leur sol beaucoup plus que les citadins A leur cite. L‘egalite, la simplicite de la vie rustique a, pour ceux qui n’en connaissent pas d‘autre, un attrait qui ne leur fait pas désirerde changer. De IA le contentement de son etat qui rend l’homme paisible, de IA l'amour de la patrie qui l’attache A sa constitution. Anrsrorz, Politique, liv. VII, chap. 11. — La classe la plus propre au sys- teme démocratique est celle des laboureurs : aussi la democratic s’etablit sans peine partout ou la maiorite vit de l’agriculture et de Péleve des trou- peaux. Comme elle n’est pas fort riche, elle travaille sans cessc et ne peut s'assembler que rarement, et, comme elle ne possede pas le necessaire, elle s'applique aux travaux qui la nourrissent et n’envie pas d‘autres biens que ceux-IA. D’oii vient la perfection de la democratic? des mceurs memes du peuple qu’elle regit. Apres le peuple agriculteur, ie peuple le plus propre A la democratic, c’est le peuple pasteur et vivant de ses troupeaux. Ce genre d’existence se rap- procbe beaucoup de l’existence agricole et les peuples pasteurs sont merveil- leusement prepares aux travaux de la guerre, d’un temperament robuste et
� LIVRE III. — CHAP. IV. tt5 i
tude d’aii`aires et les discussions épineuses ; ensuite, beaucoup
d’égalité dans les rangs et dans les fortunes (1), sans quoi
l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et
capables de soutenir la fatigue du bivouac; quant a cette forme derniere de
la démagogie, ou l’universalité des citoyens prend part au gouvernement, tout
Etat n’est pas iait pour la supporter et l’existence en est fort précaire, A
moins que les mozurs et les lois ne s’accordent a la maintenir.
Macmltvsr., Discours sur Tite-Live, liv. I, chap. 11.- Aussi suis-ie bien
convaincu que quiconque voudrait fonder une république réussirait infi-
niment mieux avec des montagnards encore peu civilisés qu’avec les habi-
tants des villes corrompues. Un sculpteur tire plus facilement une statue
d’un bloc informe que de l’ébauche vicieuse d’un mauvais artiste...
(1) R. Lettredd’Alembert.— Dans une monarchic ou tous les ordres sont
intermédiaires entre le prince et le peuple, il peut etre assez indifferent que
certains hommcs passent de l’un a l‘autre; car, comme d’autres les rempla-
cent, ce changement n°interrompt point la progression. Mais dans une dé-
mocratie 0`1 les sujets net le souverain ne sont que les memes hommcs
considérés sous ditlérents rapports, sitot que le plus petit nombre l’emporte
en richesses sur le plus grand, il faut que l°Etat périsse ou change de
forme. Soit que le riche devienne plus riche ou le pauvre plus indigent, la
difference des fortunes n’en augmente pas moins d`une maniere que de
l‘autre; et cette difference portée au dela de la mesure est ce qui détruit
l’équilibre dont j’ai parlé.
Jamais dans une monarchic l’opulence d’un particulier ne peut le mettre
au-dessus du prince; mais dans une république, elle peut le mettre aisé-
ment au-dessus des lois : alors le gouvernement n’a plus de force, et le
riche est toujours le vrai souverain.
R. Nouvelle Hélolse, partie V, lettre 2. — Les peuples bons et simples
n’ont pas besoin de taut de talents; ils se maintiennent mieux par leur seule
simplicité que les autres par toute leur industrie.
R. Pnojet de constitution pour Ia Corse. — La démocratie ne connait
d’autre noblesse, aprés la vertu, que la liberté, et l’arist0cratie ne connait
de meme d’autre noblesse que l’autorité. Tout ce qui est étranger a la con-
stitution doit etre soigneusement banni du corps politique. La noblesse
suppose la servitude, et chaque serf que la loi souffre est un citoyen qu’elle
6te a 1‘Etat.
Il faut qu’un laboureur ne soit par sa naissance inférieur é personne,
qu’il ne voie au-dessus de lui que les lois et le magistrat et qu’il puisse
devenir magistrat lui·méme, s’il en est digne par ses lumiéres et sa probité.
Id.- Chez toute nation riche le gouvernement est faible, et i‘appelle éga-
lement de ce nom celui qui n’agit qu’avec faiblesse, et, ce qui revient au
meme, celui qui a besoin de moyens violents pour se maintenir...
On me demandera si c‘est en labourant son champ qu‘on acquiert les
talents nécessaires pour gouverner. Je répondrai que oui; dans un gouver-
nement simple et droit tel que le n6tre... le bon sens suffit pour mener un
Etat bien constitué, et le bon sens se trouve autant dans le coeur que dans
la tete ; les hommes que leurs passions n’aveuglent pas font toujours bien,.
Puron, Des Lois, liv. V. — L’Etat, le gouvernement et les lois qu’il faut
� x16 DU CONTRAT SOCIAL.
l’autorité; enfin peu ou point de luxe (1), car ou le luxe est
1’efi`et des richesses, ou il les rend nécessaires; il corrompt A
la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par »
la convoitise; il vend la patrie A la mollesse, A la vanité; il
6te S. PEIHI IOUS SCS CiI0y€I'lS pOl1l‘ les 3SSCl`ViI` l€S DDS 8LlX
autres, et tous A l’opinion (2).
VoilA pourquoi un auteur célebre a donné la vertu pour
principe A la république car toutes ces conditions ne sau-
I`3l€I1I SLlbSiSI€I` S3.I'lS la V€1`ILl; IIl3iS, fEl.llZ€ d’3V0lI` fait les
diSIll'1CIiOI`lS lI1éC€SS3lI`€S, CC b€3Ll géflié 3 Il’13l`1C1Llé SOLlV€I`1l.
de justesse, quelquefois de clarté, et n’a pas vu que l’autorité
` souveraine étant partout la méme, le méme principe doit
avoir lieu dans tout Etat bien constitué, plus ou moins, il
est vrai, selon la forme du gouvernement (3).
mcttrc au premier rang, sont ceux oi: l’on pratique le plus A la lettre, dans
toutes les parties de l’Etat, l’ancien proverbe qui dit que tout est véritable—
ment commun entre amis... '_
En un mot, partout oi: les loisviseront de tout leur pouvoir A rendre l'Etat
partaitement uni,on peut assurer que c'est lA le comble de la vertu politiq nie".
Amsro·rs,Politique, liv. II,chap. 1.-A nos yeux, le bien supreme de l’Etat
c'est l’union de ses membres, parce qu’elle prévient toute discussion civile...
L’homme a deux grands mobiles de sollicitude et d'amour, c'est la pro-
priété et les affections; or, il·n‘y a place ni pour l’un ni pour l’autre de ces
sentiments dans la République de Platon.
(t) Mourssquxxu, Esprit des Lois, liv. V, chap. rr. — L’amour de la pa-
trie conduit A la bonté des moeurs et la bonté des moeurs méne A l’amour
de la patrie.
Id., chap. iu. — L’amour de la république dans une démocratie est celui
de la démocratie; l’amour de la democratic est celui de l’égalité.
L’amour de la démocratie est encore l’amour de la frugalité.
Id., chap. nv. — Pour que l’on aime l’égalité et la frugalité dans une.
république, il faut que les lois les y aient établies. l
(2) Amsrorz, Politique, liv. Ill, chap. vm. —Si dans l’Etat un individu,
ou mémes plusieurs individus, trop peu nombreux toutefois pour former
entre sux une cité entiere, ont une telle supériorité de mérite, que le mérite
dc tous les autres citoyens ne puisse entrer en balance et que l’in!1uence
politique de cet homme unique ou de ces individus soit incomparablement
plus forte, de tels hommes ne peuvent étre compris dans la cité.
La loi n’est point faite pour ces hommes supérieurs, ils sont eux-
mémes la loi.
Les principes de l’ostracisme appliqués aux supériorités bien reconnues
ne sont pas dénués de toutc équité politique...
(3) Moxrzsqutsu, Esprit des Lois, liv. III, chap. 111. — Il ne faut pas
� i LIVRE III. — CHAP. IV. uy
V Ajoutons qu’il n’y a pas de gouvernement si sujet aux
- guerres civiles et aux agitations intestines, que le democra-
} tique ou populaire ( 1), parce qu’il n’y en a aucun qui tende si | fortement cet si continuellement a changer de forme, ni qui demande plus de vigilance et de courage pour étre main- i beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouver- V nement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans · I l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, réglent ou contiennent » tout. Mais dans un Iitat populaire, il faut un ressort de plus qui est la vertu. (x) Antsrors, Politique, liv. VIII, chap. xv. — Dans la démocratie les revolutions naissent bientot de la turbulence des démagogues. ' Dans les temps reculés, quand le meme personnage était démagogue et général, le gouvernement se changeait promptement en tyrannie et presque 1 tous les anciens tyrans ont commencé par etre démagogues. Si ces usurpa- tions étaient alors beaucoup plus fréquentes que de nos jours, la raison en A est simple : A cette époque il fallait sortir des rangs de l'armée pour étre I démagogue; car l’on ne savait point encore faire un habile usage de la parole. ' Auiourd’hui, grace au progres de la rhétorique, il sufiitde savoir bien parler E pour arriver a etre chef du peuple; mais les orateurs n’usurpent point a i cause de leur ignorance militaire ou du moins la chose est fort rare. Pwnaovx, De la Monarchie, de Ia Démocratie et de l'Oligarchie. — Dans les gouvernements autres que la monarchic, l’autorité qui com- mande est elle·meme commandée, l’homme d‘Etat est porté en meme temps qu'il porte. Le pouvoir dont il est investi n’est pas assez fort contre ceux dont il le tient. Faénéiuc ll, Anti-Machiavel, chap. rx, De Ia principauté civile. — Plu- sieurs républiques sont rctombées, par la suite des temps, dans le despo- tisme, il parait meme que ce soit un malheur inévitable qui les atteint toutes. Car, comment une république résistera-t-elle éternellement a toutes les causes qui minent la liberté? Comment pourrait-elle contenir toujours l’ambition des grands qu’elle nourrit dans son sein? Comment pourrait- elle a la longue veiller sur les séductions et les sourdes pratiques de ses voi- sins et sur la corruption de ses membres, tant que l’intéret sera tout- puissant chez lcs hommes? Comment peut-elle espércr de sortir toujours heureusement des guerres qu’eIle aura a soutenir? Comment pourra-t-elle prévenir ces conjectures facheuses pour sa liberté, ces moments critiques et décisifs, et ces hasards qui favorisent les corrompus et les audacieux? Si les troupes sont commandées par des chefs laches et timides, elles devicn- dront la proie de ses ennemis, et si elles ont a leur tete des hommes vail- lants et hardis, ils seront dangereux dans la paix, apres avoir servi dans la guerre. Les républiques se sont presque toujours élcvées, de l’abime de la tyrannie au comble de la liberté, et elles sont presque toutes retombées de cette liberté dans l’esclavage. Ces memes Athéniens, qui du temps de Dé- mosthene outrageaient Philippe de Macédoine, rampaient devant Alexandre. Ces memes Romains qui abhorraient la royauté, apres l‘expulsion des rois, souffrircnt patiemment apres la révolution de quelques siecles toutes les cruautés de leurs empereurs; et ces memes Anglais qui mirent a mort l
� u8 DU CONTRAT SOCIAL.
tenu dans la sienne (1). C’est surtout dans cette constitution
que le citoyen doit s’armer de force et de constance, et dire
chaque jour de sa vie au fond de son coeur ce que disait
un vertueux Palatin (a) dans la diéte de Pologne : Malo pe-
riculosam libertatem quam quietum servitium.
S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démo-
CI‘3tlqu€1‘I1€I1t. UI1 g0.lV€I‘¤€1T1€I1t si parfait ne COI1Vl€I1t pas
a des hommes
Charles I•¤ parce qu’il empiétait sur leurs droits, pliérent la raideur de leur
courage sous la puissance altiére de leur Protecteur. Ce ne sont point ces
républiques qui se sont donné des maitres par leurs choix, mais des
hommes entreprenants qui, aidés de quelques conjectures favorables, les
ont soumises contre leur volonté...
(a) Le palatin de Posnanie, pére du roi de Pologne, duc de Lorraine.
(Note du Contrat social, édition de 1762.)
(1) R. 8• Lettre de la Montague.- Dans les Etats ou le gouvernement et
les lois ont déia leur assiette, on doit, autant qu’il se peut, éviter d’y tou-
cher, et surtout dans les petites républiques, ou le moindre ébranlement
désunit tout.
R. Préface de Narcisse. — Le moindre changement dans les coutumes,
fflt-il méme avantageux a certains égards, tourne touiours au prejudice des
‘ moeurs. Car les coutumes sont la morale du peuple, et des qu’il cesse de les
respecter, il n’a plus de regle que ses passions, ni de frein que les lois qui
peuvent quelquefois contenir les méchants, mais jamais les rendre bons.
D’ailleurs, quand la philosophic a une fois appris au peuple A mépriser les
coutumes, il trouve bient6t le secret d’éluder les lois. Je dis donc qu’il en est
des mmurs d’un peuple comme de l’honneur d’un homme, c’est un trésor
qu’il faut conserver, mais qu’on ne recouvre plus quand on l’a perdu.
Anxsrorz, Politique, liv. VIII, chap. vu. - Dans tous les Etats bien con-
stitués,le premier soin qu’il faut prendre est de ne point déroger, en quoi
que ce soit, a la loi et de se garder avec la plus scrupuleuse attention d’y ap-
porter méme les plus faibles atteintes. L’inégalité mine sourdement l’Etat,
de meme que des petites dépenses souvent répétées finissent par ruiner les
fortunes.
Morrrasqutzu, Grandeur et decadence des Romains. — Ce qui fait
que les Etats libres durent moins que les autres, c’est que les malheurs
et les succés qui leur arrivent leur font presque touiours perdre la liberté,
au lieu que les succés et les malheurs d’un Etat ou le peuple est soumis
confirment également sa servitude. Une république sage ne doit rien hasarder
qui l'expose a la bonne ou a la mauvaise fortune; le seul bien auqucl elle
doit aspirer, c’est a la perpétuité de son état.
(2) Pnxron, Le Politique ou de la Royauté. -· Quant au gouvernement g
de la multitude, tout y est faible, il n’est capable d'aucun grand bien,
d’aucun grand mal, comparativement aux autres, parce que le pouvoir y
est divisé en mille parcelles entre mille individus. C’est pourquoi il est le
»: pire de ces gouvernements quand ils obéissent aux lois et le meilleur quand
� u
LIVRE III. — CHAP. V. ug
CHAPITRE V
DE IJARISTOCRATIE _
Nous avons ici deux personnes morales tres distinctes;
savoir, Ie gouvernement et Ie souverain; et par consequent
deux volontés générales, l’une par rapport A tous les ci-
toyens, l’autre seulement pour les membres de l’adminis-
tration. Ainsi, bien que le gouvernement puisse régler sa
police intérieure comme il lui plait, il ne peut jamais parler
au peuple qu’au nom du souverain, c’est-A-dire au nom du
peuple meme; ce qu’il ne faut jamais oublier.
Les premieres sociétés se gouvernerent aristocratique-
ment. Les chefs des families délibéraient entre eux des af-
faires publiques. Les jeunes gens cédaient sans peine A
l’autorité de l’expérience. De lA les noms de prétres, d’¢m-
ciens, de sénat, de gérontes (1). Les sauvages de l’Amérique
septentrionale se gouvernent encore ainsi de nos jours, et
sont tres bien gouvernés.
Mais, A mesure que l’inégalité d’institution l’emporta
sur l’inégalité naturelle, la richesse ou la puissance (a) fut
ils les violent; sous le regne de la licence, c’est dans la démocratie qu’il
vaut le mieux vivre ; on ne saurait trop la craindre, au contraire, sous le
regne des lois...
Mosrzsquxsu, Esprit des Lois, liv. Vlll, chap. ur. — Autant que le ciel
est éloigné de la terre, autant le véritable esprit d’égalité l'est-il de l’esprit
d’égalité extreme. Le premier ne consiste point A faire en sorte que tout le
monde commande ou que personne ne soit commandé, mais A obéir et A
commander ses égaux. Il ne cherche pas A n‘avoir point de maitre, mais A
n’avoi¤· que des égaux pour maitres.
(a) Il est clair que le mot optimates, chez les anciens, ne veut pas dire
les meilleurs, mais les plus puissants. (Note du Contrat social, édition de
1762.)
(1) Pwnnqurz, Si le vieillard doit prendre part au gouvernement. — La
commission aristocratique qu’on adioignait aux rois de Lacédémone fut par
l’oracle de Delphes appelée Conseil des Anciens, et Lycurgue la désigna
nettement sous le nom de Conseil des vieillards, Le sénat romain, de nos
iours encore, rappelle par son nom meme l’idée de vieillards, senes... Je
pense que les mots gueras (prix, honneur), et guerairein (honorer), ont pris
1
� 120 DU. CONTRAT SOCIAL.
préférée a Page, et l’aristocratie devint élective. Eniin la
puissance II`21l'lSI1’1lS€ 3VCC les bl€I1S dl.1 péI'C 3UX €Df3HI8,
rendant les families patriciennes, rendit le gouvernement
( héréditaire, et l’on vit des sénateurs de vingt ans.
Il y a donc trois sortes d’aristocratie : naturelle, élec-
tive, héréditaire. La premiere ne convient qu’a des peuples
simples; la troisiéme est la pire de tous les gouvernements.
La deuxiéme est le meilleur; c’est l’aristocratie propre-
ment dite (1).
Outre l’avantage de ladistinction des deux pouvoirs.,
elle a celui du choix de ses membres; car, dans le gouver-
nement populaire, tous les citoyens naissent magistrats;
mais celui—ci les borne it un petit nombre, et ils ne le devien-
-nent que par élection (a) : moyen par lequel la probité, les
du mot gueron (vieillard), la signification honorable qu'ils conservent de
nos iours.
(a) ll importe beaucoup de régler par des lois la forme de l'élection des
magistrats; car, en l’abandonnant a la volonté du Prince, on ne peut éviter
de tomber dans l'aristocratie héréditaire, comme il est arrivé aux répu-
bliques de Venise et de Berne. Aussi la premiere est—elle, depuis longtemps,
un Etat dissous ; mais la seconde se maintient par Pextréme sagesse de son
sénat: c’est une exception bien honorable et bien dangereuse. (Note du
Contrat social, édition de 1762.)
(1) Anrsrorz, Politique, liv. VI, chap. vu. - La voie du sort pour la dé-
signation des magistrats est une institution aristocratique. Le principe de
l’élection, au contraire, est oligarchique...
Spinoza, T ractatus politicus, chap. vm. Ds Anrsrocnnn. -— Aristocra-
tiam imperium illud esse diximus quod non unus sed quidam ex multitu-
dineselecti tenent quos in postcrum patricios appellavimus. Dico expresse
quod quidam selecti tenent, nam bcc prxcipua est differentia inter hoc et
democraticum imperium quos scil_icet in imperio aristocratico gubernandi
jus a sola electione pendeat, in democratico autem maxime a iure quodam
innato vel fortuna adepto (ut suc loco dicemus) atque adeo tametsi imperii
alicujus integra multitudo in numero patriciorum recipiatur, modo illud
jus hereditarium non sit, nec lege aliqua communi ad alios descendat, im-
perium tamen aristocraticum omnino erit,quandoquidem nulli nisi expresse
electi in numerum patriciorum recipiuntur.
Mosrzsquxau, Esprit des Lois, liv. II, chap. ur. — Dans l’aristocratie
la souveraine puissance est entre les mains d‘un certain nombre de person-
nes. Ce sont elles qui font les lois et qui les font exécuter, et le reste du
pcuple n’est tout au plus a leur égard que, comme dans une monarchic, les
sujets sont a l’égard du monarque.
— On n’y doit point donner le suffrage par sort. On n’en aurait que les in-
� I
LIVRE III. —- CHAP. V. tax
lumieres, l’expérience, et toutes les autres raisons de pré-
férence et d’estime publique, sont autant de nouveaux ga-
I`3I'lIS ql1°0I1 SCI'& S3gCIl’1Cl'1I gOl1VCI`I1é.
“ De plus, les assemblées se font plus commodément; les
aifaires se discutent mieux, s’expédient avec plus d’ordre et
de diligence; le crédit de l’Etat est mieux soutenu chez
l’étranger par de vénérables sénateurs que par une multi-
tude inconnue ou méprisée.
En un mot, c’est l’ordre le meilleur et le plus naturel
que les plus sages gouvernent la multitude, quand on est
I .
I SOI` C]lJ’llS la gO�VCI`l'1€l'OI'lI POIJF SOD PFOEI, et HOI1 pOl1lC`lC
leur (1); il ne faut point multiplier en vain les ressorts, ni
faire avec vingt mill_e hommes ce que cent hommes choisis (
l PCIJVCDI f3lI`C CDCOFC IHICLIX. Mais fallt I'CI`I13I`ClL1€I` que
1 l’intérét de corps commence a moins diriger ici la force
I publique sur la régle de la volonté générale (2), et qu’une
autre pente inévitable enleve aux lois une partie de la puis-
SRHCC €XéCLl[lV€.
convénients. En eifet, dans un gouvernement qui a déja établi les distinctions
les plus afiligeantes, quand on serait choisi par le sort, on n’en serait pas
moins odieux; c’est le noble qu’on cnvie et non pas le magistrat.
Les sénateurs ne doivent point avoir le droit de remplacer ceux qui
manquent dans le Senat, ricn ne serait plus capable de perpétuer les abus.
A Rome, qui fut dans les premiers temps une espéce d’aristocratie, le Sénat
ne les suppléait pas lui-me-ne; les sénateurs nouveaux étaient nommés par
les censeurs.
Plus une aristocratic approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite
et elle le deviendra moins a mesure qu’elle approchera de la monarchic.
(1) Polysynodie (dernier paragraphe).y Les intérets des sociétés partie_lles
ne sont pas moins séparés de ceux de 1’Etat, ni moi11s pernicicux a la répu-
blique que ceux des particuliers, et ils ont méme cet inconvenient de plus
qu’on se fait gloire de soutenir, a quelque prix que ce soit, lcs droits ou les
prétemions du corps dont on est membrc, et que ce qu’il y a de malhon·
néte a se préférer aux autres, s`évanouissant a la faveur d’une société nom-
breuse dont on fait partie, a force d’etre bon sénateur, on devient enfin
mauvais citoyen. C’est cc qui rend l`aristocratie la pire des souvcrainctés. Je
parierais que mille gens trouveront encore ici une contradiction avec le
Contrat social. Ccla prouve qu`il y a encore plus de lecteurs qui devraient
apprendre a lire que d’autrcs qui devraient apprendre a étre conséquents.
(2) Monrzsoutzu, Esprit des Lois, liv. VIII, chap. vt. — L’aristocratie se
corrompt lorsque le pouvoir des nobles devient arbitraire...
l
1
� I22 DU CONTRAT SOCIAL.
A l’égard des convenances particulieres, il ne faut ni
un Etat si petit, ni un peuple si simple et si droit, que
l’exécution des lois suive immédiatement de la volonté
publique, comme dans une bonne démocratie. Il 11e faut
pas non plus une si grande nation, que les chefs épars pour
la gOl1VCI`IICI` p�lSSCI'l[ II`8IICh€l` (lll SOl1VCI`8lIl Ch3ClJI'l d&I1S
SOII dép8l`ICII'1€I1I, Ct COI1’1I1'1Cl'1C€I'p&I` SC I'CIldI'C lIIdép€Ild3IlIS
pour devenir enfin les maitres.
Mais si l’aristocratie exige quelques vertus de moins que
le gouvernement populaire, elle en exige aussi d’autres qui
lui sont propres, comme la modération dans les riches (1),
(1) Aatsrors, Politique, liv. VI, chap. 1x. - Quelle est la meilleure con-
stitution". en se bornant pour les individus A cette vie que la plupart
peuvent mener, et pour les Etats it ce genre de constitution qu’ils peuvent
presque tous recevoir...
Le bonheur consiste dans 1’exe1·cice facile et permanent de la vertu, et la
vertu n’est qu’un milieu entre deux extremes...
C’est évidemment, d°apres les memes principes, qu’on pourra juger de
l’excellence ou des vices de l’Etat ou de la constitution, car la constitution
est la vie meme de l’Etat.
Or, tout Etat renferme trois classes distinctes: les citoyens riches, les
citoyens pauvres et les citoyens aisés dont la position tient le milieu entre
ces deux extremes. Pour donc qu’on convient que la modération et le
milieu en toutes choses sont ce qu’il y a de mieux, il s’ensuit évidemment
qu’en fait de fortune la moyenne propriété sera aussi la plus convenable
de toutes...
La pauvreté empeche de savoir commander et elle n’apprend qu’a obéir
en esclave; 1’extreme opulence empéche 1’homme de se soumettre a une au-
torité quelconque et ne lui enseigne qu’a commander avec tout le despo-
tisme d’un maitre. On ne voit alors dans l’Etat que maitres et esclaves et
pas un seul homme libre. Ici, jalousie envieuse,1a, vanité méprisante, si loin
l’une et l’autre de cette bienveillance réciproque et de cette fraternité so-
ciale qui est la suite de la bienveillance.
...Ce qu’il faut surtout a la cité, ce sont des étres égaux et semblables,
qualités qui se trouvent avant tout dans les situations moyennes, et l’Etat
est nécessairement mieux gouverné quand il se compose de ces éléments
qui en forment, selon nous, la base naturelle...
Les Etats bien administrés sont ceux ou la classe moyenne est plus nom-
breuse et plus puissante que les deux autres réunies ou du moins que
chacune d’elles séparément. En sc rangeant de l’un ou l’autre cote elle reta-
blit l’équilibre et empeche qu’une prépondérance excessive ne se forme. C’est
donc un grand bonheur que les citoyens aient une fortune modeste, mais
suffisante 21 leurs besoins. Partout ou la fortune extreme est a coté de l’ex-
treme indigence, ces deux exces amenent ou la démagogie absolue, ou l’oli-
garchie pure, ou la tyrannie...
� et le contentement dans les pauvres (1) ; car il semble_
qu’une égalité rigoureuse y serait déplacée (2); elle ne fut
pas méme observée a Sparte.
Au reste, si cette f0I‘mC COmpOI‘t€ UBC C€I`t3lI1€ lllégallté La moyenne propriété est la seule qui ne s’insurge jamais... Les bons législateurs sont sortis de la classe moyenne (Solon, Ly- curgue, Charondas). MONTBSQUIEU, Esprit des Lois, liv. III, chap.1v. —La modération estl’ame de ces gouvernemcnts (aristocratiques).
R. Lettre à d’Alembert. — Il ne sufiit pas que le peuple ait du pain et vive dans sa condition; il faut qu’il y vive agréablement, afin qu’il en remplisse mieux les devoirs, qu’il se tourmente moins pour en sortir, et que l’ordre public soit mieux établi. Les bonnes moeurs tiennent plus qu’on ne pense ia ce que chacun sc plaise dans son état. Le manége et l’esprit d’intrigue viennent d’inquiétude et de mécontentement; tout va mal quand l’on aspire in l’emploi d`un autre. Il faut aimer son métier pour le bien faire. L’assiette de l’Etat n`est bonne et solide que quand tous se sentant a leur place, les forces particuliéres se réunissent et concourent au bien public au lieu de s’user l`une contre l'autre comme elles font dans un état mal constitué.
(1) Aristote, Politique, liv. Vlll, chap. v. — Dans les oligarchies, les causes les plus apparentes de bouleversement sont au nombre de deux : l’une, c’est l’oppression des classes inférieures qui acceptent alors le premier défenseur, quel qu’il soit, qui se présente a leur aide; l’autre, plus fréquente, c’est lorsque le chef du mouvement sort des rangs memes de 1’oligarchie.
Mais l’oligarchie est perdue lorsqu’une autre oligarchie surgit dans son sein. C’est ce qui a lieu quand le gouvernement entier n’étant composé que d’une faible minorité, les membres de cette minorité n`ont pas cependant tous part` aux magistratures souveraines.
Montesquieu, Grandeur et Décadence des Remains, chap. v111. — Ceux qui obéissent a un roi sont moins tourmentés d’envie et de jalousie que ceux qui vivent dans une aristocratie héréditaire. Le prince est si loin de ses sujets qu’il n`en est presque pas vu; et il est si fort au-dessus d’eux qu’ils ne peuvent imaginer aucun rapport qui puisse les choquer; mais les nobles qui gouvernent sont sous les yeux de tous et ne sont pas si élevés que des comparaisons odieuses ne se fassent sans cesse. Aussi a-t-on vu de tout temps, et le voit—on encore, le peuple détester les sénateurs. Les républiques ou la naissance ne donne aucune part au gouvernement sont a cet égard les plus heureuses; car le peuple peut moins envier une autorité qu’il donne in qui il veut et qu’il reprend a sa fantaisie...
Un gouvernement libre, c’est-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir s’il n’est, par ses propres lois, capable de correction.
(2) Aristote, Politique, liv. III, chap. 111. — La constitution parfaite. n’admettra jamais Partisan parmi les citoyens.
Car l'apprentissage de la vertu est incompatible avec une vie d’artisan et de manoeuvre.
Ce titre (de citoyen) appartient seulement in l’homme politique qui est maitre ou qui peut etre maitre, soit personnellement, soit collectivement, de s’occuper des intérets communs. I24 DU CONTRAT SOCIAL. de fortune, c’est bien pour qu’en général Padministration des affaires publiques soit confziée A ceux qui peuvent le mieux y dO¤¤CI‘ t0l1t l€l1I‘ temps, mais HOU pas, C0mmC prétend Aristote, pour que les riches soient toujours pré- férés (r). _ Au contraire, il importe qu’un choix opposé apprenne quelquefois au peuple qu’il y a dans le mérite `des hommes des raisons de préférence plus importantes que la richesse C H A PIT R E VI DE LA MONARCHIE Jusqu’ici nous avons considéré le prince comme une PCPSOIIIIC ITIOI'3lC et collective, UIIIC P3? la f0l`CC des lois, (r) Aniston, Politiquc, liv. VI, chap. vt. - On a coutume de donner le nom de république aux gouvernements qui inclinent A la démocratie et celui d’aristocratie A ceux qui inclinent A Poligarchie, c’est que, plus ordi- nairement, les lumiéres et la noblcsse sont le partage des riches. Mais il faut remarquer que de bonnes Iois ne constituent pas A elles seules un bon gouvernement et qu’il importe surtout que ces bonnes lois soient observées. I1 n'y a de bon gouvernement d’abord que celui ou l°on obéit A la Ioi, par conséquent que celui ou la loi A laquelle on obéit est fondée sur la raison, car on pourrait aussi obéir A des lois déraisonnables. L’excelIence de la loi peut du reste s’entendre de deux facons : la loi est ou la meilleure possible, relativement aux circonstances, ou la meilleure pos- sible d’une maniére générale et absolue. Le principe essentiel de l’aristocratie paratt etre d’attribuer la prédomi- nance politique A la vertu,car1e caractere spécial de Paristocratie, c’est la vertu, comme la richesse est celui de l'oligarchie, et la liberté celui de la démocratie. (2) Amsrorz, Politique, liv. VI, ch. v. — On a bien raison d‘appe1er gouvernement des meilleurs le gouvernement dont nous avons nous-méme traité précédemment. Ce beau nom d’aristocratie ne s’applique vraiment avec route iustesse qu’A l’Etat composé de citoyens qui sont vertueux dans toute_l’étendue du mot et qui n’ont point seulement quelque vertu spéciale. Cet Etat est le seul oi: l’homme de bien et le bon citoyen se confondent dans une identité absolue. Partout ailleurs, on n’a de vertu que relativement A la constitution particuliere sous laquelle on vit... ll est bien encore quelques combinaisons politiques qui, différant de Poligarchie et de ce qu’on nomme république, recoivent le nom d’aristo;- cratie; ce sont les systemes ou les magistrats sont choisis d’aprés le mérite autant que d’aprés la richesse.
� l LIVRE III. — CHAP. VI. u5 et dépositaire dans I’Etat de la puissance executive. Nous avons maintenant 21 considérer cette puissance réunie entre les mains d’une personne naturelle, d’un homme réel, qui seul ait droit d’en disposer selon les lois. C’est ce qu’on appelle un monarque ou un roi. Tout au contraire des autres administrations ou un etre collectif représente un individu, dans celle·ci un individu . représente un étre collectif; en sorte que l‘unité morale qui constitue le prince est en meme temps une unité phy- sique, dans laquelle toutes les facultés que la loi réunit dans l’autre avec tant d’eil`ort se trouvent naturellement réunies. Ainsi la volonté du peuple, et la volonté du prince, et la force publique de l’Etat, et la force particuliere du gouver- nement, tout répond au meme mobile, tous les ressorts de la machine sont dans la meme main, tout marche au meme but; il n’y a point de mouvements opposés qui s’entre- détruisent, et l’on ne peut imaginer aucune sorte de consti- tution dans laquelle un moindre effort produise une action plus considérable(1). Archimede,assis tranquillement sur le rivage et tirant sans peine a Hot un grand vaisseau, me représente un monarque habile, gouvernant de son cabinet ses vastes Etats, et faisant tout mouvoir en paraissant im- mobile (2). (1) Moxrzsquxxu, Esprit des Lois, liv. V, chap. x. - Le gouvernement monarchique a un grand avantage sur le républicain; les affaires étant menées par un seul, il y a plus de promptitude dans l’exécution. (2) Polysynodie. -· Le dernier des hommes tiendra paisiblement ct com- modément lc sceptre de l`univers; plongé dans d`insipides voluptés, il pro- ménera, s`il le vcut, de fetc en fete son ignorance et son ennui. Cependant, on le traitera dc conquérant, d’invincible, de roi des rois, de monarque auguste, de monarque du monde et de majesté sacrée. Oublié sur le trone, nul aux yeux de ses voisins et meme a ceux de ses sujcts, encensé de tous sans etre obéi de personnc, faible instrument de la tyrannie des courtisans et de Ycsclavage du peuple, on lui dira qu’il régne, et il croira régner. Voila le tableau général du gouvernement de toute monarchic trop étendue: qui vcut soutenir le monde et n’a pas les épaules d’Hercule, doit s’attendre d’etre écrasé. R. Nouvelle Héloise, partie VI, Iettre 8. — Tout prince qui aspire au l
� 126 DU CONTRAT SOCIAL.
Mais s’il n’y a point de gouvernement qui ait plus de vi-
gueur, il n’y en a point ou la volonté particuliere ait plus
d’empire et domine plus aisément les autres : tout marche
au meme but, il est vrai; mais ce but n’est point celui de la
félicité publique, et la force méme de Padministration
tourne sans cesse au prejudice de l’Etat.
Les rois veulent etre absolus (1), et de loin on leur crie
que le meilleur moyen de l’etre est de se faire aimer de leurs
peuples. Cette maxime est tres belle, et meme tres vraie a
certains égards. Malheureusement on s’en moquera tou-
jours dans les cours. La puissance qui vient de l’amour des
peuples est sans doute Ia plus grande; mais elle est précaire
et conditionnelle; jamais les princes ne s’en contenteront.
despotisme, aspire a l`honneur de mourir d’ennui. Dans tous les royaumes
du monde, cherchez—vous l‘homme le plus ennuyé du pays, allez toujours
directement au souverain surtout s’il est tres absolu. C’est bien la peine de
faire tant de misérables, ne saurait-il s’ennuyer ia moindres frais?
Fméuémc Il, Anti-Machiavcl, chap. xxu. — ll y a deux especes de
princes dans le monde, ceux qui voient tout par leurs propres yeux et gou-
vernent leurs Etats par eux-memes et ceux qui se reposem sur la bonne foi
de leurs ministres et qui se laissent gouverner par ceux qui ont pris l’ascen-
_ dant sur leur esprit. _
Les souverains de la premiere espece sont comme Fame de leurs Etats,
le poids de leur gouvernement repose sur eux tout comme le monde sur le
dos d’Atlas; ils reglent les aiiaires intérieures comme les étraugeres, ils
remplissent a la fois les postes de premiers magistrats de la justice, de gé-
néraux des armées, de grands trésoriers. Ils ont, a l’exemple de Dieu (qui
se sert d’intelligences supérieures a l’homme pour opérer ses volontés), des
esprits pénétrants et laborieux pour exécuter leurs desseins et pour remplir
en détail ce qu’ils ont projeté en grand; ces ministres sont purement des in-
struments dans les mains d’un sage et habile maitre.
Les souverains du second ordre sont comme plongés par un défaut de
génie ou une indolence naturelle dans une indifiérence léthargique. Si 1’Etat,
pres de tomber en défaillance parla faiblesse du souverain,doit etre soutenu
par la sagesse et la vivacité d’un ministre, le prince alors n’est qu’un fantome,
mais un fantome nécessaire, car il représente l’Etat; tout ce qui est a sou-
haiter, c’est qu’il fasse un heureux choix.
(1) Px.u·r4unquz,A un prince ignorant. — Le plus grand nombre des princes
estiment A tort que le premier avantage qu’i1 y ait a commander, ce soit de
n’etre point commandé. Au moins était-ce l’opinion du roi de Perse qui
regardait tous ses suiets comme autant d’esclaves.
Le mot de Denys est vrai, que la principale jouissance du pouvoir
consiste dans le prompt accomplissement de sa volonté.
� LIVRE III. — CHAP. VI. uy
Les meilleurs rois veulent pouvoir étre méchants s’il leur
plait, sans cesser d’étre les maitres; un sermonneur poli-
tique aura beau leur dire que la force du peuple étant la
leur, leur plus grand intérét est que le peuple soit florissant,
nombreux, redoutable; ils savent tres bien que cela n’est
pas vrai. Leur intérét personnel est premiérement que le
peuple soit faible, misérable, et qu’il ne puisse jamais leur
I`éSlSI€I' J’3VO.I€ qLlC, supposant les Slj€IS IO�i0UI`S p&I`f&l-
tement soumis, l’intérét du prince serait alors que le peuple
fflt pulssant, afin que cette puissance étant la sienne le fcn-
dit redoutable 21 ses voisins; mais, comme cet intérét n’est
que secondaire et subordonné, et que les deux suppositions
sont incompatibles, il est naturel que les princes donnent
toujours la préférence a la maxime qui leur est le plus im-
médiatement utile. C’est ce que Samuel représentait forte-
ment aux Hébreux; c‘est ce que Machiavel a fait voir avec
évidence (2). En feignant de donner des lecons aux rois, il en
(1) Mncuuvm., Discours sur Tite—Liv¢, liv. II, chap. n. — C’est le bien
général et non Pintérét particulier qui fait la puissance d’un Etat, et sans
contredit on n’a en vue le bien public que dans les républiques; on ne s’y
détermine Za faire que ce qui tourne a Pavantage commun, et si par hasard
on fait le malheur dc quelques particuliers, tant de citoyens y trouvent de
l’avantage qu’ils sont toujours assurés de l’emporter sur ce petit nombre
d’individus dont les intéréts sont blessés. Le contraire arrive sous le gou-
veruement d’un prince; lelplus souvent son intérét particulier est en
opposition avec celui de l’Etat. Ainsi, un peuple libre est-il asservi, le
moindre mal qui puisse lui arriver sera d’étre arrété dans ses progres et
de ne plus accroitre ni ses richesses, ni sa puissance ; mais le plus souvent
il ne va plus qu’en déclinant. Si le hasard lui donne pour tyran un homme
plcin d’habiIeté et de courage, qui recule les bornes de son empire, ses
conquetes seront sans utilité pour Ia république et ne seront profitables et
utiles qu’a lui. Elévera-t·il aux places des hommes de valeur, lui qui les
tyrannise et ne veut pas avoir a les craindre? Soumettra-t-il les pays voisins
pour les rendre tributaires d’un Etat qu’il opprime? Rendre cet Etat puis-
sant n’est pas ce qui lui convient. Son intérét est de rendre chacun de ses
membres isolé et que chaque province, ehaque terre, ne reconnaisse que
lui pour maitre. Ainsi la patrie n’aura aucun avantage de ses conquetes.
Elles ne prolitent qu’a lui seul.
(2)At.oza1¤ox Sinner, Discours sw- Ie gouvemement, chap. m, sect. 3. —
Tous ceux d’entre les interpretes qui ont passé pour gens de bien et pour
personnes éclairées conviennent que ce que Samuel dit au peuple ne tendait
qu’a les détourner de leur pcrnicieux dessein et que son intention n’était pas
� a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel
est le livre des républicains(a) (1).
Nous avons trouvé, par les I‘&pp0I`tS gét1éI`&LlX, que la
de leur représenter ce qu’un Roi a droit de faire en vertu de sa dignité, mais ce que feraient les Rois qui seraient établis contre Dieu et contre la loi lorsqu’ils auraient le pouvoir en main.
(a) Machiavel était un honnéte homme et un bon citoyen; mais, attaché Ala maison de Médicis, il était forcé, dans l’oppression de sa patrie, de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de son exécrable héros manifeste assez son intention secrete; et I°opposition des maximes de son livre du Prince A celles de ses Discours sur Tite-Live, et de son Histoire de Florence, démontre que ce profond politique n’a eu jusqu’ici que des lec- teurs superficiels ou corrompus. La cour de Rome a séverement défendu son livre : je le crois bien ; c°est elle qu’il dépeint le plus clairement. (Note du Contra! social, edition de t782.)
(1) Spinoza, T ractatus politicus, chap. v.— Quibus autem mediis princeps, qui sola dominandi libidine fertur, uti debet, ut imperium stabilire et con- servare possit acutissimus Machiavellus prolixe ostendit; quem autcm in fi- nem non satis constare videtur. Si quem tamen bonum habuit ut de viro sapiente credendum est, fuisse videtur, ut ostenderet, quam imprudenter multi tyrannum c medio tollere conantur, quum tamen causae, cur princeps sit tyrannus, tolli nequeant, sed contra eo magis ponantur, quo principi major timendi causa praebetur; quod fit quando multitudo exempla in prin- cipem edidit et parricidio quasi re bene_ gcsta gloriatur. Praeterea ostendere forsan voluit, quantum libera multitudo cavere debet ne salutem suam uni absolute credat, qui nisi vanus sit et omnibus se posse placere existimet, quotidie insidias timere debet, atque adeo sibi potius cavere et multitudini contra insidiari magis quam cavere cogitur. Et ad hoc de prudentissimo isto viro credendum magis adducor, quia pro libertate fuisse constat, ad quam etiam tuendam saluberrima consilia dedit.
De quels moyens un prince qui n’est poussé que par l'appétit déréglé de dominer doit-il se servir pour fortifier et conserver l’empire ? C’est ce que le tres pénétrant Machiavel a montré, fort au long ; dans quel but ? on ne le voit pas assez clairement. Si ce fut dans une bonne intention, comme il faut le présumer d’un homme sage, il a voulu montrer l’imprudence de ceux qui, en si grand nombre, s’efforcent de se débarrasser d’un tyran lorsque les causes qui, des princes font des tyrans, ne peuvent etre supprimées, mais au contraire ces causes sont établies avec d’autant plus de force que l’on donne au prince de plus grands motifs de crainte; et cc qui arrive, lorsque la multitude fait des exemples contre les princes et glorifie le parricide comme un acte de justice. En outre, il a peut-etre voulu montrer combien une libre multitude doit se garder de confier entièrement son salut à un seul homme qui, à moins de pousser la vanité jusqu’à croire qu’il peut plaire à tous, doit craindre chaque jour des embûches et, par suite, veiller plutôt à sa conservation et tendre de son coté des pièges à la multitude que veiller aux intérets de celle-ci. Et je suis d’autant plus enclin à porter ce jugement sur ce tres prudent homme, qu’il est constant qu’il fut un partisan de la liberté, pour la défense de laquelle il a donne les conseils les plus salutaires. LIVRE lll. — CHAP. VI. ng monarchic n’est convenable qu’aux grands Etats ; et nous le trouverons encore en l’examinant en elle-meme. Plus l’administration publique est nombreuse, plus le rapport du prince aux sujets diminue et s’approche de l’égalité, en sorte que ce rapport est un ou l’égalité méme dans la dé- HIOCITRIIC. Ce meme I`3pp0I`I 3LlgII1CI1I€ it ITICSLIFC qlJ€ le g0�- VCFDCIIICHI SC I`CSSCI`I`C, et est d3I`1S SOI'1 mdximllm qllalld le gouvernement est dans les mains d’un seul. Alors il se trouveune trop grande distance entre le prince et le peuple, etl`Etat manque de liaison(1). Pour la former, il faut donc des ordres intermédiaires, il faut des princes, des grands, de la noblesse pour les remplir. Or, rien de tout cela ne convient a un petitEtat, que ruinent tous ces degrés (2). (1) Monrasourau, Esprit des Lois, liv. VIII, chap. xvu. — Un état monar- chique doit étre d’une grandeur médiocre. S’il était petit, il se formerait en république; s’il était fort étendu, les principaux de l’Etat, grands par eux- memes, n’étant point sous les yeux du prince, ayant leurs cours hors de sa cour, assurés d’ailleurs contre les exécutions promptes par les lois et les moeurs, pourraient cesser d’obéir; ils ne craindraient point une punition trop lente et trop éloignée... Les tleuves courent se meler dans la mer, les monarchies vont` se perdre · dans le despotisme... (2) Honaas, De Cive, chap.x. —-Entre les incommodités qu’il y a‘a souffrir du gouvernement d’un seul, celle-ci n’est pas une des dernieres que le roy, outre 1’argent qu’il exige nécessairement de ses suiets pour les dépenses publiques... peut, si bon lui semble, exiger d’eux d’autres sommes inconsi- dérément, dont il enrichit ses enfants, ses plus proches parents, ses favoris et meme ses Hatteurs. Il faut avouer que c’est la une chose tres facheuse, mais qui se rencontre en toute sorte de gouvernement et qui me semble plus supportable dans un royaume que dans un Etat populaire. Car, comme le roi est unique, le nombre de ceux qu`il veut enrichir ne peut point etre bien grand. La ou, dans un Etat populaire, autant qu`il y a de personnes puissantes, c’est-a-dire autant qu’il y a de harangueurs qui savent caioler le peuple, car le nombre n’en est iamais petit et il s’en éléve tous les jours qui s’exercent a ce métier, il y en a autant qui tachent d’avancer ct enrichir leurs enfants, leurs alliés, leurs amis et leurs datteurs; en eifet, chacun d’eux désire non seulement de bien établir sa famille en la rendant illustre et opulente, mais de se faire des creatures. Le roi peut contenter la plupart du temps ceux qu’il atfectionne et ceux qui le sei-vent, qui sont peu en nombre, par divers moyens qui ne nuisent point A la foule du peuple, comme en leur donnant des charges militaires ou des offices de iudicature. Mais en la démocratie, ou il faut rassasier quantité de nouveau: aifamés qui naissent tous les jours, il est bien difiicile qu’on s’en acquitte sans l’oppression du peuple... 9
� Mais s’il est difficile qu’un grand Etat soit bien gouverné, il l’est beaucoup plus qu’il soit bien gouverné par
un seul homme; et chacun sait ce qu’il arrive quand le roi
se donne des substituts.
Un défaut essentiel et inévitable, qui mettra toujours le gouvernement monarchique au-dessous du républicain, est que dans celui-ci la voix publique n’élève presque jamais aux premières places que des hommes éclairés et capables, qui les remplissent avec honneur; au lieu que ceux qui par- viennent dans les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigants, a qui les petits talents, qui font dans les cours parvenir aux grandes places, ne servent qu'a montrer au public leur ineptie aussitôt qu’ils y sont parvenus(1). Le peuple se trompe bien moins sur ce choix que le prince; et un homme d’un vrai mérite est presque aussi rare dans le ministère qu’un sot a la tête d’un gouvernement républicain. Aussi, quand, par quelque hasard, un de ces hommes nés pour gouverner(2) prend le timon des affaires dans une monarchie
(1) Spinoza, Tractatus politicus, chap. v1. — Et sane qui credunt posse fieri ut unus solus summum civitatis ius obtineat longe errant. Jus enim sola potentia determinatur ut ostendimus. At unius hominis potentia longe compar est tantae moli sustinendm.Unde fit ut quem multitudo regem elegit, is sibi imperatores quaerat seu consiliares, seu amicos, quibus suum et omnium salutem committit ita ut imperium, quod absolute monarchiam esse creditur, sit revera in praxi arisiocraticum non quidem manifestum, sed latens, et propterea pessimum. Ad quid acceditquod rex puer, azger, aut senectute gravatus, precario rex sit, sed id revera poteszatem habebunt qui summa imperii negotia administrant, vel qui rege sunt proximi :ut iam taceam quod rex libidini obnoxius omnia smpe moderetur ex libidine unius aut alterius pellicis, aut cinmdi. ·¤ Audieram, inquit Orsines, in Asia olim 1-egnasse feminas; hoc vere novum est, regnare castratum! il
(2) R. Confessions, liv. XI. — Mettant alors la main au Contrat social, j‘y marquai dans un seul trait ce que je pensais des précédents ministeres ct de celui qui commencait a lcs éclipser. Je manquai a cette occasion 11 ma plus constante maxime et de plus je ne songeai pas que, lorsque l’on veut louer ou blamer fortement dans un meme article sans nommer les gens, il faut tellement approprier la louange it ceux qu’elle regarde que le plus ombrageux amour-propre ne puisse y trouver de quipmquo. R. Lettre à M. de Choiseul (Trye, le 27 mars 1768). — Environ dans le méme temps éclata ce célebre pacte de famille (signé le 15 aout 1761). Quelle LIVRE III. — CHAP. VI. 131 presque abimée par ces tas de jolis régisseurs, on est tout surpris des ressources qu’il trouve, et cela fait époque dans Ul') p&yS. Pour qu’un Etat monarchique put étre bien gouverné, il faudrait que sa grandeur ou son étendue fut mesurée aux facultés de celui qui gouverne (1). Il est plus aisé de conquérir que de régir (2). Avec un levier suffisant,d’un doigt on peut ébranler le monde; mais pour le soutenir il faut les épaules d’Hercule (3). Pour peu qu’un Etat soit grand, le prince est confiance n’en tirai-je point pour une administration qui commengait ainsi. Je mettais alors la derniére main au Contra! social. Le coeur plein de vous, j‘y portai mon jugement et mon pronostic avec une coniiance que le temps a contirmée et que l’avenir ne démentira pas... (1) Moxrzsqunzu, Esprit des Lois, liv. VIII, chap. xx. — Il suit que pour conserver les principes du gouvernement établi, il faut maintenir l‘Etat dans la grandeur qu’il avait déia et que cet Etat changera d’esprit a mesure qu'on rétrécira ou qu’on étendra ses limites. (2) Fnéuéntc II, Anti-Machiavel, chap. 111. — Combien de princes ont fait par leurs généraux conquérir des provinces qu'ils ne voient iamais! Ce sont alors des conquetes en quelque facon imaginaires et qui n’ont que peu de réalité pour les princes qui les ont fait faire; c’est rendre bien des gens malheureux pour contenter la fantaisie d’un seul homme qui souvent ne mériterait pas seulement d’étre connu. Mais supposons qu’un conquérant soumette tout le monde a sa domi- nation: ce monde bien soumis, pourra-t-il le gouverner? Quelque grand prince qu’il soit, il n’est qu’un étre tres borné; a peine pourra-t-il retenir le nom de ses provinces, et sa grandeur ne servira qu’a mettre en evidence sa véritable petitesse... (3) Anxsrorn, Politique, liv. III, chap. 11. — Aucune des royautés dites légales ne forme, ie le répéte, une espece particuliere de gouvernement, puisqu’on peut établir partout un généralat inamovible dans la démocratie aussi bien que dans la république... “ _ Quant a ce qu’on nomme la royauté absolue, c’est-21-dire cellc oh un seul homme est souverain suivant son bon plaisir, bien des gens soutiennent que la nature des choses repousse elle-méme ce pouvoir d’un seul sur tous les citoyens, puisque l’Etat n'est qu'une association d'etres égaux et qu’entre des étres naturellement égaux les prerogatives et les droits doivent étre nécessairement identiques. La ou la loi est impuissante, un individu n’en saura jamais plus qu'elle. Quand on demande la souveraineté de la Ioi, c’est demander que la rai- son regne avec les Iois ; demander la souveraineté d’un roi,c'est constituer sou- verain l’homme et la béte; car les entrainements de l'instinct, les passions du cczur corrompent les hommes, quand ils sont au pouvoir, méme les meilleurs; mais la loi, c’est l'intelligence sans les passions aveugles... Un seul homme ne peut tout voir de ses propres yeux. ll faudra bien
� 1
13: l DU CONTRAT SOCIAL.
Pl`€SQ�€ {OI..l]O�l`S {I'OP P€{i{. Qllafld, all COI'l{l`&iI`€, 3.I`I'lVC
QUE l’E{3.{ est {POP P€{l{ PO�l` SOI'! Cl`l€f, CC est {l`éS I'8I'C,
il est encore mal gouverné, parce que le chef, suivant tou-
jours la grandeur de ses vues, oublie les intéréts des peuples,
et ne les rend pas moins malheureux par l’abus des talents
qu’il a de trop qu’un chef borné par le défaut de ceux qui
lui manquent ( 1 Il faudrait, pour ainsi dire, qu’un royaume
s’étendit ou se resserréit it chaque régnc, selon la portée du
prince; au lieu que les talents d’un sénat ayant des mesures
lus fixes l’Etat eut avoir des bornes constantes et l’ad·
P 1 P 1
ministration n’aller pas moins bien (2).
Le plus sensible inconvenient du gouvernement d’un
qu’il délégue son pouvoir a de nombreux inférieurs et, des lors, n’est·il pas
tout aussi bien d'établir ce partage des l’origine que de le laisser a la volonté
d’un seul individu?
Il pourrait bien sembler absurde de soutenir qu’un homme qui n'a pour
former son jugement que deux yeux, deux oreilles, qui n'a pour agir que
deux pieds et deux mains, puisse mieux faire qu’une réunion d’individus
avec des organes bien plus nombreux... .
Lorsqu’une race entiere, ou meme un individu de la masse vient a
briller d’une vertu tellement supérieure qu'elle surpasse la vertu de tous
` les autres citoyens ensemble, alors il est iuste que cette race soit élevée a
la royauté, a la supreme puissance, et que cet individu soit pris pour roi.
Mourasqurxu, Esprit des Lois, liv. XI, chap. ix. — L’embarras d’Aris·
tote parait visiblement quand il traite de la monarchie...
Les anciens, qui ne con naissaient pas la distribution des trois pouvoirs dans
le gouvernement d’un seul, ne pouvaient se faire une idée iuste de la mo-
narchie.
(1) R. Polysynodie. — Si les princes regardaient les fonctions du
gouvernement comme des devoirs indispensables, les plus capables s’en
trouveraient les plus surcharges; leurs travaux compares a leurs forces leur
paraltraient toujours excessifs zon les verrait aussi ardents a resserrer leurs
Etats et leurs droits qu’ils sont avides d’étendre les uns et les autres; et le
poids de la couronnc écraserait bientot la plus forte tete qui voudrait
sérieusement la porter. Mais loin d’envisager leur pouvoir par ce qu’il a de
pénible et d'obligatoirc, ils n’y voient que le plaisir de commander; et comme
le peuple n’est it leurs yeux que l'instrument de leurs fantaisies, plus ils ont
de fantaisies a contenter, plus le besoin d’usurper augmente; et plus ils
sont bornés et petits d‘entendement, plus ils veulent etre grands et puissants
en autorité.
(2) R. Poiysynodie. — Que ferait de mieux le plus juste prince avec
les meilleures intentions, sitot qu’il entreprend un travail que la nature
a mis au-dessus de ses forces? ll est homme et se charge des fonctions d’un
Dieu; comment peut-il cspérer de les remplir? Le sage, s’il nc peut etre
� LIVRE III. -— CHAP. VI. 133
seul est le défaut de cette succession continuelle qui forme
dans les deux autres une liaison non interrompue. Un roi
mort, il en faut un autre; les élections laissent des inter-
valles dangereux; elles sont orageuses; et a moins que les
citoyens ne soient d’un désintéressement, d’une intégrité
que ce gouvernement ne comporte guére, la brigue et la
corruption s’en mélent. Il est difficile que celui a qui l’Etat
s’est vendu ne le vende pas a son tour, et ne se dédommage
pas sur les faibles de l’argent que les puissants lui ont
extorqué. Tot ou tard tout devient vénal sous une pareille
administrtion,et la paix, dont on jouit alors sous les rois,
est pire que le désordre des interrégnes.
· Qu’a-t-on fait pour prévenir ces maux?On a rendu les
couronnes héréditaires dans certaines familles; et l’on a
établi un ordre de succession qui prévient toute dispute a
la mort des rois; c’est-a-dire que, substituant llinconvénient
des régences at celui des élections, on a préféré une appa-
rente tranquillité a une administration sage, et qu’on a
mieux aimé risquer d’avoir pour chefs des enfants, des
monstres, des imbéciles, que d’avoir a disputer sur le choix
des bons rois; on n’a pas considéré qu’en s’exposant ainsi
2lUX risques de Palternative, on met presque toutes les
chances contre soi(1). C’était un mot tres sensé que celui du
sur le trone, renonce a I'empire ou le partage; il consulte ses forces; il me-
sure sur elles les fonctions qu’il veut remplir, et, pour étrc un roi vraiment
grand, il ne se charge point d’un grand royaume. Mais ce que ferait le sage
a peu de rapport a ce que font les princes et qu’ils fcront toujours.
(1) R. Polysynodie. — ll est bon d’observer que si, par miracle, quelquc
grande ame peut suffire a Ia pénible charge de la royauté, l’ordre hérédi-
taire établi dans les successions et Pcxtravagante éducation des héritiers du
trone fourniront toujours cent imbéciles pour un vrai roi; qu‘il y aura des
minorités, des maladies, des temps de délire et de passion qui ne laisseront
souvent a la téte de l’Etat qu’un simulacre de prince. Il faut cependant que
les affaires se fassent. Chez tous les peuples qui ont un roi,iI est donc absolu-
IDCDI !1éCCSS2lII`C diélablif HUC f0I`ITI¢ dc BOUVCFDCIIICDI puisse SC PZISSCT
de roi,et dés qu'il est posé qu’un souverain peut rarement gouvcrner par lui-
mém8,II DC $,8gIt plus QUC de SZIVOIP COHIIIICHI PCI]! SOUVCTIICP P8? 8UII'l1I;
c'est a résoudre cette question qu’est destiné le discours de la Polysynodie.
E Pnnox, Des Lois, liv. III. — Depuis ce temps (Cambyse), la Perse n’a
i
� 134 DU CONTRAT SOCIAL.
. ieufle Denys, fl qui SOD pete, en lui reprochant une 3CtlOt1
honteuse, disait: tt T’en ai·je donné l’exemple P — Ah ! ré-
pondit le iils, votre pere n’était pas roi (1)! »e
Tout concourt it priver de justice et de raison un homme
elevé pour COII1I1'1&¤deI' aux autres. On pfend beaucoup de
peitle, A ce qu°O¤ dit, pOuI` euseiguef aux jeunes princes
1’art de régner: il ne parait pas que cette éducation leur
pl`0Hte. On ferait mieux de COmII1CI1Cel‘ par leur enseigner
_ l’art d’obéir. Les plus grands rois qu’ait célébrés l’histoire
n’ont point été élevés pour régner; c’est une science qu’on
eu aucun roi vraiment grand, si ce n’est de nom. Je pretends au reste que
ceci n`est point un etfet du hasard mais de la vie molle et voluptueuse que
menent d’ordinaire les enfants des rois et des riches. Jamais, ni enfant, n»i
homme fait, ni vieillard sorti d'une pareille école, n’a été vertueux...
A1usro·rz,Politique, liv. III, chap. x. — Mais nous demandons a ceux qui
vantent l’excellence de la royauté quel sort ils veulent faire aux enfants des
rois? Est-ce que, par hasard, eux aussi devraient régner? Certes, s'ils sont
tels qu’on en a tant vu, cette hérédité sera bien funeste...
Amsrors, Politique, liv. VIII, chap. v111. - On peut réduire a deux
les causes de ruine de la royauté. L’une est la conjuration des agents qu’eIle
emploie, l'autre est la tendance au despotisme quand les rois prétendent ac-
croltreleur puissance meme aux dépens des lois. On ne voit guere de nos
iours se former encore des royautés, et celles qui s’élevent sont bien plutét
des monarchies absolues et des tyrannies que des royautés. C’est qu’en
effet la véritable royauté est un pouvoir librexnent consenti et jouissant seu-
lement de prérogatives supérieures...
Dans les royautés héréditaires, il faut ajouter cette cause de ruine toute
spéciale que la plupart de ces rois par héritage deviennent tres vite mépri-
sab1es...
Bossuzr, 5• avertissement sur les lettres du ministre Jurieu. — Le peu-
ple, forcé par son propre besoin a se donner un maitre, ne peut rien
faire de mieux que_d’intéresser a sa conservation celui qu’il établit sur sa
téte. Lui mettre l’Etat entre les mains, afin qu’il le conserve comme son
bien propre, c’est un moyen tres pressant de l’intéresser. Mais c’est encore
l‘engager au bien public par rdes liens plus étroits que de donner l'empire ai
sa famille, afin qu’il aime l'Etat comme son propre heritage et autant qu’il
aime ses enfants. C’est meme un bien pour le peuple que le gouvernement
devienne aisé, qu’il se perpétue par les memes lois qui perpétuent le genre
humain et qu’il aille pour ainsi dire avec la nature. Ainsi les peuples ou la
royauté est héréditaire en apparence se sont privés d'une faculté qui est
celle d’élire leurs princes; mais dans le fond c’est un bien de plus qu‘ils se
procurent. Le peuple doit regarder comme un avantage de trouver son sou-
verain tout fait, et de n’avoir pas, pour ainsi dire, A remonter un si grand
ressort.
(1) Peursnqus, Diets notables des roys et des grands capitaines, § 22
l
I
� LIVRE III. - CHAP. VI. I35
ne posséde jamais moins qu’aprés l’avoir trop apprise, et
qu’on acquiert mieux en obéissant qu’en commandant.
te Nam utilissimus idem ac brevissimus bonarum mala-
¤ rumque rerum delectus, cogitare quid aut nolueris sub
it alio principe, aut volueris (a). »
Une suite de ce défaut de cohérence est l’inconstance
du gouvernement royal, qui, se réglant tantot sur un plan
et tantot sur un autre, selon le caractere du prince qui
régne ou des gens qui regnent pour lui, ne peut avoir long-
temps un objet Exe ni une conduite conséquente: variation
qui rend toujours l’Etat flottant de maxime en maxime, de
rojet en ro'et et ui n’a as lieu dans les autres ouver-
v P S
nements, ou le rmce est tou ours le méme 1 . Aussi vo1t—on
I
u’en énéral, s’il a lus de ruse dans une cour il a
7
plus de sagesse dans un sénat, et que les républiques vont
a leurs fins par des vues plus constantes et mieux suivies;
au lieu que chaque revolution dans le ministere en produit
une dans l’Etat, la maxime commune a tous les ministres,
et presque a tous les rois, étant de prendre en toute chose
le contre-pied de leurs prédécesseurs.
De cette méme incohérence se tire encore la solution
d’un sophisme tres familier aux politiques royaux ; c’est non
seulement de comparer le gouvernement civil au gouverne-
ment domestique, et le prince au pére de famille, erreur
déja réfutée, mais encore de donner libéralement a ce
ma istrat toutes les vertus dont il aurait besoin et de
g 7
supposer toujours que le prince est ce qu’il devrait étre (2):
(a) Tnctrn, Hist., I, xvx. (Note du Contrat social, édition de 1762.)
(1) R. Polys nodie.—Les s stémes oliti ucs seront mieux suivis et les
)' Y P Q
réglements beaucoup mieux observés quand il n’y aura plus de révolutions
dans ce ministére et que chaque vizir ne se fera plus un point d’honneur
dc détruire tous les établissements utiles de celui qui l’aura précédé.
(2) Motrrssquxzu, Esprit des Lois, liv. V, chap. 11. — De Fexcellence du
gouvernement monarchique.—_Le cardinal de Richelieu, pensant qu’il a peut-
étre trop avili les ordres de l’Etat, a recours pour se soutenir aux vertus du
prince et dc ses ministres et il exige tant de choses qu’en vérité il n`y a qu’un
ange qui puisse avoir tant d‘attention, tant dc lumiéres, tant de fermeté, tant
.1
� 136 · DU CONTRAT SOCIAL. .
supposition A l’aide de laquelle le gouvernement royal est
évidemment préférable A tout autre, parce qu’il est incon-
testablement le plus fort, et que, pour étre aussi le meilleur,
il ne lui manque qu’une volonté de corps_p1us conforme A
la volonté générale.
Mais si, selon Platon (a), le roi par nature est un person-
‘ nage si rare (1), combien de fois la naturé et la fortune con-
courront-elles A le couronner! Et si l’éducation royale cor-
rompt nécessairement ceux qui la recoivent, que doit-on
espérer d’une suite d’hommes élevés pour régner? C’est
done bien vouloir s’abuser que de confondre le gouverne-
ment royal avec celui d‘un bon roi. Pour voir ce qu’est ce
gouvernement en lui-méme, il faut le considérer sous des
pI`II'lC€S bOI`1’1éS OU II'1éCi`l3.I'lIS Q C3? 3I'I`IVCI`OI]I {CIS all
tr6ne, ou le trone les rendra tels (2).
Ces difficultés n’ont pas échappé A nos auteurs; mais ils
de connaissances et qu'on peut A peine se flatter que d’ici A la dissolution
des monarchies il puisse y avoir un prince et des ministres pareils.
Fxuinémc Il, Anti-Machiavel (1740), chap. 1. —- Le souverain, bien loin
d‘étre 1_e maitre absolu des peuples qui sont sous sa domination, n’en est
lui-méme que le premier domestique...
(a) In Civili. (Note du Contrat social, édition de { 762.)
(1) P1.A·1·oz•z, Le Politique. — Les hommes n’acceptent pas volontiers
d’étre gouvernés par un seul, par un monarque; ils désesperent de trouver-
iamais un homme digne d‘exercer cette puissance ayant A la fois Ia volonté
et le pouvoir de commander avec vertu, avec science, et de distribuer A
chacun ce qui est juste, ce qui est bien; il semble qu’il soit plus porté A
nous maltraiter, A nous tuer, A nous causer du dommage selon son bon
plaisir. En etiet, s’il se rencontrait un monarque tel que nous l’avons décrit,
on aimerait et on serait heureux de vivre sous cette excellente forme de
gouvernement, la seule qu’approuve Ia raison. Mais auiourd’hui, puisqu’on
ne voit pas paraltre dans les villes, comme dans les essaims d'abeilles, dc roi
tel que nous l’avons dépeint, qui l’emporte d’abord sur tous les autres par
le corps et par l’Ame, il ne reste qu'une chose A faire, se réunir en conseil
pour écrire des lois en suivant les traces du vrai gouvernement.
Fxuiuéiuc II, Anti-Machiavel, chap. xxv. — Qui sont ces princes des-
quels nous prétendons tant de rares talents ?... on trouvera plutot le phcenix
des poétes et les unités des métaphysiciens que l`homme de Platon...
(2) Aaxsrorx, Politique, liv. VI, chap. vm. —- Nous avons traité précé-
demment de la royauté en nous attachant surtout A la royauté proprement
dite, c’est-A-dire A la royauté absolue.
Amsrorx, Politique, liv. ll, chap. 1v.— C’est le superfiu et non le besoin
� n’en sont point embarrassés. Le remede est, disent-ils,
d’obéir sans murmure; Dieu donne les mauvais rois dans
sa colére, et il faut les supporter comme des chétiments du
·ciel. Ce discours est édiiiant, sans doute; mais je ne sais
qui fait commettre les grands crimes. On n’usurpe pas Ia tyrannie pour se garantir dc l’intempérie de l’air...
Id., liv. VIII, chap. vm. — Eu fait d’ambition, le tyran songe surtout A l’argent, le roi a I’honneur.
Bo¤m,République, liv. VI, chap. vr.—Si l‘état royal est gouverné et conduit royalement, c’est-a-dire harmoniquement, on peut assurer que c’est Ie plus beau et le plus parfait de tous. Je ne parle point de la monarchie seigneuriale, quand le monarque tient, comme seigneur naturel, tous les sujets comme esclaves et dispose de leur bien comme lui appartenant, ct . moins encore de la monarchic tyrannique, quand le monarque n‘étant pas seigneur naturel abuse de ses suiets et de leur bien a plaisir, comme s’ils étaient esclaves, et pis encore quand il les fait servir a ses cruautés; mais ie parle du roi légitime, soit qu’il vienne par élection, soit en succession, ou que de son propre mouvement il se fasse roi volontairement, traitant ses sujets et leur distribuant justice comme un pére fait a ses enfants.
Spinoza, Tractatus politicus. — Concludimus itaquc multitudinem satis amplam libertatem sub rege servare posse modo efficiat ut regis potentia sola ipsius multitudinis potentia determinatur et ipsius multitudinis praesidio servetur. Atque haec unica fuit regula quam in jaciendis monarchiaz fundamentis sequutus sum.
Bossuet, Politique tirée de l’Ecriture sainte, liv. VIII, art. 2.I*• Proposition. Dufgouvernement que l’on nomme arbitmire. — Quatre conditions accompagnent ces sortes de gouvernement. Premiérement les peuples sujets sont nés esclaves, c’est—a-dire vraiment serfs et parmi eux il n’y a point de personnes libres.
Secondement, on n'y posséde rien en propriété, tout le fonds appartient au prince et il n’y a point de droit de succession, pas meme de fils a pere.
Troisiemement, le prince a le droit de disposer a son gré non seulement des biens, mais encore de la vie de ses sujets comme on ferait des esclaves.
Et, en effet, en quatrieme lieu, il n‘y a de loi que sa volonté.
Voila ce qu’on appelle puissance arbitraire, Je ne veux pas examiner si elle est licite ou illicite. Il y a des peuples et des grands empires qui s’en contentent, et nous n’avons point a les inquiéter sur la forme de leur gouvernement. Il nous sufiit de dire que celle-ci est barbare et odieuse. Ces quatre conditions sont tres éloignées de nos mozurs et ainsi le gouvernement arbitraire n’y a point de lieu.
C‘est autre chose que le gouvernement soit arbitraire, autre chose qu’il soit absolu. Il est absolu par rapport a la contrainte, n’y ayant aucune puissance capable de forcer le souverain qui en ce sens est indépendant de toute autorité humaine. Mais il ne s’ensuit pas de la que le gouvernement soit arbitraire parce que, outre que tout est soumis au jugement de Dieu, ce qui convient aussi au gouvernement qu’on vient de nommer arbitraire, c’est qu’il y a des lois dans les empires contre lesquelles tout ce qui se fait est 138 DU CONTRAT SOCIAL. s‘il ne conviendrait pas mieux en chaire que dans un livre de politique (1). Que dire d’un médecin qui promet des mi- racles, et dont tout l’art est d’exhorter son malade a la pa- tience? On sait bien qu’il faut souffrir un mauvais gouver- nul de droit et il y a toujours ouverture ii revenir contre ou dans d'autres occasions ou dans d'autres temps... _ Monrasquiau, Esprit des Lois, liv. III, chap. v. — Dans les monarchies l’Etat subsiste indépendant de l'amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement a soi-meme, du sacrifice de ses plus chers intérets et de toutes les vertus hérolques que nous trouvons dans les anciens ct dont nous avons seulement entendu parler. Les lois tiennent la place de toutes ces vertus dont on n’a aucun besoin... Je sais tres bien qu’il n’est pas rare qu’il y ait des princes vertueux, mais jc dis que dans une inonarchie il est tres difficile que le peuple le soit. Note. — Je parle ici de la vertu politique qui est la vertu morale dans le sens qu’elle sc dirige au bien général, fort peu des vertus morales parti- culieres, et point du tout de cette vertu, qui a rapport aux vérités révélées. (1) Bossusr, Politique tirée de I’Ecriture sainte, liv. IV, art. 1**. L’autorité royale est absolue. — Pour rendre ce terme odieux et insupportable plu- sieurs affectent de confondre et le gouvcrnement absolu et le gouverne- ment arbitraire. Mais il n‘y a rien de si distingué comme nous le ferons voir en parlant de la justice. II• Proposition. — ll faut obéir aux princes comme a la justice meme". Le prince se peut redresser lui-meme quand il connalt qu’il a mal fait, mais contre son autorité il ne peut y avoir de remede que dans son auto- rité. III• Proposition. —Au prince seul appartient le soin général du peuple, c’est la le premier article et le fondement de tous les autres; a lui les ou- vrages publics, ii lui les places et les armes, a lui les décrets et les ordon- nances, a lui les marques de distinction, nulle puissance que dépendante de la sienne, et nulle assemblée que par son autorité. C`est ainsi que pour le bien d‘un Etat, on en réunit en tout la force, et mettre la force hors de la, c’est diviser l’Etat, c’est ruiner la paix publique, c’est former deux maitres, contre cet oracle de Vévangile : it Nul ne peut servir deux maltres. » Le prince est, par sa charge, le pere du peuple, il est par sa grandeur au-dessus des petits intérets; bien plus, toute sa grandeur et son intéret naturel, c’est que le peuple soit conservé; parce qu’enfin le peuple man- quant, il n’est plus prince. Il n’y a donc rien de mieux que de laisser tout le pouvoir de Pliltat a celui qui a le plus d’intéret a la conservation et a la grandeur de l’Etat meme. I V• Proposition. — Les rois sont soumis comme les autres a l’équité des lois et parce qu’ils doivent étre justes et parce qu`ils doivent au peuple l’exemple de garder la justice, mais ils ne sont pas soumis aux peines des lois, ou, comme parle la théologic, ils sont soumis aux lois non quant a la puissance coactive mais quant in la puissance directive. Id., liv. VI, art. 1•’. I V• Proposition. — Ainsi un bon sujet aime son prince comme le bien public, comme le salut de tout l'Etat, comme l‘air
� I
I LIVRE III. — CHAP. VII. 13g
I nement quand on l‘a, la question scrit d’en trouver un
` bon (1).
C H A P I T R E VII
DES GOUVERNEMENTS MIXTES
A proprement parler, il n’y a point de gouvernement
simple. Il faut qu’un chef unique ait des magistrats subal-
qu’il respire, comme la lumiére de ses yeux, comme sa vie, et plus que sa
vie.
Art. 2. De I’Obéissance due au prince. - Si le prince n’est ponctuellc- ‘
ment obéi, l’o1·dre public est renversé et il n’y a plus d’unité, par consequent
plus de concours ni de paix dans un Etat.
C’est pourquoi nous avons vu que quiconque désobéit A la puissance
· publique est jugé digne de mort...
I Au reste quand Jesus-Christ dit aux Juifs : it Rendez A César ce qui est
du A César », il n’examina pas comment était établie la puissance des
Césars, c‘est assez qu’il les trouvAt établis et régnants; il voulait qu’on
respectét dans leur autorité l’ordre de Dieu et le fondement du repos
pubhc.
II• Proposition. — Comme on ne doit pas obéir au gouvernement contre
les ordres du roi, on doit encore moins obéir an roi contre les ordres de
Dieu.
C’est alors qu’a lieu seulement cette réponse que les apotres font aux
magistrats : u Il faut obéir A Dieu plutot qu’aux hommes. »
III• Proposition. — La raison fait voir que tout l’Etat doit contribuer
aux nécessités publiques auxquelles le prince doit pourvoir. l
Sans cela il ne peut ni soutenir ni défendrc les particuliers ni l’Etat
meme. Le royaume sera en proie, les particulicrs périront dans la ruine de
l’Etat. De sorte qu’A vrai dire le tribut n’est autre chose qu’une petite partie
de son bien qu’on paye au prince pour lui donner le moyen de sauver le
tout. t
IV- Proposition. — Mais ce qu’il y a de plus important, c’est que saint
Augustin reconnait, aprés l’Ecriture, une sainteté inhérente au caractere
royal qui ne peut etre effacée par aucun crime.
Mandement de M. dc Beaumont contre l’Emile. - ez Oui, M. T. C. F.,
dans tout ce qui est de l‘ordre civil vous devez obéir au prince et A ceux
qui exercent son autorité comme·A Dieu meme. Les seuls intéréts de l’etre
supreme peuvent mettre des bornes A votre soumission et si on voulait vous
punir de votre lidélité A ses ordres, vous devriez encore souffrir avec patience
et sans murmure. Les Néron, les Domitien eux-memes, qui aimérent mieux
etre les fléaux de la terre que les péres de leurs peuples, n`étaient comp-
tables qu’A Dieu de l‘abus de leur puissance...
(1) R. Emile, liv. III. — Je tiens pour impossible que les grandes mo-
narchies de l’Europe aient encore longtemps A durer: toutes ont brillé, et
l
� t4o DU CONTRAT SOCIAL.
ternes; il faut qu’un gouvernement populaire ait un chef.
Ainsi, dans le partage de la puissance executive, il y a
toujours gradation du grand nombre au moindre, avec cette
tout Etat qui brille est sur son déclin. J’ai de mon opinion des raisons plus
particuliéres que cette maxime ; mais il n’est pas A propos de les dire, et
chacun' ne les voit que trop. "
R. Emile, liv. V. - Si nous étions rois et sages, le premier bien que
nous voudrions faire a nous-memes et aux autres serait d’abdiquer la
royauté et de redevenir ce que nous sommes.
R. Id., Lettre ei d’AIembert. — Qu’un monarque gouverne des hommes
ou des femmes, cela lui doit etre assez indifferent, pourvu qu‘il soit obéi;
mais dans une république, il faut des hommes.
R. Discours des sciences et des arts. — Mais tant que la puissance sera
seule d’un coté, les lumiéres de la sagesse seules d’un autre, les savants
penseront rarement de grandes choses, les princes en feront plus rarement
de belles et les peuples continueront d’etre vils, corrompus et malheu—
reux.
R. Constdérations sur le gouvemement de Pologne, chap. 1. — Le repos
et la liberté me paraissent incompatibles; il faut opter. — Qu’il soit aisé,
si l’on veut, de faire de meilleures lois; il est impossible d’en faire dont les
passions des hommes n'abusent pas comme ils ont abusé des premieres.
Prévoir et peser tous ces abus a venir est peut-etre une chose impossible a
l’homme d’Etat le plus consommé. Mettre la loi au-dessus de l'homme est
un probléme en politique que je compare a celui de la quadrature du cercle
en géométrie.Résolvez bien ce probleme et le gouvernement fondé sur cette
situation sera bon et sans abus.Mais iusque-la, soyez sur, qu’ou vous croi-
rez faire régner les lois ce seront les hommes qui régneront.
R. Polysynodie. — Qu’on juge du danger d’émouvoir une fois les masses
énormes qui composent la monarchie francaise!Qui pourra retenir l’ébran-
lement donné ou prévoir tous les effets qu‘il peut produire? Quand tous
les avantages du nouveau plan seraient incontestables, quel homme de
sens oserait entreprendre d‘abolir les vieilles coutumes ou changer les
vieilles maximes et de donner une autre forme it l’Etat que celle ou l’a suc-
cessivement amené une durée de treize cents ans? Que le gouvernement
actuel soit encore celui d‘autrefois, ou que, durant tant de siecles, il cut
changé de nature insensiblement, il est également imprudent d'y toucher.
Si c’est le méme, il faut le respecter; s’il a dégénéré, c’est par la force du
temps et des choses, et la sagesse humaine n’y peut rien. Il ne suffit pas de
considérer les moyens qu’on veut employer, si l’on ne regarde encore les
hommes dont on se veut servir. Or, quand toute une nation ne sait plus
s’occuper que de niaiseries, quelle attention peut-elle donner aux_grandes
choses? Et dans un pays ou la musique est devenue une affaire d'Etat, que
scront les affaires d’Etat, sinon des chansons? Quand on voit tout Paris en
fermentation pour une place de baladin ou de belesprit et les affaires de
l’Académie et de l’Opéra faire oublier l’intéret du prince et la gloire de la
nation, que doit-on espérer des affaires publiques rapprochées d’un tel
peuple et transportées de la cour a la ville?
D’A¤.zxmmr, Eloge de l’abbé de Saint-Pierre. — L’abbé de Saint-
� LIVRE III. -— CHAP. VII. 141
difference que tantot le grand nombre dépend du petit, et
tantot le petit du grand (1).
Quelquefois il y a partage égal, soit quand les parties
constitutives sont dans une dépendance mutuelle, comme
Pierre n’aurait pas imité ce philosophe, trop iniuste ennemi de la monar-
chie, qui,chargé dans un dictionnaire de morale de l’article Citoyen,voulait
le réduire a ces deux mots : Citoyen, voyez République.
(1) A111s·ro·rz, Politique, liv. VI, chap. 111. — Ce qui multiplie les formes
des constitutions c’est précisément la multiplicité des éléments qui entrent
touiours dans l’Etat... Or ces éléments de l'Etat peuvent prendre part au
pouvoir soit dans leur universalité, soit en nombre plus ou moins grand.
Il s’ensuit évidemment que les especes de constitution doivent etre de
toute nécessité aussi diverses que ces parties memes le sont entre elles
suivant leurs espeees ditférentes. La constitution n’est pas autre chose que
la répartition réguliere du pouvoir qui se divise touiours entre les associés
soit en raison de leur importance particuliere, soit d’apres un certain prin-
cipe d’égalité commune, c’est-a-dire qu’on peut faire une part aux riches _
et une autre aux pauvres, ou leur donner des droits communs. Aussi les
constitutions seront nécessairement aussi nombreuses que le sont les com-
binaisons de supériorité et de dilférence entre les parties de l’Etat...
Pour nous, il n’y a que deux constitutions ou meme une seule constitu-
tion bien combinée dont toutes les autres dérivent et dégénérent. Si tous
les modes en musique dérivent d’un mode parfait d’ha1·monie, toutes les
constitutions dérivent de la constitution modele; oligarchique, si le pouvoir
y est concentré et plus despotique; démocratique, si les ressorts en sont
plus relachés et plus doux.
C’est une grave erreur, quoique fort commune, de faire reposer exclusi-
vement la démocratie sur la souveraineté du nombre, car dans les oligarchies
aussi, et l’on peut meme dire partout, la majorité est toujours souveraine.
D’un autre cété l’0ligarchie ne consiste pas davantage dans la souveraineté
de la minorité...
...ll n’y a de démocratie réelle que la ou les hommes libres, mais psuvres,
forment Ia majorité et sont souverains. Il n’y a d’oligarchie que la ou les
riches et les nobles en petit nombre possedent la souveraineté".
...Les seules choses qu’on ne puisse cumuler sont la pauvreté et la
richesse, et voila pourquoi riches et pauvres semblent les deux parties les
plus distinctes de l’Etat. D’autre part, comme le plus ordinairement ceux·ci
sont en maiorité,ceux-la en minorité, on les regarde comme deux éléments
politiques parfaitement opposés. Par suite la prédominance des uns et des
autres fait la difference des constitutions qui semblent en conséquence
etre bornées a deux seulement, la démocratie et Poligarchie.
Fxténémc II, Anti-Machiavel, chap. x11. — Cette diiférence des gouver-
nements est tres sensible, et elle est iniinie lorsqu'on veut descendre jusque .
dans les détails; et de meme que les médecins ne possedent aucun secret
qui convienne a toutes les maladies et a toutes les complexions,de meme les
politiques ne sauraient-ils prescrire des regles générales, do11t l'application
soit a l’usage de toutes les formes de gouvernements.
� 142 DU CONTRAT SOCIAL.
dans le gouvernement d’Angleterre (1); soit quand l’auto-
rité de cheque partie est indépendante, mais imparfaite,
comme en Pologne. Cette derniere forme est mauvaise,
parce qu’il n’y a point d’unité dans le gouvernement, et
. que l’Etat manque de liaison.
Lequel vaut le mieux d’un gouvernement simple ou
(1) R. Projet de Constitution pour la Corse. — Le peuple anglais n’aime
pas la liberté pour elle-meme, il l’aime parce qu’elle produit de l’argent.
R. 7• Lettre de la Montague.- Figurez-vous,monsieur, que quelqu’un,
vous rendant compte de la constitution de l'Angleterre, vous parle ainsi :
it Le gouvernement de la Grande-Bretagne est compose de quatre ordres dont.
aucun ne peut attenter aux droits et attributions des autres, savoir: le roi,
la chambre haute, la chambre basse et le parlement. » Ne diriez-vous pas
a l’instant : it Vous vous trompez; il n’y a que trois ordres: Le parlement,
qui, lorsque le roi y siege, les comprend tous, n’en est pas un quatrieme : ~
il est le tout; il est le pouvoir unique et supreme, duquel chacun tire son
existence et ses droits. Revetu de l’autorité législative, il peut changer meme
la loi fondamentale en vertu de laquelle chacun de ces ordres existe; il le
peut, et, de plus, il l’a fait. » .
Cette réponse est iuste; l’application en est claire: et cependant il y a
encore cette diiierence que le parlement d’Angleterre n’est souverain qu’en
vertu de la loi, et seulement par attribution et députation.
Morrrssqutsu, Esprit des Lois, liv. XI, chap. v1. De Ia constitution d’A n-
gleterre. - La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’es-
prit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sureté, et pour qu’on ait
cette liberté il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse
pas craindre un citoyen.
Lorsque dans la meme personne ou dans le meme corps de magistrature
la puissance législative est réunie a la puissance exécutive, il n’y a point
de liberté, parce qu’on peut craindre que le meme monarque ou le meme
sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.
ll n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas sepa-
rée de la puissance legislative et de l`exécutrice.
Tout serait perdu si le meme homme ou le meme corps de principaux ou
de nobles ou de peuple exercaient ces trois pouvoirszcelui de faire des lois,
celui d’exécuter les résolutions publiques et celui de juger les crimes ou les
diiférends des particuliers...
Comme dans un Etat libre, tout homme qui est censé avoir une ame libre
doit etre gouverné par lui·méme, il faudrait que le peuple en corps eut la
puissance legislative; mais comme cela est impossible dans les grands
Etats et est suiet a beaucoup d’inconvénients dans les petits, il faut que le
peuple fasse par ses représentants tout ce qu’il ne peut pas faire par lui-
meme...
Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discu-
ter les aifaires. Le peuple n’y est point du tout propre, ce qui forme un des
grands inconvénients de la démocratie.
Il y a touiours dans un Etat des gens distingués par la naissance, les ri-
I
�
d'un gouvernement mixte ? Q.1€StIO¤ fOl't agitéé chez les
politiques (1), et a laquelle il faut faire la méme réponse
que j’ai faite ci-devant sur toute forme de gouvernement.
Le gouvernement simple est le meilleur ED SOI, pal` cela seul qu’il est simple. Mais quand la puissance exécutive ne dépend pas assez de la législative, c’est-it-dire quand il y a plus de rapport du prince au souverain que du p€l1pl€ au prince, il faut remédier it ce défaut de proportion en divisant le gouvernement Z, Cat 3lOI`S toutes ses parties I1°O¤t pas
chesses ou les honneurs, mais s‘ils étaient confondus parmi le peuple et s’ils n’y avaient qu’une voix comme les autres, la liberté commune serait leur esclavage; et ils n’auraient aucun intérét a la défendre, parce quela plupart des résolutions seraient contre eux. La part qu'ils ont A la législation doit donc étre proportionnée aux autres avantages qu’ils ont dans l'Etat, ce qui arrivera s’ils forment un corps qui ait droit d’arreter les entreprises du peuple, comme le peuple a le droit d’arréter les leurs...
Le corps des nobles doit étre héréditaire.
La puissance exécutrice doit étre entre les mains d’un monarque, parce que cette partie du gouvernement, qui a presque touiours besoin d’une action momentanée, est mieux administrée par un que par plusieurs, au lieu que ce qui depend de la puissance législative est souvent mieux ordonné par plusieurs que par un seul; que s’il n’y avait point de monarque et que la puissance exécutrice fut confiée h un certain nombre de personnes tirées du corps législatif, il n’y aurait plus de liberté, parce que les deux puissances seraient unies, les mémes personnes ayant quelquefois, et pouvant touiours avoir part it l’une et a l’autre.
(1) ARISTOTB, Politique, liv. II,chap. 111. - Quelques auteurs prétendent qu’une constitution parfaite doit réunir les éléments de toutes les autres; c’est A ce titre qu’ils vantent celle de Lacédémone ou se trouvent combinés les trois éléments de Poligarchie, de la monarchic et de la démocratie, représcntés l'un par les rois, l’autre par les gérontes, le troisiéme par les éphores qui sortent toujours des rangs du peuple, Macmavm., Discours sur Ia 1*• Décade de Tite-Live, liv. I, p. 430. — Le hasard a donné naissance a toutes les espéces de gouvernements parmi les hommes. Les premiers habitants furent peu nombreux et vécurent pen- dant un temps dispersés a la maniere des bétes. Le genre humain venant a s'accroitre, on sentit le besoin de se réunir, de se défendre; pour mieux parvenir a ce dernier but, on choisit le plus fort, le plus courageux; les autres le mirent a leur téte et promirent de lui obéir. A l’époque ou l’on se réunit en société, on commenca a connaitre ce qui est bon et honnéte et it le distinguer d’avec ce qui est vicieux et mauvais. Les législateurs prudents ayant connu les vices de chacun de ces modes (de gouvernement) pris séparément, en ont choisi un qui participat de tous les autres et l‘ont jugé le plus solide et le plus stable. En e&`et, quand, dans la meme constitution, vous reconnaissez un prince, des grands et la puissance du peuple, chacun de ces trois pouvoirs s’observe réciproquement.
� I44 DU CONTRAT SOCIAL.
moins d’autorité sur les sujets, et leur division les rend
t0.1t€S ensemble 1'I10lI1s fOI‘t€S COI1tI`€ le sO.1V€I‘al¤.
On prévient encore le meme inconvénient en établissant
des magistrats intermédiaires (1), qui, laissant le gouverne—
ment CII SOD Cutler, S€l'V€I1t S€.1l€m<-mt A bala¤C€1‘ les deux
puissances et A maintenir leurs droits respectifs. Alors le
gouvernement n’est pas mixte, il est tempéré (2).
On peut remédier par des moyens semblables A l`incon-
(1) Moriresoursu, Esprit des Lois, liv. II, chap. rv. — Les pouvoirs inter-
médiaires subordonnés et dépendants constituent la nature du gouverne-
ment monarchique, c’est-A-dire de celui ou un seul gouverne par des lois
fondamentales. Le pouvoir intermédiaire subordonné le plus naturel est
celui de la noblesse... Abolissez donc dans une monarchic les prerogatives
des seigneurs, du clergé, de’la noblesse et des villes, vous aurez bientot un
Etat populaire ou bien un Etat despotique.
Autant que le pouvoir du clergé est dangereux dans une république,
autant est-il convenable dans une monarchie, surtout dans celles qui vont
au despotisme. Ou en seraient l’Espagne et le Portugal depuis la perte de
Ieurs lois sans ce pouvoir qui arrete seul la puissance arbitraire; barriere
touiours bonne lorsqu°il n’y a point d’autre, car comme le despotisme cause
A la nature humaine des- maux effroyables, le mal meme qui le limite est un
bien...
Les Anglais, pour favoriser la liberté, ont été toutes les puissances inter
médiaires qui formaient leur monarchic. Ils ont bien raison de conserver
cette liberté; s’ils venaient A Ia perdre, ils seraient un des peuples les plus
esclaves de la terre.
(2) Purox, Des Lois, liv. ll. — On ne doit jamais établir d’autorité trop
puissante et qui ne soit point tempérée...
Arusrors, Politique, liv. VIII, chap. 1.- (Les revolutions) tantot s’atta·
quent au principe méme du gouvernement, ann de remplacer la constitution
existante par une autre, substituant par exemple l’oligarchie A la démocratie
ou réciproquement... tantot la révolution, au lieu de s‘adresser A la consti-
tution en vigueur, la garde telle qu’elle la trouve; mais les vainqueurs pré-
tendent gouverner personnellement en observant cette constitution , et
les révolutions de ce genre sont surtout fréquentes dans les Etats oligar-
chiques et monarchiques. Parfois la révolution renforce ou amoindrit un
principe. Ainsi 1’oligarchie existant, la révolution l’emporte ou la restreint;
de méme pour la démocratie qu’elIe fortitie ou qu’elle atI`aiblit...
Le plus sage est de combiner ensemble et l’égalité suivant le nombre et
l’égalité suivant le mérite. Quoi qu’il en soit, la démocratie est plus stable
et moins sujette aux bouleversements que l’oligarchie. Dans les gouverne-
ments oligarchiques l‘insurrection peut naitre de deux cotés : de la minorité
qui s’insurge contre elle-meme ou contre le peuple; dans les démocraties
elle n’a que la minorité oligarchique A combattre.
Moxrxsquizu, Esprit dcs_Lois, liv. XI, chap. tv. ·— La démocratie et l’ari·
stocratie ne sont point des Etats libres par leur nature; la liberté politique
� LIVRE III. - CHAP. VIII. x45
vénient Oppose, et, quand le gouvernement est tI'Op léche,
ériger des tribunaux pour le concentrer. Cela se pratique
dans toutes les démocraties. Dans le premier cas, on divise
le gouvernement pour Paifaiblir, et dans le second, pour le
renforcer; car les maximum de force et de faiblesse se
tI'O.1VeI‘lt également dans les gouvernements Simples, au
lieu que les formes mixtes d0I1I1e¤t une fO1`Ce moyenne
CHAPITRE VIII
QUE TOUTE FORME DE GOUVERNEMENT N°EsT PAS
PIIOPRE A TOUT PAYS
La liberté, n’étant pas un fruit de tous les climats (3),
n’est pas A la portée de tous les peuples. Plus on médite ce
ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas tou-
jours dans les Etats modérés. Elle n’y est que lorsqu’on n'abuse pas du
pouvoir...
Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir il faut que par la disposition
des choses le pouvoir arrete le pouvoir.
(1) R. P0ly·syn0die.— Quelles sont les circonstances dans lesquelles une
monarchic héréditaire peut sans révolution etre tempérée par des formes qui
Ia rapprochent de Paristocratie? Les corps intermédiaires entre le prince et
le peuple peuvent-ils, doivent-ils avoir une iuridiction indépendante l`une
de 1'autrc?Ou s’ils sont précaires et dépendants du prince, peuvent—i1s iamais
entrer comme parties intégrantcs dans la constitution de l’Etat et meme
avoir une influence réelle sur les atfaires? Questions préliminaires qu’il
fallait discuter et qui ne semblent pas faciles it résoudre; car s`i1 est vrai
que la pente naturelle est toujours vers la corruption et par consequent vers
le despotisme, il est diflicile de voir par quelles ressources de politique lc
prince, meme quand il le voudrait, pourrait donner A cette pente une direc-
tion contraire qui ne peut etre changée par ses successeurs ni par leurs
rninistres. · I
(2) R. Réponse au roi de Pologne. — Quand le mal est incurable, le mé-
decin applique des palliatifs et proportionne les remedes moins aux besoins
qu’au temperament du malade. C’est au sage législateur d’imiter sa pru-
dence et, ne pouvant plus approprier aux peuples malades la plus excellente
police, de leur donner au moins, comme Solon, la meilleure qu’ils puissent
comporter.
(3) Purrox, Des Lois, liv. V. — Il ne faut pas oublier que tous les lieux
ne sont pas également propres it rendre les hommes meilleurs ou pires
et qu’il ne faut pas que les lois soient contraires au climat.
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- 46 DU CONTRAT SOCIAL.
principe établi par Montesquieu, plus on en sent .a vérité; plus on le conteste, plus on donne occasion de l’établir par de nouvelles preuves. Dans tous les gouvernements du monde, la personne publique consomme et ne produit rien. D’ou lui vient donc la substance consommée? Du travail de ses membres. C’est le superflu des particuliers qui produit le nécessaire du pu- blic. D’ou il suit que l’Etat civil ne peut subsister qu’autant que le travail des hommes rend au dela de leurs besoins (1). Or, cet excédent n’est pas le méme dans tous les pays du monde. Dans plusieurs ilest considérable, dans d'autres médiocre, dans d’autres nul, dans d’autres négatif. Ce rap- port dépend de la fertilité du climat, de la sorte de travail que la terre exige, dc la nature de ses productions, de la force de ses habitants, de la plus ou moins grande consom· mation qui leur est nécessaire, et de plusieurs autres rap- ports semblables desquels il est composé. D’autre part, tous les gouvernements ne sont pas de méme nature; il y en a de plus ou moins dévorants; et les diiférences sont fondées sur cet autre principe,que, plus les contributions publiques s’éloignent de leur source, et plus elles sont on`éreuses. Ce n’est pas sur la quantité des im- positions qu’il faut mesurer cette charge, mais sur le che- min qu’elles ont E1 faire pour retourner dans les mains dont elles sont sorties. Quand cette circulation est prompte et bien établic, qu’on paye peu ou beaucoup, il n’importc, le peuple est toujours riche, et les iinances vont toujours bien. Au contrairc,quelque peu que le peuple donne, quand ce peu ne lui revient point, en donnant toujours, bientot il (1) Aniston, Politique, liv. IV, chap. v. — Le tcrritoire le plus favo- rable sans, contredit est celui dont les qualités assurent le plus d’indépen- dlIlC¢ 5 l°El8t CI C’C8l pl‘éCiSéID¢DI le territoirc f0.lI‘Ili!'3 [ODS l¢S QBDICS de production. Tout posséder, n’avoir besoin dc personne, voila Ia véri- table indépendance. L’étendue et la fertilité du territoire doivent étre tclles que tous lcs citoyens puissent y vivre dans le loisir d’hommes libres ct sobrcs.
� m
LIVRE III. - CHAP. VIII. 147
s’épuise : l’Etat n’est jamais riche et le peuple est toujours
gueux. n
Il suit de la que plus la distance du peuple au gouver-
nement augmente, et plus les tributs deviennent onéreuxz
ainsi, dans la démocratie, le peuple est le moins chargé;
dans l’aristocratie, il l’est davantage; dans la monarchie,
il porte le plus grand poids. La monarchie ne convient
donc qu’aux nations opulentes; Paristocratie, aux Etats
médiocres en richesse ainsi qu’en grandeur; la démocratie,
aux Etats petits et pauvres.
En effet, plus on y réiiéchit, plus on trouve en ceci de
difference entre les Etats libres et les monarchiques; dans
les premiers, tout s’emploie a l’utilité commune; dans les
autres, les forces publiques et particulieres sont récipro-
ques, et l’une s’augmente par l’aifaiblissement de l’autre.
Enfin, au lieu de gouverner les sujets pour les rendre heu-
reux, le despotisme les rend misérables pour les gouverner.
Voila donc,dans chaque climat, des causes naturelles sur
lesquelles on peut assigner la forme de gouvernement a
laquelle la force du climat l’entraine, et dire meme quellr.
espéce d’habitants il doit avoir (1).
Les lieux ingrats et stériles, ou le produit ne vaut pas
le travail, doivent rester incultes et déserts, ou seulement
peuplés de sauvages; les lieux ou le travail des hommes ne
rend exactement que le nécessaire doivent étre habités par
des peuples barbares; toute politie y serait impossible ; les
lieux ou l’excés du produit sur le travail est médiocre con-
viennent aux peuples libres (2); ceux ou le terroir abondant n
(x) Morrrusqvmu, Esprit des Lois, liv. XVIII, chap. rr. — Les pays fer-
tiles sont des plaines ou l`on ne peut rien disputer au plus fort; on se sou-
met donc a lui et quand on lui est soumis, l’esprit de libcrté n`y saurait
revenir, les biens ue la campagne sont un gage de la iidélité. Mais dans les
p8yS dc montagnes OD PCUI CODSCFVCF CC QUE I`01'1 8 et POR 3 PCI] é COHSCY-·
ver. La liberté, c’est-a-dire le gouvernement dont on jouit, est le seul bien
qui mérite qu’on le défende.
(2) R. Projet de Constitution pour la Corse. —- Quoique la forme du gou-
VCFHCIDCDY q.1¢ SC donne le PCIIPIC SOI! plus SOUVCTII I’O�VI`8gC du h8S8!‘d et
� 148 DU CONTRAT SOCIAL.
et fertile donne beaucoup de produit pour peu de travail
VCl.ll€I'lI etre g0l.1V€I`I'léS Il’10l’l21l'Cl'llC1l.1€II1€I'llI, pOUI` COIlSl1l'D€l'
par le luxe du prince l‘exces du superilu des sujets; car il
Valli mieux q�€ cet exces soit &bSOl'bé P3? le g0l1V€l`D€ITl€¤lC
que dissipé par les particuliers. Il y a des exceptions, je le
sais; mais ces exceptions memes confirment la regle, en ce
qu’elles produisent t6t ou tard des révolutions qui rame-
nent les choses dans l’ordre de la nature.
Distinguons toujours les lois générales des causes par-
ticulieres qui peuvent en modifier l’effet. Quand tout le
Midi serait couvert de républiques, et tout le Nord d’Etats
despotiques, il n’en serait pas moins vrai que, par l’effet
du climat, le despotisme convient aux pays chauds, la bar-
barie aux pays froids. et la bonne politie aux régions inter-
médiaires (1). Je vois encore qu’en accordant le principe, on
` pourra disputer sur l’application : on pourra dire qu’il y a
des pays froids tres fertiles,et des méridionaux tres ingrats.
Mais cette difficulté n’en est une que pour ceux qui n’exa-
de la fortune que celui de son choix, il y a pourtant dans la nature et le sol
de chaque pays des qualités qui lui rendent un gouvernement plus propre
qu’un autre, et chaque for-me de gouvernement a une force particuliere qui
porte les peuples vers telle ou telle occupation".
On voit dans la Suisse une application tres frappante de ces principes.
La Suisse est en general un pays pauvre et stérile. Son gouvernement
est partout républicain. Mais dans les cantons plus fertiles que les autres,
tels que ceux de Berne, de Soleure et de Fribourg, le gouvernement est aris-
tocratique. Dans les plus pauvres, dans ceux ou la culture est plus ingrate
et demande un plus grand travail, le gouvernement est démocratique. L’Etat
n’a que ce qu’il faut pour subsister sous la plus simple administration. Il
s’épuiserait et périrait sous une autre.
(1) A1us·1·o1·z, Politiquc, liv. IV, chap. vt. - Les peuples qui habitent les
climats froids, meme dans l’Europe, sont en général pleins de courage,
mais ils sont certainement inférieurs en intelligence et en industrie; aussi
conservent-ils leur liberté, mais ils sont politiques indisciplinables, et n’ont
jamais pu conquérir leurs voisins. En Asie, au contraire, les peuples ont
plus d‘intelligence, d’aptitude pour les arts, mais ils manquent de cozur et
ils restent sous le ioug d‘un esclavage perpétuel. La race grecque qui, topo-
graphiquement, est intermédiaire, réunit toutes les qualités des deux
8.l(l'¢S...
Dans le sein meme de la Grece, les divers peuples présentent entre eux
des dissemblances analogues...
� LIVRE III. — CHAP. VIII. I49
minent pas la chose dans tous ses rapports. Il faut, comme .
i je l’ai deja dit, compter ceux des travaux, des forces, de la
1 consommat1on, etc.
Supposons que de deuxterrains égaux l‘·un rapporte cinq
I et l’autre d1x. S1 les habitants du prem1er consomment j quatre et ceux du dernier neuf, l’exces du premier produit F sera un cinquieme, et celui du second un dixieme. Le rap- l port de ces deux exces étant donc inverse de celui des pro- duits,le terrain qui ne produira que cinq donnera un super- ilu double de celui du terrain qui produira dix. Mais il n’est pas question d’un produit double, et je ne crois pas que personne ose mettre en général la fertilité des pays froids en égalité rnéme avec celle des pays chauds. Toutefois supposons cette égalité; laissons, si l’on veut, en balance l’Angleterre avec la Sicile, et la Pologne avec l’Egypte. Plus au midi, nous aurons l’Afrique et les Indes, plus au nord, nous n’auro¤s plus rien. Pour cette égalité de produit, quelle différence dans la culture! En Sicile, il ne faut que gratter la terre; en Angleterre, que de soins pour la labourer! Or, la ou il faut plus de bras pour dormer le méme produit, le superflu doit étre nécessairement moindre. Considérez, outre cela, que la méme quantité d’hommes ` consomme beaucoup moins dans les pays chauds. Le climat demande qu’on y soit sobre pour se porter bien: les Euro- péens qui veulent y vivre comme chez eux périssent tous de dyssenterie et d’indigestions. tt Nous sommes, dit Chardin, des bétes carnassiéres, des loups, en comparaison des Asia- tiques. Quelques-uns attribuent la sobriété des Persans a ce que leur pays est moins cultivé, et moi, je crois au con- · traire que leur pays abonde moins en denrées, parce qu’il en faut moins aux habitants.Si leur frugalité, continue-t-il, était un eiiet de la disette du pays, il n’y aurait que les pauvres qui mangeraient peu, au lieu que c’est générale- ment tout le monde; et on mangerait plus ou moins en n
� lse DU CONTRAT SOCIAL.
chaque province, selon la fertilité du pays, au lieu que la
méme sobriété se trouve par tout le royaume. lls se louent
fort de leur maniére de vivre, disant qu’il ne faut que re-
garder leur teint pour reconnaitre combien elle est plus
excellente que celle des chrétiens. En effet, le teint des Per-
sans est uni; ils ont la peau belle, fine et polie; au lieu que
le teint des Arméniens, leurs sujets, qui vivent a l’euro-
péenne, est rude, couperosé, et que leurs corps sont gros
et pesants. »
Plus on approche de la ligne,plus les peuples vivent de
peu. Ils nc mangent presque pas de viande ; le riz, le mais,
le cuzcuz, le mil, la cassave, sont leurs aliments ordinaires.
Il y a aux Indes des millions d’hommes dont la nourriture
ne coute pas un sou par jour. Nous voyons en Europe
méme des différences sensibles pour l’appétit entre les
peuples du Nord et ceux du Midi. Un Espagnol vivra huit
jours du diner d’un Allemand. Dans les pays ou les hommes
sont plus voraces, le luxe se tourne aussi vers les choses
de consommation. En Angleterre il se montre sur une table
chargée de viandes; en Italie on vous régale de sucre et de
fleurs.
Le luxe des vétements offre encore de semblables diffe-
rences. Dans les climats ou les changements des saisons
sont prompts et violents, on a des habits meilleurs et plus
simples; dans ceux ou l’on ne s’habille que pour la parure,
on y cherche plus d’éclat que d’utilité; les habits eux-memes
y sont un luxe. A Naples, vous verrez tous les jours se
promener au Pausilippe des hommes en veste dorée, et
point de bas. C’est la méme chose pour les batiments : on
donne tout a la magnificence quand on n’a rien a craindre
° des injures de l’air. A Paris, a Londres, on vcut étre logé
chaudement et commodément; a Madrid, on a des salons
superbes, mais point de fenétres qui ferment, et l’on couche
dans des nids a rats.
Les aliments sont beaucoup plus substantiels et succu-
� LIVRE 111. - CHAP. VIII. nb;
lents dans les pays chauds : c’est une troisiéme différence
qui ne peut manquer d’influer sur la seconde. Pourquoi
mange-t-on tant de légumes en Italie? Parce qu’ils y sont
bons, nourrissants, d’excellent gout. En France, ou ils ne
sont nourris que d’eau, ils ne nourrissent point, et sont
presque comptés pour rien sur les tables. Ils n’occupent
pourtant pas moins de terrain et cofitent du moins autant
de peine a cultiver. C’est une experience faite que les blés
de Barbarie, d’ailleurs inférieurs a ceux de France, rendent
beaucoup plus en farine, et que ceux de France, a leurtour,
rendent plus que les blés du Nord. D’ou l’on peut inférer
qu’une gradation semblable s’observe généralement dans la
méme direction de la ligne au pole. Or, n’est-ce pas un
désavantage visible d’avoir dans un produit égal une
moindre quantité d’aliments?
A toutes ces diiférentes considerations j’en puis aioutei
une qui en découle et qui les fortifie : c’est que les pays
chauds ont moins besoin d’habitants que les pays froids, et
pourraient en nourrir davantage; ce qui produit un double
superflu toujours 5. l’avantage du despotisme. Plus le méme
nombre d’habitants occupe une grande surface, plus les
révoltes deviennent difiiciles, parce qu’on ne peut se con-
certer ni promptement ni secretement, et qu’il est toujours
facile au gouvernement d’éventer les proiets et de couper
les communications;mais plus un peuple nombreux se
rapproche, moins le gouvernement peut usurper sur le
souverain : les chefs délibérent aussi surement dans leurs
chambres que le prince dans son conseil, et la foule s’as-
semble aussi tot dans les places que les troupcs dans leurs
quartiers. L’avantage d’un gouvernement tyrannique est
donc en ceci d’agir a grandes distances. A l’aide des points
d’appui qu’il se donne, sa force augmente au loin comme
celle des leviers (cz). Celle du peuple, au contraire, n’agit que
(a) Ceci ne contredit pas_ce que j’ai dit ci-devant (liv. II, chap. xx) sur les
inconvénients des grands Etats; car il s‘agissait la de Pautorité du gouver-
� 15: DU CONTRAT SOCIAL.
concentrée : elle s’évapore et se perd en s’étendant, comme
l’efl`et de la poudre éparse a terre, et qui ne prend feu que
_ grain a grain. Les pays les moins peuplés sont ainsi les
plus propres a la tyrannie : les bétes féroces ne regnent que
. dans les déscrts (1).
CHAPITRE IX
DES SIGNES D’UN BON GOUVERNEMENT
Quand on demande absolument quel est le meilleur
gouvernement, on fait une question insoluble comme
indéterminée; ou, si l’on veut, elle a autant de bonnes
solutions qu’il y a de combinaisons possibles dans les posi-
tions absolues et relatives des peuples.
Mais si l’on demandait a quel signe on peut connaitre
qu’un peuple donné est bien ou mal gouverné, ce serait
autre chose, et la question de fait pourrait se résoudre. '
Cependant on ne la résout point, pafce que chacuu Veut
- la résoudre a sa maniére. Les sujets vantent la tranquillité
publique, les citoyens la liberté des particuliers; l’un pré-
nement sur ses membres, et il s’agit ici de sa force contre les sujets. Ses
membres épars lui servent de point d’appui pour agir au loin sur le peuple,
mais il n’a nul point d’appui pour agir directement sur ses membres
mémes. Ainsi, dans l’un des cas, la longueur du levier en fait la faiblesse,
et la force dans l’autre cas. (Note du Contrat social, édition de x762.)
(x) R. Projet de Constitution pour la Corse.—On sépare trop deux choses
inséparables, savoir: le corps qui gouverne et le corps qui est gouverné.
Ces deux corps p’en font qu’un par 1’institution primitive. lls nese sépa-
rent que par l’abus de l’institution.
Les plus sages, en pai-eil cas, observant des rapports de convenance, for-
ment le gouvernement pour la nation. Il y a pourtsnt beaucoup mieux a
faire, c’est de former la nation pour le gouvernement. Dans le premier cas,
it mesure que le gouvernement décline, la nation restant la meme, la conve-
nance s’évanouit. Mais dans le second tout change de pas égal, et la nation
entrainant le gouvernement par sa force, le maintient quand elle se main-
tient et le fait décliner quand elle décline. L’un convient a l’autre dans tous
les temps. Le peuple, conservé dans l’heureux état qui rend une bonne
constitution possible, peut partir du premier point et prendre des mesures
pour ne pas dégénérer.
L-Q; l
� LIVRE III. — CHAP. IX. r53
fére la sureté des possessions, et l’autre celle des personnes;
l’un veut que le meilleur gouvernement soit le plus sévere,
l’autre soutient que c’est le plus doux; celui·ci veut qu’on
punisse les crimes, et celui-la qu`on les prévienne; l’un
trouve beau qu’on soit craint des voisins, l’autre aime
mieux qu’on en soit ignoré ; l’un est content quand l’argent
circule, l’autre exige que le peuple ait du pain. Quand meme
on conviendrait sur ces points et d’autres semblables, en
serait·on plus avancé? Les qualités morales manquant de (
mesure précise, {fit-on d’acc0rd sur le signe, comment
l’étre sur l’estimation?
Pour moi, je m’étonne toujours qu’on méconnaisse un
signe aussi simple, ou qu’on ait la mauvaise foi de n’en pas
convenir. Quelle est la fin de l’association politique ? C’est
la conservation et la prospérité de ses membres. Et quel
est le signe le plus sur qu’ils se conservent et prospérent ?
C’est leur nombre et leur population. N’allez donc pas
c`hercher ailleurs ce signe si disputé. Toute chose d’ailleurs
‘ égale, le gouvernement s0us lequel, sans moyens étrangers,
sans naturalisation, sans colonies, les citoyens peuplent et
multiplient davantage, est infailliblement le meilleur (1).
(1) R. Emile, liv. V. — Les rapports nécessaires des moeurs au gouver-
nement ont été si bien exposés dans le livre de l’Esprit des Lois, qu’on ne
peut mieux faire que de recourir a cet ouvrage pour étudier ces rapports.
Mais, en général, il y a deux régles faciles et simples pour juger de la bonté
relative des gouvernements. L’une est la population. Dans tout pays qui se
dépeuple, l’Etat tend it sa ruine; et le pays qui peuple le plus, fut-il le plus
, pauvre, est infailliblement le mieux gouverné.
Mais il faut pour cela que cette population soit un efiet naturel du gou-
Vernemcnt et des mozurs; car si elle se faisait par des colonies ou par
d’autres voies accidentelles et passagéres, alors elles prouveraient le mal par
le reméde. Quand Auguste porta des lois contre le célibat, ces lois mon-
- traient déja le déclin de l’empire romain. Il faut que la bonté du gouverne-
l ment porte les citoyens a se marier, et non pas que la loi les y contraigne : _ ‘ il ne faut pas examiner ce qui se fait par force, car la loi qui combat la constitution s’élude et devient vaine, mais ce qui se fait par Pintluence des moeurs et par 1a pente natui-elle du gouveruemem, car ces moyens out seuls un etfet constant. C’était la politique du bon abbé de Saint-Pierre de chercher toujours un petit remede a chaque mal particulier, au lieu de remomer a leur source commune, ct de voir qu’on ne les pouvait guérir
� 154 DU CONTRAT SOCIAL.
Celui sous lequel un peuple diminue et dépérit est le
piI‘€. C&lCLl1&t€LlI`S, c’est fl‘lEli¤t€l’18.I1t VOtI`€ 3.if3.lI‘€; COmpt€Z,
mesurez, comparez (a).
que tous a la fois. ll ne s’agit pas de traiter séparément chaque ulcere qui
vient sur le corps d’un malade, mais d'épurer la masse du sang qui les pro-
duit tous.
Bossusr, Politxque tirée de l’E.°criture Sainte, liv. X, art x•*. XI• et XIl•
Proposition:. — On est ravi quand on voit sous les bons rois la multitude
incroyable du peuple par la grandeur étonnante des armées... Concluons
donc avec le plus sage de tous les rois : it La gloire du roi et sa dignité est
la multitude du peuple; sa honte est de le voir amoindri et diminué par sa
faute. » Prov. xiv, 28. ,
‘ Fnénénxc ll, Anti-Maclziavel, chap. v. — La force d’un Etat ne consistc
point dans l`étendue d’un pays ou dans la possession d’une vaste solitude, ·
mais dans la richesse des habitants et dans leur nombre. L’intérét du prince
est donc de peupler un pays, et non de le dévaster et de le détruirc.
(a) On doit juger sur le méme principe des siécles qui méritent la préfé-
rence pour la prospérité du genre humain. On a trop admiré ceux ou l’on a
vu fleurir les lettres et les arts, sans pénétrer l'objet secret de leur culture,
sans en considérer le funeste etfet : tl Idque apud imperitos humanitas
vocabatur, quum pars servitutis esset. » Ne verrons-nous jamais dans
les maximes des livres l’intérét grossier qui fait parler les auteurs? Non,
quoi qu’ils en puissent dire, quand, malgré son éclat, un pays se dépeuple,
il n’est pas vrai que tout aille bien, et il ne suffit pas qu‘un poete ait cent
mille livres de rente pour que son siécle soit le meilleur de tous. ll faut .
moins regarder au repos apparent et a la tranquillité des chefs, qu’au bien-
'etre des nations entieres, et surtout des Etats les plus nombreux. La grele
désole quelques cantons, mais elle fait rarement disette. Les émeutes, les
guerres civiles effarouchent beaucoup les chefs, mais elles ne font pas les
vrais malheurs des peuples, qui peuvent meme avoir du relache, tandis
qu’on dispute a qui les tyrannisera. C’est de leur état permanent que
naissent leurs prospérités ou leurs calamités réelles ;quand tout reste écrasé
sous le joug, c’est alors que tout dépérit;c’est alors que les chefs, les détrui-
sant a leur aise, u ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. » Quand les
tracasseries des grands agitaient le royaume de France, et que le coadiu·
teur de Paris portait au Parlement un poignard dans sa poche, cela n’em-
péchait pas que le peuple francais ne vécilt heureux et nombreux dans unc
honnéte et libre aisance. Autrefois la Gréce Heurissait au sein des plus
cruelles guerres; le sang y coulait 2-1 flots, et tout le pays était couvert
d’hommes. Il semblait, dit Machiavel, qu’au milieu des meurtres, des
. proscriptions, des guerres civiles, notre république en devint plus puis-
sante; la vertu de ses citoyens, leurs mocurs, leur indépendance, avaient
plus d’eti`et pour la renforcer que toutes ses dissensions n’en avaient pour
l’al}`aiblir. Un peu d’agitation donne du 'ressort aux Ames, et ce qui fait
vraiment prospérer l‘espéce est moins la paix que la liberté. (Note du
Contrat social, édition de 1762.) - Emile, liv. I. — Si la guerre des rois
est modérée, c’est leur paix qui est terrible, il vaut mieux etre leur ennemi
que leur sujet.
� LIVRE III. —];Cl-IAP. X. 155
CHAPITRE X
DE L’ABUS DU GOUVERNEMENT ET DE SA PENTE
A nécéxéxna
Comme la volonté particuliere agit sans cesse contre la
volonté générale, ainsi le gouvernement fait un effort con-
tinue] contre la souveraineté. Plus cet effort augmente, plus
Ja constitution s’altére; et, comme il n’y a point ici d’autre
volonté de corps qui, résistant :21 celle du prince, fasse équi-
libre avec elle, il doit arriver tot ou tard que le prince
opprime enfin le souverain et rompe le traité social ( 1 ). C’est
la le vice inhérent et inévitable qui, des la naissance du
corps politique, tend sans relache a le détruire, de méme
que la vieillesse et la mort détruisent enfin le corps de
l’homme.
Il y a deux voies générales par lesquelles un gouverne-
` ment dégénere Z savoir, quand il se resserre, ou quand
l’Etat se dissout.
Le gouvernement se resserre quand il passe du grand
nombre au petit, c’est-a-dire de la démocratie a1’a1·is1¤¤1a1ie,
et de l’aristocratie a la royauté. C’est la son inclinaison
naturelle (a) (2). S’il rétrogradait du petit nombre au grand,
(1) R. Gouverncment de Pologne., chap. v11.—Comme on peut voir dans
le Contmt social, tout corps dépositaire de la puissance executive tend for-
tement et continuellement a subjuguer la puissance législetive et y parvient
tot ou tard. ·
(a) La formation lente et le progres de la république de Venise dans ses
lagunes offrcnt un exemple notable de cette succession; et il est bien
étonnant que, depuis plus de douze cents ans, les Vénitiens semblent n’en
étre encore qu’au second terme, lequel commence au Serrar di consiglio,
en 1I98» Quant aux anciens dues qu’¤11 leur reproehe, quoi qu’e11 puisse
dire le Squittinio della libertd venctu, il est prouvé qu‘ils n’ont point été
leurs souverains.
On ne manquera pas de m’obiecter la république romaine, qui suivit,
dira-t-on, un progrés tout contraire, passant de la monarchic a Paristocratie,
et de Paristocratie a la démocratie. Je suis bien éloigné d’en penser ainsi.
Le premier établissement de Romulus fut un gouvernement mixte, qui
� 156 DU CONTRAT SOCIAL.
on pourrait dire qu’il se reléiche : mais ce progrés inverse
est impossible.
En effet, jamais le gouvernement ne change de forme
dégénéra promptcmcnt en despotisme. Par des causes particuliéres, 1`Etat
périt avant le temps, comme on voit mourir un nouveau-né avant d’avoir
atteint Page d’homme. L’expulsion des Tarquins fut la véritable époque de `
Ia naissance de la république. Mais elle ne prit pas d'abord une forme con-
stante, parce qu’on ne lit que la moitié de l’ouvrage en n’abolissant pas le
patriciat. Car, de cette maniere, l`aristocratie héréditaire, qui est la pire
des administrations légitimes, restant en conflit avec la démocratie, la
forme du gouvernement, touiours incertaine et flottante, ne fut fixée, comme
l’a prouvé Machiavel, qu’a l’établissement des tribuns; alors seulement il y
eut un vrai gouvernement et une véritable démocratie. En elfet, le peuple
alors n’était pas seulement souverain, mais aussi magistrat et juge; le
sénat n’était qu’un tribunal en sous-ordre, pour tempérer et concentrer le
gouvernement; et les consuls eux·mémes, bien que patriciens, bien que
premiers magistrate, bien que généraux absolus a la guerre, n’étaient a
Rome que les présidents du peuple.
Des lors on vit aussi Ie gouvernement prendre sa pente naturelle et
tendre fortement A l’aristoc1·atie. Le patriciat s’abo1issant comme de lui-
méme, l'aristocratie n’était plus dans le corps des patriciens comme elle est
a Venise eta Génes, mais dans le corps du sénat, compose de patriciens et
de plébéiens, méme dans le corps des tribuns quand ils commencerent
d’usurper une puissance active : car les mots ne font rien aux choses ; et
quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que
portent ces chefs, c’est toujours une aristocratic.
De l’abus de l’aristocratie naquirent les guerres civiles et le triumvirat.
Sylla, Jules César, Auguste, devinrent dans le fait de véritables monarques ;
et enfin, sous le despotisme de Tibere, l’Etat fut dissous. L’histoire romaine
ne dément donc point mon principe : elle le confirme. (Note du Contra!
social, édition de 1762.) — Le Squittinio (La Mirandole 161 2, in—4), on-
vrage anonyme, attribué it divers auteurs, a été traduit en francais par
Amelot de la Houssaye (Ratisbonne 1677, in-12).
(2) R. 7• Lettre de la Montagne. — ll vous est arrivé, messieurs, ce qui
arrive a tous les gouvernements semblables au votre. D’abord 1a puissance
législative et la puissance exécutive qui constituent la souveraineté n’en
sont pas distinctes. Le peuple souverain veut par lui-méme, et par lui-
meme il fait ce qu’il veut, Bientét l’incommodité de ce concours de tous a
toute chose force le peuple souverain de charger quelques·uns de ses mem-
bres d’exécuter ses volontés. Ces ofiiciers, apres avoir rempli leur commis-
sion, en rendent compte, et rentrent dans la commune égalité. Peu a peu
ces commissions deviennent fréquentes,enfin permanentes. Insensiblement
il se forme un corps qui agit toujours. Un corps qui agit toujours ne peut
pas rendre compte de chaquc acte; il ne rend plus compte que des prin-
cipaux; bientot il vient a bout de n’en rendre aucun. Plus la puissance qui
I agit est active, plus elle énerve la puissance qui veut. La volonté d’hier
est censée etre aussi celle d’auiourd’hui; au lieu que l’acte d’hier ne dis-
pense pas d’agir aujourd’hui. Enfin l’inaction de la puissance qui veut la
� que quand son ressort usé le laisse trop affaibli pour
pouvoir conserver la sienne (1). Or, s’il se relachait encore en s‘étendant, sa force deviendrait tout à fait nulle, et il
soumet A la puissance qui execute: celle-ci rend peu A peu ses actions indépendantes, bientot ses volontés; au lieu d’agir pour la puissance qui veut, elle agit sur elle. ll ne reste alors dans l’Etat qu’une puissance agissante, ‘ c’est l’exécutive. La puissance exécutive n’est que la force; et, oi: régne la seule force l’Etat est dissous. VoilA, comment périssent A la fin tous les Etats démocratiques.
R. Polysynodie. — Comme la démocratie tend naturellement A l’aristocratie, et l‘aristocratie A la monarchie...
Aritstote, Politique, liv. VIII, chap. x1.. — Un systeme politique, quel qu’il soit, se change dans le systeme qui Iui est diamétralement opposé, plus ordinairement que dans le systeme qui Iui est proche. On peut en dire autant de toutes les révolutions qu’admet Socrate quand il assure que le systeme lacédémonien se change en oligarchie, l‘oligarchie en démagogie, et celle-ci enlin en tyrannie. Mais c’est précisément le contraire. Et l’oligarchie par exemple succede A la démagogie bien plus souvent que la monarchie.
Aristote, Politique, liv. III, chap.x.— Si nos ancétres se sont soumis A des rois, c’est peut·etre qu’il etait fort rare alors de trouver des hommes supé- rieurs, surtout dans des Etars aussi petits que ceux de ce temps-IA, ou bien ils n’ont fait des rois que par pure reconnaissance, gratitude qui témoigne en faveur de nos péres. Mais quand l’Etat renferma plusieurs citoyens d’un mérite également distingué, on ne put souffrir plus longtemps la royauté; on chercha une forme de gouvernement ou l’autorité put etre commune et l’on établit la république. La corruption amena des dilapidations publi- ques, et créa, fort probablement, par suite de l’estime toute particuliere accordée A l‘argent, des oligarchies. Celles-ci se changérent d’abord en tyran- nies comme les tyrannies se changerent bientot en démagogies".
Spinoza, Tractatus politicus, chap.viii.—- Maxima oritur difficultas in invi- dia. Sunt enim homines, ut diximus, natura hostes... Atque hinc fieri existimo ut imperia democratica in aristocratica et bac tandem in monar- chica mutentur... _
(1) R. g• Lettre dc la Montagne. — Le vrai chemin de la tyrannie n’est point d’attaquer directement le bien public; ce serait réveiller tout le monde pour le défendre : mais c’est d‘attaquer successivement tous ses défenseurs, et d’effrayer quiconque oserait encore aspirer A l‘étre. Persuadez A tous que l’intéret public n’est celui de personne, et par cela seul la servitude est établie; car, quand chacun sera sous le ioug, oi1 sera la liberté commune ? Si quiconque ose parler est écrasé dans l’instant meme, ou seront ceux qui voudront l’imiter ! et quel sera l‘organe de la généralité, quand chaque individu gardera le silence ? Le gouvernement sévira donc contre les zélés, et sera iuste avec les autres, jusqu’A ce qu’il puisse étre injuste avec tous impunément. Alors sa justice ne sera plus qu’une économie pour ne pas dissiper sans raison son propre bien.
Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XI, chap. xm. — Un Etat peut changer de deux maniéres : ou parce que la constitution se corrige, ou parce qu‘elle se corrompt. S’il a conservé ses principes et que la constitution change, Subslstcralt encore moins. Il faut donc remonter et serrer le ressort à mesure qu’il céde : autrement I’Etat qu’il soutient tomberait en ruine.
Le cas de la dissolution de l’Etat peut arriver de deux manières.
Premièrement, quand le prince n’administre plus l’Etat selon les lois, et qu’il usurpe le pouvoir souverain (1). Alors il se fait un changement remarquable ; c’est que, non pas le gouvernement, mais l‘Etat se resserre : je veux dire que le grand Etat se dissout, et qu’il s’en forme un autre dans celui-là, composé seulement des membres du gouvernement, et qui n'est plus rien au reste du peuple que son maître et
c’est qu’elle se corrige; s’il A perdu ses principes quand Ia constitution vient A changer, c’est qu'elle se corrompt.
Montesquieu, Esprit des Lois, liv. VIII, chap. xt. ... Lqrsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus,les meilleures lois deviennent mauvaises et se tournent contre 1’Etat; Iorsque les principes en sont sains, les mauvaises out l’eB`et des bonnes, Ia force du principe entratne tout.
Il y a peu de lois qui ne soient bonnes Iorsque l'Etat n'a point perdu ses principes et ie puis bien dire ici ce que disait Epicure en parlant des richesses: Ce n‘est point la liqueur qui est corrompue, c’est le vase.
( 1) Aristote, Politique, liv. VIII, chap. vt. — Dans les aristocraties, la révolution peut venir d’abord de ce que les fonctions politiques sont le partage d’une minorité trop restreinte.
La chose la plus funeste à l’existence des républiques et des aristocraties c’est l'infraction du droit politique tel que le reconnaît la constitution même; ce qui cause la révolution alors, c’est que pour la république l’élément démocratique et l’élément oligarchique ne se trouvent point en proportion convenable, et pour I’aristocratie que ces deux éléments et le mérite sont mal combinés. Les formes démocratiques sont les plus solides de toutes parce que c’estla majorité qui y domine et que cette égalité dont on y jouit fait chérir la constitution qui la donne. Les riches, au contraire, quand la constitution leur assure une supériorité politique, ne cherchent qu’A satisfaire leur orgueil et leur ambition. De quelque coté du reste que penche le principe de gou- vernement, il dégénére touiours grace A Piniiuence des deux partis con- traires qui ne pensent jamais qu’A l’excés de ces pouvoirs : la république en démagogie, et I’aristocratie en oligarchie ou bien tout au contraire... On peut dire en général de tous les gouvernements qu’ils succombent tantot A des causes internes de destruction, tantot A des causes qui leur sont extérieures. Locxn, Gouverncment civil, chap. xvm. — Quand Ie pouvoir Iégislatif est ruiné, ou dissous, la dissolution, la mort de tout le corps politique s’ensuit. Q I
� son IyI`3.Il. De SOI`lZC ql1’é l’lI'lS'II&I'lI (IUC le gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte social est rompu; et tous les simples citoyens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, sont forcés, mais non pas obligés d`obéir.
Le meme cas arrive aussi quand les membres du gouvernement usurpent separement le pouvoir qu'ils ne doivent exercer qu’en corps; ce qui n’est pas une moindre infraction des lois, et produit encore un plus grand désordre. Alors on a, pour ainsi dire, autant de princes que de magistrats, et l’Etat, non moins divisé que le gouvernement, périt ou change de forme (1).
Quand l’Etat se dissout, l’abus du gouvernement, quel qu’il soit, prend le nom commun d’anarchie. En distinguant, la démocratie dégénere en ochlocratie, l’aristocratie en oligarchie : j’ajouterais que la royauté dégénere en tyrannie; mais ce dernier mot est équivoque et demande explication (2).
Dans le sens vulgaire, un tyran est un roi qui gouverne avec violence et sans égard a la justice et aux lois. Dans le sens précis, un tyran est un particulier qui s'arroge l'auto
(1) Montesquieu, Esprit des Lois, liv. VIII, chap. 1. — Le principe de la démocratie se corrompt non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore lorsqu’on prend l’esprit d’égalité extreme et que chacun veut etre égal a ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souifrir Ie pouvoir méme qu’il conEe,veut tout faire par lui-meme, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges.
(2) Anrsrors, Politiquc, liv. III, chap. v. — Les déviations des gouverne- mC¤tS sont la tyrannie pour la royauté, l’oligarchie pour l’aristocratie, la démagogie pour la république. La tyranuie est une monarchic qui n’a pour obiet que l’intéret personnel du monarque; l’oligarchie n’a pour objet que l’intéret particulier des riches, la démagogie celui des pauvres. Aucun de ces gouvernements ne songe a l’intéret général. Partout ou le pouvoir est aux riches, majorité ou rninorité, c’est une oligarchie; partout ou il est aux pauvres, c’est une démagogie". Si l’association politique n’était formée qu’en vue des richesses, la part des associés serait dans I’Etat en proportion directe de leurs propriétés et les partisans de Poligarchie auraient alors pleine raison., Mais l’association politique a non seulement pour obiet Pexistence matérielle des associés, mais leur bonheur et leur vertu...
� rité royale sans y avoir droit. C’est ainsi que les Grecs entendaient ce mot de tyran : ils le donnaient indifféremment aux bons et aux mauvais princes dont l’autorité n’était pas légitime (a). Ainsi tyran et usurpateur sont deux mots parfaitement synonymes.
Pour donner ditférents noms a différentes choses, j’appelle tyran l’usurpateur de l’autorité royale, et despote l’usurpateur du pouvoir souverain. Le tyran est celui qui s’ingére contre les lois a gouverner selon ses lois ; le despote est celui qui se met au-dessus des lois memes. Ainsi le tyran peut n`être pas despote, mais Ie despote est toujours tyran.
CHAPITRE XI
DE LA MORT DU CORPS POLITIQUE
Telle est la pente naturelle et inévitable des gouvernements les mieux constitués Si Sparte et Rome ont péri, quel Etat peut espérer de durer toujoursi Si nous voulons former un établissement durable, ne songeons donc point it le rendre éternel. Pour réussir, il ne faut pas tenter l’impossible, ni se flatter de donner a l’ouvrage des hommes une solidité que les choses humaines ne comportent pas (2).
(4) ti Omues enim et habentur et dicuntur tyrauni, qui potestate utuutur perpetua in ea civitate qua`: libertate usa est. » (Corn. Nep., in Miltiad.) — ll est vrai qu’Aristote (Mor. Nicom., lib. VIII, cap. x) distingue le tyran du roi, en ce que le premier gouverne pour sa propre utilité, et Ie se- cond seulement pour l’utilité de ses suiets ; mais, outre que généralement tous les auteu rs grecs ont pris le mot tyran dans un autre sens, comme il parait surtout par le Hiéron de Xénophon, il s’ensuivrait de Ia distinction d’Aristote, que, depuis le commencement du monde, il n’aurait pas encore existé un seul roi. (Note du Contrat social, édition de 1762.)
(t) Tsctrz, Annal., 4. — Cunctas nationes et urbes populus aut primores ant singuli regunt. Delecta ex his et constituta reipublicte forma laudari facilius quam evenire, vel, si evenit, haud diuturna esse potest.
(2) R. Lettre d Philopolis. — Puisque vous prétendez m’attaquer par mon propre systéme, n’oubliez pas, ie vous prie, que selon moi, la société est naturelle n l‘espéce humaine comme la décrépitude a I`individu, et qu’il faut des arts, des lois, des gouvernements aux peuples comme il faut des béquilles aux vieillards. L’état de société ayant un terme extreme auquel les hommes sont les
� ` LIVRE III. - CHAP. XI. x6: Le corps politique, aussi bien que le corps de l’homme, commence à mourir dès sa naissance, et porte en lui-même les causes de sa destruction. Mais l’un et l’autre peuvent avoir une constitution plus ou moins robuste et propre a le conserver plus ou moins longtemps. La constitution de l’homme est l`ouvrage de la nature; celle de l’Etat est l’ou- vrage de l’art. Il ne dépend pas des hommes de prolonger leur vie, il dépend d’eux de prolonger celle de l’Etat aussi loin qu’il est possible, en lui donnant la meilleure con- stitution qu’il puisse avoir. Le mieux constitué finira, mais plus tard qu’un autre, si nul accident imprévu n’amene sa pette avant le temps. Le principe de la vie politique est dans l’autorité sou- veraine (1). La puissance législative est le cceur de l’Etat, la puissance exécutive en est le cerveau, qui donne le mouve— ment à toutes les parties. Le cerveau peut tomber en para- lysie et l’individu vivre encore. Un homme reste imbécile — et vit : mais sitôt que le cœur a cessé ses fonctions, l’animal est mort. Ce n’est point par les lois que l’Etat subsiste, c’est par le pouvoir législatif (2). La loi d’hier n’oblige pas aujourd’hui : maitres d’arriver plus tot ou plus tard, il n’est pas inutile de leur montrer le danger d’aller si vite et les miseres d’une condition qu’ils prennent pour la perfection de l’espece. ' R. Projet de Constitution pour la Corse. — Il y a dans tous les Etats un progres, un développement naturel et nécessaire depuis leur naissance jusqu’i1 leur destruction. Pour rendre leur durée aussi longue et aussi belle qu’il est possible, il vaut mieux en marquer le terme avant qu’apres. Il ne faut pas vouloir que la Corse soit tout d’un coup ce qu’elle peut etre, il vaut mieux qu’elle y parvienne et qu’elle monte que d’y etre a Pinstant meme et ne faire plus que décliner. Ce dépérissement ou elle est ferait de son état de vigueur un Etat tres faible, au lieu qu’en la disposant pour y atteindre, cet Etat sera dans la suite un Etat tres bon... (t) Aussnxou Sinner, Discours sur Ie Gouvernement, ch. m, section 41.- La force de la nation ne reside pas en la personne du magistrat, mais la force du magistrat reside en celle de la nation. (z) Mourzsqunsu, Grandeur et décgdcncc des Romains, chap. rv. — La _ tyrannie d’un prince ne met pas un Etat plus pres de sa ruine que l’indif— férence pour le bien commun n’y met une république. Dans les Etats gouvernés par un prince, les divisions s‘apaisent aisé- n
� 162 DU CONTRAT SOCIAL.
mais le consentement tacite est présumé du silence, et le
souverain est censé coniirmer incessamment les lois qu’il
n’abroge pas, pouvant lc faire. Tout ce qu’il a déclaré vouloir
une fois, il le veut toujours, a moins qu’il ne le révoque.
Poufquoi donc porte-t-on tant de respect aux anciermes
lois? C’est pour cela méme. On doit croire qu’il n’y a que -
l’excellence des volontés antiques qui les ait pu conserver si
longtemps : si le souverain ne les eut reconnues constam-
ment salutaires, il les eut mille fois révoquées. Voila
pourquoi, loin de s’aiI`aiblir, les lois acquierent sans cesse
une force nouvelle dans tout Etat bien constitué; le préjugé
de l’antiquité les rend chaque jour plus vénérables : au lieu
que partout ou les lois s’afl`aiblissent en vieillissant, cela
prouve qu’il n’y a plus de pouvoir législatif, etque l’Etat
ne vit plus (1).
CHAPITRE XII
COMMENT SE MAINTIENT L’AUTORtT1’·E SOUVERAINE l
Le souverain, n’ayant d’aut1‘e force que la puissance
legislative, n’agit que par des lois; et les lois n’étant que I
des actes authentiques de la volonté générale, le souverain
ment, parce qu’il a dans ses mains une puissance coercitive qui ramenc les
deux partis ; mais dans une république clles sont plus durables, parce que I
le mal attaque ordinairement la puissance meme qui pourrait lc guéri1·... I
Il n’y a rien de si puissant qu’une république ou l’on observe les lois I
non pas par crainte, non pas par raison, mais par passion, comme furent
Rome et Lacédémonc, car pour lors il se joint 21 la sagesse d’un b0l1 gou-
vernement toute la force que pourrait avoir une faction.
(1) R. Gouvernement de Polognc, chap. x. — Qui dit loi dans un Etat
libre, dit une chose devant laquelle tout citoyen tremble". Une fois le
ressort des lois usé, l’Etat est perdu sans ressource.
‘· Amsrora, Politiquc, liv. Il, chap. v. — L’humanité doit en général cher-
cher non ce qui est antique, mais cc qui est bon. Nos premiers péres, qu‘ils
soient sortis du sein de la terre ou qu'ils aient survécu 21 quelque catastrophe, ;
ressemblaient probablement au vulgaire et aux ignorants de nos iours... I
La conséquence uécessaire de ceci, c’est qu’a certaines époques, il faut
changer certaines lois...
Mais... 1‘innovati0n serait moins utile que ne serait l’habitude de l’obéis- I
I
ij; i
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LIVRE III. — CHAP. XII. 163
ne saurait agir que quand le peuple est assemble. Le peuple l assemblé, dira-t-on, quelle chimére! C’est une chimére aujourd’hui ; mais ce n’en était pas une ily a deux mille ans. Les hommes ont-ils changé de nature? i Les bornes du possible, dans les choses morales, sont moins étroites que nous ne pensons : ce sont nos faiblesses, r nos vices, nos préjugés, qui les rétrécissent. Les Etmes basses l ne croient point aux grands hommes : de vils esclaves s r sourient d’un air moqueur a ce mot de liberté.
- Par ce qui s’est fait, considérons ce qui se peut faire; je
ne parlerai pas des anciennes républiques de la Gréce ; mais la république romaine était, ce me semble, un grand Etat, { et la ville de Rome une grande ville. Le dernier cens donna dans Rome quatré cent mille citoyens portant armes, et le 1 dernier dénombrement de l’empire plus de quatre millions I de citoyens, sans compter les sujets, les étrangers, les p femmes, les enfants, les esclaves. Quelle difficulté n’imaginerait-on pas d’assembler fré- quemment le peuple immense de cette capitale et de ses environs! Cependant il se passait peu de semaines que le l peuple romain ne fut assemblé, et méme plusieurs fois. Non seulement il exercait les droits de la souveraineté, mais une partie de ceux du gouvernement. Il traitait cer- taines affaires, il jugeait certaines causes, et tout ce peuple = était sur la place publique presque aussi souvent magistrat que citoyen. En remontant aux premiers temps des nations, on trou- _ verait que la plupart des anciens gouvernements, méme l monarchiques, tels que ceux des Macédoniens et des Francs, Q l sance... La loi, pour se faire obéir, n’a d’autre puissance que celle de l’habi- I tude, et Phabitude ne se forme qu’avec le temps et les années, de telle sorte que changer légerement les lois existantes pour de nouvelles, c’est aftaiblir I d’autant la force meme de la loi.' Bossum, Politiquc tirée de l’Ecriture sainte, liv. I, art. 6. VII1° Propo- sition. — En général, les lois ue sont pas lois si elles ne sont pas invio- lables... Ou perd la vénératiou aux lois quand on les voit souvent changer. l
� l
164 DU CONTRAT SOCIAL.
avaient de semblables conseils. Quoi qu’il en soit, ce seul
fait incontestable répond a toutes les difficultés : de l’exis- I
tant au possible la conséquence me parait bonne.
CHAPITRE XIII I
SUITE
Il ne sufiit pas que le peuple assemblé ait une fois iixé
la constitution de l’Etat en donnant la sanction a un corps
de loi; il ne suflit pas qu’il ait établi un gouvernement per- I
pétuel, ou qu’il ait pourvu une fois pour toutes a l`élection
des magistrats. Outre les assemblées extraordinaires que
des cas imprévus peuvent exiger, il faut qu’il y en ait de I
fixes et de périodiques que rien ne puisse abolir ni proroger,
tellement qu’au jour marqué le peuple soit légitimement
convoqué par la loi, sans qu’il soit besoin pour cela d’aucune
autre convocation formelle. I
_ Mais, hors de ces assemblées juridiques par leur seule
date, toute assemblée du peuple qui n’aura pas été convo— Y
quée par les magistrats préposés St cet eifet, et selon les
formes prescrites, doit étre tenue pour illégitime, et tout I
ce qui s`y fait pour nul, parce que l’ordre méme de s‘assem- `
bler doit émaner de la loi.
Quant aux retours plus ou moins fréquents des assem-
blées légitimes, ils dépendent de tant de con sidérations qu’on {
ne saurait donner la-dessus de régles précises. Seulement
on peut dire en général que plus le gouvernement ade force,
plus le souverain doit se montrer fréquemment (1). I
(1) R. Gouvernemcnt de Pologne, ch. v11.—Pour que Yadministration soit
forte, bonne, et marche bien a son but, toute la puissance exécutive doit étre
dans les mémes mains; mais il ne suffit pas que ces mains changent,il faut
qu’elles n’agissent, s’il est possible, que sous les yeux du législateur et que
ce soit lui qui les guide. Voila le vrai secret pour qu’elles n’usurpent pas
son autorité... (
Le ITIOYCH proposé est le SCUI; BSI simple et DC peut HIRIIQUCF d’éIl‘¢
eflicace. Il est bien singulier qu’avant le Contrat social, ou je Ie donne,
personne ne s’en fut avisé.
In; I
l
� I
LIVRE 111. - CHAP. XIII. 165
Ceci, me dira-t-on, peut étre bon pour une seule ville;
I mais que faire quand l’Etat en comprend plusieurs? Parta-
gera-t-on l’autorité souveraine? ou bien doit-on la concentrer
dans une seule ville et assujettir tout le reste?
I Je réponds qu’on ne doit faire ni Pun ni l’autre. Premie-1
rement, l’autorité souveraine est simple et une, et l’on ne
peut la diviser sans la détruire. En second lieu, une ville,
non plus qu’une nation, ne peut étre légitimement sujette
i d’une autre, parce que l’essence du corps politique est dans
l’accord de l’obéissance et de la liberté, et que ces mots de
sujet et de souverain sont des corrélations identiques dont
l’idée se réunit sous le seul mot de citoyen.
I Je réponds encore que c’est toujours un mal d’unir plu- °
sieurs villes en une seule cité, et que, voulant faire cette
union, l’on ne doit pas se flatter d’en éviter les inconvé-
nients naturels. Il ne faut point objecter l’abus des grands
I Etats a celui qui n’en veut que de petits; mais comment
donner aux petits Etats assez de force pour résister aux
grands? comme jadis les villes grecques résistérent au grand
roi, et comme plus récemment la Hollande et la Suisse ont
I résisté a la maison d’Autriche.
Toutefois, si l’on ne peut réduire l’IiZtat a de justes
bornes, il reste encore une ressource; c’est de n’y point
souffrir de capitale, de faire siéger le gouvernement alter-
I nativement dans chaque ville, et d’y rassembler aussi tour
a tour les états du pays.
Peuplez également le territoire, étendez-y partout les
mémes droits, portez-y partout l’abondance et la vie; c’est
I ainsi que l’IiZtat deviendra tout a la fois le plus fort et le
mieux gouverné qu’il soit possible. Souvenez—vous que les
murs des villes ne se forment que du clébris des maisons
des champs. A chaque palais que je vois élever dans la
I capitale, je crois voir mettre en masures tout un pays(1).
(1) R. Emile, liv. V. -— Deux Etats égaux en grandeur et en nombre
d’hommes peuvent etre fort inégaux en force; et le plus puissant des deux
I
I
� 166 DU CONTRAT SOCIAL.
C H A P I T R E X I V
SUITE
1
y A l’instant que le peuple est légitimement assemblé en J
corps souverain, toute juridiction du gouvernement cesse,
la pl1lSS&I1CC €XéCl1Il.V€ est S�Sp€I1dL1€, et la p€1‘SOI`m€ du
dernier citoyen est aussi sacrée et inviolable que celle du
pI`€I'I1l€I` magistrat, pa1‘C€ ql.1’0{1 SE tI`OUV€ le I‘€pl'éS€I'1té il Iliy E
a plus de représentant (1). La plupart des tumultes qui
est toujours celui dont lcs habitants sont le plus également répandus sur I
le territoire : celui qui n’a pas de si grandes villes, et qui par conséquent J
brille moins, battra touiours l’autre. Ce sont les grandes villes qui épuisent i
un Etat et font sa faiblesse: la richesse qu’elles produisent est une richesse
apparente et illusoire; c’est beaucoup d’argent et peu d’effet. On dit que la
ville de Paris vaut une province au roi de France; moi je crois qu’elle lui
en coute plusieurs; que c’est 21 plus d’un égard que Paris est nourri par les
provinces, et que la plupart de leurs revenus se versent dans cette ville et -
y restent, sans jamais retourner au peuple ni au roi. Il est inconcevable I
que, dans ce siécle de calculateurs, il n’y en ait pas un qui sache voir que
la France serait beaucoup plus puissante si Paris était anéanti. Non seule-
ment le peuple mal distribué n’est pas avantageux a l’Etat, mais il est plus
ruineux que la dépopulation méme, en ce que la dépopulation ne donne (
qu’un produit nul, et que la consommation mal entendue donne un produit _
négatif. Quand j’entends un Francais et un Anglais, tout tiers de la grandeur ·
de leurs capitales, disputer entre eux lequel de Paris ou de Londres con-
tient le plus d’habitants, c’est pour moi comme s’ils disputaient ensemble 4
lequel des deux peuples al’honneur d’etre le plus mal gouverné.
Etudiez un peuple hors de ses villes, ce n’est qu‘ainsi que vous le con- , `
naitrez. Ce n’est rien de voir la forme apparente d’un gouvernement, fardée . (
par l’appareil de Padministration et par le jargon des administrateurs, si
l’on n’en étudie aussi la nature par les effets qu’il produit sur le peuple et
dans tous les degrés de l’administration. La différence de la forme au fond
se trouvant partagée entre tous ces degrés, ce n’est qu’en les embrassant l
tous qu’on connait cette différence. Dans tel pays c’est par les manoeuvres ·
des subdélégués qu’on commence 21 sentir l’esprit du ministere;dans tel
autre il faut voir élire les membres du parlement pour juger s‘il est vrai {
que la nation soit libre : dans quelque pays que ce soit il est impossible l
que qui n’a vu que les villes connaisse le gouvernement, attendu que l‘esprit
n’en est jamais le méme pour la ville et pour la campagne. Or c’est la cam- _
pagne qui fait le pays, et c’est le peuple de la campagne qui fait la nation. ' I
(1) R. Gouvemement de Polognc, chap. vi. — Sitot que la puissance légis- A
lative parle, tout rentre dans l’égalité, toute autorité se tait devant elle, sa (
voix est la voix de Dieu sur la terre. °
{ i
l
� LIVRE III. - CHAP. XV. 167
s’élevérent a Rome dans les comices vinrent d’avoir ignoré
ou négligé cette regle. Les consuls alors n’étaient que les
présidents du peuple; les tribuns de simples orateurs(al: le
sénat n’était rien du tout. ·
Q, Ces intervalles de suspension ou le prince reconnait ou
1 _ doit reconnaitre un supérieur actuel, lui ont toujours été
redoutables; et ces assemblées du peuple, qui sont 1’égide du
corps politique et le frein du gouvernement, ont été de
tout temps l’horreur des chefs : aussi n’épargnent-ils jamais
ni soins, ni objections, ni difficultés, ni promesses, pour en
rebuter les citoyens. Quand ceux·ci sont avares, laches,
pusillanimes, plus amoureux du repos que de la liberté, ils
n , ne tiennent pas longtemps contre les efforts redoublés du
gouvernement : c’est ainsi que, la force résistante augmen-
tant sans cesse, l’autorité souveraine s’évanouit a la fin, et
que la plupart des cités tombent et périssent avant le
temps.
l Mais entre l’autorité souveraine et le gouvernement
arbitraire il s’introduit quelquefois un pouvoir moyen dont
il faut parler. _
CHAPITRE XV
nas népurés ou nEpnésnNTANTs
b Sitot que le service public cesse d’étre la principale
aifaire des citoyens, et qu’ils aiment mieux servir de leur
i bourse que de leur personne, l’Etat est déja pres de sa
‘ ruine. F aut-il marcher au combat, ils payent des troupes et
restent chez eux; faut-il aller au conseil, ils nomment des
députés et restent chez eux. A force de paresse et d’argent,
`V (a) A peu prés selon le sens qu’on donne é ce nom dans le parlement
’ d’Ang1cterrc. La rcssemblance de ccs emplois cut mis en conflit les consuls
ct les tribuns, quand méme toute juridiction cut été suspenduc. (Note du
Contra! social, édition de 1762.)
'
� l
168 DU CONTRAT SOCIAL. l
ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie, et des l
représentants pour la vendre. y
C’est le tracas du commerce et des arts, c’est l’avide l
intérét du gain, c’est la mollesse et l’amour des commodités,
qui changent les services personnels en argent. On céde
une partie de son profit pour Paugmentera son aise. Donnez
de l’argent, et bientot vous aurcz des fers. Ce mot de
finance est un mot d’esclave, il est inconnu dans la cité.
Dans un pays vraiment libre, les citoyens font tout avec
leurs bras, et rien avec de l’argent; loin de payer pour
s’exempter de leurs devoirs, ils payeraient pour les remplir
eux-mémes. Je suis bien loin des idées communes; je crois
les corvées moins contraircs a la liberté que les taxes. `
Mieux l’Etat est constitué, plus les affaires publiques
l’emportent sur les privées dans l’esprit des citoyens. Il y
a méme beaucoup moins d’affaires privées, parce que la
somme du bonheur commun fournissant une portion plus
considérable a celui de chaque individu, il lui en reste
moins a chercher dans les soins particuliers. Dans une cité
‘ bien conduite chacun vole aux assemblées; sous un mauvais
gouvernement nul n’aime a faire un pas pour s’y rendre,
parce que nul ne prend intérét a ce qui s’y fait, qu’on
prévoit que la volonté générale n’y dominera pas, et qu’enfm
les soins domestiques absorbent tout. Les bonnes lois en
font faire de meilleures, les mauvaises en aménent de
pires. Sitot que quelqu’un dit des aifaires de l’Etat : Que
m’importe? on doit compter que l’I-itat est perdu.
L’attiédissement de l’amour de la patrie, l’activité de
l’intérét privé, l’immensité des Etats,·les conquétes, l’abus
du gouvernement, ont fait imaginer la voie des députés ou
représentants du peuple dans les assemblées de la nation.
C’est ce qu’en certain pays on ose appeler le tiers état.
Ainsi l’intérét particulier de deux ordres est mis au premier
et second rang; l’intérét public n’est qu’au troisiéme.
La souveraineté ne peut étre représentée, par la méme
l
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� ` LIVRE III. — CHAP. XV. 16g
raison qu’elle ne peut étre aliénée; elle consiste essentielle-
ment dans la volonté générale, et la volonté ne se représente
point : elle est la meme, ou elle est autre; il n’y a point
de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent
étre ses représentants, ils ne sont que ses commissaires;
ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que
le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle; ce n’est
point une loi. Le peuple anglais pense étre libre, il se
trompe fort; ilne l’est que durant l’élection des membres
du parlement (1) : sitot qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est
rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il
en fait mérite bien qu’il la perde. . ·
L’idée des représentants est moderne : elle nous vient
du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouver-
nement dans lequel l’espece humaine est dégradée, et ou
le nom d’homme est en déshonneur. Dans les anciennes
républiques, et meme dans les monarchies, jamais le peuple
n’eut des représentants; on ne connaissait pas ce mot-la.
Il est tres singulier qu’a Rome, ou les tribuns étaient si
sacrés, on n’ait pas méme imaginé qu’ils pussent usurper
les fonctions du peuple, et qu’au milieu d’une si grande
multitude ils n’aient jamais tenté de passer de leur chef un
seul plébiscite. Qu’on juge cependant de l’embarras que
causait quelquefois la foule, par ce qui arriva du temps
des Gracques, ou une partie des citoyens donnait son suf-
frage de dessus les toits.
Ou le droit et la liberté sont toutes choses, les inconvé-
nients ne sont rien. Chez ce sage peuple tout était mis it
(1) R. Considérations sur Ie gouveruement dc Pologne, chap. vu. — Un
des plus grands inconvénients des grands Etats, celui de tous qui rend la
liberté plus difficile :*1 conserver, est que la puissancc législative ne peut s`y
1T10!1U'C!` elle-méme et HC PCUI Bglf QUC PHP députation. CCl8 8 SOD mal et
son bien, mais le mal l‘emporte. Le législateur en corps est impossible A
corrompre, mais facile A tromper.·Les représentants sont difficiles a trom-
pcr, mais aisément corrompus, ct il arrive rarement qu‘ils ne le soient pas.
Vous avez sous les yeux l‘exemple du Parlement d’Angleterre, et par le Li-
b¢fum PCIO, Céllli dc votre p1`Op1'C nation.
�
sa juste mesure : il laissait faire a ses licteurs ce que ses
tribuns n’eussent osé faire; il ne craignait pas que ses licteurs
voulussent le représenter.
Pour expliquer cependant comment les tribuns le repré-
sentaient quelquefois, il suffit de concevoir comment le
gouvernement représente le souverain. La loi n’étant que
la declaration de la volonté générale, il est clair que, dans
la puissance législative, le peuple ne peut étre représenté;
mais il peut et doit l’étre dans la puissance exécutive, qui
n’est que la force appliquée a la loi. Ceci fait voir qu’en
examinant bien les choses on trouverait que tres peu de
nations ont des lois. Quoi qu’il en soit, il est sûr que les
tribuns, n’ayant aucune partie du pouvoir exécutif, ne
purent jamais représenter le peuple romain par les droits
de leurs charges, mais seulement en usurpant sur ceux du
sénat.
Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait a faire, il le
faisait par lui-meme; il était sans cesse assemblé sur la
place. Il habitait un climat doux; il n’était point avide; des
esclaves faisaient ses travaux; sa grande affaire était sa
liberté. N’ayant plus les mémes avantages, comment con-
_ server les mémes droits? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins (a) : six mois de l’année la place publique n’est pas tenable; vos langues sourdes ne peuvent se faire entendre en plein air (1) ; vous donnez plus a votre gain qu’a votre liberté,et vous craignez bien moins l’esclavage que la misére. Quoi! la liberté ne se maintient qu’a l’appui de la servitude? Peut-étre. Les deux cxces se touchent. Tout ce (:1) Adopter dans les pays froids le luxe ct la mollesse des Orientaux, c’est VO�lOlI' SC dO!1Il¢l' l¢Ul'S Ch8lDCS; c’est Sly S0l11'!1¢IU'C ¢ICOl`¢ plus DéC¢S· sairement qu’eux. (Note du Contrat social, édition de 1762.) (1) R. Essai sur Ia formation des langues, chap. xx. — Ily a des langues favorables a la liberté, ce sont les langues sonores, prosodiques, harmo- nieuses,dont on distingue le discours de fort loin. Les autres sont faitcs pour le bourdonnement des divans.
I
� qui n’est point dans la nature a ses inconvénients, et la
société civile plus que tout le reste. Il y a telles positions
malheureuses ou I’on ne peut conserver sa liberté qu’auX
dépens de celle d’autrui, et oii le citoyen ne peut étre
parfaitement libre que l’esclave ne soit extrémement esclave.
Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples mo-
dernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’étes; vous
payez leur liberté de la votre. Vous avez beau vanter cette
préférence, j’y trouve plus de lacheté que d’humanité.
Je n’entends point par tout cela qu’il faille avoir des esclaves, ni que le droit d’esclavage soit légitime, puisque j’ai prouvé le contraire : je dis seulement les raisons pourquoi les peuples modernes qui se croient libres ont des représentants, et pourquoi les peuples anciens n’en avaient pas. Quoi qu’il en soit, :21 l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre; il n’est q plus.
Tout bien examiné, je nc vois pas qu’il soit désormais possible au souverain de conserver parmi nous l’eXercice de ses droits, si la cité n’est tres petite. Mais si elle est tres petite, elle sera subjuguée (2)? Non. Je ferai voir ci—apres (a) comment on peut réunir la puissance exté-
(a) C’est ce que je m’étais proposé de faire dans la suite de cet ouvrage ; lorsqu‘en traitant des relations externes j’en serais venu aux confédérations. Matiere toute neuve, et oft les principes sont encore a établir. (Note du Contrat social, édition de 1762.)
(1) R. Lettre a M. de Bastide(16 juin 1760). Quand vous ferez imprimer la Paix perpétuelle vous voudrez bien, monsieur, ne pas oublier de m’envoyer les épreuves... Il y a une note oft ie dis que dans vingt ans les Anglais auront perdu leur liberté, ie crois qu’il faut mettre le reste de leur liberté, car il y en a d’assez sots pour croire qu‘i1s 1’onr encore.
(2) MACHIAVEL, Discours sur T ite-Live, liv. ll, chap. xxx. — Une petite république ne Cut se Hatter de demeurer tran uille et de jouir aisible- P 9 P Q l P ment de sa liberté. En eifet, si elle n’attaque pas ses voisins, elle sera attaquée par eux... Quand meme elle n’aurait pas d’ennemis étrangers, elle en verrait naitre dans son sein, car c’est un malheur inevitable pour toutes les grandes cités.
Il faut se décider à s’agrandir ou par des lignes ou par les moyens employés par les Romains... rieure d’un grand peuple avec la police aisée et le bon ordre d’un petit Etat (1).
(1) D`ANTRAIGUES, député à l’Assemblée nationale de t·;8g, La note qui suit termine sa brochure publiée en 1 ·;go, a Lausanne, ou il venait d’émigrer, sous ce titre: Quelle est la situation de l’Assemblée nationale? (in-8 de 6o pages).
Jean-Jacques Rousseau avait cu la volonté d’établir, dans un ouvrage qu’il destinait it éclaircir quelques chapitres du Contrat social, par quels moyens de petits Etats pouvaient exister a coté des grandes puissances, en _ formant des confédérations. Il n’a pas terminé cet ouvrage, mais il en avait tracé le plan, posé les bases, et placé, it coté des seize chapitres de cet écrit, quelques-unes de ses idécs qu’il comptait développer dans le corps de l’ouvrage. Ce manuscrit de trente-deux pages, entierement écrit de sa main, me fut remis par lui-meme, ct il m’autorisa it en faire, dans le courant de ma vie, l’usage que je croirais utile. .
Au mois de juillet 1789, relisant cet écrit et frappé des idées sublimes du génie qui l’avait composé, je crus (j’étais encore dans le délire de l’espérance) qu’il pouvait être infiniment utile à mon pays et je me déterminai à le publier.
J’eus le bonheur, avant de le livrer a l’impression, de consulter le meil- leur de mes amis, que son expérience éclairait sur les dangers qui nous entouraient et dont la cruelle prévoyance devinait quel usage funeste on ferait des écrits du grand homme dont je voulais publier les nouvelles idées. Il me prédit que les idées salutaires qu’il oifrait seraient méprisées, mais que ce que ce nouvel écrit pouvait contenir d`impraticable, de dangereux, pour une monarchic, serait précisément ce que l’on voudrait réaliser, et que de coupables ambitions s`étaieraient de cette grande autorité pour saper et peut-étre détruirc l`autorité royale.
Combien ie murmurai de ces réflexions! combien elles m’affligeaient! Je respectai l’ascendant de l`amitié unie a l’expérience et je me soumis. Ah ! que j’ai bien regu le prix de cette déférencel Grand Dieu, que n`auraient-ils pas fait de cet écrit ? Comme ils l’auraient souillé, ceux qui, dédaignant d`étudier les écrits de ce grand homme, ont dénaturé et avili ses principes, ceux qui n’ont pas vu que le Contrat social, ouvrage isolé et abstrait, n’est applicable a aucun peuple de l’univers; ceux qui n’ont pas vu que ce meme J.-J. Rous— ` seau, forcé d’appliquer ces préceptes a un peuple existant en corps de nation depuis des siecles, pliant aussitot ses principes aux anciennes institutions de ce peuple, ménageait tous les préjugés trop enracinés, pour étre détruits sans déchirements; qui disait, apres avoir tracé le tableau le plus deplorable de la constitution dégénérée de la Pologne: a Corrigez, s’il se peut, les abus de votre constitution, mais ne méprisez pas celle qui vous a fait ce que vous étes. » Quel parti d’aussi mauvais disciples d’un si grand homme auraient tiré de l’écrit que son amitié m’avait coniié, s’il pouvait étre utile! Cet écrit, quela sagesse d`autrui m`a préservé de publier, ne Ie sera jamais: j’ai trop bien vu et de trop pres le danger qui en résulterait pour ma patrie. Apres l’avoir communiqué it l`un des plus véritables amis de J.-J. Rousseau, qui habite pres du lieu ou je suis, il n’existera plus que dans nos souvenirs. — Voir l’appendice : Rousseau et le systeme fédératijl · F LIVRE III. - CHAP. XV!. 173 CHA PITRE XVI QUE 1.’11~1s’r1‘1‘U‘r1oN DU ¤oUvERNEMENT N’1:s’r POINT UN CONTRAT Le pouvoir législatif une fois bien établi, il s’agit d`éta- blir de meme le pouvoir exécutif; car ce dernier, qui n’o- pere que par des actes particuliers, n’étant pas de l’essence - de l’autre, en est naturellement séparé. S’il était possible que le souverain, considéré comme tel, eut la puissance exécutive, le droit et le fait seraient tellement confondus, qu’on ne saurait plus ce qui est loi et ce qui ne l’est pas; et le corps politique, ainsi dénaturé, serait bientot en proie a la violence contre laquelle il fut institué. r Les citoyens étant tous égaux par lc contrat social, ce que tous doivent faire, tous peuvent le prescrire, au lieu que nul n’a droit d’exiger qu’un autre fasse ce qu’il ne fait pas lui-méme. Or c’est proprement ce droit, indispensable pour faire vivre et mouvoir le corps politique, que le sou- verain donne au prince en instituant le gouvernement. Plusieurs ont prétendu que l’acte de cet établissement était un contrat entre le peuple et les chefs qu’il se donne. contrat par lequel on stipulait entre les deux parties des conditions sous lesquelles l’une s’obligeait a commander et l’autre a obéir. On conviendra, je m’assure, que voila une étrange maniére de contracter. Mais voyons si cette opinion est soutenable (1). Premierement, l’autorité supreme ne peut pas plus se (1) Spmoza, Tractatuspoliticus, chap. v1.De monarchia. - Quum autem solitudinis metus omnibus hominibus insit, quia nemo in solitudine vires hab¢t UI SCSQ d¢f¢I`1dCl'B et C|�88d vitam necessaria SUDI COIIIPBFBTC pOSSiC, sequitur statum civilem homines natura Rppctete, nec iieri posse ut homi- nes eumdcm unquam penitus dissolvant. Ex discordiis igitur et seditionibus qua in civitate smpe concitantur nunquam tit ut cives civitatem dissolvant (ut in reliquis socictatibus sazpe
� I74 DU CONTRAT SOCIAL.
modiiier que s’aliéner; la limiter, c’est la détruire. Il est
absurde et contradictoire que le souverain se donne un
supéréur; s’obliger d’obéir at un maitre, c’est se remettre
en pleine liberté.
De plus, il est évident que ce contrat du peuple avec
telles ou telles personnes serait un acte particulier; d,OI:l il
suit que ce contrat ne saurait étre une loi ni un acte de sou-
veraineté, et que par conséquent il serait illégitime.
On voit encore que les parties contractantes seraient
entre elles sous la seule loi de nature et sans aucun garant
de leurs engagements réciproques, ce qui répugne de toutes
manieres at l’état civil : celui qui a la force en main étant
toujours le maitre de l’exécution, autant vaudrait donner le
nom de contrat in l’acte d’un homme qui dirait a un autre :
a Je vous donne tout mon bien, a condition que vous m’en
rendrez ce qu’il vous plaira. »
Il n’y a qu’un contrat dans l’Etat, c’est celui de l’asso-
ciation : celui-la seul en exclut un autre. On ne saurait
imaginer aucun contrat public qui ne fut une violation du
premier.
CHAPITRE XVII
DE 1.’1NsT1TUT1oN DU GoUvERNBMBN’r
Sous quelle idée faut-il donc concevoir l’acte par lequel
le gouvernement est institué? Je remarquerai d’abord que
evenit), sed ut ejusdem formam in aliam mutcnt : si nimirum contentiones
sedari nequeunt servata civitatis facie...
Quod si cum humana natura ita comparatum ¢Ss¢t, ut homines id quod
IDRXIIIIC utile est IHRXIHIC cuperent nulla CSSCI Op.1S RTIC ad concordiam et
fidem. Sed quia longe aliter cum natura humana constitutum esse constat
imperium necessario ita instituendum est ut omnes tam qui rcgunt, quam
qui rcguntur, velint nolint, id tamen agant, quid communis salutis interest,
hoc est ut omnes sponte vel vi, vel necessitate coacti sint ex rationis
prazscripto viverc, quod fit si imperii res ita ordinentur ut nihil quod ad
communem salutem Spectat ullius fidci absolute committatur".
� LIVRE III. — CHAP. XVII. x·;5
cet acte est complexe, Ou composé de deux autres, SaV0ll‘ I
Pétablissement de la loi et l’exécution de la loi.
Par le premier, le souverain statue qu’il y aura un corps
de gouvernement établi sous telle ou telle forme; et il est
clair que cet acte est une loi.
Par le second, le peuple nomme les chefs qui seront
chargés du gouvernement établi. Or cette nomination, étant
un acte particulier, n’est pas une seconde loi, mais seule-
IIIEIII l.1I'l€ Sl.llI€ de la pI`€II'1léI`C et UDB f0I1CIlOI'l dll g0LlV€I'-
nement (1).
La difficulté est d’entendre comment on peut avoir un
acte de gOl1VCI`IlCI‘I'l€I1I 3V&I'lI (IUC le gOLlV€I`I1CIT1€I'lI €XlSI€, CI
(1) Buanauaour,. Principes du droit politique, chap. 11. — 1** La premiere
convention est celle par laquelle chacun s’e¤gage avec tous les autres A se
joindre ensemble pour touiours en un seul corps et A régler d’un commun
consentement ce qui regarde leur conservation et leur sureté commune;
ceux qui n’entrent point dans ce premier engagement demeurent hors de
la société naissante;
2¤ Il faut ensuite faire une ordonnance qui établisse la forme du gou-
vernement, sans cela on'ne saurait prendre aucunes mesures fixes pour
travailler utilement et de concert A la sureté et au bien commun;
3** Enfin, la forme du gouvernement étant réglée, il doit y avoir encore
une Butte convention par laquelle, aprés avoir choisi une ou plusieurs
personnes A qui l’on confére le pouvoir de gouverner, ceux qui sont revétus
de cette autorité supréme s’engagent A veiller avec soin A la sureté et A
l’utilité commune et les autres lui promettent une fidéle obéissancc. Cette
derniere convention renferme une soumission des forces et des volontés de
chacun A la volonté du chef de la société, autant du moins que le demande
le bien commun. C’est ainsi que se forme un Etat régulier et un gouver-
nement parfait.
Cependant, tous les politiques n’expliquent pas la formation des Etats
comme nous venons de le faire. Il y en a qui prétendent que les Etats se
forment par une seule convention des sujets les uns avec les autres et par
laquelle chacun s’engage envers tous les autres A ne pas résister A la volonté
du souverain, A la condition que, de leur coté, tous les autres se soumettent
au meme engagement, mais ils prétendent qu’il n’y a aucune convention
entre le souverain et les suiets.
L’on sent assez pourquoi ces politiques expliquent la chose de cette ma-
niere. Leur but est de donner aux souverains une autorité arbitraire et sans
bornes et d'6ter aux sujets tous les moyens de se soustraire A cette autorité
sous quelque prétexte que ce soit et quelque usage que les souverains en puis-
sent faire. Pour cela, il fallait nécessairement dégager les rois du lien de
toute convention entre eux et leurs sujets, ce qui est sans contredit la chose
la plus capable de limiter leur pouvoir.
� 176 DU CONTRAT SOCIAL.
comment le peuple, qui n’est que souverain ou sujet, peut
d€V€nlI‘ pI‘lt‘lC€ OU magistrat dans C€I`t&lI1€S ClI‘C0¤St3I1C€s.
C’€St CIICOPC ici ql1C SC déCOI.1VI`€ UDB de CCS ét0t'iIl3.¤tCS
propriétés du corps politique, par lesquelles il concilie des
opérations contradictoires en apparence; car celle—ci se fait
par une conversion subite de la souveraineté en démocratie,
Cl'! sorte que, S8.¤S 3.LlCl1I1 Ch&1'1gCII1C¤t S€l‘lSlbl€, et seulement
par UDB nouvelle I‘€l&tlO¤ dB tous h tOl.1S, lCS Clt0y€t'1S, deve-
mls magistfats, paSS€l‘lt des actes généraux aux actes partl-
culiers, et de la loi a l’exécution (1).
(i) Honnzs, De Cive, chap. vu. - Ceux qui se sont assemblés pour former
une société civile ont dés lors commencé une démocratie, car en ce qu’ils
se sont assemblés de leur bon gré, on suppose qu'ils se sont obligés a con-
sentir in ce qui serait résolu par le plus grand nombre, ce qui est propre-
ment le gouvernement populaire, tandis que l'assemblée subsiste ou qu’on
assigne le temps et le lieu pour la convoquer.
...Car si cela n’est déterminé, les particuliers ne sauraient ou se rencon-
trer et ils se diviseraient en diverses factions...
La démocratie n'est pas établie par des conventions que chaque particu-
lier fasse avec le peuple, mais par des pactes réciproques qu’on fait les uns
avec les autres. ll appert du premier en ce que, pour faire un accord, il faut
qu’il y ait préalablement des personnes avec qui l‘on traite; or, avant que
la société civile soit formée, le peuple ne subsiste pas encore en qualité
d’une certaine personne, mais comme une multitude détachée, de sorte qu’en
cet état le particulier n’a pas pu traiter avec le peuple. Mais, aprés que la
société est établie, ce serait en vain que les particuliers traiteraient avec
l’I•ltat, parce qu’on suppose que la volonté du peuple enferme celle du simple
suiet qui a résigné tous ses intéréts au public, et que le peuple demeure
etfectivement libre, ayant le pouvoir de se dégager quand il lui plait de
toutes ses obligations passées.
La monarchic tire son origine, de méme que l’aristocratie, de la puis-
sance du peuple qui résigne son droit, c'est-a-dire l’autorité souveraine, a
un seul homme. En laquelle transaction, il faut s’imaginer qu’on propose
un certain personnage, célebre et remarquable par-dessus tous les autres
auquel le peuple donne tout son droit, a la pluralité des suifrages; de sorte
que comme cela il peut légitimement faire tout ce que le peuple pouvait
entreprendre auparavant. Et, cette élection étant conclue, le peuple cesse d’étre
une personne publique et devient une multitude confuse, d’autant qu’il ne
formaituu corps régulier qu’en vertu de cette souveraineté dont il est dessaisi.
La royauté est différente de l'aristocratie et du gouvernement populaire
en ce que ces deux derniéres sortes ne demandent que certain temps et
certain lieu ou l’on prenne des résolutions publiques, c’est-A-dire ou l’on
exerce actuellement la puissance souveraine; mais la royauté délibére et
conclut en tout temps et en tous lieux sans iamais interrompre le cours
de sa charge.
� LIVRE 111. - CHAP. XVIII. :77
Ce changement de relation n’est point une subtilité de
speculation sans exemple dans la pratique : il a lieu tous les
jours dans le parlement d’Angleterrc, ou la chambre basse,
en certaines occasions, se tourne en grand comité, pour
mieux discuter les aifaires, et devient ainsi simple commis-
sion, de cour souveraine qu’elle était l’instant précédent;
en telle sorte qu’elle se fait ensuite rapport a elle-meme,
comme chambre des communes, de ce qu’elle vient de
régler en grand comité, et délibere de nouveau sous un titre
de ce qu’elle a déja résolu sous un autre.
Tel est 1’avantage propre au gouvernement démocra-
tique, de pouvoir étre établi dans le fait par un simple acte
de la volonté générale. Aprés quoi ce gouvernement provi-
sionnel reste en possession, si telle est la forme adoptée, ou
établit au nom du souverain le gouvernement prescrit par
la loi; et tout se trouve ainsi dans la régle. Il n’est pas pos-
sible d’instituer le gouvernement d’aucune autre maniére
_ Iégitime et sans renoncer aux principes ci-devant établis.
CHAPITRE XVIII
Movxm mz Pnévzuxn uzs usvxpartous
nu couvznusmzur
Dc ces éclaircissements il résulte, en confirmation du
chapitre xvr, que l’acte qui institue le gouvernement n’est
point un contrat, mais une loi; que les dépositaires de la
puissance exécutive ne sont point les maitres du peuple,
mais ses officiers; qu’il peut les établir et les destituer quand
il lui plait; qu`il n’est point question pour eux de contracter,
mais d’obéir; et qu’en se chargeant des fonctions que l’Etat
leur impose ils ne font que remplir leur devoir de citoyens, O
sans avoir en aucune sorte le droit de disputer sur les con-
ditions.
Quand donc il arrive que le peuple institue un gouver-
I2
� i78 DU CONTRAT SOCIAL.
nement héréditaire, soit monarchique dans une famille, soit
aristocratique dans un ordre de citoyens, ce n’est point un
engagement qu’il prend : c’est une forme provisionnelle
qu’il donne a l’administration, jusqu’a ce qui lui plaise d’en _
ordonner autrement (1).
Il est vrai que ces changements sont toujours dangereux,
et qu’il ne faut jamais toucher au gouvernement établi que
lorsqu’il devient incompatible avec le bien public; mais
cette circonspection est une maxime de politique et non
pas une regle de droit, et l’Etat n’est pas plus tenu de lais-
ser l’autorité civile a ses chefs que l’autorité militaire a ses
généraux (2).
Il est vrai encore qu’on ne saurait, en pareil cas, obser-
ver avec trop de soin toutes les formalités requises pour
distinguer un acte régulier et légitime d’un tumulte sédi-
tieux, et la volonté de tout un peuple des clameurs d’une
faction. C’est ici surtout qu’il ne faut donner au cas odieux
que ce qu’on ne peut lui refuser dans toute la rigueur du
droit; et c’est aussi de cette obligation que le prince tire un
grand avantage pour conserver sa puissance malgré le peu-
ple, sans qu’on puisse dire qu’il l’ait usurpée; car, en
paraissant n’user que de ses droits, il lui est fort aisé de
les étendre, et d’empécher, sous le prétexte du repos public,
les assemblées destinées a rétablir le bon ordre; de sorte
qu’il se prévaut d’un silence qu’il empéche de rompre, ou
des irrégularités qu’il fait commettre, pour supposer en sa
(i) Ancannou Srmuzv, Discours sur le Gouvernemcnt. — ll n’appartient
qu’a ceux qui donnent l’etre a une puissance qui ne subsistait point aupara-
vant de juger si on l’emploie pour les rendre heureux ou malheureux.
(2) Ancznuou Sumner, Discours sur Ie Gouvernement, ch. II, section 7. —
Quand meme il y aurait une regle dont il ne serait jamais permis de s’écar-
° ter, il faudrait touiours qu’il y cut une puissance qui fut en droit de iuger
a qui on doit appliquer cette régle.
R. Lettre ei Philopolis. — Cc qui concourt au bien général peut etre
un mal particulier dont il est permis de se délivrer quand il est possible.
Car si ce mal tant qu’on le supporte est utile au tout,le bien contraire qu’on
s’eiforce de lui substituer ne lui sera pas moins utile sitot qu’il aura lieu.
I
- m
� LIVRE III. — CHAP. XVIII. xyg
faveur l’aveu de ceux que la crainte fait taire, et pour punir
ceux qui osent parler. C’est ainsi que les décemvirs, ayant
d’abord été élus pour un an, puis continués pour une autre
année, tenterent de retenir a perpétuité leur pouvoir en ne
permettant plus aux comices de s’assembler; et c’est par ce
facile moyen que tous les gouvernements du monde, une
fois revétus de la force publique, usurpent tot ou tard
l’autorité souveraine.
Les assemblées périodiques dont j’ai parlé ci-devant
sont propres 21 prévenir ou différer ce malheur, surtout
quand elles n’ont pas besoin de convocation formelle; car
alors le prince ne saurait les empécher sans se déclarer
ouvertement infracteur des lois et ennemi de l’Etat (1).
L’ouverture de ces assemblées, qui n’ont pour objet que ·
le maintien du traité social, doit toujours se faire par deux
propositions qu’on ne puisse jamais supprimer, et qui pas-
sent séparément par les suifrages.
La premiere : tt S’il plait au souvcrain de conserver la
présente forme de gouvernement. »
La seconde : <¢ S’il plait au peuple d’en laisser l’admi-
nistration a ceux qui en sont agtuellement chargés. »
Je suppose ici ce que je crois avoir démontré, savoir:
qu’il n’y a dans l’Etat aucune loi fondamentale qui ne se
puisse révoquer, non pas meme le pacte social; car si tous
les citoyens s’assemblaient pour rompre ce pacte d’un
commun accord, on ne peut douter qu’i1ne fut tres légitime-
ment rompu. Grotius pense meme que chacun peut renoncer
a l’liZtat dont il est membre (2), et reprendre sa liberté natu- ·
(1) Smrson, T ractatus Politicus, chap. vm. - Necesse est, ut aliquando
aliquid accedat quo imperium ad suum principium quo stabiliri incepit,
redigatur.
(2) Gnortus, Du Droit de Ia guerre et de la paix, liv. II, chap. v. — On
demandc s’il est permis aux citoyens de sortir de l’Etat sans permission.
Nous savons qu’il y a des peuples chez qui cela est défendu comme en Mos-
covie... Que l’0Il DC puisse SOI`til' de l'Etat CH IZFOUPCS, cela p8l‘Elit BSSCZ P8?
le but de la société civile, laquelle ne saurait subsister si on accorde une
telle permission". mais il semble que l'on doive juger tout autrement de la
� relle et ses biens en sortant du pays (a). Or il serait absurde
qJC (ODS lCS citoyens féunls DC PIJSSCIII pas CC ql1C pC�t
séparément chacun d’eux (1). _
sortie d’une personne seule... Le jurisconsulte Tryphonin dit qu’il est libre A chacun de choisir l’Etat dont il vent étre membre.
Les Romains ne forcaient personne A demeurer dans leur Etat et Cicéron loue fort cette maxime; il dit que chacun doit étre maitre de retenir son droit et d’_y renoncer, et que c’est Id Ie plus ferme fondement de la liberté.
Il y a pourtant ici une regle A suivre et qui est prescrite par l’équité naturelle, c’est qu’on ne doit pas sortir de la société... lorsque l’Etat est fort endetté, A moins qu’on ne veuille, avant que de quitter Ie pays, payer sa quote-part des dettes, ou quand le souverain s’est engagé dans une guerre, comptant sur le nombre des citoyens,surtout si 1’on est A la veille d’un siege, °A moins que le citoyen qui veut se retirer ailleurs n’ait quelque autre personne pour mettre A sa place, et qui soit aussi capable que lui de concourir A la défense de l’Etat. _
Hors ces cas-lA, il y a présomption que les peuples laissent A chacun la liberté dc sortir de l’Etat.
(a) Bien entendu qu’on ne quitte point pour éluder son devoir et se dispenser de servir sa patrie au moment qu’elle a besoin de nous. La fuite alors serait criminelle et punissable, ce ne serait plus retraite, mais désertion. (Note du Contrat social, édition de 1762.)
(1) R. Emile, liv. V. - Par un droit que rien ne peut abroger, chaque homme, en devenant maieur et maltre de lui-méme, devient maitre aussi de renoncer au contrat par lequel il tient A la communauté en quittnnt le pays dans lequel elle est établie. Ce n’est que par le séjour qu’il y fait apres l’Age de raison qu’il est censé coniirmer tacitement Pengagement qu’ont pris ses ancétres. ll acquiert le droit de renoncer A sa patrie comme A la succession de son pére, encore le lieu de la naissance étant un don de la nature, cede-t-on du sien en y renoncant. Par le droit rigoureux, chaque homme reste libre A ses risques en quelque lieu qu’il naisse, A moins qu’il ne se soumette volontairement aux lois pour acquérir le droit d’en etre protégé.
Tant que plusieurs hommes réunis se considerent comme un seul corps, ils n’ont qu’une seule volonté qui se rapporte à la commune conservation et au bien-étre général. Alors tous les ressorts de l’État sont vigoureux et simples, ses maximes sont claires et lumineuses ; il n’a point d’intéréts embrouillés, contradictoires ; le bien commun se montre partout avec évidence, et ne demande que du bon sens pour étre apercu. La paix, l’union, l’égalité, sont ennemies des subtilités politiques. Les hommes droits et simples sont difficiles à tromper à cause de leur simplicité : les leurres, les prétextes raffinés ne leur en imposent point, ils ne sont pas meme assez fins pour étre dupes. Quand on voit chez le plus heureux peuple du monde des troupes de paysans régler les affaires de l’État sous un chéne, et se conduire toujours sagement, peut-on s’empécher de mépriser les raffinements des autres nations, qui se rendent illustres et misérables avec tant d’art et de mystére[35] ?
Un État ainsi gouverné a besoin de tres peu de lois ; et, à mesure qu’il devient nécessaire d’en promulguer de nouvelles, cette nécessité se voit universellement. Le premier qui les propose ne fait que dire ce que tous ont déjà senti, et il n’est question ni de brigues ni d’éloquence pour faire passer en loi ce que chacun a déjà résolu de faire, sitôt qu’il sera sûr que les autres le feront comme lui.
Ce qui trompe les raisonneurs, c’est que, ne voyant que des États mal constitués des leur origine, ils sont frappés de l’impossibilité d’y maintenir une semblable police. Ils rient d’imaginer toutes les sottises qu’un fourbe adroit, un parleur insinuant pourrait persuader au peuple de Paris ou de Londres. Ils ne savent pas que Cromwell eût été mis aux sonnettes par le peuple de Berne, et le duc de Beaufort à la discipline par les Genevois(1).
Mais quand le nœud social commence à se relâcher et pris a part, n’est pas un homme remarquable, est cependant au-dessus des hommes supérieurs, sinon individuellement du moins eu masse, comme un repas h frais communs est plus splendide que le repas dont un seul fait la dépense. Dans cette multitude, chaque individu a sa part de vertu, de sagesse, et tous, en se rassemblant, forment, on peut dire, un seul homme ayant des mains, des pieds, des sens innombrables, un moral et une intelligence en proportion… Je comprends, par la masse des citoyens, tous les hommes d’une fortune et d’un mérite ordinaires… Quand ils sont assemblés, leur masse sent toujours les choses avec une intelligence suffisante… Mais les individus pris isolément n’en sont pas moins incapables de juger… L’élection des magistrats remise à la multitude peut être attaquée dc la même manière. Ceux-la seuls qui savent faire la chose, dira-t-on, ont assez de lumières pour choisir… Les individus isolés jugeront moins bien que les savants, j’en conviens ; mais tous réunis, ou ils vaudront mieux ou ils ne vaudront pas moins. La souveraineté doit appartenir aux lois fondées sur la raison, et le ma- gistrat, unique ou multiple, ne doit être souverain que la ou la loi n’a pu rien disposer par Pimpossibilité de préciser tous les détails dans les réglements généraux. Moirrssqutau, Esprit des Lois, liv. IV, chap. v. — C’est dans le gouver— nement républicain que 1’on a besoin de toute la puissance de l’éducation… la vertu est un rcnoncement at soi-meme qui est touiours une chose tres pénible. On peut définir cette vertu l’amour des lois et de la patrie… le gouvernement est comme toutes les choses du monde, pour le conserver, il faut l’aimer. (1) Machiavel, Le Prince, chap. v. — Quiconque devient maître d’une LIVRE IV. — CHAP. I. x83 l’Etat a s’aii`aiblir, quand les intéréts particuliers commen- cent a se faire sentir et les petites sociétés influer sur la grande, l’intérét commun s’altere et trouve des opposants : l’unanimité ne régne plus dans les voix; la volonté générale n’est plus la volonté de tous; il s’éleve des contradictions (r), des débats; et le meilleur avis ne passe point sans disputes. Enfin, quand l’Etat, pres de sa ruine, ne subsiste plus que par une forme illusoire et vaine, que le lien social est rompu dans tous les coeurs, que le plus vil intérét se pare eifrontément du nom sacré du bien public, alors la volonté ° générale devient muette;tous, guidés par desmotifs secrets, n’opinent pas plus comme citoyens que si l’Etat n’ei.lt ja- mais existé; et l’on fait passer faussement sous le nom de lois des décrets iniques qui n’ont pour but que l’intérét particulier (2). ville accoutumée A jouir de la liberté et qui ne la détruit pas doit s‘attendre a etre détruit par elle. Dans toutes ses révoltes, elle a toujours le cri de liberté pour ralliement et pour refuge, et ses anciennes institutions que ni la longueur du temps ni les bienfaits ne peuvent etfacer, quoi qu’on fasse, quelques precautions que l’on prenne, si on ne divise les habitants et qu’on ne les disperse, ce nom de liberté ne sort jamais de leur coeur et de _ leur mémoire, non plus que leinrs anciennes institutions, mais tous y recourent aussitét a la moindre occasion. Voyez ce qu’a fait Pise aprés tant d’années passées sous le ioug des Florentins. (1) Purou, La République, liv. IV. — Voici donc les plus justes bornes que nos magistrats puissent donner a Paccroissement de leur Etat et de leur territoire,apres lesquelles ils ne doivent plus cberchera s’étendre davantage. — Quelles sont ces bornes? C’est, A ce que je crois, de le laisser s’agrandir autant qu’il le pourra sans cesser d’étrc un et iamais au dela. — Fort bien. —’Ainsi nous prescrirons encore a nos magistrats de faire en sorte que l’Etat ne paraisse ni grand ni petit, mais ticnne un juste milieu et soit tou- jours un... _ Dans un Etat tout dépend du commencement. S’il a bien commencé, il va toujours en s‘agrandissant, comme le cerc1e... Le mépris des lois s’y glisse (dans l’Etat) facilement sans qu’on s’en aper- coive. En effet, il ne fait au commencement que s’insinucr peu A peu et se couler doucement dans les moeurs et dans les usages. Il va ensuite touiours en augmentant et se glisse dans les rapports qu’ont entre eux les membres de la société; de la il s’avance jusqu’aux lois et aux principes du gouverne. ment, qu’il attaque, mon cher Socrate, avec la derniére insolence, et il tinit par la ruine des Etats ct des particuliers... (2) R. 5• Lettre de la Montague. - Les chefs des républiques aiment extremement A employer le langage des monarchies. A la faveur de termes
� 184 DU CONTRAT SOCIAL.
S’ensuit·il de la que la volonté générale soit anéantie ou
corrompue? Non: elle est toujours constante, inaltérable
et pure; mais elle est subordonnée at d’autres qui l`empor-
tent sur elle. Chacun, détachant son intérét de Pintérét ·
commun, voit bien qu’il ne peut l’en séparer tout a fait;
mais sa part du mal public ne lui parait rien aupres du bien
exclusif qu’il prétend s’approprier. Ce bien particulier
excepté, il veut le bien général pour son propre intérét, tout
aussi fortement qu’aucun autre. Méme en vendant son suf-
frage a prix d’argent, il n’éteint pas en lui la volonté géné-
rale, il l’élude. La faute qu’il commet est de changer l’état
de la question et de répondre autre chose que ce qu’on lui
demande, en sorte qu’au lieu de dire, par un suffrage : tt Il
est avantageux a l’Etat, » il dit : tt Il est avantageux a tel
homme ou a tel parti que tel ou tel avis passe. » Ainsi la loi
de l’ordre public dans les assemblées n’est pas tant d’y
maintenir la volonté générale que de faire qu’elle soit tou-
jours interrogée et qu’elle réponde toujours.
J`aurais ici bien des réflexions a faire sur le simple droit
de voter dans tout acte de souveraineté, droit que rien ne
peut 6ter aux citoyens; et sur celui d’opiner, de proposer,
de diviser, de discuter, que le gouvernement a toujours
grand soin de ne laisser qu’a ses membres; mais cette im-
· portante matiere demanderait un traité a part, et ie ne puis
tout dire dans celui-ci (1).
CHAPITRE II
DES SUFFRAGES
On voit, par le chapitre précédent, que la maniere dont
se traitent les affaires générales peut donner un indice assez
q�I semblent COI'lS8.Cl'éS, IIS SQVCIII RITICDCP PCU A PCL! 168 choses ql1¢ CCS
mots signiiient. _
(1) R. 7* Lettre de Ia Montague (note). — Dans un Etat qui se gouverne
en république, et ou l'on parle la langue francaise, il faudrait se faire un
l
� LIVRE IV. — CHAP. II. 185
si`1r de l’état actuel des mceurs et de la santé du corps poli-
tique. Plus le concert régne dans les assemblées, c’est·a·dire
· plus les avis approchent de l’unanimité, plus aussi la volonté
générale est dominante; mais les longs débats, les dissen-
sions, le tumulte, annoncent Pascendant des intéréts parti-
culiers et le déclin de l’Etat.
Ceci parait moins évident quand deux ou plusieurs
ordres entrent dans sa constitution, comme a Rome les
patriciens et les plébéiens, dont les querelles troublerent
souvent les comices, méme dans les plus beaux temps de la
république; mais cette exception est plus apparente que
réelle; car alors, par le vice inhérent au corps politique, on
a pour ainsi dire deux Etats en un: ce qui n’est pas vrai
des deux ensemble est vrai de chacun séparément. Et en
eifet, dans les temps méme les plus orageux, les plébiscites
du peuple, quand le sénat ne s’en mélait pas, passaient tou-
jours tranquillement et 5 la grande pluralité des suifrages : ‘
lcs citoyens n’ayant qu’un intérét, le peuple n’avait qu’une
volonté.
A l’autre extrémité du cercle, Punanimité revient: c’est
quand les citoyens, tombés dans la servitude, n’ont plus ni
liberté ni volonté. Alors la crainte et la fiatterie changent
en acclamations les suffrages; on ne délibere plus, on adore
ou l’on maudit. Telle était la vile maniére d’opiner du sénat
sous les empereurs. Quelquefois cela se faisait avec des
langage A part pour le gouvernement. Par exemple, délibérer, opiner, voter,
sont trois choses tres diiférentes, et que les Francais ne distinguent pas
assez. Délibérer, c’est peser le pour et le contre; opiner, c’est dire son avis
et le motiver; voter, c’est donner son suffrage quand il ne reste plus qu’é
recueillir les voix. On met d’abord la matiére en délibération : au premier
tour on opine, on vote au dernier. Les tribunaux ont partout A peu pres
les memes formes; mais comme, dans les monarchies, le public n’a pas
besoin d’en apprendre les termes, ils restent consacrés au bsrreau. C’est
par une autre inexactitude de la langue en ces matiéres que M. de Mon-
tesquieu, qui la savait si bien, n’a pas laissé de dire toujours la puissance
exécutrice, blessant ainsi l’anal0gie, et faisant adjectif le mot exécuteur, n
qui est substantif. C’est la meme·faute que s’il eilt dit le pouvoir légis-
lateur.
i E
� x86 DU CONTRAT SOCIAL. j
précautions ridicules.Tacite observe (1) que, sous Othon, les
sénateurs, accablant Vitellius d’exécrations, affectaient de
faire en méme temps un bruit épouvantable, aiin que, si
par hasard il devenait le maitre, il ne put savoir ce que cha-
. cun d’eux avait dit.
De ces divcrses considérations naisscnt les maximes sur
lesquelles on doit régler la maniére de compter les voix et
de comparer les avis, selon que la volonté générale est plus
ou moins facile a connaitre et l’Etat plus ou moins décli·
nant. _
` Il n’y a qu’une seule loi qui, par sa nature, exige un con-
sentement unanime; c’est le pacte social: car l’ass0ciation
civile est l’acte du monde le plus volontaire; tout homme
étant né libre et maitre de lui-méme, nul ne peut, sous
quelque prétexte que ce puisse étre, l’assujettir sans son
aveu. Décider que le fils d’une esclave nait esclave, c’est
décider qu’il ne nait pas homme.
Si donc, lors du pacte social, il s’y trouve des opposants,
leur opposition n’invalide pas le contrat, elle empéche seu-
lement qu’ils n’y soient compris: ce sont des étrangers
parmi les citoyens. Quand 1’Etat est institué, le consente-
ment est dans la résidence; habiter le territoire, c’est se
soumettre a la souveraineté (a).
Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre
oblige toujours tous les autres; c’est une suite du contrat
méme. Mais on demande comment un homme peut étre
libre et forcé de se conformer a des volontés qui ne sont
pas les siennes. Comment les opposants sont-ils libres et
soumis a des lois auxquelles ils n’ont pas consenti?
Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen
(a) Ccci doit touiours s’entcndre d’un Etat libre; car d’ailleurs la famille,
les biens, le défaut d’asile, Ia nécessité, la violence, peuvent retenir un ha-
bitant dans le pays malgré lui; et alors son séiour seul nc suppose plus
son consentement au contrat ou in la violation du contrat. (Note du Contrat
social, édition de x76z.)
(i) Histor., I, 85.
� LIVRE IV. — CHAP. II. ¤87
consent a toutes les lois, méme a celles qu’on passe malgré
lui, et meme a celles qui le punissent quand il ose en violer
quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de
1’Etat est la volonté générale; c’est par elle qu’ils sont
. citoyens etlibres(a).Quand on propose une loidans l’assem· `
—blée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément
s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si
elle est conforme ou non a la volonté générale., qui est la
leur: chacun en donnant son suil`rage dit son avis la·dessus;
et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté
générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte,
cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et
que ce que j’estimais étre la volonté générale ne l’était pas.
Si mon avis particulier l’€�lI emporté, j’aurais fait autre
chose que ce que i’avais voulu; c’est alors que je n’aurais
pas été libre.
Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractéres de la
volonté générale sont encore dans la pluralité: quand ils
cessent d’y étre, quelque parti qu’on prenne, il n’y a plus
de liberté.
En montrant ci-devant comme on substituait des vo-
lontés particuliéres a la volonté générale dans les délibéra-
tions publiques, j’ai suffisamment indiqué les moyens pra-
ticables de prévenir cet abus; j’en parlerai encore ci-apres.
A l’égard du nombre proportionnel des suffrages pour dé-
clarer cette volonté, j’ai aussi donné les principes sur lesquels
_on peut le déterminer. La diiférence d’une seule voix rompt
.l’égalité; un seul opposant rompt l’unanimité: mais entre
l’unanimité et l’égalité il y a plusieurs partages inégaux, a
chacun desquels on peut fixer ce nombre selon l’état et les
besoins du corps politique.
(a) A Genes, on lit au devant des prisons et sur les fers des galériens ce
mot Libertas. Cette application de la devise est belle et juste. En e&`et il {
n’y a que les malfaiteurs de tous états qui empechent le citoyen d’etre §
libre. Dans un pays oi: tous ces gens-la seraient aux galéres, on jouirait de I
la plus parfaite liberté. (Note du Contra! social, édition de 1762.)
I
a
l
� x88 DU CONTRAT SOCIAL.
Deux maximes générales peuvent servir a régler ces rap-
ports: l’une, que plus les délibérations sont importantes et
graves, plus l’avis qui l’emporte doit approcher de l’unani-
mité; l’autre, que, plus l’aH`aire agitée exige de célérité, plus
‘ on doit resserrer la dilférence prescrite dans le partage des .
avis : dans les délibérations qu’il faut terminer sur-le-
champ, l’excédent d’une seule voix doit suffire. La premiere
de ces maximes parait plus convenable aux lois, et la seconde
aux affaires. Quoi qu’il en soit, c’est sur leur combinaison
que s’établissent les meilleurs rapports qu’on peut donner
a la pluralité pour prononcer.
CHAPITRE III
mas riuzcrrows
A 1’égard des élections du prince et des magistrats, qui
sont, comme je l’ai dit, des actes complexes, il y a deux
voies pour y procéder, savoir, le choix et le sort. L’une et
o l’autre ont été employées en diverses républiques, et l’on
voit encore actuellement un mélange tres compliqué des
deux dans l’élection du doge de Venise.
_ tt Le suffrage par le sort, dit Montesquieu (1), est de la
nature de la démocratie. » J’en conviens, mais comment
cela? tt Le sort, continue-t-il, est une facon cl`élire qui n’af-
Hige personne; il laisse a chaque citoyen une espérance rai-
sonnable de servir la patrie. » Ce ne sont pas la des raisons.
Si l'on fait attention que l’élection des chefs est une fonc-
tion du gouvernement, et non de la souveraineté, on verra
pourquoi la voie du sort est plus dans la nature de la demo-
‘ cratie, ou Padministration est d’autant meilleure que les
actes en sont moins multipliés (2).
(1) Esprit des Lois, liv. II, chap. u.
(2) Aniston, Politique, liv. VI, chap. xu. — D'une maniére générale
` les seules véritables magistratures sont les fonctions qui donnent le droit
� LIVRE IV. - CHAP. III. x8g'
Dans toute véritable démocratie, la magistrature n’est
PHS UU avantage, I`I`1&lS DDC Cl'l&I`g€ 0l`1éI‘Cl1SC C1U’Ol'1 IIC PCUI
jL1SICII1€f1I lII1POS€l` $1 UH P&I`IlCL1llCI` PILIIGI Clllié Ul`1 3l.1II`C.
La loi seule peut imposer cette charge A celui sur qui le sort A
tombera. Car alors la condition étant égale pour tous, et le
choix ne dépendant d’aucune volonté humaine, il n’y a
point d’application particuliére qui altere l’universalité de
la loi. ` .
Dans l’aristocratie le prince choisit le prince, le gouver-
nement se conserve par lui-méme, et c’est IA que les suf-
frages sont bien placés (1).
L’exemple de l’élection du doge de Venise coniirme cette
distinction loin de la détruire: cette forme mélée convient
Cl8I1S UH gOl1V€I`llCII1€I'lI [I'llXt€. C3? C,CSI DDC €l`I‘€l1I` de pI`€l'l-
dre le gouvernement de Venise pour une véritable aris-
de délibérer sur certains obpets, de décider et d’ordonner... car ordonner est
le caractére réellement distinctif de l’autorité...
Dans les grands Etats, cbaque magistrature peut et doit avoir des attri-
butions qui lui soient toutes spéciales. La multitude des citoyens permet de
multiplier les fonctionnaires".
Dans les petits Etats, au contraire, il faut concentrer bien des attributions
diverses dans quelques mains...
Il faut des fonctionnaires chargés de préparer les délibérations du peu-
ple, aiin d’épargner son temps.
De tous ces modes d’organisations (élection des magistrats), deux seule-
ment sont démocratiques : c’est l’é1igibilité A toutes les magistratures accordée
A tous les citoyens, éligibilité au sort, éligibilité A 1’élection, ou simul-
tanément, telle fonction au sort, telle autre A l’élection... Si les privilégiés
nomment sur Funiversalité des citoyens, le systeme n‘est plus oligarchique.
Le droit d`élection accordé A tous avec Yéligibilité A que1ques·uns est un
` systéme aristocratique.
(1) A1us·ro·rs, Politique, liv. II, chap. v111. — Ces trois gouvernements
de Crete, de Sparte et de Carthage ont de grands rapports entre eux et ils
sont tres supérieurs A tous les gouvernements eonnus.
Quant A Solon, c’est un grand Iégislateur auxyeux de quelques personnes
qui lui attribuent d’avoir détruit la toute·puissance de Poligarchie, mis {in
A Yesclavage du peuple et constitué la démocratie affranchie. Par un iuste `
équilibre d'institutions, oligarchiques par le Sénat et l’Aréopage, aristo-
cratiques par l'élection des magistrats et démocratiques par Porganisation
des tribunaux. Mais il paralt certain que Solon conserva tels qu’i1lestr0uva
établis le Sénat et l’Aréopage et le principe d’élection pour les magistrats,
et qu’il créa seulement le pouvoir du peuple, en ouvrant les fonctions ju-
diciaires A tous les citoyens. _ A
a
� tgo DU CONTRAT SOCIAL.
tocratie. Si le peuple n’y a nulle part au gouvernement, la
noblesse y est peuple elle-méme. Une multitude de pauvres
Barnabotes n’approcha jamais d’aucune magistrature, et n’a
de sa noblesse que le vain titre d’excellence et le droit d‘as-
sister au grand Conseil. Ce grand Conseil étant aussi nom-
breux que notre Conseil général a Geneve, ses illustres
membres n’ont pas plus de privileges que nos simples
citoyens (1).11 est certain qu’6tant Pextréme disparité des
deux républiques, la bourgeoisie de Geneve représente _
exactement le patriciat vénitien; nos natifs et habitants re-
présentent les citadins et le peuple de Venise; nos paysans
représentent les sujets de terre ferme; enfin, de quelque
maniére que l’on considere cette république, abstraction
faite de sa grandeur, son gouvernement n’est pas plus aris-
tocratique que le n6tre. Toute la ditférence est que, n’ayant
aucun chef a vie, nous n’avons pas le meme besoin du sort.
Les élections par le sort auraient peu d’inconvénients
dans une véritable démocratie, ou, tout étant égal aussi
bien par les moeurs et par les talents que par les maximes et
par la fortune, le choix deviendrait presque indifferent.
Mais j’ai déja dit qu’il n’y avait point de véritable démo-
cratie.
. Quand le choix et le sort se trouvent mélés, le premier
doit remplir les places qui demandent des talents propres,
telles que les emplois militaires: l’autre convient a celles ou
suffisent le bon sens, la justice, l’intégrité, telles que les
charges de judicature, parce que, dans un Etat bien con-
stitué, ces qualités sont communes at tous les citoyens.
Le sort ni les suffrages n’ont aucun lieu dans le gouver-
nement monarchique. Le monarque étant de droit seul
prince et magistrat unique, le choix de ses lieutenants
n’appartient qu’a lui. Quand l’abbé de Saint-Pierre (2) pro-
(1) Fu-PAo1.o,le Prince(traduit de 1’italien, Berlin, t75x). — On ne peut
nier que ce Grand Conseil (de Venise), ne sente un peu le peuple.
(2) Dans la Polysynodie.
� LIVRE [V. — CHAP. IV. rg:
posait de multiplier les conseils du roi de France, et d’en
élire les membres par scrutin, il ne voyait pas qu’il propo-
sait de changer la forme du gouvernement.
Il me resterait A parler de la maniére de donner et de
recueillir les voix dans l’assemblée du peuple; mais peut-
étre l’historique de la police romaine a cet égard expli-
quera-t-il plus sensiblement toutes les maximes que je pour-
rais établir. Il n’est pas indigne d’un lecteur judicieux de
voir un peu en détail comment se traitaient les atfaires
publiques et particuliéres dans un conseil de deux cent mille
hommes (1).
_ CHAPITRE IV
mss comcxs ROMAINS
Nous n’avons nuls monuments bien assurés des pre-
miers temps de Rome; il y a meme grande apparence que
la plupart des choses qu’on en débite sont des fables(a),et en
général la partie la plus instructive des annales des peuples,
qui est l’histoire de leur établissement, est celle qui nous
manque le plus. L’expérience nous apprend tous les jours
de quelles causes naissent les révolutions des empires: ·
mais, comme il ne se forme plus de peuple, nous n’avons
guére que des conjectures pour expliquer comment ils se
sont formés.
Les usages qu’on trouve établis attestent au moins qu’il
y eut une origine A ces usages. Des traditions qui remon-
tent A ces origines, celles qu’appuient les plus grandes
autorités, et que de plus fortes raisons coniirment, doivent
(a) Le nom de Rome, qu’on prétend venir de Romulus, est grec, et
signifie force; le nom de Numa est grec aussi, et signiiie loi. Quelle appa-
rence que les deux premiers rois de cette ville aient porté d’avance des
noms si bien relatifs A ce qu’ils ont fait? (Note du Contrat social, édition de
I7iil)Voir Morrrssqmrw, Esprit des Lois, liv. XI, chap. xr A xxx.
E
l
� tgz DU CONTRAT SOCIAL.
passer pour les plus certaines. Voila les maximes que j’ai
tfiché de suivre en recherchant comment le plus libre et le
plus puissant peuple de la terre exercait son pouvoir
' supréme. _
Aprés la fondation de Rome, la république naissante,
c’est-a-dire l’armée du fondateur, composée d’Albains, de
Sabins et d’étrangers, fut divisée en trois classes, qui, de
cette division, prirent le nom de tribus. Chacune de ces tri-
bus fut subdivisée en dix curies, et chaque curie en décu-
ries, a la téte desquelles on mit des chefs appelés curious et
décurions.
Outre cela on tira de chaque tribu un corps de cent ca-
valiers ou chevaliers, appelé centurie, par ou l’on voit que
ces divisions, peu nécessaires dans un bourg, n`étaient
d’abord que militaires. Mais il semble qu’un instinct de
grandeur portait la petite ville de Rome a se donner
d’avance une police convenable a la capitale du monde.
De ce premier partage résulta bientot un inconvenient;
c’est que la tribu des Albains (a) et celle des Sabins (b)
restant toujours au méme état, tandis que celle des étran-
. gers (c) croissait sans cesse par le concours perpétuel de
ceux-ci, cette derniére ne tarda pas a surpasser les deux
autres. Le reméde que Servius trouva a ce dangereux abus
fut de changer la division; et it celle des races, qu’il abolit,
d’en substituer une autre tirée des lieux de la ville occupés
par chaque tribu. Au lieu de trois tribus il en fit quatre,
chacune desquelles occupait une des collines de Rome et
en portait le nom. Ainsi, remédiant a l’inégalité présente,
il la prévint encore pour l'avenir; et afin que cette division
ne fut pas seulement de lieux, mais d’hommes, il défendit
aux habitants d’un quartier de passer dans un autre; ce qui
empécha les races de se confondre.
(a) Ramnenses. (Note du Contra! social, édition dc 1762.)
(b) Tatienses. (Note du Contra! social, édition dc x762.)
(c) Luceres. (Note du Contra! social, édition de x762.)
� `
LIVRE IV. - CHAP. IV. 193
Il doubla aussi les trois anciennes centuries de cava-
lerie, et y en ajouta douze autres, mais toujours sous les
anciens noms; moyen simple et judicieux, par lequel il
acheva de distinguer le corps des chevaliers de celui du
peuple, sans faire murmurer ce dernier.
A ces quatre tribus urbaines Servius en ajouta quinze
autres appelées tribus rustiques, parce qu’elles étaient for-
mées des habitants de la campagne,partagés en autant de can-
tons. Dans la suite on en fit autant de nouvelles; et le peuple
romain se trouva enfin divisé en trente-cinq tribus,nombre
auquel elles restérent fixées jusqu’a la fin de la république.
De cette distinction des tribus de la ville et des tribus de
la campagne résulta un effet digne d’étre observé, parce
qu’il n’y en a point d’autre exemple, et que Rome lui dut a
la fois la conservation de ses moeurs et l’accroissement de
son empire. On croirait que les tribus urbaines s’arrogérent
bientot la puissance et les honneurs, et ne tarderent pas
d’avilir les tribus rustiques: ce fut tout le contraire. On
connait le gout des premiers Romains pour la vie cham-
pétre. Ce gout leur venait du sage instituteur qui unit 5. la
liberté les travaux rustiques et militaires, et relégua pour
ainsi dire a la ville les arts, les métiers, l’intrigue, la for-
tune, et l’esclavage.
Ainsi, tout ce que Rome avait d’illustre vivant aux
champs et cultivant les terres, on s’accoutuma a ne cher-
cher que la les soutiens de la république. Cet Etat, étant
celui des plus dignes patriciens, fut honoré de tout le
monde; la vie simple et laborieuse des villageois fut pré-
férée a la vie oisive et lache des bourgeois de Rome; et tel
n’eut été qu’un malheureux prolétaire a la ville., qui, labou-
reur aux champs, devint un citoyen respecté. Ce n’est pas
sans raison, disait Varron (1), que nos magnanimes ancétres
(1) Vnaon, De re rustica, cité par Sigonius. — Non sine causa majores
nostri ex urbe in agros redigebant cives suos quod et in pace a rusticis Ro-
manis alebantur et in bello ab his tuebantur.
13
� {Q4 DU CONTRAT SOCIAL.
établirent au village la pépiniére de ces robustes et vaillants
hommes qui les défendaient en temps de guerre et les nour-
rissaient en temps de paix. Pline dit positivement que les
tribus des champs étaient honorées a cause des hommes
qui les composaient; au lieu qu’on transférait par ignominie
dans celles de la ville les laches qu’on voulait avilir (1). Le
Sabin Appius Claudius, étant venu s’établir a Rome, y fut
comblé d’honneurs et inscrit dans une tribu rustique, qui
prit dans la suite le nom de sa famille. Enfin, les affranchis
entraient tous dans les tribus urbaines, jamais dans les
rurales; et il n’y a pas, durant toute la république, un seul
exemple d’aucun de ces affranchis parvenu a aucune magis-
II`&Il1I`€, ql.lOl(]Ll€ devenu CltOy€Il (2).
(1) P1.1m1, cité par Sigonius. — Rustica: tribus laudatissimx eorum, qui
rura haberent, urbanx vero in quas transferri, ignominie esset, desidia:
probro...
(2) Stcomus, De antiquo jure civium romanorum, liv. I, chap. 1, D: cxvz
nomtuo. — Quod igitur in libris suis dc republics praeclare scripsit Aristo-
teles, civium alios aliqua ex parte, alios omnino cives esse id in republica
etiam Romanorum verissimum esse deprehenditur.
Id., chap. 111. -— Dc tribubus ct curiis. Urbs enim primum a Romulo in
tres partes distributa est, unde tribus dicta:...
(Si Dionysium attendamus) urbem quam trium Romulus tribuum fecerat,
Servium in quatuor divisisse, non gentium, ut ille, qua habitarent, sed lo-
corum, in quibus habitarent, habita ratione... adque idcirco neminem e sua
regione in alteram transire, ne tribus ipsa: forte perturbarentur, voluisse...
Ut rustica vita honestior urbana haberi coepta est, sic rustica: tribus ur-
banis honoratiores. Itaque urbanislibertinorum ordini relictis in rusticas ab
ingenuis commigratum est.
Ergo cum tantum honoris rusticis tribubus accessisset, tum suspicor
commutata tota Servii ratione, eos ctiam qui urbem incolerent nobiles ho-
mines in rusticas tribus transferri coeptos esse. Quid enim? nonne Ap. Clau-
dius cui ex Sabinis in civitatem venienti pars urbis ad cdcs construendas
et ager ad colcndum datus est, in rusticam tribum qua postea a se Claudia
nomen accepit, conictus est.
...Rusticarum vero tribuum honorem ex eo maxime tcmpore increbuisse
crediderim ex quo tribus censorum arbitrio sunt pc1·missc,ita ut ii et
novas tribus addere ct novos cives in tribus coniicere et veteres tribu
movere posscnt, quam eorum potissimum fuisse potestatem accepi-`
mus; unde enim eam quisquc tribum tenuit quam sibi non urbis aut agri
habitatio sed censorum arbitrium detulisset... Docet Diodorus qui Appium
Coecumcensorcm potcstatem dedisse civibus ut in,quam vellent, tribum dis-
tribuerentur, in qua vellent censerentur, scripsit.
� LIVRE IV. -— CHAP. IV. xg5
Cette maxime était excellente; mais elle fut poussée si
loin, qu’il en résulta enfin un changement, et certainement
un abus dans la police. A
Premiérement, les censeurs, aprés s’é`tre arrogé long-
temps le droit de transférer arbitrairement les citoyens
d’une tribu A Pautre, permirent A la plupart de se faire
inscrire dans celle qui leur plaisait; permission qui sure-
ment n’était bonne A rien, et 6tait un des grands ressorts de
la censure. De plus, les grands et les puissants se faisant
tous inscrire dans les tribus de la campagne, et les affran-
chis devenus citoyens restant avec la populace dans celles
de la ville, les tribus, en général, n’eurent plus de lieu ni
de territoire, mais toutes se trouverent tellement mélées,
qu’on ne pouvait plus discerner les membres de chacune
que par les registres; en sorte que l’idée du mot tribu passa
ainsi du réel au personnel, ou plutot devint presque une
chimére.
Il arriva encore que les tribus de la ville, étant plus A
portée, se trouverent souvent les plus fortes dans les comices
et vendirent l’Etat A ceux qui daignaient acheter les suf-
frages de la canaille qui les composait (1).
A l’égard des cuties, Pinstituteur en ayant fait dix en t
chaque tribu, tout le peuple romain, alors renfermé dans les
murs de la ville, se trouva composé de trente curies, dont
chacune avait ses temples, ses dieux, ses officiers, ses pré-
tres, et ses fétes, appelées compitalia, semblables aux paga-
nalia, qu’eurent dans la suite les tribus rustiques (2).
(1) Sxcomus, De antiquojurc civium romanorum, liv. I, chap. m. — Urba-
nas autem cum multis ante annis ignominiosas essc coepisse putaverim tum
maxime post annum CCCCXLIX quo. Q. Fabius censor humillimos homi-
nes ex omnibus tribubus in quibus dispersi crant cxcretos in quatuor ur-
banas conjecit...
(2) Sicomus, chap. ur. — Triginta curiarum numerus idem perpetuo man-
sit, curiz vero tribuum partcs non semper fuerunt. Non aucto tribuum nu-
IT'l¢I'0, CUFISFUITI (BIRCH IIOII est HHIPIIHCHIUS. PI‘$I¢I'¢8 VCTO CUHI II'Ib�S qua-
tuor factz essent urbanc, rcliqua: viro rusticz: XXXI a parti bus agri nominataz,
(MHC!] H�ll$ C�I`l2 III 8gfO SUIII COIISIIIUIB. II8q.1¢ Cl1I'l$ ISDIUTD lll `UI`b¢
� 196 _ DU CONTRAT SOCIAL.
Au nouveau partage de Servius, ce nombre de trente ne
pouvant se répartir également dans ses quatre tribus, il n’y
voulut point toucher; et les curies, indépendantes des tri-
bus, devinrent une autre division des habitants de·-Rome :
mais il ne fut point question·de curies, ni dans les tribus
rustiques ni dans le peuple qui les composait, parce que les "
tribus étant devenues un établissement purement civil, et
une police ayant été introduite pour la levée des troupes, les
divisions militaires de Romulus se trouverent superflues.
Ainsi, quoique tout citoyen fut inscrit dans une tribu, il
s’en fallait de beaucoup que chacun ne le fut dans une curie.
Servius {it encore une troisiéme division, qui n’avait
aucun rapport aux deux précédentes, et devint, par ses
eifets, la plus importante de toutes. Il distribua tout le
peuple romain en six classes, qu’il ne distingua ni par le
lieu ni par les hommes, mais par les biens; en sorte que
les premieres classes étaient remplies par les riches, les
derniéres par les pauvres, et les moyennes par ceux qui
iouissaient d’une fortune médiocre. Ces six classes étaient
subdivisées en cent quatre-vingt-treize autres corps, appe-
lés centuries; et ces corps étaient tellement distribués, que
i la premiere classe en comprenait seule plus de la moitié,
et la derniére n’en formait qu’un seul. Il se trouva ainsi que
la classe la moins nombreuse en hommes l’était le plus en
centuries, et que la derniere classe entiére n’était comptée
que pour une subdivision, bien qu’elle contint seule plus
de la moitié des habitants de Rome (1).
azdes fuerunt in quibus qui urbem colcrent, sigillatim in sua quisque sacra
faccrent. Ut enim post Servius Tullius tribubus urbanis sacra quzdam qua:
Compitalia et rusticis alia qua Paganalia dicta sunt, assignavit, sic curiis
singulis Romulus sua sacra constituerat...
(1) Srcouws, Dc antiquo jure civium Romanorum, liv. I, chap. xv. - Ut
autcm tribus et curia: a Romulo sunt institutaz, sic classcset centuria:aServo
Tullio. Omncm enim populum in sex classes distribuit, classes autcm omnes
in centum tres, ac nonaginta centurias... In classibus autcm et centuriis
d¢SCI`Ib¢I1dIS IIOII 1`C8l0I1¢IIl 8UI SZCPOYUITI COIIIIIIUDIOHCIYI S¢q��I�S est sed
CCIISIIIII".
� _ LIVRE IV. - CHAP. IV. rgy
Afin que le peuple pénétrat moins les conséquences de
cette derniére forme, Servius affecta de lui dormer un air
militaire : il inséra dans la seconde classe deux centuries
d’armuriers, et deux d’instruments de guerre dans la qua-
triéme : dans chaque classe, excepté la derniére, il distingua
les jeunes et les vieux, c’est-a-dire ceux qui étaient obligés
de porter les armes, et ceux que leur age en exemptait par
les lois; distinction qui, plus que celle des biens, produisit
la nécessité de recommencer souvcnt le cens ou dénombre-
ment; enfin il voulut que 1’assemblée se tint au champ de ‘
Mars, et que tous ceux qui étaient en age de serviry
vinssent avec leurs armes.
La raison pour laquelle il ne suivit pas dans la derniere
classe cette méme division des jeunes et des vieux, c’est
qu’on n’accordait point a la populace, dont elle était com-
posée, 1’honneur de porter les armes pour la patrie; il fal-
lait avoir des foyers pour obtenir le droit de les défendre:
et, de ces innombrables troupes de gueux dont brillent
aujourd’hui les armées dcs rois, il n’y en a pas un peut- ·
étre qui I'1,€GI été chassé avec dédain d’une cohorte romaine,
quand les soldats étaient les défenseurs de la liberté.
On distingua pourtant encore, dans la derniére classe,
lesprolétaires de ceux qu’on appelait capite censz`. Les pre-
’ miers, non tout a fait réduits a rien, donnaient au moins
des citoyens a1’Erar, quelquefois méme des soldats dans les
besoins pressants. Pour ceux qui n’avaient rien du tout et
qu’on ne pouvait dénombrer que par leurs tétes, ils étaient
tout a fait regardés comme nuls, et Marius fut le premier
qui daigna les enrolcr.
Sans décider ici si ce troisiéme dénombrement était bon
ou mauvais en lui—mé`me, je crois pouvoir affirmer qu’i1 n’y
avait que les moeurs simples des premiers Romains, leur
désintéressement, leur gout pour l’agriculture, leur mépris
pour le commerce et pour l’ardeur du gain, qui pussent le
rendre praticable. Ou est le peuple moderne chez lequel la
� dévorante avidité, l’esprit inquiet, l'intrigue, les déplacements continuels, les perpétuelles révolutions des fortunes,
pussent laisser durer vingt ans un pareil établissement
sans bouleverser tout l’Etat? Il faut même bien remarquer
que les mœurs et la censure, plus fortes que cette institution,
en corrigèrent le vice a Rome, et que tel riche se vit relégué
dans la classe des pauvres pour avoir trop étalé sa richesse.
De tout ceci l’on peut comprendre aisément pourquoi il n’est presque jamais fait mention que de cinq classes, quoiqu’il y en eiit réellement six. La sixieme, ne fournissant ni soldats a l’armée, ni votants au champ de Mars (a), et n’étant presque d’aucun usage dans la république, était rarement comptée pour quelque chose
Telles furent les différentes divisions du peuple romain. Voyons a présent l’effet qu’elles produisaient dans les assemblées. Ces assemblées légitimement convoquées s’appelaient comices: elles se tenaient ordinairement dans la place de Rome ou au champ de Mars, et se distinguaient en comices par curies, comices par centuries, et comices par tribus, selon celle de ces trois formes sur laquelle elles étaient ordonnées. Les comices par curies étaient de l’institution de Romulus; ceux par centuries, de Servius; ceux par tribus, des tribuns du peuple. Aucune loi ne recevait la sanction, aucun magistrat n’était élu, que dans les comices; et comme il n’y avait aucun citoyen qui ne fut inscrit dans
(a) Je dis au champ de Mars, parce que c‘était la que s’assemblaient les ‘ comises par centuries Z d8¤8 lcs Cl¢�X autres formes le PCI.1pl¢ S’8SSCmbl8lK au forum ou ailleurs: et alors les capite censi avaient autant d’influence et d’autorité que les premiers citoyens. (Note du Contrat social, édition de 1762.)
(1) Sidonius, De classibus et centuriis, chap. tv.- Quamquam autem sex descripta: classes sunt, tamen non nisi quinque sunt celebrataz, quoniam ultima non est habita ratio... Pl'88C¢l`C8 VCTO DOH eosdem fuisse p!’0l¢I8l'l0S et C8plt¢ CCIISOS QUOS sextam explevisse classem demonstravimus, docet idem Gellius ex Julii Paulii sententia... Tribus, curiaz, classes et centuric fuerunt in quas universus populus Romanus erat divisus et quas omnes cives Romani necessario obtinebant... . LIVRE IV. — CHAP. IV. xgg une curie, dans une centurie, ou dans une tribu, il s’ensuit qu’aucun citoyen n’était exclu du droit de suffrage, et que le peuple romain était véritablement souverain de droit et de fait. Pour que les comices fussent légitimement assemblés, et que ce qui s’y faisait cut force de loi, il fallait trois con- ditions: la premiére, que le corps ou le magistrat qui les convoquait fur revétu pour cela de l’autorité nécessaire; la seconde, que l’assemblée se fit un des jours permis par la loi; la troisiéme, que les augures fussent favorables. La raison du premier réglement n’a pas besoin d’étre _ expliquée ; le second est une affaire de police : ainsi il n’était pas permis de tenir les comices les jours de férie et de mar- ché, ou les gens de la campagne, venant a Rome pour leurs atfaires, n’avaient pas le temps de passer la journée dans la place publique. Par le troisieme, le sénat tenait en bride un . peuple fier et remuant, et tempérait a propos 1’ardeur des tribuns séditieux; mais ceux—ci trouvérent plus d’un moyen de se délivrer de cette géne. · Les lois et l’élection des chefs n’étaient pas les seuls points soumis au jugement des comices: le peuple romain ayant usurpé les plus importantes fonctions du gouverne- ment, on peut dire que le sort de l’Europe était réglé dans . ses assemblées. Cette variété d’objets donnait lieu aux diverses formes que prenaient ces assemblées, selon les matiéres sur lesquelles il avait a prononcer. Pour juger de ces diverses formes, il sufiit de les compa- rer. Romulus, en instituant les curies, avait en vue de con- tenir le sénat par le peuple et le peuple par le sénat, en dominant également sur tous. Il donna donc au peuple, par cette forme, toute l’autorité du nombre pour balancer celle de la puissance et des richesses qu’il laissait aux patriciens. Mais, selon l’esprit de la monarchic; il laissa cependant plus d’avantage aux patriciens par l’inHuence de leurs clients sur la pluralité des suifrages. Cette admirable institution
� 200 . DU CONTRAT SOCIAL.
des patrons et des clients fut un chef·d’oeuvre de politique
et d’humanité sans lequel le patriciat, si contraire a l`es-
prit de la république, n’e0t pu subsister. Rome seule a eu
l’honneur de donner au monde ce bel exemple, duquel il ne
résulta jamais d’abus, et qui pourtant n’a jamais été suivi.
Cette meme forme des curies ayant subsisté sous les rois
jusqu’a Servius, et le regne du dernier Tarquin n’étant point
compté pour légitime, cela fit distinguer généralement les
lois royales par le nom de leges curiatae.
Sous la république, les curies, toujours bornées aux
quatre tribus urbaines, et ne contenant plus que la populace
de Rome, ne pouvaient convenir ni au sénat, qui était e la
tete des patriciens, ni aux tribuns, qui, quoique plébéiens,
étaient 5 la tete des citoyens aisés. Elles tomberent donc
dans le discrédit, et leur avilissement fut tel, que leurs trente
licteurs assemblés faisaient ce que les comices par curies
auraient du faire.
La division par centuries était si favorable in 1’aristocratie,
qu’on ne voit pas d’abord comment le sénat ne l’emportait
pas toujours dans les comices qui portaient ce nom, et par
lesquels étaient élus les consuls, les censeurs, et les autres
magistrats curules. En effet, des cent quatre-vingt-treize
centuries qui formaient les six classes de tout le peuple
romain, la premiere classe en comprenant quatre-vingt-dix-
huit, et les voix ne se comptant que par centuries, cette
seule premiere classe l’emportait en nombre de voix sur
` toutes les autres, Quand toutes ces centuries étaient d’ accord,
on ne continuait pas meme a recueillir les suffrages; ce
qu’avait décidé le plus petit nombre passait pour une déci-
sion de la multitude; et l’on peut dire que, dans les comices
par centuries, les affaires se réglaient a la pluralité des écus
bien plus qu’e celle des voix.
Mais cette extreme autorité se tempérait par deux
moyens : premierement, les tribuns pour l’ordinaire, et tou-
· jours un grand nombre de plébéiens, étant dans la classe
� des riches, balancaient le credit des patriciens dans cette première classe.
Le second moyen consistait en ceci, qu’au lieu de faire d’abord voter les centuries selon leur ordre, ce qui aurait toujours fait commencer par la premiere, on en tirait une au sort,et celle-la(a) procédait seule a l’élection ; aprés quoi toutes les centuries, appelées un autre jour selon leur rang, répétaient la meme élection, et la coniirmaient ordinairement. On otait ainsi l’autorité de l’exemple au rang pour la donner au sort selon le principe de la démocratie.
Il résultait de cet usage un autre avantage encore; c’est que les citoyens de la campagne avaient le temps, entre les deux elections, de s’informer du mérite du candidat provi- sionnellement nommé, afin de ne donner leur voix qu’avec connaissance de cause. Mais, sous prétexte de célérité, l’on vint a bout d’abolir cet usage, et les deux elections se firent le meme jour.
Les comices par tribus étaient proprement le conseil du peuple romain. Ils ne se convoquaient que par les tribuns; les tribuns y étaient élus et y passaient leurs plébiscites. Non seulement le sénat n’y avait point de rang, il n’avait pas même le droit d’y assister ; et, forcés d’obéir a des lois sur lesquelles ils n’avaient pu voter, les sénateurs, at cet égard, étaient moins libres que les derniers citoyens. Cette injustice était tout a fait mal entendue, et suffisait seule pour invalider les décrets d’un corps ou tous ses membres n’étaient pas admis. Quand tous les patriciens eussent assisté a ces comices selon le droit qu’ils en avaient comme citoyens, devenus alors simples particuliers ils n’eussent guere influé sur une forme de suffrages qui se recueillaient par tete, et ou le moindre prolétaire pouvait autant que le prince du sénat.
On voit donc qu’outre l’ordre qui résultait de ces
(a) Cette centurie, ainsi tirée au sort, s’appe1ait prerogativa, a cause qu’elle était la premiere 5 qui l’on demandait son suffrage ; et c’est de là qu’est venu le mot de prerogative. (Note du Contrat social, édition de 1762.) 202 DU CONTRAT SOCIAL. diverses distributions pour le recueillement des suifrages d’un si grand peuple, ces distributions ne sc réduisaient pas a des formes indifférentes en elles-mémes,mais que chacune avait des eifets relatifs aux vues qui la faisaient préférer. Sans entrer la-dessus en de plus longs détails, il résulte des éclaircissements précédents que les comices par tribus étaient lcs plus favorablcs au gouvcrncmcnt p0pulairc,et les comices par centuries a l’aristocratie. A l’égard des comices par curies, ou la seule populace de Rome formait la plura- lité, comme ils n’étaient bons qu’a favoriser la tyrannie et les mauvais desseins, ils durent tomber dans le décri, les séditieux eux-mémes s’abstenant d’un moyen qui mettait trop it découvert leurs projets. Il est certain que toute la majcsté du peuple romain nc se trouvait que dans les comices par centuries, qui seuls étaient comp1ets;attendu que dans lcs comices par curies manquaicut les tribus rustiqucs, et dans les comices par tribus le sénat et les patriciens (1). Quant a la mantre de recueillir les suffrages, elle était chez les premiers Romains aussi simple que leurs moeurs, quoique moins simple encore qu’a Sparte. Chacun donnait (1) Srcomus, De jure suj'rag0rium,chap. xvn. — Comitia vero cactus po- puli fuerunt, quem magistratus legitimus convocasset, ut aliquid sutfragio suo vel juberet vel prohiberet. Eorum vero tria genera exziterum, curiata, centuriata et tributa. Curiata Romulus, centuriata Servius Tullius, tributa tribuni plebis in rempublicam intulerunt et curiata quidem dicta sunt cum populus in curias, centuriata cum in centurias, tributa, cum in tribus descrip- tus suffragium iniit... Nunc autem illud tantum intelligi volo quia civis nemo erat qui non tribum, non curiam, non centuriam obtineret, neque civem fuisse quem- quam qui suffragii jure exclusus esset quanquam alia in aliis comitiis eivium ipsorum inter se potestas azque auctoritas esset. In euriatis enim ezsi omnes parizer advocari sunt, ramen praevalente pauperum multitudine, pauperum etiam opes excelluere, at vero in centuriatis contra. Quoniam enim ut maximo quisque censu fuit, ita primus in suffragia missus est, eorumque plurimae centuriae fuere, propterea omnis cemuriazorum anem- ritas penes divites fuit, quorum octo et nonaginta prima: classis centurix ita vocatx sunt, ut, si quid variassent,re1iqua: deinceps ex sequentibus clas- sibus citarentur; si consensissem, non esset cur alia: imrovocaremur cum longe numero illis antecellerent. Tributa vero non vere comitia sed plebis concilium dictum est; quod ad ea non universus populus vocaretur, sed plebs tantum patriis exemptis...
� LIVRE IV. - CHAP. IV. z¤3
son suffrage a haute voix, un greffier les écrivait a mesure:
pluralité de voix dans chaque tribu déterminait le suffrage
de la tribu; pluralité de voix entre les tribus déterminait
le suffrage du peuple; et ainsi des curies et des centuries.
Cet usage était bon tant que Phonnéteté régnait entre les
citoyens, et que chacun avait honte de donner publique··
ment son suffrage a un avis injuste ou a un sujet indigne;
mais, quand le peuple se corompit et qu’on acheta les voix,
il convint qu’elles se donnassent en secret pour contenir
les acheteurs par la défiance, et fournir aux fripons le moyen
de n`étre pas des traitres.
Je sais que Cicéron blame ce changement, et lui attribue
en partie la ruine de la république. Mais, quoique je sente
le poids que doit avoir ici l’aut0rité de Cicéron, je ne puis
étre de son avis: je pense au contraire que, pour n’avoir
pas fait assez de changements semblables, on accéléra la
perte de 1’Etat. Comme le régime des gens sains n’est pas
propre aux malades, il ne faut pas vouloir gouverner un
peuple corrompu par les mémes lois qui conviennenta un
bon peuple. Rien ne prouve mieux cette maxime que la
durée de la république de Venise, dont le simulacre existe
encore, uniquement parce que ses lois ne conviennent qu’a
de méchants hommes.
On distribua donc aux citoyens des tablettes par les-
quelles chacun pouvait voter sans qu’on silt quel était son
avis: on établit aussi de nouvelles formalités pour le
recueillement des tablettes, le compte des voix, la compa-
raison des nombres, etc.; ce qui n’empécha pas que la
fidélité des officiers chargés de ces fonctions(a) ne ffit sou-
vent suspectée. On fit enfin, pour empécher la brigue et le
trafic des suffrages, des édits dont la multitude montre
l’inutilité.
Vers les derniers temps on était souvent contraint de
(a) Custodes, diribitores, rogatores sufragiorum. (Note du Contrat social,
édition de l762.) -
� 204 DU CONTRAT SOCIAL.
recourir a des expédients extraordinaires pour suppléer a
Pinsuffisance des lois. Tant6t on supposait des prodiges;
mais ce moyen, qui pouvait en imposer au peuple, n’en
imposait pas a ceux qui le gouvernaient; tantot on convo-
quait brusquement une assemblée avant que les candidats
eussent eu le temps de faire leurs brigues; tantot on con-
sumait toute une séance a parler quand on voyait le peuple
gagné prét a prendre un mauvais parti. Mais enfin l’ambi·
tion éluda tout; et ce qu’il y a d’incroyable, c’est qu’au
milieu de tant d’abus ce peuple immense, a la faveur de ses
anciens reglements, ne laissait pas d’élire les magistrats,
l de passer les lois, de juger les causes, d’expédier les alfaires
particulieres et publiques, prcsque avec autant de facilité
qu’eiZ1t pu faire le sénat lui-meme.
CHAPITRE V
DU TRIBUNAT
Quand on ne peut établir une exacte proportion entre
. les parties constitutives de l’Etat, ou que des causes indes-
tructibles en altérent sans cesse les rapports, alors on in-
stitue une magistrature particuliére qui ne fait point corps
avec les autres, qui replace chaque terme dans son vrai
rapport, et qui fait une liaison ou un moyen terme soit
entre le prince et le peuple, soit entre le prince et le souve-
rain, soit a la fois des deux cotés s’il est nécessaire.
Ce corps, que j’appellerai tribunat, est le conservateur
des lois et du pouvoirlégislatif (1).Il sert quelquefois a pro- _
(1) MAcmAvm.,Disc0urs sur Tite—Live, liv. I, chap. vu.- Ceux qui sont
préposés gardiens de la liberté du pays ne peuvent etre revetus d’une auto-
rité plus utile, plus nécessaire meme que celle qui leur donne le pouvoir
d’accuser les citoyens devant lc peuple, devant un conseil, un magistrat, et
cola dans toutes lcs atteintes portées a la constitution".
Rléll DC I`CI1dl`& UDB I‘épUbliqU8 fCl'Il‘1¢ et assurée COHIIIIC de donner pO.lI'
ainsi dire, 21 ces humeurs qui l’agitent une issue réguliére et prcscrite par
la loi.
� LIVRE IV. — CHAP. V. 205
téger Ie souverain contre le gouvernement, comme faisaient
A Rome les tribuns du peuple; quelquefois A soutenir le
gouvernement contre le peuple, comme fait maintenant A
Venise le conseil des Dix ; et quelquefoisAmaintenir l’équi-
libre de part et d’autre, comme faisaient les éphores A Sparte.
Le tribunat n’est point une partie constitutive de la
cite, et ne doit avoir aucune portion de la puissance législa—
tive ni de l’exécutive: mais c’est en cela meme que la sienne
est plus grande; car, ne pouvant rien faire, il peut tout
empécher. Il est plus sacré et plus révéré, comme défen-
seur des lois, que le prince qui les exécute, et que le sou-
verain qui les donne. C’est ce qu’on vit bien clairement A
Rome, quand ces iiers patriciens, qui mépriserent toujours
le peuple entier, furent forcés de Héchir devant un simple
oflicier du peuple, qui n’avait ni auspices ni juridiction.
Le tribunat, sagement tempéré, est le plus ferme. appui
d’une bonne constitution; mais pour peu de force qu‘il ait
de trop, il renverse tout: A l’égard de la faiblesse,elle n’est
pas dans sa nature; et pourvu qu’il soit quelque chose, il
n’est jamais moins qu’il ne faut (1).
Il dégénre en tyrannic quand il usurpe la puissance
(1) R. Lettres de la Montague. — Apres cette comparaison, l’auteur des
Lettres de la Campagne qui se plait A vous présenter de grands exemples,
vous otfre celui de l’ancienne Rome. ll lui reproche avec dédain ses tribuns
brouillons et séditieux : il déplore amerement, sous cette orageuse admi-
nistration, le triste sort de cette malheureuse ville, qui pourtant n’étant rien
encore A Pérection de cette magistrature, eut sous elle cinq cents ans de
gloire et de prospérité, et devint la capitale du monde. Elle finit enfin parce
qu’il faut que tout finisse; elle iinit par les usurpations de ses grands, de
ses consuls, de ses généraux, qui Penvahirent : elle périt par 1’exces_de sa
puissance; mais elle ne l’avait acquise que par la bonté de son gouver-
nement. On ne peut dire en ce sens que ses tribuns la détruisirent.
Les tribuns ne sortaieut point de la ville; ils n’avaient aucune autorité
hors de ses murs : aussi les consuls, pour se soustraire A leur inspection,
tenaient·ils quelquefois les comices dans la campagne. Or, les fers des Ro-
mains ne furent point forgés dans Rome, mais dans_ses armées, et ce fut par
leurs conquetes qu’ils perdirent leur liberté. Cette perte ne vint donc pas
des tribuns.
ll est vrai que César se servit d’eux comme Sylla s’était servi du sénat,
chacun prenait les moyens qu’il iugeait les plus prompts ou les plus surs
� mc DU CONTRAT SOCIAL.
exécutive, dont il n’est que le modérateur, et qu’il veut dis-
penser les lois, qu’il ne doit que protéger. L’énorme pou-
voir des éphores, qui fut sans danger tant que Sparte
conserva ses mmurs, en accéléra la corruption commencée.
Le sang d’Agis, égorgé par ces tyrans, fut vengé par- son
successeur; le crime et le chatiment des éphores hatérent
également la perte de la république; et apres Cléoméne
Sparte ne fut plus rien. Rome périt encore par la meme
voie; et le pouvoir excessif des tribuns, usurpé par degrés,
servit enfin, a l’aide des lois faites pour la liberté, de sauve·
garde aux empereurs qui la détruisirent. Quant au conseil
des Dix a Venise, c’est un tribunal de sang, horrible égale—
ment aux patriciens et au peuple, et qui, loin de protéger
hautement les lois, ne sert plus, apres leur avilissement,
qu’a porter dans les ténébres des coups qu’on n’ose aper-
cevoir.
Le tribunat s’affaiblit, comme le gouvernement, par la
multiplication de ses membres. Quand les tribuns du
peuple romain, d’abord au nombre de deux, puis de cinq,
voulurent doubler ce nombre, le sénat les laissa faire, bien
sur de contenir les uns par les autres; ce qui ne manqua
pas d’arriver.
Le meilleur moyen de prévenir les usurpations d’un si
redoutable corps, moyen dont nul gouvernement ne s’est
avisé jusqu’ici, serait de ne pas rendre ce corps permanent,
mais de régler les intervalles durant lesquels il resterait
supprimé. Ces intervalles, qui ne doivent pas étre assez
grands pour laisser aux abus le temps de s’affermir, peuvent
étre fixés par la loi, de maniére qu’il soit aisé de les abréger
au besoin par des commissions extraordinaires.
pour parvenir : mais il fallait bien que quelqu’un parvlnt; et qu’importait
qui de Marius ou de Sylla, de César ou de Pompée, d’Octave ou d’Antoine,
fut Pusurpateur? Quelque parti qui Pemportat, l’usurpation n'en était pas
moins inévitable; il fallait des chefs aux arrnées éloignées, et il était sur
qu’un de ces chefs deviendrait le maitre de l’Etat. Le tribunat ne faisait
pas a cela la moindrc chose.
l
� LIVRE IV. -— CHAP. VI. 207
Ce moyen me parait sans inconvénient, parce que,comme
je l’ai dit, le tribunat, ne faisant point partie de la constitu-
tion, peut étre oté sans qu’elle en souifre; et il me parait
efiicace, parce qu’un magistrat nouvellement rétabli ne
part point du pouvoir qu’avait son prédécesseur, mais de
celui que la loi lui donne (1).
C H A PIT R E VI
DE LA DICTATURE
L’inHexibilité des lois, qui les empéche de se plier aux
éVéI`IC1'I1CI`IIS, peut, CII C€I`I3lIIS CBS, l€S I`€IIdI`€ p€I`IIlCl€llS€S,
et causer par elles la perte de l’Etat dans sa crise. L’ordre
et la lenteur des formes demandent un espace de temps
q.1C lCS ClI`COI1SI3I'1C€S I'€fLISCI'1I qU.€1qU€f0lS. PCLII SC pI`é·
(1) R. Lettres de Ia Montagne. — Je 11'excuse pas les fautes du peuple 5
romain ; je les ai dites dans le Contrat social, ie l‘ai blamé d’avoir usurpé la i
puissance exécutive, qu’il devait seulement contenir; i'ai montré sur quels _
principes le tribunat devait etre institué, les bornes qu’on devait lui don- ;
ner, et comment tout cela se pouvait faire. Ces regles furent mal suivies a I
Rome: elles auraient pu l‘étre mieux. Toutefois,voyez ce que iit le tribunat
avec ses abus : que n’eut-il point fait bien dirigé? ,
_ Les anciens peuples ne sont plus un modéle pour les modernes; ils leur I
sont trop étrangers a tous égards. Vous surtout, Genevois, gardez votre
place, et n’a1lez point aux objets élevés qu’on vous presente pour vous cacher
l’abime qu’on creuse au—devant de vous. Vous n’étes ni Romains ni Spar- 1
tiates, vous n’etes pas méme Athéniens. Laissez la ces grands noms, qui ne
vous vont point. Vous étes des marchands, des artisans, des bourgeois, tou-
jours occupés de leurs intérets privés, de leur travail, de leur trafic, de leur ·
gain; des gens pour qui la liberté meme n’est qu’un moyen d’acquérir sans
obstacles et de posséder en sureté.
Cette situation demande pour vous des maximes particulieres. N’étant
pas oisifs comme étaient les anciens peuples, vous ne pouvez, comme eux,
vous occuper sans eesse du gouvernement : mais, par eela meme que vous
pouvez moins y veiller de suite, il doit étre institué de maniére qu’il vous
soit plus aisé d’en voir les manozuvres et de pourvoir aux abus. Tout soin
public que votre intéret exige doit vous étre rendu d’autant plus facile a
remplir, que c'est un soin qui vous coute et que vous ne prenez pas volon-
tiers. Car vouloir vous en décharger tout A fait, c'est vouloir cesser d’etre »
libres. Il faut opter, dit le philosophe; et ceux qui ne peuvent supporter le
travail n'ont qu’a chercher le repos dans la servitude.
l
� 208 DU CONTRAT SOCIAL.
senter mille cas auxquels le législateur n’a point pourvu, et
c’est une prévoyance tres nécessaire de sentir qu’on ne
peut tout prévoir (1).
Il ne faut donc pas vouloir aliermir les institutions
politiques jusqu’a s’oter le pouvoir d’en suspendre l’eifet.
Sparte elle-meme a laissé dormir ses lois.
Mais il n’y a que les plus grands dangers qui puissent
balancer celui d’altérer l’ordre public, et 1’on ne doit jamais
arréter le pouvoir sacré des lois que quand il s’agit du salut
de la patrie. Dans ces cas rares et manifestes, on pourvoit a
la sureté publique par un acte particulier qui en remet la
charge au plus digne. Cette commission peut se donner de
i deux maniéres, selon l’espece du danger.
Si, pour y remédier, il suffit d’augmenter l’activité du
gouvernement, on le concentre dans un ou deux de ses
membres: ainsi ce n’est pas l’autorité des lois qu’on altére,
mais seulement la forme de leur administration. Que si le
péril est tel que l’appareil des lois soit un obstacle a s’en
· garantir, alors on nomme un chef supréme, qui fasse taire
toutes les lois et suspende un moment l’autorité souveraine.
En pareil cas, la volonté générale n’est pas douteuse, et il
est évident que la premiere intention du peuple est que
l’Etat ne périsse pas. De cette manire la suspension de l’au-
torité législative ne l’abolit point : le magistrat qui la fait
taire ne peut la faire parler; il la domine sans pouvoir la
représenter. Il peut tout faire, excepté des lois (2).
. Le premier moyen s’employait par le sénat romain quand
(1) Mxcmxvn., Discours sur Tite·Live, liv. I, chap. xxxiv. — La marcbe
du gouvernement dans unc République est ordinairement trop lente... Or,
dans un Etat bien constitué, il ne doit survenir aucun événement pour le-
quel on ait besoin de recourir 21 des moyens extraordinaires". L’habitude
de violer la constitution pour faire le bien, autorise ensuite A la violer pour
colorer le mal.
(2) Mxcmxvm., Discours sur Tite—Live, liv. l, chap. xxxrv. — Son auto-
rité (du dictateur) consistait a pouvoir prendre par lui-meme tous les
moyens d‘écarter ce péril présent, a tout faire sans etre obligé de prendre
conseil, 11 punir sans appel; mais il ne pouvait rien ordonner qui altérat la
� il chargeait les consuls par une formule consacrée de pour-
voir au salut de la république. Le second avait lieu quand
un des deux consuls nommait un dictateur (a); usage dont
Albe avait donné l’exemple A Rome.
Dans les commencements de la république, on eut tres souvent recours Ala dictature, parce que l’Etat n’avait pas encore une assiette assez fixe pour pouvoir se soutenir par la seule force de sa constitution. Les mcxzurs rendant alors superilues bien des précautions qui eussent été nécessaires dans un autre temps, on ne craignait ni qu’un dictateur abusét de son autorité, ni qu’il tentAt de la garder au delA du terme. Il semblait, au contraire, qu’un si grand pouvoir fnlt A charge A celui qui en était revétu, tant il se hAtait de s’en défaire, comme si c’e0t été un poste trop pénible et trop périlleux de tenir la place des lois.
Aussi n’est-ce pas le danger de l’abus, mais celui de Pavilissement, qui me fait blAmer l’usage indiscret de cette supréme magistrature dans les premiers temps. Car tandis qu’on la prodiguait A des élections, A des dédicaces, A des choses de pure formalité, il était A craindre qu’elle ne devint moins redoutable au besoin, et qu’on ne s’accoutumAt A regarder comme un vain titre celui qu’on n’employait qu’A de vaines cérémonies.
Vers la fin de la république, les Romains, devenus plus circonspects, ménagérent la dictature avec aussi peu de raison qu’ils l’avaient prodiguée autrefois. Il était aisé de voir que leur crainte était mal fondée, que la faiblesse de la capitale faisait alors sa sfxreté contre les magistrats qu’elle avait dans son sein; qu’un dictateur pouvait, en certain
forme du gouvernement... Si l’on fait attention au peu de durée de sa dictature, aux limites dc SOD autorité, BUX II1(B�I‘S CIICOFC p�I’¢S des ROI!18lI’lS, OI) verra qu’il était impossible qu’il outrepassât ses pouvoirs et qu’il nuisit à la République; et l’expérience prouve qu’au contraire Rome en tira les plus grands secours.
(a) Cette nomination se faisait de nuit et en secret, comme si l’on avait eu honte de mettre un homme au-dessus des lois. (Note du Contra! social, edition de 1762.) 210 DU CONTRAT SOCIAL. cas, défendre la liberté publique sans jamais y pouvoir attenter; et que les fers de Rome ne seraient point forgés dans Rome méme, mais dans ses armées. Le peu de résis- tance que iirent Marius a Sylla, et Pompée a César, montra bien ce qu’on pouvaitattendre de l’autorité du dedans contre la force du dehors. Cette erreur leur fit faire de grandes fautes: telle, par exemple, fut celle de n’avoir pas nommé un dictateur dans l’affaire de Catilina; car, comme il n’était question que du dedans de la ville, et, tout au plus, dc quelque province d’Italie, avec l’autorité sans bornes que les lois donnaient au dictateur, il eut facilement dissipé la conjuration, qui ne fut étoulfée que par un concours d’heureux hasards que jamais la prudence humaine ne devait attendre. Au lieu de cela, le sénat se contenta de remettre tout son pouvoir aux consuls, d’o1h il arriva que Cicéron, pour agir efiicacement, fut contraint de passer ce pouvoir dans un point capital, et que, si les premiers transports de joie {irent approuver sa conduite, ce fut avec justice que, dans la suite, on lui demanda compte du sang des citoyens versé contre les lois, reproche qu’on n’ef1t pu faire at un dictateur. Mais l’éloquence du consul entraina tout; et lui·méme, quoique Romain, aimant mieux sa gloire que sa patrie, ne cherchait pas tant le moyen le plus légitime et le plus sur de sauver l’Etat, que celui d’avoir tout l’honneur de cette aii`aire(a). Aussi fut—il honoré justement comme libérateur de Rome, et justement puni comme infracteur des lois. Quelque bril- lant qu’ait été son rappel, il est certain que ce fut une grace. Au reste, de quelque maniére que cette importante com- mission soit conférée, il importe d’en iixer la durée a un terme trs court, qui jamais ne puisse étre prolongé : dans les crises qui la font établir, l’Etat est bientot détruit ou (.2) C’est ce dont il ne pouvait se répondre en proposant un dictateur, n’osaut sc nommer lui-mémc, et nc pouvant s’assurer que son colléguc le nommcrait. (Note du Contrat social, édition de 1762.)
� LIVRE IV. — CHAP. VII. zu
sauvé; et, passé le besoin pressant, la dictature devient
tyrannique ou vaine. A Rome, les dictateurs ne l’étant que
pour six mois, la plupart abdiquérent avant ce terme. Si
le terme Cfll été plus long, peut-étre eussent·ils été tentés
de le prolonger encore, comme firent les décemvirs celui
d’une année. Le dictateur n’avait que le temps de pour-
voir au besoin qui 1’avait fait élire; il n’avait pas celui de
songer a d’autres projets. '
CHAPITRE VII
on LA cawsunz
De meme que la déclaration de la volonté générale se fait
par la loi, la déclaration du iugement public se fait par la
censure; l’opinion publique est l’espece de loi dont le cen-
seur est le ministre, et qu’i1 ne fait qu’appliquer aux cas
particuliers, a l`exemple du prince. °
Loin donc que le tribunal censorial soit l’arbitre de
l’opinion du peuple, il n’en est que le déclarateur et, sitot
qu’il s‘en écarte, ses décisions sont vaines et sans effet.
Il est inutile de distinguer les moeurs d’une nation des
I objets de son estime; car tout cela tient au méme principe
et se confond nécessairement. Chez tous les peuples du
monde, ce n’est point la nature, mais l’opinion, qui décide
du choix de leurs plaisirs. Redressez les opinions des
hommes, et leurs mmurs s’épureront d’elles-mémes. On
aime toujours ce qui est beau ou ce qu’on trouve tel; mais
c’est sur ce jugement qu’on se trompe : c’est donc ce juge-·
ment qu’il s’agit de régler. Qui juge des moeurs juge de
l’honneur; et qui juge de l‘honneur prend sa loi de l’opi·
mon. `
Les opinions d’un peuple naissent de sa constitution;
quoique la loi ne regle pas les moeurs, c’est la législation
qui les fait naitre; quand la législation s’af’faiblit, les mccurs
� dégéIléI`€I’lI I II18.lS 8.lOI`S le jugement des censeurs ne fera pas ce que la force des lois n’aura pas fait.
Il suit de la que la censure peut étre utile pour conserver les mceurs, jamais pour les rétablir. Etablissez des censeurs durant la vigueur des lois; sitot qu’elles l’ont perdu e, tout est désespéré; rien de légitime n’a plus de force lorsque les lois n’en ont plus (1). L3. C€I1SllI`€ 1’1’13lI`lIl€I’lI l€S IDRUFS BH €Il’1péCi`l8IlI les opi- I1iOI`lS de SB ‘COI’I’O1’1’1pI`€, Cl’! COI]S€l”V3.I’lI l€l.1I’ dI`OltLlI`€ P8.? CIE sages applications, quelquefois méme en les fixant lors- qu’elles sont encore incertaines (2). L‘usage des seconds dans les duels, porté jusqu’a la fureur dans le royaume de France, y fut aboli par ces seuls mots d’un édit du roi : tt Quant a ceux qui ont la lacheté d’appeler des seconds. » Ce juge- ment, prévenant celui du public, le détermina tout d’un COLIP. NI3iS qllafld les IDEIIICS édlIS VOLIIUTBIII pI’OI`1OI`lCél” ql1€
(1) R. Lettre à d’Alembert. — Si le gouvernement peut beaucoup sur les moeurs, c’est seulement par sa constitution primitive; quand unc fois il les a déterminées, non seulement il n’a plus le pouvoir de les changer, a moins qu’il ne change, il a méme bien de la peine a les maintenir contre les accidents inévitables qui les attaquent et contre la pente naturelle qui les altére.
R. Projct de constitution pour la Corse. — C’est un excellent moyen d’apprendre a tout rapporter A la loi, que de voir rentrer dans l’état privé l’homme qu’on a tant respecté, tandis qu’il était en place, et c’est pour lui-méme une grande legon pour maintenir les droits des particuliers d’étre assuré qu’un jour il se retrouvera dans leur nombre.
Noble peuple, je ne veux point vous donner des lois artificielles et systématiques inventées par les hommes, mais vous ramener sous les seules lois de la nature et de l’ordre qui commandent au coeur et ne tyrannisent point les volontés.
Les lois concernant les successions doivent toutes tendre a ramener les choses A l'égalité, en sorte que chacun ait quelque chose et personne n‘ait de trop.
Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, chap. vm. - Il y a de mauvais exemples qui sont pires que des crimes, et plus d’Etats ont péri parce qu’on a violé les mczurs que parce qu’on a violé les lois.
(2) Mitcunwat., Discours sur Tite-Live, liv. lll, chap. 1. — Ainsi donc les hommes qui vivent en société, sous telle forme de gouvernement que ce soit, our besoin d’etre ramenés souvent vers eux-memes ou aux principes de leurs institutions par des accidents externes ou internes...
Le retour au bien dans une république dépend ou d’un homme ou d’une loi. Le moyen dont les Romains se servirent pour ramener la République c’était aussi une lacheté de se battre en duel, ce qui est trés vrai, mais contraire a Popinion commune, le public se moqua de cette décision, sur laquelle son jugement était déja porté.
J’ai dit ailleurs (4) que l’opinion publique n’étant point soumise a la contrainte, il n’en fallait aucun vestige dans le tribunal établi pour la représenter. On ne peut trop ad- I1’llI’CI’ 8VCC qLI€l HI’! CB FCSSOFI, €1’IIléI’€1’1'1€f1I p€I’dLl chez les modernes, était mis en oeuvre chez les Romains, et mieux chez les Lacédémoniens.
Un homme de 1’I`l8.LIV3lS€$ II1(BLlI`S ayaflt Ol1V€I`I UI1 bOII avis dans le Conseil de Sparte, les éphores, sans en tenir COITIPIC, f’lI`€IlI pI`OpOS€I’ le meme avis P3? UH ClI0y€I1 VCI`- _ tueux (1).Quel honneur pour l’un, quelle note pour l’autre.,
a son principe, fut la loi qui créa les tribuns des peuples, celle qui nomma - des censeurs et toutes celles tendant a réprimer et l’ambition et Pinso1ence...
Il serait a désirer qu’il ne se passfnt pas plus de dix ans sans qu’on vit frapper un de ces grands coups; cet espace do temps sufiit bien pour changer les mceurs et altérer les lois.
Mourzsqumu, Esprit des lois, liv. IV, chap. vu. — Il y a beaucoup A gagner en fait de mceurs a garder les coutumes anciennes. Comme les peuples corrompus font rarement de grandes choses, qu’ils n’ont guere établi de sociétés, fondé de villes, donné des lois, et qu’au contraire ceux qui avaient des mmurs simples et austéres ont fait la plupart des établisse· ments, rappeler les hommes aux maximes anciennes, c’est ordinairement les rappeler 11 la vertu.
Outre 1’Aréopage il y avait a Athenes des gardiens des mczurs et des gardiens des lois. A Lacédémone tous les vieillards étaient censeurs. A Rome deux magistrats avaient la censure...
Dans une république il n’y a pas une force si réprimante que dans les autres gouvernements. Il faut donc que les lois cherchent A y suppléer, elles le font par l’autorité paternelle. A Rome, les péres avaient droit de vie et de mort sur leurs enfants. ALacédémone, chaque pere avait le droit de cor- riger l’enfant d’un autre. La puissance paternelle se perdit a Rome avec la république...
(a) Je ne fais qu’indiquer dans ce chapitre ce que i’ai traité plus au long dans la Lettre d M. d’Alembert. (Note du Contrat social, édition de 1762.)
(r) Pnurzmous, Préceptes pour les hommes d’Etat. — A Lacédémone, un certain Démosthéne, homme de mmurs décriées, annoncait un avis parfaitement approprié it la circonstance. Le peuple reietti l’avis, mais les Ephores Byant désigné au sort un des vieillards, l'invitérent A formuler la meme proposition... sans avoir donné ni louange ni blame a aucun des deux! Certains ivrognes de Samos (a) souillérent le tribunal des éphores : le lendemain, par édit public, il fut permis aux Samiens d’étre des vilains. Un vrai chatiment eut été moins sévére qu’une pareille impunité. Quand Sparte a prononcé sur ce qui est ou n’est pas honnéte, la Gréce n’appelle pas de ses jugements.
Les hommes n’eurent point d’abord d’autres rois que les dieux, ni d’autre gouvernement que le théocratique. Ils firent le raisonnement de Caligula, et alors ils raisonnaient juste. Il faut une longue altération de sentiments et d’idées pour qu’on puisse se résoudre a prendre son semblable pour maitre, et se flatter qu’on s’en trouvera bien.
De cela seul qu’on mettait Dieu a la tête de chaque société politique, il s’ensuivit qu’il y eut autant de dieux que de peuples. Deux peuples étrangers l’un a l’autre, et presque toujours ennemis, ne purent longtemps reconnaitre un même maitre : deux armées se livrant bataille ne sauraient obéir au même chef. Ainsi des divisions nationales résulta le polythéisme, et de la l'intolérance théologique et civile, qui naturellement est la même, comme i1 sera dit ci-apres.
La fantaisie qu’eurent les Grecs de retrouver leurs dieux chez les peuples barbares, vint de celle qu’ils avaient aussi de se regarder comme les souverains naturels de ces peuples. Mais c’est de nos jours une érudition bien ridicule que celle qui roule sur l’identité des dieux de diverses nations : comme si Moloch, Saturne et Chronos pouvaient être le
(a) Ils étaient d‘une autre ile, que la délicatesse de notre langue défend de nommer dans cette occasion. (Note du Contrat social, édition de 1782.) — Il s‘agit de l’Île de Chio. méme dieu ! comme si le Baal des Phéniciens, le Zeus des Grecs et le Jupiter des Latins pouvaient étre le meme; L comme s’il pouvait rester quelque chose commune a des étres chimériques portant des noms différents!
Que si l’on demande comment dans le paganisme, ou chaque Iiltat avait son culte et ses dieux, il n’y avait point de guerres de religion? je réponds que c’était par cela méme que chaque Etat, ayant son culte propre aussi bien que son gouvernement, ne distinguait point ses dieux de ses lois. La guerre politique était aussi théologique; les départe- ments des dieux étaient, pour ainsi dire, fixés par les bornes des nations. Le dieu d’un peuple n’avait aucun droit sur les autres peuples. Les dieux des paiens n’étaient point des dieux jaloux; ils partageaient entre eux l’empire du monde: Moise méme et le peuple hébreu se prétaient quelquefois a cette idée en parlant du Dieu d’Israél. Ils regardaient, il est vrai, comme nuls les dieux des Cananéens, peuples proscrits, voués a la destruction, et dont ils devaient oc- cuper la place; mais voyez comment ils parlaient des divi- nités des peuples voisins qu’il leur était défendu d’atta- quer! tt La possession de ce qui appartienta Chamos votre dieu, disait Jephté aux Ammonites, ne vous est—elle pas légitimement due ? Nous possédons au même titre les terres que notre Dieu vainqueur s’est acquises (a). » C’était la, ce me semble, une parité bien reconnue entre les droits de Chamos et ceux du Dieu d’Israël.
Mais quand les Juifs, soumis aux rois de Babylone, et dans la suite aux rois de Syrie, voulurent s’obstiner at ne reconnaitre aucun autre Dieu que le leur, ce refus, regardé
(a) Nonne ea qua: possidet Chamos deus tuus, tibijure debentur?(Jug. xt, 24.) Tel est le texte de la Vulgate. Le P. de Carrieres a traduit : a Ne croyez-vous pas avoir droit de posséder ce qui appartient A Chamos votre dieu ? » J’ignore la force du texte hébreu; mais ie vois que, dans la Vulgate, Jephté reconnait positivement le droit du dieu Chamos, et que le traducteur français affaiblit cette reconnaissance par un selon vous qui n'est pas dans le latin. (Note du Contrat social, édition de 1762.) l 216 DU CONTRAT SOCIAL. comme une rébellion contre le vainqueur, leur attira les W persécutions qu’on lit dans leur histoire, et dont on ne voit aucun autre exemple avant le christianisme (a). Chaque religion étant donc uniquement attachée aux lois de l’Etat qui la prescrivait, il n’y avait point d’autre maniere de convertir un peuple que de l’asservir, ni d’au- tres missionnaires que les conquérants; et l’obligation de changer de culte étant la loi des vaincus, il fallait com- mencer par vaincre avant d’en parler. Loin que les hommes combattissent pour les dieux, c’étaient, comme dans Homére, les dieux qui combattaient pour les hommes; chacun demandait au sien la victoire, et la payait par de nouveaux autels. Les Romains, avant de prendre une place, sommaient ses dieux de Pabandonner; et quand ils lais- saient aux Tarentins leurs dieux irrités, c’est qu’ils regar- daient alors ces dieux comme soumis aux leurs et forcés de leur faire hommage. Ils laissaient aux vaincus leurs dieux — comme ils leur laissaient leur lois. Une couronne au Ju- piter du Capitole était souvent le seul tribut qu’ils impo- . saient (1). Enfin les Romains ayant étendu avec leur empire leur culte et leurs dieux, et ayant souvent eux-mémes adopté ceux des vaincus, en accordant aux uns et aux autres le droit de cité,1es peuples de ce vaste empire se trouvérent insensiblement avoir des multitudes de dieux et de cultes, a peu pres les mémes partout : et voila comment le paga- nisme ne fut enfin dans le monde connu qu’une seule et méme religion. Cc fut dans ces circonstances que Jésus vint établir sur (a) Il est de la derniére évidence que la guerre des Phocéens, appelée guerre sacrée, n'était pas une guerre de religion. Elle avait pour objet dc punir des sacriléges, et non de soumettre des mécréants. (Note du Contra! p social, édition de 1762.) L (1) Bums, Pensées diverses sur la cométe. — Les Romains qui en rete- nant leurs anciennes Divinités en adoptaient souvent de nouvelles, surtout dans les calamités publiques, s’étaient fort relachés de leur ancienne disci- pline qui défendait les cultes étrangers... 1
� LIVRE IV. — CHAP. VIII. 217
la terre un royaume spirituel, ce qui, séparant le systeme
théologique du systéme politique, fit que l’Etat cessa d’étre _
un, et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé
d’agiter les peuples chrétiens. Or, cette idée nouvelle d’un
royaume de l’autre monde n’ayant pu jamais entrer dans
la téte des paiens, ils regardérent toujours les chrétiens
comme de vrais rebelles, qui, sous une hypocrite soumis-
sion, ne cherchaient que le moment de se rendre indépen- ‘
` dants et maitres, et d’usurper adroitement l’autorité qu’ils
feignaient de respecter dans leur faiblesse. Telle fut la cause
des persécutions.
Ce que les paiens avaient craint est arrivé. Alors tout
a changé de face; les humbles chrétiens ont changé de lan-
gage, et bientot on a vu ce prétendu royaume de l’autre
monde devenir, sous un chef visible, le plus violent despo-
tisme dans celui-ci.
Cependant, comme il y a toujours eu un prince et des
lois civiles, il est résulté de cette double puissance un perpé-
tuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie
impossible dans les Etats chrétiens; et l’on n’a jamais pu
venir a bout de savoir auquel du maitre ou du prétre on
était obligé d’obéir. °
Plusieurs peuples cependant, meme dans l’Europe ou
a son voisinage, ont voulu conserver ou rétablir l’ancien
systéme, mais sans succés; l’esprit du christianisme a tout
p gagné. Le culte sacré est toujours resté ou redevenu indé-
pendant du souverain, et sans liaison nécessaire avec le
corps de l’IiZtat. Mahomet eut des vues tres saines, il lia
bien son systéme politique; et, tant que la forme de son
gouvernement subsista sous les califes ses successeurs, ce
gouvernement fut exactement un, et bon en cela. Mais les
Arabes, devenus Horissants, lettrés, polis, mous et laches,
furent subjugués par des barbares : alors la division entre
les deux puissances recommenca; quoiqu’elle soit moins
apparente chez les mahométans que chez les chrétiens,
� 2¤8 DU CONTRAT SOCIAL.
elle y est pourtant, surtout dans la secte d’Ali; et il y a des
Etats, tels que la Perse, ou elle ne cesse de se faire sentir.
Parmi nous, les rois d’Angleterre se sont établis chefs
de l’Eglise; autant en ont fait les czars : mais, par ce titre,
ils s’en sont moins rendus les maitres que les ministres;
ils ont moins acquis le droit de la changer que le pouvoir
de la maintenir : ils n’y sont pas législateurs, ils n'y sont
que princes. Partout ou le clergé fait un corps (cz), il est
maitre et législateur dans sa patrie. Il y a donc deux puis-
SHHCCS, deux SOI1VCI`3.iI1S, CII Angleterre et CII R.1SSiC, IOUI
comme ailleurs.
De tous les auteurs chrétiens, le philosophe Hobbes est
le seul qui ait bien vu le mal et le reméde, qui ait osé pro-
poser de réunir les deux tétes de l’aigle, et de tout ramener
A l’unité politique, sans laquelle jamais Etat ni gouverne-
ment ne sera bien constitué ( 1 Mais il a di`1 voir que l’esprit
(a) Il faut bien remarquer que ce ne sont pas tant des assemblées for-
melles, comme celles de France, qui lient le clergé en un corps, que la
communion des Eglises. La communion et Pexcommunication sont Ie pacte
social du clergé, pacte avec lequel il sera toujours le maitre des peuples et
des rois. Tous les pretres qui communiqucnt ensemble sont concitoyens,
fussent-ils des deux bouts du monde. Cette invention est un chef·d’¤=uvre
` en politique. ll n’y avait rien de semblable parmi les pretres paiens: aussi
n’ont—ils iamais fait un corps de clergé. (Note du Contrat social, édition de
I762Q
(1) Hoanss, De Cive, chap. v. — Nui ne peut servir deux maitres, et on
ne doit pas moins craindre, voire on doit plutot obéir A celui qui menace
d‘une mort éternelle qu’A celui qui n’étend pas les supplices au dela de
cette vie. Il s’ensuit donc que le droit de iuger des opinions ou doctrines
contraires A la tranquillité publique et de défendre qu’on les enseigne ap-
partient au mazistrat et A Vassemblée A qui on a donné l’autorité supréme.
(Note). —Je ne feindrai point de dire que lorsque je formais mon rai-
sonnement j’avais A la pensée cette autorité que plusieurs donnent au pape
dans les royaumes qui ne lui apparticnnent point et que quelques évéques
veulent usurper dans leurs diocéses hors de l’Eglise romaine et que j_e voulais
refuser la licence que j’ai vu prendre A quelques suiets du Tiers Etat sous
prétexte de religion. Cary a-t-il eu iamais aucune guerre civile dans la
chrétienté qui n’ait tiré son origine de cette source ou qui n’en ait été entre-
tenue? J’ai donc laissé A la puissance civile le droit de iuger si une doctrine
répugne A l’obéissance des citoyens, et si elle y répugne ie lui ai donné
l’autorité dc défendre qu’e||e soit enseignée.
Les raisonnements que j’ai formés iusqu’ici montrcnt bien évidemment
� dominateur du christianisme était incompatible avec son
systéme, et que l’intérét du prétre serait toujours plus fort que celui de l’Etat. Ce n’est pas tant ce qu’il y a d’horrible et de faux dans sa politique, que ce qu’il y a de juste et de vrai, qui l’a rendue odieuse (a) (1).
qu’en une cité parfaite (c’est-A-dire en un Etat bien policé, ou aucun particulier n’a le droit de se servir de ses propres forces comme il lui plaira pour sa propre conservation, ce que ie dirai en d’autres termes ou le droit du glaive privé est oté) il faut qu’il y ait une certaine personne qui posséde une puissance supreme la plus haute que les hommes puissent raisonnablement conférer et meme qu’ils puissent recevoir; or cette sorte d’autorité est celle qu’on nomme absolue.
Wanaunrox, Deuxième dissertation. — Hobbes, quoique accusé d’athéisme, semble avoir pénétré plus avant dans cette matiére que le Stratonicien de Bayle. ll paralt qu’il a senti que l’idée de morale renfermait nécessairement celle d’obligation, l’idée d’obligation celle de loi et l’idée de loi celle de législateur. C’est pourquoi, aprés avoir en quelque sorte banni le législateur de l’univers, il a iugé A propos, afin que la moralité des actions ne restat pas sans fondement, de faire intervenir son grand monstre qu’il appelle le Leviathan, et d’en faire le créateur et le soutien du bien et du mal moral.
(a) Voyez, entre autres, dans une lettre de Grotius A son frére, du ll avril 1643, ce que ce savant homme approuve et ce qu’il blame dans le livre de Cive. Il est vrai que, porté A Pindulgence, il parait pardonner A l’auteur le bien en faveur du mal, mais tout le monde n’est pas si clément. (Note du Contrat social, édition de 1762.) — Lettre de Grotius écrite en latin A son frére et datée du ll avril [643 : it J’ai vu le traité du citoyen. Je goute ce qu’il dit en faveur des Rois, mais je ne saurais approuver les fondements sur lesquels il appuie ses opinions. Il croit que tous les hommes sont na- turellement en état de guerre et il établit quelques autres choses qui ne _ s’accordent pas avec mes principes. Car il va iusqu’A soutenir qu’il est du ? devoir de chaque particulier de suivre la religion admise dans sa patrie, sinon en y adhérant de coeur, du moins en s’y soumettant par obéissance. Il y a dans cet auteur d’autres choses encore que ie ne peux approuver. »
(1) Hobbes,De Cive, La Religion, chap. xv. —· ...Chaque citoyen a transféré de son droit à celui ou à ceux qui commandent dans l’Etat, autant qu’il a pu en transférer. Or rien n’a empéché qu’il n’ait transporté le droit de déterminer la manière en laquelle il faut honorer Dieu, d’où je conclus que le transport en a été fait réellement...
Encore que les rois n’interpretent pas eux-mêmes la parole de Dieu, néanmoins la charge de l’interpréter peut dépendre de leur autorité ; de sorte que ceux qui la leur veulent ôter à cause qu’ils ne la peuvent pas toujours exercer eux-mêmes sont aussi bien fondés que s’ils prétendaient qu’un souverain ne peut pas dresser des chaires en mathématiques, qui dépendent de son autorité royale, s’il n’est lui-même un grand mathématicien.
...Christ n’a pas reçu du Père une autorité royale en ce monde, mais 22o DU CONTRAT SOCIAL. l . . . l · Je crois qu’en développant sous ce point de vue les faits , historiques, on réfuterait aisément les sentiments opposés de Bayle et de Warburton,dontl’un prétend que nulle re- _ seulement un office de conseiller et la possession d'une sagesse exquise pour endoctriner les hommes... Houses, De Cive, La Religion, chap. xu. — De ce que notre Sauveur ne p prescrit au sujet des princes ni aux citoyens des Républiques aucunes lois l distributives, c'est-A-dire qu’il ne leur a donné aucunes regles par les- quelles chaque particulier peut discerner ce qui lui appartient ct lui est propre d’avec ce qui est it autrui, ni en quels termbs, en quelle forme et avec quelles circonstances il faut qu’une chose soit livrée,saisie, donnée ou possédée, aiin qu'elle soit estimée légitimement appartenir a celui qui la i recoit, qui la saisit et qui la possede, il faut nécessairement conclure que non seulement parmi les inlideles desquels Christ a dit qu'il n’était point leur juge ni leur arbitre,mais aussi parmi les chrétiens chaque particulier doit recevoir cette sorte de reglements de l’Etat dans lequel il vit, c‘est-a-dire du prince ou de l’assemblée qui exerce la souveraine puissance de la République". ...Au reste, parce que notre Sauveur n’a indiqué aucunes lois aux suiets touchant le gouvernement de l’Etat outre celles de la nature, c'est-e—dire outre le commandement d'une obéissance civile, ce n’est pas e aucun parti- culier de déf·inir... quelles sont les personnes pernicieuses e l'Etat, quels sont ceux dont l’autorité doit étre suspecte, quelles sont les doctrines et les mmurs, quels sont les discours et quels les mariages desquels le public peut recevoir du dommage ou de l’utilité. Mais on doit apprendre toutes ces choses et autres semblables de la voix publique, je veux dire de la bouche des souverains lorsqu’il faut s’en éclaircir... ...Car Jésus-Christ n’était pas venu au monde pour nous enseigner la logique... ` ll est tres évident que les sujets qui s’estiment obligés d'acquiescer a une puissance étrangere en ce qui regarde les doctrines nécessaires au salut ne forment pas un Etat qui soit tel de soi-meme et se rendent vassaux de cet étranger auquel ils se soumettent... Dans les Etats chrétiens le jugement tant des choses spirituelles que des temporelles appartient au bras séculier de la puissance politique, de snrte que l‘assemblée souveraine ou le prince souverain est le chef de l‘Eglise aussi bien que celui de l’Etat, car l’l.-iglise et la république chrétienne ne sont au fond qu‘une meme chose. Id., chap. xvm. — ...Croire au Christ n’est autre chose que croire que Jésus est le Christ, A savoir celui qui devait venir au monde pour rétablir Ie regne de Dieu suivant que Moise et les prophetes iuifs l’avaient prédit... ...Il n’y a aucun autre article que celui-ci, que Jésus est lc Christ, qui soit requis a un homme chrétien comme nécessaire au salut... Celui que tout le genre humain croirait vraiment et entierement inca- pable d‘errer serait tres assuré d’en avoir le gouvernement et dans le tem- porel et dans le spirituel, si ce n’est qu‘il refusat une si vaste puissance, parce que s’il disait qu’iI faut lui obéir, meme en ce qui est du civil, on ne pourrait pas lui contester cette souveraineté parce qu’on estime ses iuge- ments infaillibles... l
� LIVRE IV. — CHAP. VIII. 22I
ligion n’est utile au corps politique( 1), et dont l’autre sou-
tient, au contraire, que le christianisme en est le plus ferme
appui (2). On prouverait au premier que jamais Etat ne fut
C’est A la meme fin, que se rapporte le privilege d’interpréter les Ecri-
tures... celui qui a une telle autorité a sans contredit un grand empire sur
tous ceux qui reconnaissent les Ecritures saintes pour la vraie parole de
Dieu.
A cela méme tend la question touchant la puissance de remettre et de
retenir les péchés ou touchant le pouvoir d‘excommunier... ·
D‘instituer des ordres et des sociétés, car ceux qui entrent dépendent du
fondateur puisque c‘est par lui qu’ils subsistent et il a Butant de suiets qu’il
y a de moines qui embrassent sa religion, puisqu’ils demeurent dans une_
république ennemie...
C’est A cela que vise la question de iuger des mariages légitimes parce
que celui A qui il appartient de iuger de ces mariages doit oonnaitre aussi
des causes qui concernent les héritages et les successions et tous les biens
et droits non seulement des particuliers mais aussi des plus grands princes...
A cela meme tend en quelque facon le célibat des ecclésiastiques, car ceux
qui ne sont pas lies par le mariage sont moins attachés que les autres au
corps de la République.
(1) Bum, Pensées diverses écritesd un docteur en Sorbonne A l’occasion
de la cométe qui parut au mois de décembre 1680, 4* édition, Rotterdam,
1704, 4 vol. Tome 1•*, page 264 et tome II, page 328. — Quand on compare
les mceurs d’un homme qui a une religion avec 1’idée générale qu’on se
forme des moeurs de cet homme, on est tout surpris de ne trouver aucune
conformité entre ces deux choses... C’est que l’homme ne se détermine pas
A une certaine action plutot qu’A une autre par les connaissances générales )
qu’il a de ce qu’il doit faire, mais par le iugement particulier qu’il porte de (
chaque chose, lorsqu’il est sur le point d’agir... N’est-ce pas uniquement la ,
nouvelle vigueur que le Roi a donnée aux lois pour réprimer la hardiesse ‘
des filous qui nous met A couvert de leurs insultes la nuit et le jour dans E
les rues de Paris? Sans cela ne serions-nous pas exposés aux memes vio- I
lences que sous les autres régnes, quoique les prédicateurs et les confesseurs
fassent encore mieux leur devoir qu’i1s ne le faisaient autrefois?
(2) Wnnauaros, Dissertations sur l`Union de la religion, de la morale
et de la politique. 2 tomes, Londres, chez Guillaume Daaxizs (I742). Pre-
miére dissertation : Sur l’origine et la nature de la société civile et sur
la nécessité de la religion pour en aiiermir l’établissement. - Dans l’état
de nature on avait peu de choses A souhaiter, peu de désirs A combattre,
mais depuis l’établissement des sociétés nos besoins ont augmenté A mesure
que les arts de la vie se sont multipliés et perfectionnés; Paccroissement de
nos besoins a été suivi de celui de nos désirs et graduellement de celui de
nos efforts pour surmonter l’obstacle des lois. C’est cet accroissement de
nouveaux arts, de nouveau: besoins, de nouveaux désirs qui a insensible-
ment amorti l’esprit d’hospitalité et de générosité et qui leur a substitué celui
de cupidité, de vénalité et d'avarice...
Dans la constitution originaire du gouvernement civil, l’on est convenu ·
que la protection et l’obéissance seraient les conditions réciproqucs de ceux
� 222 DU CONTRAT SOCIAL. 1
fondé que la religion ne lui servit de base; et au second,
que la loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile a la
forte constitution de l’Etat (1). Pour achever de me faire en- (
qui gouverneraient et de ceux qui seraient gouvernés. Lorsqu’un citoyen
obéit 21 la loi, la dette que la société contracte envers lui se trouve payee par
la protection qu’elle lui accorde... “
Puisque la crainte du mal et l’espérance du bien qui sont les deux grands
ressorts de la nature pour déterminer les hommes, suffisent a peine pour
faire observer les lois, puisque la société civile ne peut employer l‘un qu’im·
parfaitement et n’est point en état de faire aucun usage de l’autre, puis·
que enfzin ls religion seule p8ut réunir ces deux ressorts et les mettre en ceuvre
avec la plus grande eflicacité, qu’elle seule peut infliger des peines et tou-
iours certaines et touiours iustes, que l’infraction soit publique ou secrete, et
que les devoirs enfreints soient en obligation parfaite ou imparfaite, puis-
qu’elle seule peut apprécier le mérite de Pobéissance, pénétrer les motifs
de nos actions et olfrir 21 la vertu des récompenses que la société civile ne
saurait donner, il s’cnsuit évidemment que l’autorité dc la religion est de
nécessité absolue pour assurer l’observation des devoirs et maintenir le
gouvernement civil.
L’uti1ité de la religion et en particulier du dogme des récompenses et des
peines d’une autre vie a été reconnue par les ennemis de la religion.
(1) Mscuutvni., Discours sur Tite-Live, liv. I, chap. 11. — Si Pattachement
au culte de la divinité est le garant le plus assuré de la grandeur des répué
bliques. le mépris de la religion est la cause la plus certaine de leur
ruine. Malheur a l’Etat ou la crainte dc l’Etre supreme n’existe pas! Il
doit périr s’il n`est maintenu par la crainte du prince meme qui supplée
au défaut de la religion, et comme les princes ne regnent que le temps de la
vie, il faut également que l’Etat, dont l’existence ne tient qu`& la vertu de
celui qui regne, périsse promptement.
Id., chap. Ill. — Les princes et les républiques qui veulent se maintenir
a l’abri dc toute corruption doivent sur toutes choses conserver la religion
et ses cérémonies et entretenir le respect du a leur sainteté...
Tout ce qui tend a favoriser la religion doit etre accueilli, quand meme
on en reconnaitrait la fausseté, et on le doit d'autant plus qu’on a plus dc
sagesse et de connaissance du co:ur humain.
Bossusr, Politique de Pécriture, liv. Vll, art. 2. III• Proposition. — Que
si l’on demande ce qu’il faudrait dire d’un Eitat ou l’autorité publique se
trouverait établie sans aucune religion, on voit d’abord qu’on n‘a pas
besoin de répondre a des questions chimériques. De tels Etats ne furent
iamais. Les peuples oi: il n’y a point de religion sont en meme temps sans
police, sans veritable subordination et entierement sauvages. Les hommes
n’étant point tenus par la conscience ne peuvent s’assurer les uns les au-
tres. Dans les empires oil les historiens rapportent que les savants et les
magistrats méprisent la religion et sont sans Dieu dans leur coeur, ces peuples
sont conduits par d’autres principes et ils ont un culte public.
" Si, néanmoins, il s’en trouvait oil le gouvernement ftlt établi encore qu’il
n’y Clilf aucune religion (ce qui n’est pas et ne parait pas pouvoir etre), il y
faudrait conserver le bien de la société le plus qu’il serait possible et cet état
� LIVRE IV. — CHAP. VIII. 223
tendre, il ne faut que donner un peu plus de précision aux
idées trop vagues de religion relatives a mon sujet.
La religion, considérée par rapport at la société, qui est
ou générale ou particuliére, peut aussi se diviser en deux
especes : savoir, la religion de l`homme, et celle du citoyen.
L3. pI`€I1'1IéI`€, SHIIS temples, SHDS autels, SHDS rites, bOI`I'lé€
au culte purement intérieur du Dieu supreme et aux devoirs
éternels de la morale, est la pure et simple religion de
l’Evangile, le vrai théisme, et ce qu’on peut appeler le droit
divin naturel. L’autre, inscrite dans un seul pays, lui donne
SCS CIICLIX, SCS p3II`OflS pI'OpI`€S et Il1Iél3II'€S; elle 3 SCS
dogmes, ses rites, son culte extérieur prcscrit par des lois :
hors la seule nation qui la suit, tout est pour elle infidele,
étranger, barbare`; elle n’étend les devoirs et les droits de
l’homme qu’aussi loin que ses autels. Telles furent toutes
les religions des premiers peuples, auxquelles on peut
donner le nom de droit divin civil ou positif (1).
vaudrait mieux qu’une anarchie absolue qui est un état de guerre de tous 1
contre tous. 1
IV• Proposition. — Quoiqu’il soit vrai que les fausses religions, en ce
qu'elIes ont de bon et de vrai qui est qu’il faut reconnaitre quelque divinité
A laquelle les choses humaincs sont soumises, puissent suffzire absolument
it la constitution des Etats...
Wnnuunron, Seiriéme dissertation (nn). — En un mot et c’est la con-
clusion de tout cet ouvrage: quiconque veut assurer le gouvernement civil
doit le soutenir par la religion et quiconque veut étendre la religion doit
employer le secours du gouvernement civil.
Momzsqutzu, Esprit des lois, liv. XXIV, chap. 11. — M. Bayle a pré-
tendu prouver qu’il valait mieux etre athée qu’idolatre, c’est·&-dire, en d’au-
tres termes, qu’il est moins dangereux de n’avoir point du tout de religion
que d‘en avoir une mauvaisen.
Ce n’est qu’un sophisme fondé sur ce qu’il n’est d'aucune utilité au genre
humain que l'on croie qu’un certain homme existe, au lieu qu’il est tres
utile que l'on croie que Dieu est...
Quand il serait inutile que les sujets eussent une religion, il ne le sersit
pas que les princes en eussent et qu’ils blanchissent d’écume le seul frein
que ceux qui ne craignent pas les lois humaines puissent avoir...
La question n’est pas de savoir s’il vaudrait mieux qu’un certain homme
ou qu’un certain peuple n’e1‘lt point de religion que d’abuser de celle qu’il
a, mais de savoir quel est le moindre mal que l'on abuse quelquefois de la
religion ou qu’il n‘y en ait point du tout parmi les hommes.
(1) R. Emile, liv. IV. — Il fallait un culte uniforme, je le veux bien,
� 224 DU CONTRAT SOCIAL. l
Il y a une troisiéme sorte de religion plus bizarre, qui,
donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux ,
patries, les soumet it des devoirs contradictoires, et les em- p
péche de pouvoir étre a la fois dévots et citoyens. Telle est l
la religion des Lamas, telle est celle des Japonais, tel est i
le Cl`1l`lSIl3.l'1lS1'I1C I`OI`Il8ll’l. OH PCUI appeler C€lLll-Cl la I`€ll·
• ' O D l
glOl`l dll Pl`éII`C. CD I`CSLllI€ L1I'l€ SOHC dc dI`OlI IDIXIC CI l
insociable qui n’a point de nom.
A considérer politiquement ces trois sortes de religion, ?
elles ont toutes leurs défauts. La troisiéme est si évidem- l
ment mauvaise, que c’est perdre le temps de s’amuser it le l
démontrer. Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien; l
. . . . , 1
toutes l.€S IDSIIIUIIOIIS qlll IIICUCIII l,l1OI'IlI`Il€ CII COI1U`8dlC· I
. tion avec lui-meme ne valent rien. 1
La seconde est bonne en ce qu’elle réunit le culte divin i
et l’amour des lois, et que, faisant de la patrie l’obiet de
l’adoration des citoyens, elle leur apprend que servir l'Etat, ,
,c’est en servir le dieu tutélaire. C’est une espece de théo— l
cratie, dans laquelle on ne doit point avoir d’autre pontife 1
mais ce point était-il donc si important qu’il fallut tout l’appareil de la
puissance divine pour l’établir? Ne confondons point le cérémonial de la n
religion avec la religion. Le culte que Dieu demande est celui du coeur; et
celui-la, quand il est sincere, est toujours uniforme. C’est avoir une vanité
bien folle de s’imaginer que Dieu prenne un si grand intérét it la forme de
l’habit du prétre, a l’ordre des mots qu’il prononce, aux gestes qu’il fait a
l’autel, et a toutes ses génuilexions! Eh! mon ami, reste de toute ta hau-
teur, tu seras touiours assez pres de terre. Dieu veut etre adoré en esprit
et en vérité : ce devoir est celui de toutes les religions, de tous les pays, de
tous les hommes. Quant au culte extérieur, s°il doit étre uniforme pour le
bon ordre, c’est purement une affaire de police; il ne faut point de révé-
lation pour cela.
R. Emile, liv. IV. — Dieu n’a—t—il pas tout dit a nos yeux, a notre
conscience, a notre iugement? Qu’est-ce que les hommes nous diront de
plus? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu en lui donnant les pas-
sions humaines. Loin d’éclaircir les notions du grand Etre, je vois que les
dogmes particuliers les embrouillent; que loin de les ennoblir ils les avi- p
lissent; qu’aux mystéres inconcevables qui l’environnent, ils aioutent des i
contradictions absurdes; qu'ils rendent l’l1omme orgueilleux, intolérant, l
cruel; qu’au lieu d’établir la paix sur la terre, ils y portent le fer et Ie feu. p
Je me demande a quoi bon tout cela sans savoir me répondre. Je n’y vois
que les crimes des hommes et )es miséres du genre humain.
l
� LIVRE IV. — CI-IAP. VIII. 225
que le prince, ni d’autres prétres que les magistrats. Alors
mourir pour son pays, c’est aller au martyre; violer les
lois, c’est étre impie; et soumettre un coupable a 1’exécra-
tion publique, c’est le dévouer au courroux des dieux :
Sacer estod.
Mais elle est mauvaise en ce qu‘étant fondée sur l’erreur
et sur le mensonge, elle trompe les hommes, les rend cré-
dules, superstitieux, et noie le vrai culte de la Divinité dans
un vain cérémonial. Elle est mauvaise encore, quand, de-
venant exclusive et tyrannique, elle rend un peuple sangui-
I`I8II`C et lfIIOléI`8fIlI, CII SOHC qI1’l1 IIC I`€SPlI`€ QUE II'1€I1I`II`€
et I'I1&SS&CI`€, et CIOII f3lI`C UDB QCIIOII sainte CII liI18I'lI qI.II·
conque n’admet pas ses dieux. Cela met un tel peuple dans
un état naturel de guerre avec tous les autres, tres nuisible
R S3 PI`OpI`C SOI'€Ié (I).
Reste donc la religion de l’homme ou le christianisme, ·
(1) R. Nouvelle He'l0Is·e, partie V, lettre 5. — Je`ne cesserai iamais de
le redire, c’est que ces persécuteurs-la ne sont point des croyants, ce sont
des fourbes.
R. Nouvelle Hélolse, partie VI, ‘lettre 8. — Je vois qu°il est impossible
que Yintolérance m’endurcissc Fame. Comment chérir tcndrement les gens
qu’on réprouve? Quelle charité peut-on conserver parmi les damnés? Les
aimer ce serait_ hair Dieu qui les punit. Voulons-nous donc etre humains;
iugeons les actions et non pas les hommes, n’empiétons point sur l°horribIe
fonction des démons; n’ouvrons point si légérement l'enfer a nos freres. Eh!
s`il était destiné pour ceux qui se trompent, quel mortel pourrait l’éviter?
R. Emile, liv. IV. — Bayle a tres bien prouvé que le fanatisme est plus
pernicieux que Pathéisme, et cela est incontestable; mais ce qu’il n’a eu
garde de dire, et qui n’est pas moins vrai, c’est que le fanatisme, quoique
sanguinaire et cruel, est pourtant une passion grande et forte, qui éleve le
coeur de 1’homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui donne un ressort
prodigieux, et qu’il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes
vertus; au lieu que Pirréligion, et en général 1’esprit raisonneur et philo-
sophique, attache a la vie, elfémine, avilit les Ames, concentre toutes les
passions dans la bassesse de 1’intéret particulier, dans l’abiection du moi
humain, et sape ainsi in petit bruit les vrais fondements de toute société; car
ce que les intérets particuliers ont de commun est si peu de chose qu’il ne
balancera jamais ce qu’ils ont d’opposé.
Si l’athéisme ne fait pas verser le sang des hommes, c’est moins par
amour pour la paix que par indifference pour le bien : comme que tout
aille, peu importe au prétendu sage, pourvu qu’il reste en repos dans son
cabinet. Ses principes ne font pas tuer les hommes, mais ils les empéchent
• 15
¤
n
� z¤6 DU CONTRAT SOCIAL.
non pas celui d’aujourd’hui, mais celui de l’Evangile,
qui en est tout a fait diiférent. Par cette religion sainte,
sublime, véritable, les hommes, enfants du méme Dieu,
se reconnaissent tous pour freres, et la société qui les unit
ne se dissout pas meme a la mort. _ .
Mais cette religion, n’ayant nulle relation particuliére
avec le corps politique, laisse aux lois la seule force qu’elles
tirent d’elles-mémes sans leur en ajouter aucune autre; et
par la un des grands liens de la société particuliere reste
sans effet. Bien plus, loin d`attacher les coeurs des citoyens
a l’Etat, elle les en détache comme de toutes les choses de la
terre. Je ne connais rien de plus contraire a l’esprit social (1).
On nous dit qu’un peuple de vrais chrétiens formerait
la plus parfaite société que l’on puisse imaginer. Je ne
vois a cette supposition qu’une grande difficulté : c’est
qu’une société de vrais chrétiens ne serait plus une société
d’hommes.
Je dis meme que cette société supposée ne serait, avec
toute sa perfection, ni la plus forte ni la plus durable : a
force d’étre parfaite, elle manquerait de liaison; son vice
destructeur serait dans sa perfection meme.
de naitre en détruisant les moeurs qui les multiplient, en les détachant de
leur espéce, en réduisant toutes leurs affections a un secret égoisme, aussi
funeste A la population qu’a la vertu. L’indit'férence philosophique ressemble
a la tranquillité de l’Etat sous le despotisme; c’est la tranquillité de la
mort : elle est plus destructive que la guerre meme.
(t)R.Lettre ix Moultou (2t octobre t762).-Vous avez tres bien vu l°état
de la question dans le dernier chapitre du Contrat social, et la critique de
Roustan porte a faux a cet égard. — Voici le passage de la lettre a Moultou,
a laquelle Rousseau fait allusion : •< R. n’a pas compris votre dernier cha-
pitre du Contrat social, au moins il ne l’a pas entendu comme moi. Quand
vous dites que le christianisme est contraire a l’esprit social, il me semble
que cette assertion revient a celle-ci, que la bienveillance se relache en
s`étendant et que 1e christianisme nous faisant envisager tous les hommes
comme nos freres nous empeche de meme une grande difference entre eux
et nos concitoyens. De la le systeme du christianisme est plus favorable A
la société universelle des hommes qu’aux sociétés particulieres, le chrétien
est plus cosmopolite que patriote. » (J.—J. Rousseau ses amis et ses ennemis,
correspondance publiée par Streckeisen-Moultou. 2 vol. Paris, Michel Lévy,
éditeur, 1865, tome I, page 65).
�
Chacun remplirait son devoir ; le peuple serait soumis
aux lois, les chefs seraient justes et modérés, les magistrats intègres, incorruptibles ; les soldats mépriseraient la mort ; il n’y aurait ni vanité ni luxe : tout cela est fort bien ; mais voyons plus loin.
Le christianisme est une religion toute spirituelle, occupée uniquement des choses du ciel; la patrie du chrétien n’est pas de ce monde. Il fait son devoir, il est vrai, mais il le fait avec une profonde indifférence sur le bon ou mauvais succés de ses soins. Pourvu qu’il n’ait rien a se reprocher, peu lui importe que tout aille bien ou mal ici-bas. Si l’Etat est florissant, a peine ose-t-il jouir de la félicité publique ; il craint de s’enorgueillir de la gloire de son pays ; si l’Etat dépérit, il bénit la main de Dieu qui s’appesantit sur son peuple (1).
Pour que la société fut paisible et que l’harmonie se
(1) R. Lettred M. Ustcri, profcsseur à Zurich, sur Ic chapitre VIII du dernier livre du Contrat social. Motiers, le 15 juillet 1763... Je continue a répondre a vos difficultés puisque vous l’exigez ainsi. Je vous dirai donc, avec ma franchise ordinaire, que vous ne me paraissez pas avoir bien saisi l‘état de la question. La grande société, la société humaine en général est fondée sur l’humanité, sur la bienveillance universelle. Je dis et j’ai toujours dit que le christianisme est favorable a celle-la. Mais les sociétés particulieres, les sociétés politiques et civiles ont un tout autre principe. Ce sont des établissements purement humains, dont par conséquent le vrai christianisme nous détache comme de tout ce qui n’est que terrestre. Il n’y a que les vices des hommes qui rendent ces établissements nécessaires et il n’y a que les passions humaines qui les conservent. Otez tous les vices a vos chrétiens ils n’auront plus besoin des magistrats ni des lois; otez-leur toutes les passions humaines, le lien civil perd A l’instant tout son ressort ; plus d’émulation, plus de gloire, plus d°ardeur pour les préférences. L’intéret particulier est détruit, et faute d’un soutien convenable, l’état politique tombe en langueur.
Votre supposition d’une société politique et rigoureuse de chrétiens, tous parfaits a la rigueur, est donc contradictoire, elle est encore outrée quand vous ne voulez pas y admettre un seul hom me injuste, pas un seul usurpateur. Sera-t-elle plus parfaitc que celle des apôtres ? Et cependant il s’y trouva un Judas... Sera-t-elle plus parfaite que celle des anges, et le diable, dit-on, en est sorti. Mon cher ami, vous ou bliez que vos chrétiens seront des hommes et que la perfection que je leur suppose est celle que peut comporter l'humanité. Mon livre n’est pas fait pour les dieux...
Pour conserver votre république chrétienne, vous rendez vos voisins 2:8 DU CONTRAT SOCIAL. ` maintint, il faudrait que tous les citoyens sans exception fussent égalcment bons chrétiens : mais si malheureusement il s’y trouve un seul ambitieux, un seul hypocrite, un Cati- lina, par exemple, un Cromwell, celui-la tres certainement p aura bon marché de ses pieux compatriotes. La charité chrétienne ne permet pas aisément de penser mal de son prochain. Des qu’il aura trouvé par quelque ruse l’art de l leur en imposer et de s’emparer d’une partie de l’autorité publique, voila un homme constitué en dignité; Dieu veut qu’on le respecte : bientot voila une puissance; Dieu veut ` qu’on lui obéisse; le dépositaire de cette puissance en abuse·t-il, c’est la verge dont Dieu punit ses enfants. On se ferait conscience de chasser l’usurpateur : il faudrait troubler le repos public, user de violence, verser du sang; tout cela s’accorde mal avec la douceur du chrétien; et, apres tout, qu’importe qu’on soit libre ou serf dans cette vallée de miseresa Pessentiel est d’aller en paradis, et la resignation n’est qu’un moyen de plus pour cela. Survient-il quelque guerre étrangere, les citoyens mar- chent sans peine au combat; nul d’entre eux ne songe in fuir; ils font leur devoir, mais sans passion pour la vic- toire; ils savent plut6t mourir que vaincre. Qu’ils soient vainqueurs ou vaincus, qu’importe? La Providence ne sait- elle pas mieux qu’eux ce qu’il leur faut(1)? Qu’on imagine aussi justes qu’elle, e la bonne heure. Je conviens qu’elle se défende tou- iours assez bien pourvu qu’elle ne soit point attaquée. A l’égard du courage que vous donnez h vos soldats par le simple amour de la conservation, c’est celui qui ne manque a personne. Je lui ai donné un motif encore plus puis· sant sur les chrétiens, savoir l’amour du devoir. Le-dessus ie crois pouvoir pour toute réponse vous renvoyer a mon livre oii ce point est bien discuté. Comment ne voyez-vous pas qu’il n’y a que de grandes passions qui fassent de grandes choses? Qui n’a d’autre passion que celle de son salut ne fera jamais rien de grand dans le temporel. Si Mutius Scévola n’e1‘It été que saint, croyez·vous qu’il cut fait lever le siege de Rome. Vous me citerez peut—étre la magnanime Judith? Mais nos chrétiennes hypothétiques, moins bal-baremem coquettes, irirom pas, je crois, séduire leurs ennemis et puis coucher avec eux pour les massacrer durant leur sommeil. » (x)BAv¤.1=:, Pensées diverse.: sur Ia cométe, tome IV, page 598. — Les chrétiens dont ie parle seraicnt peu proprcs au combat, ils auraient été
� LIVRE IV. — CHAP. VIII. ng
quel parti un ennemi iier, impétueux, passionné, peut tirer
de leur stoicisme ! Mettez vi s-a-vis d’eux ces peuples généreux
que dévorait l’ardent amour de la gloire et de la patrie,
supposez votre république chrétienne vis-a-vis de Sparte
ou de Rome : les pieux chrétiens seront battus, écrasés,
détruits, avant d’avoir eu le temps de se reconnaitre, ou
ne devront leur salut qu’au mépris que leur ennemi con-
CCV1`8. pOl.1l` CDX. Ciétalt UD beau SCYIIICHI $1 IIIOII gfé (IUC
celui des soldats de Fabius; ils ne jurerent pas de mourir
OU. de vaincre, i.lI`CI`CDI de I`CVCfliI` V3lflqLlCLlI`S, et tlfl-
I‘CI'lI 1Cl1l` SCITIICHI Z jamais des Chl`éIlCIlS I'l’CI'I CUSSCIII fait
un pareil; ils auraient cru tenter Dieu (1).
Mais je me trompe en disant une république chrétienne;
‘ (
élevés a la patience des injures, a la douceur, a la débonnaireté, A la mor-
tification des sens, a l’oraison et a la meditation des choses célestes. On les
enverrait comme des brebis au milieu des loups...
(1) MACHIAVEL, Discours sur Tite-Live, liv. ll, chap. II. — Pour quelles
raisons les hommes d'h présent sont·ils moins attachés a la liberté que ceux
d’autrefois? Pour la meme raison, je pense, qui fait que ceux d’aujourd’hui
sont moins forts et c’est, si je ne me trompe, la difference d’éducation fondée
sur la diiférence de religion. Notre religion, en effet, nous ayant montré la
vérité et le seul chemin du salut, fait que nous mettons moins de prix a la
gloire de ce monde, Les paiens, au contraire, qui l’estimaient beaucoup, qui
placaient en elle le souverain bien, mettaient dans leurs actions infiniment
plus de force et d’énergie...
Notre religion couronne plutot les vertus humbles et contemplatives que
les vertus actives. Notre religion place le bonheur supreme dans l’humilité,
l’abjection, le mépris des choses humaines... Si elle exige quelque force
d‘eme, c’est plutot celle qui fait supporter les maux que celle qui porte aux
grandes actions.
ll me parait done que ces principes en rendant les peuples plus faibles,
les ont disposés a étre plus facilement la proie des méchants. Ceux··ci ont
vu qu°ils pouvaient tyranniser sans erainte les hommes qui, pour aller en
paradis, sont plus disposés a supporter des injures qu’e les venger...
Monrasqurzu, Esprit des Lois, liv. XXIV, chap. vt. —- M. Bayle, apres
avoir insulté toutes les religions, Hétrit la religion chretienne; il ose avancer (
que de véritables chrétiens ne formeraient pas un Etat qui pet subsister. (
Pourquoi non? Ce seraient des citoyens iniiniment éclairés sur leurs de- l
voirs et qui auraient un tres grand zele pour les remplir, ils sentiraient tres Q
bien les droits de la defense naturelle; plus ils croiraient devoir A la religion, F
plus ils penseraient devoir at la patrie... (
Il est étonnant que ce grand homme n’ait pas su distinguer les ordres )
pour Pétablissement du christianisme d’avec le christianisme meme et qu’on ‘
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l
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230 DU CONTRAT SOCIAL. i
chacun de ces deux mots exclut l’autre. Le christianisme i
ne préche que servitude et dépendance. Son esprit est trop
. . l
favorable a la tyranme pour qu’elle n’en proiite pas touyours. (
Les vrais chrétiens sont faits pour étre esclaves, ils le savent (
et ne s’en émeuvent guére; cette courte vie a trop peu de
prix a leurs yeux (1). (
Les troupes chrétiennes sont excellentes, nous dit·on. l
Je le nie. Qu’on m’en montre de telles? Quant a moi, ie ne
connais point de troupes chrétiennes. On me citera les croi- l
sades. Sans disputer sur la valeur des croisés, je remar- (
querai que, bien loin d’étre des chrétiens, c’étaient des (
soldats du prétre, c’étaient des citoyens de l’Eglise : ils se (
battaient pour son pays spirituel, qu’elle avait rendu tem-
porel on ne sait comment. A le bien prendre., ceci rentre i
sous le paganisme : comme l’Evangile n’établit point une i
religion nationale, toute guerre sacrée est impossible parmi (
les chrétiens.
Sous les empereurs paiens, les soldats chrétiens étaient
braves; tous les auteurs chrétiens l’assurent, et je le crois : (
c’était une émulation d’honneur contre les troupes paiennes.
Des que les empereurs furent chrétiens, cette émulation
ne subsista plus; et, quand la croix eut chassé l’aigle, toute l
la valeur romaine disparut. l
Mais, laissant :21 part les considérations politiques, reve· i
nons au droit, et fixons les principes sur ce point important. (
Le droit que le pacte social donne au souverain sur les su-
puisse lui imputer d’avoir méconnu l’esprit de sa propre religion. Lorsque
le législateur au lieu de donner des Iois a donné des conseils, c’est qu’il a
vu que ses conseils, s’ils étaieutordonnés comme des lois, seraient contraires
A l’esprit de ses lois. i
(r) Dimznor, Encyclopédie (article Société).- Les hommes sont faits pour (
vivre en société. (
L’esprit de sociabilité doit étre universel, la société humaine embrasse l
{ODS les hommes HVCC OH PED! 8VOil' COH1m¢fCC...
La société elle-méme a produit un nouveau genre de devoirs qui n’exis-
taient point dans l’état dc nature et quoiquc entiérement de sa création elle (
3 m8DqUé de 88V0iI‘ pO�l' les f8l1'¢ observer: {CUE est, PHT CXCHIPIC, cette
vertu surannée et presque de mode que l'on appelle l’am0ur de la patrie.
l
l
� LIVRE IV. — CI-IAP. VIII. 231
jets ne passe point, comme je l'ai dit, les bornes de l’utilité
publique (a). Les sujets ne doivent donc compte au souve-
rain de leurs opinions qu’autant que ces opinions impor-
tent A la communauté(1). Or il importe bien A l’Etat que
chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses de-
voirs; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni
IIEIBI Ill SCS I`I1€IIlbI`€S q�’3l1I&I`lIZ (IUC CCS dogmes SC I`21PPOI`•
tent A la morale et aux devoirs que celui qui la professe est
tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir, au sur-
plus, telles opinions qu’il lui plait, sans qu’il appartienne
au souverain d’en connaitre; car, comme il n’a point de
compétence dans l’autre monde, quel que soit le sort des
Sl.1i€IS d21I'1S la Vi€ R Véflil`, CC I'1’CSI PRS SOI1 3.H`3iI`€, POUTVU
qu’ils soient bons citoyens dans celle—ci (2).
Il y a donc une profession de foi purement civile dont
(a} a Dans la république, dit le marquis d’A., chacun est parfaitement
libre en ce qui ne nuit pas aux autres. » Voila la borne invariable ; on ne
peut la poser plus exactement. Je n’ai pu me refuser au plaisir de citer
quelquefois ce manuscrit, quoique non connu du public, pour rendre hon-
neur A la mémoire d’un homme illustre et respectable, qui avait conservé
iusque dans le ministere le coeur d’un vrai citoyen, et des vues droites et
saines sur le gouvernement de son pays. (Note du Contrat social, édition de
1762.) - R. Lettre d Usteri, 15 juillet 1763. M. le marquis d’A. dont vous me
demandez le nom est feu M. le marquis d’A1·genson qui avait été ministre
des Affaires étrangéres et qui, quoique ministre, ne laissait pas d’étre hon-
néte homme et bien intentionné. 1
(1) I-Ionnss, De Cive, chap. IV. — La foi est une partie de la doctrine .
chrétienne qui ne peut pas étre comprise sous le nom de Icy. D’ail1eurs,
les lois sont données pour régler les actions de notre volonté et ne tou- J
chent point A nos opinions. Les matiéres de la foi et qui regardent la
créance, ne sont pas de la juridiction de notre volonté et sont hors de notre A
puissance.
S1>1¤oz.1, Tractatus politicus, chap. 111.- Ad externos cultus quod attinet
certum est illos ad veram dei cognitionem et amorem, qui ex ea necessario .
sequitur, nihil prorsus iuvare nec nocere posse; atque adeo non tanti fa-
ciendi sunt ut propter ipsos pax et tranquillitas publica perturbari mereatur.
(2) R. Lettre a M. de Beaumont. — Je vois donc deux maniéres d’exa-
miner et comparer les religions diverses : l’une selon le vrai et le faux qui
s’y t1-ouvent, soit quant aux fairs naturels ou surnaturels sur lesquels elles
sont établies, soit quant aux notions que la raison nous donne de l’Etre
supreme et du culte qu’il veut de nous; l’autre selon leurs effets temporels
et moraux sur Ia terre, selon le bien ou le mal qu’elles peuvent faire A la
société et au genre humain. Il ne faut pas, pour empécher ce double exa-
� 23:1 DU CONTRAT SOCIAL. i
il appartient au souverain de fixer les articles, non pas pre- l
cisement comme dogmes de religion, mais comme senti- l
ments de sociabilite sans lesquels il est impossible d’étre l
men, commencer par decider que ces deux choses vont toujours ensemble, l
. et que la religion la plus vraie est aussi la plus sociale : c’est precisement n
ce qui est en question; et il ne faut pas d’abord crier que celui qui traite
cette question est un impie, un athee, puisque autre chose est de croire,
et autre chose d’examiner l’effet de ce que l’on croit. l
Il paralt pourtant certain, je l’avoue, que, si l’homme est fait pour la
societe, la religion la plus vraie est aussi la plus sociale et Ia plus humaine, n
R. 2• Lettre de la Moutague. — Il est bien vrai que la doctrine du plus
grand nombre peut étre proposee A tous comme la plus probable ou la plus l
autorisee; le souverain peut meme la rédiger en formule et la prescrire A ,
ceux qu’il charge d’enscigner, parce qu’il faut quelque ordre, quelque regle
dans les instructions publiques, et qu’au fond l’on ne gene en ceci la i
liberte de personne, puisque nul n'est force d’enseigner malgre lui : mais
il ne s’ensuit pas de lA que les particuliers soient obliges d’admettre pre- l
cisement ces interpretations qu’on leur donne et cette doctrine qu’on leur l
enseigne. Chacun en demeure seul juge pour lui-meme, et ne reconnait en l
cela d’autre autorité que la sienne propre. Les bo nnes instructions doivent
moins fixer le choix que nous devons faire, que nous mettre en etat de
bien choisir. Tel est le veritable esprit'de la reformation, tel en est le vrai
fondement. La raison particuliere y prononce, en tirant la fol de la regle
commune qu’elle etablit, savoir, l’Evangile; et il est tellement de l’essence
de la raison d’étre libre, que, quand elle voudrait s’asservir A l’autorite,
cela ne dépendrait pas d’elle. Portez la moiiidre atteinte A ce principe, et
tout Pevangelisme croule A l'instant. Qu'on me prouve aujourd’hui qu’en
matiere de foi je suis oblige de me soumettre aux décisions de quelqu’un,
aes demain ie me fais catholique, et tout homme consequent et vrai fera i
comme moi.
R. 2• Lettre de la Montague. — Dieu s’est reserve sa propre defense et
le chatiment des fautes qui n’oifensent que lui. C’est un sacrilege A des
hommes de.se faire les vengeurs de la Divinite, comme si leur protection
lui etait necessaire. Les magistrats, les rois n’ont aucune autorité sur les
Ames; et pourvu qu’on soit fidele aux lois de la societe dans ce monde, ce
n'est point A eux de se méler de ce qu’on deviendra dans l’autre, ou ils
n’ont aucune inspection. Si l’on perdait ce princi pe de vue,les lois faites
pour le bonheur du genre humain en seraient bientot le tourment; et, sous
leur inquisition terrible, les hommes, jugés par leurfoi plus que par leurs
oeuvres, seraient tous A la merci de quiconque voudrait les opprimer.
R. 5* Lettre de la Montague. — Ce que les tribunaux civils ont A de-
fendre n'est pas l’ouvrage de Dieu, c’est l’ouvrage des hommes; ce n'est pas
des Ames qu’ils sont charges, c’est des corps ; c’est de l‘Etat et non de l
Plilglise, qu’ils sont les vrais gardiens; et, lorsqu’ils se melent des matieres l
de religion, ce n'est qu’autant qu’elles sont du ressort des lois, autant que
ces matieres importent au bon ordre et A la siirete publique. VoilA les saines
maximes de la magistrature. Ce n'est pas, si l’on veut, la doctrine de la
puissance absolue, mais c’est celle de la justice et de la raison. Jamais on
l
I
� LIVRE IV. - CHAP. VIII. 233
bon citoyen ni sujet fidéle (a) (1). Sans pouvoir obliger per-
sonne a les croire, il peut bannir de l’Etat quiconque ne les
croit pas; il peut le bannir, non comme impie, mais comme
ne s’en écartera dans les tribunaux civils, sans donner dans les plus funestes
abus, sans mettre l’Etat en combustion, sans faire des lois et de leur auto-
rité le plus odieux brigandage.
R. y• Lettre de la Montagne. — Le pouvoir législatif consiste en deux
choses inséparables : faire les lois et les maintenir; c’est-21-dire avoir
inspection sur le pouvoir exécutif. ll n’y a point d'Etat au monde ou le sou-
verain n’ait cette inspection. Sans cela toute liaison, toute subordination
manquant entre ces deux pouvoirs, le dernier ne dépendrait point de l’autre;
Pexécution n’aurait aucun rapport nécessaire aux lois; la loi ne serait qu’un
mot, et ce mot ne signiiierait rien.
R. Emile, liv. IV. - Quant aux dogmes qui n'infiuent ni sur les actions
ni sur la morale, et dont tant de gens se tourmentent, je ne m‘en mets
nullement en peine. Je regarde toutes les religions particulieres comme
une forme d’honorer Dieu par un culte public, et qui peuvent toutes avoir
leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le génie du peuple,
ou dans quelque autre cause locale qui rend l’une préférable iz l’autre, selon
les temps et les lieux. Je les crois toutes bonnes quand on y sert Dieu con- .
venablement. Le culte essentiel est celui du coeur.
R. Emile, liv. IV. — Osez confesser Dieu chez les philosophes; osez
precher l'humanité aux intolérants.
Waaauaros, Quirqiéme dissertation. — L‘Eglise peut et doit étre envi-
sagée sous deux faces ou simplement comme une société religieuse et un
établissement d’institution divine; et alors elle est indépendante de l’Etat;
ou comme une société nationale ou un établissement d’institution humaine
et alors elle est dépendante de la société civile et l’autorité supreme ou la
suprématie politique dans toutes les choses relatives a l’Etat national ou
l’Eglise appartient au souverain.
(a) César, plaidant pour Catilina, tachait d’établir le dogme de la mor-
talité de Fame; Caton et Cicéron, pour le réfuter, ne s'amusérent point it
philosopher ; ils se contentérent de montrer que César parlait en mauvais
citoyen, et avancait une doctrine pernicieuse a l’E;tat. En eifet, voila de quoi I
devait iuger le sénat de Rome, et non d’une question de théologie. (Note du I
Contrat social, édition de 1762.) ` I
(1) R. Lettre d M. de Beaumont. —Pourquoi un homme a-t-il inspection I
sur la croyance d’un autre? et pourquoi l’Etat a-t-il inspection sur celle des `
citoyens ? C’est parce qu‘on suppose que la croyance des hommes determine I
leur morale, et que des idées qu'ils ont de la vie in venir dépend leur con-
duite en celle-ci. Quand cela n’est pas, qu‘impo1·te ce qu'ils croient ou ce I
qu'ils font semblant de croire? L’apparence de la religion ne sert plus qu’a
les dispenser d’en avoir une.
Dans la société chacun est en droit de s’informer si un autre se croit I
obligé d‘étre juste, et le souverain est en droit d’examiner les raisons sur
lesquelles chacun fonde cette obligation. De plus, les formes nationales
doivent étre observées; c’est sur quoi i’ai beaucoup insisté. Mais, quant aux
opinions qui ne tiennent point A la morale, qui n`influent en aucune maniére
� 234 DU CONTRAT SOCIAL.
insociable (1), comme incapable d’aimer sincérement les lois,
la justice, et d’immoler au besoin sa vie a son devoir. Que
si q�Clq.1°LlI1, apl`<`:S aV0ll‘ I`€C0l1¤.l pJbllq.1€m€I1t CCS ITIEIIICS
dogmes,seconduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni
de mort; il a commis le plus grand des crimes, il a menti
devant les lois (2).
Les dogmes de la religion civile doivent étre simples,
en petit I10mbl'€, éI1OI1CéS aV€C pI`éClSl0I1, Sans €•XpllCatl0I'1S
sur les actions, et qui ne tendent point a transgresser les lois, chacun n’a
la-dessus que son iugement pour maitre, et nul n’a ni droit ni intérét de
prescrire A d‘autres sa facon de penser.
R. 4• Lettre de Ia Montague. — On ne peut pas dire, non plus, que
j’attaque la morale dans un livre ou i’établis de tout mon pouvoir la préfé-
rence du bien général sur le bien particulier, et ou ie rapporte nos devoirs
envers les hommes a nos devoirs envers Dieu, seul principe sur lequel la
morale puisse étre fondée, pour étre réelle et passer l’apparence. On ne
peut pas dire que ce livre tende en aucune sorte a troubler le culte établi
ni l‘ordre public, puisque au contraire j’y insiste sur le respect qu’on doit
aux formes établies, sur Pobéissance aux lois en toute chose, mémc en
matiére de religion.
R. Emile, liv. IV. — En attendant de plus grandes lumiéres, gardons
l’ordre public; dans tout pays respectons les lois, ne troublons point le
culte qu’elles prescrivent: nc portons point les citoyens in la désobéissance;
car nous ne savons point certainement si c’est un bien pour eux de quitter
leurs opinions pour d’autres, et nous savons tres certainement que c’est un
mal de désobéir aux lois.
Dmznor, Diet. encyclopédique (article Législateur). —Si le législateur fait
de la religion un ressort principal de l’Etat, il donne nécessairement trop
de crédit aux prétres, qui prendront bientot de l’ambition... rien ne peut
l’assurer qu’il sera toujours le maitre; cette raison suflit pour qu’il rende les
lois principales soient constitutives, soient civiles, et leur exécution indé-
pendante du culte et des dogmes religieux; mais il doit respecter, aimer la
religion et la faire aimer et respecter.
(i) Honnas, De Cive, chap. xw. — Les hommes sont de cette nature que
chacun nomme bien ce qu‘il désirerait qu’on lui fit, et mal ce qu’il voudrait
éviter.
Comment dira-t-on que celui-la péche qui nie Pexistence ou la provi-
dence de Dieu ou qui vomit contre lui quelque autre blaspheme; car il
alléguera qu’il n’a jamais soumis sa volonté in celle de Dieu duquel méme
il n’a pas cru l’existence...
L’athée n'est pas puni en qualité de sujet; parce qu’il n’a pas observé les
lois, mais comme un ennemi qui n’a voulu les recevoir, c’est-a-dire il est
puni par le droit de la guerre, comme les géants le furent autrefois dans le
passé lorsqu’ils voulurent monter au ciel et s’en prendre aux dieux.
(2) R. 5• Lettre de la Montague. — La religion ne peut jamais faire
partie de la législation qu’en ce qui concerne les actions des hommes. La loi
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ni commentaires. L’existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie
a venir, le bonheur des justes, le chatiment des méchants,
la sainteté du contrat social et des lois;voila les dogmes positifs (1). Quant aux dogmes négatifs, je les borne a un seul,
c’est l’intolérance; elle rentre dans les cultes que nous
avons exclus (2).
Ceux qui distinguent l'intolérance civile et l’intolérance théologique se trompent, a mon avis. Ces deux intolérances
ordonne de faire ou de s’abstenir; mais elle ne peut ordonner de croire. Ainsi quiconque n’attaque point la pratique de la religion n’attaque point la loi. Mais la discipline établie par la loi fait essentiellement partie de la législation, elle devient loi elle-méme. Quiconque l’attaque attaque la loi, et ne tend pas a moins qu’a troubler la constitution de l’Etat. Que cette constitution fut, avant d’étre établie, susceptible de plusieurs formes et combinaisons ditférentes, en est-elle moins respectable et sacrée sous une de ces formes, quand elle en est une fois revétue a l’exclusion de toutes les autres ? et des lors la loi politique n’est-elle pas constante et fixe, ainsi que la loi divine ?
(1) Wannunrou, Quatorgiéme dissertation. — Les hommes en instituant la société civile ont renoncé a la liberté naturelle et se sont soumis a l‘empire du souverain civil. Or ce ne pouvait pas etre en vue de se procurer les biens dont ils auraient pu iouir sans cela...
Le salut des 9.mes n’est ni la cause ni le but des institutions civiles...
Lorsqu’on dit que la religion ou le salut des Ames n’est point du district du magistrat, on doit toujours entendre qu’on en excepte les trois articles fondamentaux de la religion naturelle savoir : l’existence de Dieu, sa Providence et la différence essentielle que l’on trouve entre le bien et le mal moral. C’est le devoir du magistrat de chérir, de protéger, d’encourager ces opinions non en tant qu’elles sont propres a nous procurer un bonheur futur, mais en tant qu’elles sont relatives it notre bonheur présent et qu’elles servent de lien et de fondement a la société civile.
(2) R. 2• Lettre de la Montague. — La religion protestante est tolérante par principe, elle est tolérante essentiellement; elle l’est autant qu’il est possible de l’etre, puisque le seul dogme qu’elle ne tolére pas est celui de l'intolérance. Voila l’insurmontable barriere qui nous sépare des catholiques, et qui réunit les autres communions entre elles; chacune regarde bien les autres comme étant dans l’erreur; mais nulle ne regarde ou ne doit regarder cette erreur comme un obstacle au salut.
R. Emile, liv. IV. —_Le devoir de suivre et d’aimer la religion de son pays ne s’étend pas jusqu’aux dogmes contraires a la bonne morale, tels que celui de l‘intolérance. C’est ce dogme horrible qui arme les hommes les uns contre les autres, et les rend tous ennemis du genre humain. - La distinction entre la tolérance civile et la tolérance théologique est puérile et vaine. Ces deux intolérances sont inséparables,et l’on ne peut admettre l’une sont inséparables (1). Il est impossible de vivre en paix avec des gens qu’on croit damnés ; les aimer serait hair Dieu qui les punit : il faut absolument qu’on les ramene ou qu’on les tourmente. Partout ou l’intolérance théologique est admise, il est impossible qu’elle n’ait pas quelque effet civil(a); et sitot qu’elle en a, le souverain n’est plus souverain
sans l’autre. Des anges memes ne vivraient pas en paix avec des hommes qu’ils regarderaient comme les eunemis de Dieu.
Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XXIV, chap. v. — Que Ia religion catholique convient mieux d une monarchie et que la protestante s’accorde mieux d’une République.
Lorsqu’une religion nait et se forme dans un Etat, elle suit ordinairement le plan du gouvernement oii elle est établie, car les hommes qui la recoivent et ceux qui Ia font recevoir n’ont guere d’autres idées de police que celles de l’Etat dans lequel ils sont nés.
Quand la religion chrétienne souffrit il y a deux siécles ce malheureux partage qui la divisa en catholique et protestante, les peuples du Nord embrassérent la protestante et ceux du Midi garderent la catholique.
C’est que les peuples du Nord ont et auront touiours un esprit d’indépendance et de liberté que n’ont pas les peuples du Midi et qu’une religion qui n‘a point de chef visible convient mieux a l’indépendance du climat que celle qui en a un.
(r) Diderot, Dictionnaire encyclopédique (article Intolerance). — ll faut distinguer deux sortes d’intolérance : Pecclésiastique et la civile. L’intolérance ecclésiastique consiste it regarder comme fausse toute autre religion que celle que l’on professe et in le démontrer sur les toits sans etre arreté par aucune terreur, par aucun respect humain, au hasard meme de perdre la vie. Il ne s’agira point dans cet article de cet héroisme qui a fait tant de martyrs dans tous les siecles de l’Eglise. L‘intolérance civile consiste it rompre tout commerce et A poursuivre par toutcs sortes de moycns violents ceux qui ont une facon de penser sur Dieu et sur son culte autre que la notre. ...L’intolérant pris en ce dernier sens est un méchant homme, un mauvais chrétien, un suiet dangereux, un mauvais politique et un mauvais citoyen.
(a) Le mariage, par exemple, étant un contrat civil, a des effets civils sans lesquels il est meme impossible que la société subsiste. Supposons donc qu’un clergé vienne a bout de s’attribuer it lui seul le droit de passer cet acte, droit qu’il doit nécessairement usurper dans toute religion intolé- rante, alors n’est-il pas clair qu’en faisant valoir a propos l’autorité de l’Eglise il rendra vaine celle du prince, qui n’aura plus de sujets que ceux que le clergé voudra bien lui donner ? Maltre de marier ou de ne pas marier les gens, selon qu’ils auront ou n’auront pas telle ou telle doctrine, selon · qu’ils admettront ou reietteront tel ou tel formulaire, selon qu’ils lui seront plus ou moins dévoués, cn se conduisant prudemment et tenant ferme, n‘est-il pas clair qu’il disposera seul des héritages, des charges, des citoyens, LIVRE IV. — CHAP. VIII. 237 _ meme au temporel Z des lors l€S pt‘étl‘€S sont les vrais mai- tres; les rois ne sont que leurs offlciers. Maintenant qu’il n’y a plus et qu’il ne peut plus y avoir de religion nationale exclusive, on doit tolerer toutes celles qui tolerent les autres, autant que leurs dogmes n’ont rien de contraire aux devoirs du citoyen (1). Mais quiconque ose de l’Etat meme, qui ne saurant subsister n’étant plus compose que de batards? Mais, dira-t-on, l’on appellera comme d’abus, on ajournera, decretera, saisira le temporel. Quelle pitie! Le clerge, pour peu qu’il ait, ie ne dis pas de courage, mais de bon sens, laissera faire et ira son train; il laissera tranquillement appeler, ajourner, decréter, saisir, et tinira par rester `le maitre. Ce n’est pas, ce me semble, un grand sacrifice d'abandonner une partie, quand on est sur de s’emparer du tout. (Note du Contrat social.) Cette note n’est pas dans la premiere édition du Contra! social (¤y62), mais elle se rencontre dans plusieurs des editions subreptices publiées la meme annee. — I-ionazs, De Cive, chap. vt. Ce n’est point ici le lieu de discuter si le mariage est un sacrement au sens que les théologiens le prennent. Je dis tant seulement qu’un contrat de cohabitation legitime entre homme et femme tel que la loi civile le permet, soit qu’il soit un vrai sacrement ou qu’il ne le soit point, ne laisse pas d’etre le mariage légitime. Et qu’au con- traire une cohabitation aeseuaue par la loi n’est pas un mariage a cause que c‘est l’essence du mariage qu’il soit un contrat légitime... De sorte qu’il peut bien appartenir aux ecclésiastiques de regler dans le mariage ce qui concerne la cérémonie des noces, la benediction et par ma- niere de dire la consecration des mariés qui se fait au temple, mais tout le reste, a savoir, de prescrire les conditions du mariage, d‘en limiter le temps, de iuger des personnes qui le peuvent contracter, est de la iuridiction de la loi civile et dépend des ordonnances publiques. (1) R. Lettre d M. de Beaumont.- ll est bien ditférent d’embrasser une religion nouvelle, ou de vivre dans celle ou 1’on est né; le premier cas seul est punissable. On ne doit ni laisser établir une diversite de cultes, ni pro- scrire ceux qui sont une fois etablis; car un tils n’a jamais tort de suivre la religion de son pere. La raison de la tranquillite publique est toute contre les persécuteurs. La religion n’excite jamais de troubles dans un Etat que quand le parti dominant vent tourmenter le parti faible, ou que le parti faible, intolerant par principe, ne peut vivre en paix avec qui que ce soit. Mais tout culte légitime, c‘est-a—dire tout culte on se trouve la religion essentielle, et dont par consequent les sectateurs ne demandent qu’ai etre souflerts et vivre en paix, n’a jamais cause ni revoltes ni guerres civiles, si ce n’est lorsqu’il a fallu se defendre et repousser les persécuteurs. Jamais les protestants n’ont pris les armes en France que lorsqu'on les y a pour- suivis. Si l’on ent pu se résoudre a les laisser en paix, ils y seraient demeu- rés. Je conviens sans detour qu’a sa naissance la religion reformée n’avait pas droit de s’établir en France malgre les lois : mais lorsque, transmise des peres aux enfants, cette religion fut devenue celle d’une partie de la nation francaise, et que le prince eut solennellement traite avec cette °
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1
238 DU CONTRAT SOCIAL.
dire : Hors de l’E'glise point de salut, doit etre chassé de
l’Etat, a moins que lililtat ne soit l’Eglise, et que le prince ne
soit le pontife. Un tel dogme n’est bon que dans un gouver-
nement théocratique; dans tout autre il est pernicieux (1).
La raison sur laquelle on dit qu’Henri IV embrassa la re-
partie par l’édit de Nantes, cet edit devint un contrat inviolable, qui ne
pouvait plus étre annulé que du commun consentement des deux parties;
et depuis ce temps l’exercice de la religion protestante est, selon moi,
légitime en France. ·
Quand il ne le serait pas, il resterait toujours aux suiets Palternative
de sortir du royaume avec leurs biens, ou d’y rester soumis au culte domi-
nant. Mais les contraindre a rester sans les vouloir tolérer, vouloir a la
fois qu’ils soient et qu'ils ne soient pas, les priver meme du droit de la
nature, annuler leurs mariages, déclarer leurs enfants bAtards... En ne
disant que ce qui est, i'en dirais trop; il faut me taire.
R. Nouvelle Héloise, partie V, lettre 5. — L’athéisme qui marche a
visage découvert chez les papistes est oblige de se cachcr dans tout pays
ou la raison, permettant de groire en Dieu, la seule excuse des incrédules
leur est otée. Ce systeme est naturellement désolant; s'il trouve des parti-
sans chez les grands et les riches qu’il favorise, il est partout en horreur
au peuplc opprimé et miserable qui voyant délivrer ses tyrans du seul frein
propre in les contenir se voit encore enlcver dans l’espoir d’unc autre vie la
seule consolation qu’on leur laisse dans celle-ci.
(t) R. Lettre d M. Marcel (iuillet t762). - A l’égard du Contra! social,
l‘auteur de cet écrit pretend qu’une religion est touiours nécessaire it la
bonne constitution d’un Etat. Ce sentiment peut bien déplaire au poete
Voltaire, au jongleur Tronchin et in leurs satellites; mais ce n’est pas par la
qu’ils oseront attaquct le livre en public: L`auteur examine ensuite quelle est
la religion civile sans laquelle tout Etat ne peut étre bien constitué. Il
semble, il est vrai, ne pas croire que le christianisme, du moins celui d‘au-
iourd’hui, soit cette religion civile indispensable a toute bonne legislation,
et en etfet, beaucoup de gens ont regardé iusqu’ici les républiques de Sparte
et de Rome comme bien constiruées, quoiqu’elles ne crussent pas a Jesus-
Christ. Supposons toutefois que l’auteur se soit trompé, il aura fait une
erreur en politique; car il n’est pas ici question d‘autre chose. Je ne vois
point ou sera l’hérésie, encore moins le crime a punir.
Quant aux principes de gouvernement établis dans cet ouvrage, ils se
réduisent a ces deux principaux: le premier, que légitimement la souverai-
neté appartient touiours au peuplc; le second, que le gouvernement aristo-
cratique est le meilleur de tous. Peut-etre importerait-il beaucoup au peuplc
de Geneve et meme a ses magistrats de savoir précisément en quoi quel-
qu'un d’eux tient ce livre blamable et son auteur criminel. Si j’étais pro-
cureur général de la République de Geneve et qu’un bourgeois, quel qu’il
fur, osat condamner les principes établis dans cet ouvrage, ie l’obligerais a
s’expliquer avec clarté ou je le poursuivrais criminellement comme traitre
a la patrie ou criminel de lése—majesté.
� LIVRE IV. - CHAP. IX. 239
ligion romaine la devrait faire quitter A tout honnéte homme
et surtout A tout prince qui saurait raisonner (1).
CHAPITRE IX
C ON C L U S I O N
Apres avoir posé les vrais principes du droit politique
et taché de fonder l’Etat sur sa base, il resterait A l’appuyer
par ses relations externes, ce qui comprendrait le droit des
gens, le Commerce, le dtoit de la gucrfé Ct lcs conquétes, le
droit public, les ligues, les négociations, les traités, etc.
Mais tout cela forrne un nouvel objet trop vaste pour ma
courte vue : j’aurais du la fixer toujours plus pres de moi (2).
(1) e Un historien rapporte que le roi faisant faire devant lui une confé- ·
rence entre les docteurs de l’une et de l’autre Eglise, et voyant qu’un
ministre tombait d’accord qu’on se pouvait sauver dans la religion des
catholiques, Sa Maiesté prit la parole, et dit A ce ministre : ee Quoi ! tombez-
a vous d’accord qu’on puisse se sauver dans la religion de ces messieurs·lA ?»
Le ministre répondant qu’il n’en doutait pas, pourvu qu’on y vécut bien, le
roi repartit tres judicieusement: • La prudence veut done que je sois de
e leur religion et non pas de la votre, parce qu’étant de la leur, je me
• sauve selon eux et selon vous, et étant de la votre, ie me sauve bien selon
e vous, mais non selon eux. Or, la prudence veut que je suive le plus
ex assuré. »'(Pém¥:mu, Hist. d’Hem·i IV.)
(2) R. Emile, liv. V. - C’est en vain qu’on aspire A la liberté sous la
sauvegarde des lois. Des lois! ou est-ce qu’il y en a? et ou est·ce qu’elles
sont respectées? Partout tu n’as vu régner sous ce nom que l’intérét parti-
culier et les passions des hommes. Mais les lois éternelles de la nature et
de l’ordre existent. Elles tiennent lieu de loi positive au sage; elles sont
écrites au fond de son cmur par la conscience et par la raison; c’estA celles-
IA qu’il doit s’asservir pour étre libre; et il n’y a d’esclave que celui qui fait
mal; car il le fait touiours malgré lui. La liberté n'est dans aucune forme
de gouvernement, elle est dans le coeur de l’homme libre, il la porte partout
avec lui. L’homme vil porte partout la servitude. L’un serait esclave A
Geneve et 1’autre libre A Paris.
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APPENDICES
——
I
En reproduisant in extenso le manuscrit de Genève dont la plus grande partie fait double emploi avec la version définitive du Contrat social qui est l’objet de cette édition, nous avons voulu provoquer les recherches du lecteur et lui permettre d’instituer lui-méme une comparaison, soit pour la forme, soit pour le fond, entre les deux textes. Pour lui faciliter ce travail, nous avons marqué entre crochets les parties du manuscrit qui avaient passé dans le Contrat social. Nous avons, en outre, relevé toutes les variantes de style du manuscrit, je veux dire les quelques corrections, peu nombreuses et importantes d’ailleurs, dont le manuscrit porte la trace. Entin, pour les passages qui, au premier abord, paraissent inédits, nous avons cité des extraits des ouvrages de Rousseau où les mêmes idées se trouvent exprimées.
Nous avons déjà dit dans notre introduction qu’en somme le manuscrit de Genève ne nous apprend rien de neuf sur la politique de Rousseau ; c’est une ébauche, dont toutes les idées maîtresses, sans exception, ont été conservées dans le Contrat ou dans d’autres écrits de l’auteur. Le peu d’inédit qui s’y trouve, ce sont des redites, des phrases mal venues, des développements prolixes ou obscurs, qui ont été condensés ailleurs, en meilleurs termes, avec plus de correction et de netteté. Le lecteur jugera dans le détail de la valeur de notre assertion.
On sait déjà que le manuscrit renferme la matière des deux premiers livres du Contrat et des premières lignes du livre III, avec un morceau qui a été utilisé dans le chapitre du livre IV intitulé : De la religion civile.
Les suiets traités dans l’ensemble de ces deux livres sont les mêmes dans le manuscrit et dans l’édition, sauf le chapitre II du manuscrit qui traite de la Société générale du genre humain. Le seul énoncé de ce titre montre qu’il s’agit ici de développements philosophiques qui ne pouvaient trouver place dans le Contrat. La lecture du chapitre confirme pleinement cette prévision et fait voir, d’ailleurs, que si, dans la forme, il est décousu, redondant, parfois même incorrect et mal digéré, il ne renferme dans le fond aucune idée qui n’ait été beaucoup mieux exprimée, soit dans l’Inegalité, soit dans l’Émile, soit dans l’Encyclopédie.
Ce morceau mis à part, ainsi que les parties du manuscrit qui ont passé dans l’Économie politique, il reste in comparer la matière contenue dans 12 chapitres du manuscrit et 21 chapitres de l’édition.
- 1:
244 DU CONTRAT SOCIAL. Le nombre des chapitres est inégal dans les deux textes, mais le nombre des sujets traités y est le meme. Le longchapitre du manuscrit sur les Fausses notions du lien social, remanié, refondu, correspond A cinq chapitres de l’édition avec ces titres : Des premieres Sociétés, du Droit du plus fort, de l’EscIavage, qu’Ilfaut tou- jours remonter a une premiere convention, du Domaine reel. Le chapitre du manuscrit intitulé : Du Peuple a instituer est également divisé sous le titre du Peuple en trois chapitres dans l’édition. De meme le chapitre du Pacte fondamental du manuscrit se répartit entre cinq chapitres de l’édition, comme on le verra plus loin dans le tableau Ol`] nous établissons la concor- dance des deux textes. Le principe de la Souveraineté, qui domine tout l’ou- vrage, a seul regu des développements nouveaux ou plutot il a été accentué et précisé avec un soin particulier dans le livre II du texte définitif. Ce qui differe donc de part et d’autre, ce n’est pas tant la matiere et le fond des idées que leur disposition. ll était en efiet conforme A une bonne méthode de réfuter les notions inexactes qu’on pouvait se faire du lien social avant de définir le pacte fondamental et d’en déduire les consequences. L’ordrc et ` les divisions adoptés dans le texte définitif du Contrat social ont mis les idées de Rousseau en bien meilleur jour qu‘elles ne l’étaient dans le manuscrit. MANUSCRIT DE GENDVE I-EDITION DU CONTRAT SOCIAL LIVRE I LIVRE I Premieres notions du Corps social. Introduction. Clue. 1. Sujet de cet ouvrage. (111.11-. 1. Sujet de ce premier livre. ‘ — 2. De la societé generale du genre — 2. Des premieres societés. h¤!¤¤|¤· — 3. Du droit du plus fort. —— 3. Du pacte fondamental. — 4. De Pesclavage. - 4. En quoi consiste la souverainete - 5_ Qu’i1 faut muicm., rcmonm. a et ce qui la rend inalienable. une premiere convention. — 5. Fausses notions du lien social. — 6. Du pacte social. — 6. Des Droits respectifs du souve— - 7. Du squverain. rain et du citoyen. — 8. Del'Etat civil. - 7. Necessité des lois positives. — g. Du domaine reel. LIVRE II LIVRE II CHAP. 1. Fin de la legislation, Crux-. 1. Que la souverainete est inalie- - 2. Du legislateur. nable. • — 3. Du peuple A instituer. — 2. Que la souverannete est indivi- - 4. De la nature des_lois _et du prin- _$lbI¤· cipe de la iustnce c1v1le. - 3. S1 la volontégenerale peuterrer. .. 5. Divisions des lois. — 4. Des bornesdupouvoirsouverain. - 6. Divers systemes de legislation. — 5. Du dront de vie et de mort. — 6. De la loi. — 7. Du legislateur. - 8. Du peuple. — 1o. (suite). - 11. Des divers systemes de legisla- tion. — 12. Division des lois. LIVRE III LIVRE III Des lots politiques ou de Pinstitution C“‘“’· '· Du $°“""‘°m°“t °“ 8é”é”'· du gouvernement. Can. 1. Ce que c’est que le gouvernc— ment d'un Etat.
MANUSCRIT DE GENÈVE EDITION DU CONTRAT SOCIAL
LIVRE 1
Chap. III ................ Liv. I, chap. t, vt, vu, vm, rx.
Chap. IV ................ Liv. II, chap. i.
Chap. V ................ Liv. I. chap. tr, m, tv, v, tx.
Chap. VI ................ Liv. Il, chap. tv.
‘ Chap. VII ................ Liv. II, chap. vt.
Lxvns tx
cmp. t ................ Liv. 11. cmp. rr- ‘
Chap. II ................ Liv. ll, chap. vu.
Chap. III ................ Liv. II, chap. vm,ix,x,etLiv.mchapvr.
Chap. IV ................ Liv. II, chap. vi.
Chap. V ................ Liv. II, chap. xu.
Chap. VI ................ Liv. ll, chap. xi.
Ltvnz III
Chap. I ................ Liv. III. chap. r.
DU CONTRACT SOCIAL
OU ESSAI SUR LA FORME DE LA RÉPUBLIQUE*
LIVRE I
PREMIÈRES NOTIONS DU CORPS SOCIAL
CHAPITRE I
SUJET DE CET OUVRAGE
Tant d’auteurs célèbres ont traité des maximes du gouvernement et des règles du droit civil, qu’il n’y a rien d’utile a dire sur ce sujet qui n’ait été déjà dit. Mais peut-être serait-on mieux d’accord, peut-être les meilleurs rapports du corps social auraient-ils été plus clairement (1) établis, si l’on eût commencé par mieux déterminer sa nature.
(*) Sur les variantes du titre et du sous-titre, voir la planche jointe au volume et l’introduction. Les notes en italiques qui suivent donnent les variantes effacées du manuscrit par Rousseau.
(t) Seraient-ils mieux. C’est ce que j'ai tenté de faire dans cet écrit. Il n’est donc point ici question de l’adm1n1strat1on de ce corps, mais de sa constitution (1). Je le fais vivre, et non pas agir(2).Je décris ses ressorts et ses pieces, je les arrange a leur place. Je mets la machine (3) en état d’aller (4). D’autres plus sages en régleront les mouvements 5 a .
CHAPITRE II
DE LA socréwé GCNIERALE nu GENRE uumarn (b)
Commencons par rechercher (6) d’ou nait la nécessité des institutions politiques.
La force (7) de l’homme est tellement proportionnée a ses besoins naturels et a son état primitif, que pour peu que cet état change et que ses besoins augmentent(c),l’assistance de ses semblables lui devient nécessaire, et, quand (8) enfin ses désirs embrassent toute la nature, le concours de tout le genre humain suffit a peine pour les assouvir. C’est ainsi que les mémes causes qui nous rendent méchants nous rendent encore esclaves et nous asservissent (9),en nous dépravant. Le sentiment de notre faiblesse vient moins de notre nature, que de notre cupidité : nos besoins nous rapprochent, a mesure que nos passions nous divisent, et plus nous devenons ennemis de nos semblab1es(1o), moins nous pouvons nous passer d’eux (1 1) (d).
(1) De son établissement. ·
(2) Je dis ce qu’il est et non ce qu’il fait.
{3) Le tout.
(4) De se mouvoir.
(5) Il y avait ici au bas du feuillet d’une autre écriture: que la souveraineté est indivisible. Et quand il y aurait de la philosophie a n’avoir point de religion, ie trouverais la supposition d‘un peuple de vrais philosophes encore plus chimérique que celle d‘un peuple de vrais chrétiens.
(6} Examiner.
(7) ljhomme isolé est un étre si faible ou du moi ns dont la force.
(8) A force de progrés.
(9) Assujettissent.
(io) Les uns des autres.
(tt) D’être ensemble.
(a) Contrat social, liv. VIII, du Législateura. s‘iI est vrai qu‘un grand prince est un homme rare, que sera-ce d‘un grand législateur? le premier n’a qu’a suivre le modele que l’autre doit proposer. Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-la n°est que l’ouvrier qui la monte et la fait marcher.
(b) Dans le manuscrit ce titre a été plusieurs fois corrigé. L’auteur a raturé successivement s’il, qu’il n`y a point naturellement de société générale des hommes.
(c) R. L. ei M. de B. Quand entin tous les intéréts particuliers s’entre·choquent. quand l’amour de soi mis en fermentation devient amour-propre, que l’opinion rendant l‘univers entier néeessaire a cheque homme. les rend tous ennemis nes les uns des autres et fait que nul ne trouve son bien que dans le mal d’autrui, alors la conscience, plus faible que les passions exaltées, est étouifée par elles et ne reste plus dans la bouche des hommes qu‘un mot fait pour se tromper mutuellement. Chacun feint alors de vouloir sacrifier ses intéréts a ceux du public et tous mentent. Nul ne veut le bien public que quand il s’accorde avec le sien...
(d) R. Discours sur l'Inégalité. Tous (les philosophes) parlant sans cesse de besoin APPENDICE I. 247 Tels sont les premiers liens de la société générale, tels sont les fon- dements de cette bienveillance universelle, dont la nécessité recon- nue semble étouffer le sentiment, et dont chacun voudrait recueillir le fruit, sans étre obligé de la cultiver; car, quant A l’identité de nature, son effet est nul en cela, parce qu’elle est autant pour les hommes un sujet de querelle que d’union, et met aussi souvent entre eux la concurrence et la jalousie que la bonne intelligence et Paccord. De ce nouvel ordre de choses naissent des multitudes de rap- ports sans mesure, sans régle, sans consistance, que les hommes ' alterent et changent continuellement, cent travaillant A les détruire pour un qui travaille A les fixer; et comme l’existence relative d’un homme dans l’état de nature dépend de mille autres rapports, qui sont dans un Hux continuel, il ne peut iamais s’assurer d’étre le méme durant deux instants de sa vie (1); la paix et le bonheur ne sont pour lui qu’un éclair; rien n’est permanent que la misére, qui résulte de routes ces vicissitudes (a); quand ses sentiments et ses idées pourraient s’élever jusqu’A l’amour de l’ordre et aux no- tions sublimes de la vertu (2), il lui serait impossible de faire iamais une application sure de ses principes dans un état de choses qui ne lui laisserait discerner ni le bien, ni le mal, ni Phonnéte homme, ni le méchant. La société générale, telle que nos besoins mutuels peuvent l’en-· gendrer, n’ofi`re donc point une assistance efticace A l’homme devenu misérable, ou du moins elle ne donne de nouvelles forces qu’A celui qui en a déja trop, tandis que le faible, perdu, étouffé, écrasé dans la multitude, ne trouve nul asile ou se réfugier, nul support A sa faiblesse, et périt enfin victime de cette union trompeuse, dont il attendait son bonheur (b). >l< (3) Si l’on est une fois convaincu que dans ces motifs qui portent d`avidité, d'oppression, de désirs et d'orgueil, ont transporté A l'état de nature des idées qu’iIs avaient prises dans la société, ils parlaient de l'l1omme sauvage et ils peignaient l'bomme civil. - Emile, liv. II. — La société a fait l'homme plus taible non seulement en lui GIRDI le droit qu'il avait sur ses propres forces, mais surtout en les lui rendant insuffisantes. VoilA pourquoi ses désirs se multiplient avec sa faiblesse, (1) De suite. _ (2) M.Alexeietf a lu ici vérité. (3) Ce passage entre croix est barré dans le manuscrit. (a) Emile, liv. 11. Tout est mélé dans cette vie, on n'y goilte aucuu sentiment pur, on n'y reste pas deux moments dans Ie meme état. Les affections de nos Ames ainsi que les modifications de nos corps sont dans un flux continuel. Le bien et le mal nous sont communs A tous, mais en ditférentes mesures. Le plus heureux est celui qui soutfre le moins de peines, le plus miserable est celui qui sent le moins de plaisirs. Touiours plus de_soutfra11ces que de iouissances, voilA la difference commune A tous. (b) Emile, liv. IV. — Il y a dans l'etat de nature une égalité de fait, réelle et indes- tructible, parce qu'il est impossible dans cet état que la seule ditférence d°homme A homme soit assez grande pour rendre l‘un dependant de l'autre. ll y a dans l’état civil une égalité du droit chimerique et vaine, parce que les moyens destinés A la maintenir servent eux-memes A la détruire, et que la force publique aioutée au plus fort pour
� les hommes a s’unir entre eux par des liens volontaires il n’y a rien
qui se rapporte au point de réunion, que loin de se proposer un but
de félicité commune, d’oi1 chacun puisse tirer la sienne,le bonheur de
l’un fait le malheur d’un autre (a), si l’on voit enfin qu’au lieu de tendre
tous au bien général ils ne se rapprochent entre eux que parce que
tous s’en éloignent, on doit sentir aussi que quand méme un tel état
pourrait subsister, il ne serait qu’une source de crimes et de miséres
pour des hommes dont chacun ne verrait que son intérét, ne suivrait
que ses penchants et n’écouterait que ses passions *.
Ainsi la douce voix de la nature n’est plus pour nous un guide infaillible, ni l’indépendance que nous avons recue d’elle un état dé- sirable; la paix et l’innocence nous ont échappé pour jamais avant que nous en eussions gotlté les délices; insensible aux stupides hommes des premiers temps, échappée aux hommes éclairés des temps postérieurs, l’heureuse vie de Page d’or fut toujours un état étranger a la race humaine, ou pour l’avoir méconnue quand elle en pouvait jouir, ou pour l’avoir perdue quand elle aurait pu le connaitre.
Il y a plus encore : cette parfaite indépendance et cette liberté sans régle, fut-elle méme demeurée jointe a l’antique innocence, aurait eu toujours un vice essentiel et nuisible au progrés de nos plus excellentes facultés, savoir le défaut de cette liaison des parties qui constitue le tout. La terre serait couverte d’hommes, entre lesquels il n’y aurait presque aucune communication; nous nous toucherions par quelques points, sans étre unis par aucun; chacun resterait isolé parmi les autres, chacun ne songerait qu’a soi; notre entendement ne saurait se développer, nous vivrions sans rien sentir, nous mourrions sans avoir vécu (b); tout notre bonheur consisterait a ne pas connaitre notre misére; il n’y aurait ni bonté dans nos coeurs, ni moralité dans nos actions, et nous n’aurions jamais gouté le plus délicieux sentiment de l’ame, qui est l’amour de la vertu (r).
- ll est certain que le mot de genre humain n’offre a l’esprit qu’une
idée purement collective qui ne suppose aucune union réelle entre
opprimer le faible, rompt l’espece d'équilibre que la nature avait mis entre eux. De cette premiere contradiction découlent toutes celles qu’on remarque dans l`ordre civil, entre l'apparence et la réalité. Toujours la multitude sera sacrifiée an petit nombre et l’intér6t public a l’intérét particulier; toujours ces noms spécieux de justice et de subordination serviront d’instrument à la violence et d'armes à l‘iniquité. — Voir aussi le Discours sur l'inégalité.
(1) Alexeielf avait la vérilé.
(.1) Emile, liv. II. — Le précepte de ne jamais nuire A autrui emporte celni de tenir , A la société humaine le moins qu’il est possible, car dans l‘état social le bien de l’un fait _ nécessairement le mal de l’autre.
(b) R. Discours sur l'inégalité. Quel progres pourrait faire le genre humain épars l dans les bois parmi les animaux et iusqu’a quel point pourraient se perfectionner et { s’éclairer mutuellement, des hommes qui n’ayant aucun domicile Exe, ni aucun besoin · l’un de l’autre se rencontreraient peut—6tre ai peine deux fois en leur vie sans se con- ’ nattre et sans se parler. r E 1 I ` 1 _ l
� APPENDICE l. 249
les individus qui le constituent. Ajoutons-y, si l’on veut, cette suppc-
sition : concevoir le genre humain comme une personne morale
ayant avec un sentiment d’existence qui Iui donne l’individualité et
la constitue une, un mobile universel qui fasse agir chaque partie
pour une fin générale et relative au tout. Concevons que ce sentiment
commun soit celui de l’humanité, et que la loi naturelle soit le prin-
cipe actif de toute la machine. Observons ensuite ce qui résulte de
la constitution de l’homme dans ses rapports avec ses semblables,et,
tout au contraire de ce que nous avons supposé, nous trouverons que
le progrés de la société étouffe l’humanité dans les cceurs en éveillant
Pintérét personnel et que les notions de la loi naturelle, qu’il faudrait
plutot appeler la loi de raison, ne commencent at se développer que
quand le développement antérieur des passions rend impuissants tous
ses préceptes. Par ou l'on voit que ce prétendu traité social dicté
par la nature est une veritable chimére, puisque les conditions en
sont toujours inconnues ou impraticables et qu’il faut nécessairement
les ignorer ou les enfreindre .
Si la société générale existait ailleurs que dans les systémes des
philosophes, elle serait, comme je l’ai dit, un étre moral qui aurait
des qualités propres et distinctes de celles des étres particuliers qui
la constituent,a peu pres comme les composés chimiques ont des
propriétés qu’ils ne tiennent d’aucun des mixtes qui les composent.
Il y aurait une langue universelle que la nature apprendrait a tous
les hommes et qui serait le premier instrument de leur mutuelle
communication; il y aurait une sorte de sensorium commun qui
survivrait a la correspondance de toutes les parties; le bien et le mal
public ne seraient pas seulement la somme des biens ou des maux par- i
ticuliers comme dans une simple agrégation, mais il résiderait dans i
la raison qui les unit; il serait plus grand que cette somme,et loin `
que la félicité publique ftlt établie sur le bonheur des particuliers,
c’est elle qui en serait la source (t) nk.
Il est faux, que dans l’état d’indépendance la raison nous porte
A concourir au bien commun par la vue de notre propre intérét :
loin que l’intérét particulier s’allie au bien général, ils s’excluent
l’un l’autre (a) dans l’ordre naturel des choses, et les lois sociales sont
un joug que chacun veut bien imposer aux autres, mais non pas s’en
charger lui—méme (b). lt Je sens que je porte l’épouvante et le trouble
(t) Ce passage entre croix est barré dans le manuscrit. — Voir Contra! social, liv. I,
I . .
ch (Z) Discours sur Hnégalité, note g. Qu'on admire tant qu'on voudra la société
humaine, il n'en sera pas moins vrai qu‘elIc porte nécessairement les hommes tl s‘entre·
hair it proportion que leurs intéréts se croisent. ai se rendre mutuellement des services
Ipp8l‘€ll[5 ct A SC f8ll'¢ CD elfet tous l¢S ITIRUX llII8glIl8bl¢S. Que peut-on p¢[1S¢f d°I.Ill
commerce oit Ia raison de chaquc particulier Iui dicte des maximes directement contraires
a celles que la raison publique préche au corps dc la société et ot`: chacun trouve son
compte dans le malheur d°autrui?
fb) Emile, liv. IV. Le précepte meme d°agir avec autrui, comme nous voulons qu'on
� (
250 DU CONTRAT SOCIAL.
au milieu de l’espece humaine », dit l’homme independant, que le
sage étouffe; a mais il faut que je sois malheureux, ou que je fasse le
malheur des autres, et personne ne m’est plus cher que moi.» eC’est
vainement, pourra-t-il ajouter, que je voudrais concilier mon in-
térét avec celui d’autrui: tout ce que vous me dites des avantages de
la loi sociale pourrait étre bon, si, tandis que je l’observerais scru-
puleusement envers les autres, j’étais sur qu’ils Pobserveraient tous
envers moi; mais quelle sureté pouvez-vous me donner la-dessus, et
ma situation peut-elle étre pire que de me voir exposer a tous les
maux que les plus forts voudront me faire, sans oser me dédomma—
ger sur les faibles?Ou donnez-moi des garanties contre toute entre-
pI'lS€ iflillslé, OU l'l,CSpél‘€Z p8S que je m’€I1 8bSIl€i'lI1C 5 D100 IOUI'.
Vous avez beau me dire qu’en renoncant aux devoirs que m’impose
la loi nature1le,je me prive en méme temps de ses droits et que mes
violences autoriseront toutes celles dont on voudra user envers moi.
J’y consens d’autant plus volontiers que je ne vois point comment
ma moderation pourrait m’en garantir. Au surplus, ce sera mon af-
faire de mettre les forts (1) dans mes intéréts, en partagcant avec eux
‘ les dépouilles des faibles : cela vaudra mieux que la justice pour mon
avantage et pour ma sftreté (a). » La preuve que c’est ainsi qu°eiit rai-
agisse envers nous n'a de vrai fondement que la conscience et le sentiment, car ou est
la raison precise d’agir étant moi, comme si i`étais un autrc, surtout quand ie suis mora-
lement sur de ne yamais me trouver dans le meme cas? Et qui me répondra qu’en sui-
vant bien fidelement cette maxime, Pobtiendrai qu‘on la suive de meme avec moi? Le
méchant tire avantage de la probité du juste et de sa propre injustice; il est bien aise
que tout le monde soit iuste excepte lui. Cet accord, quoi qu‘on dise. n'est pas fort
avantageux aux gens de bien.
(1) Ceux qui seront plus forts que moi.
(a) Voir l`article Droit naturel (Morale) dans le _t0me V de l`Euqvclopédie. Cet arti-
cle, qui n’est pas signé et auquel renvoie Particle Economic politique du meme recueil,
est d'ordinaire attribué a Diderot.·— Mais quels reproches pourrons—nous faire al Phomme
tourmenté par des passions si violentes, que la vie meme lui devient un poids onereux
s'il ne les satisfait, et qui, pour acquerir le droit dc disposer de Pexistencc des autres,
leur abandonne la sienne. Que lui repondrons·nous s'il dit intrepidcment : ¤ Je sens que
ie porte Pépouvante et le trouble au milieu de Pespece humaine, mais il faut ou que ie
sois malheureux ou que ie fasse le malheur des autres, et personne ne m‘est plus eher
que ie ne le suis a moi-meme. Qu°on ne me reproche point cette abominable predilection. (
Elle n'est pas libre,c°est la voix de la nature qui nc s`explique iamais plus fortement en
moi, que quand elle me parle en ma faveur. Mais n’est-ce que dans mon coeur qu`elle (
se fait entcndre avec la meme violence ? O hommes l c’est it vous que i°en appelle, quel
est celui d‘emre vous qui sur le point de mourir ne racheterait pas sa vie aux depens de
la plus grande partie du genre humaln, s'il etait sur de Pimpunité et du secret : Mais• (
continuerait-il, je suis equitable et sincere. Si mon bonheur demande que ie me défasse (
de toutes les existences qui me seront importunes, il faut aussi qu‘un indnvidu quel qu‘i| (
Soit puisse sc défaire de la mienne, s'il en est importune. La raison le veut, et i°y sous- (
cris. Je ne suis pas assez iniuste pour cxiger d‘un autre un sacrifice que ie ne veux point
lui faire... • Que repondrons-nous done a notre raisonneur violent avant que de Petouf-
fer? — Voir aussi Discours sur Plnégalité : ll est a propos... de nous déiier de nos pre- (
juges jusqu‘a ce que la balance a la main on ait examine s'il y a plus de vertus que de
vices parmi les hommes civilises, ou si leurs vertus sont plus avantageuses que leurs
vices ne sont funestes ou si le progres de leurs connaissances est un dédommagement
suflisant des maux qu’ils se font mutuellement a mesure qu`ils s`instruisent du bien (
I
l
� APPENDICE I. 251
sonné l’homme éclairé et independant est que c’est ainsi que rai-
sonne toute société souveraine, qui ne rend compte de sa conduite
qu’a elle-méme (a).
Que répondre de solide A de pareils discours, si 1’on ne veut
amener la religion A l’aide de la morale, et faire intervenir imrnédia-
temcnt la volonté de Dieu pour lier la société des hommes (b). Mais
les notions sublimes du Dieu des sages, les douces lois de la frater-
nité qu’il nous impose, les vertus sociales des Ames pures, qui sont
le vrai culte qu’il veut de nous, échapperont toujours A la multitude,
On lui fera toujours des dieux insensés comme elle, auxquels elle
sacrifiera de légeres commodités pour se livrer en leur honneur A
mille passions horribles et destructives. La terre entiére regorgerait
de sang et le genre humain périrait bientot si la philosophic et les
lois ne retenaient les fureurs du fanatisme, et si Ia voix des hommes
n’était plus forte que celle des dieux. _
En eifet, si (1) les notions du grand Etre et de la loi naturelle
étaient innées dans tous les ccxzurs, ce fut un soin bien superflu
d’enseigner expressément l’une et l’autre : c’était nous apprendre ce
que nous savions déjA, et la maniere dont on s’y est pris cut été bien
plus propre A nous les faire oublier. Si elles ne 1’étaient pas, tous
ceux A qui Dieu ne les a point données, sont dispensés de les savoir :
dés qu’il a fallu pour cela des instructions particuliéres, chaque peuple
a les siennes, qu’on lui prouve étre les seules bonnes,et d’oi1 dérivent
plus souvent le carnage et les meurtres que la concorde et la paix (c).
qu’ils devraient se faire, ou s`ils ne seraient pas, A tout prendre, dans une situation
plus heureuse de n‘avoir ni mal A craindre, ni bien A esperer de personne que de s‘étre
soumis A une dependance universelle et de s‘obliger A tout recevoir de ceux qui ne
s‘obligent A leur rien donner.
(1) Comme je le crois.
(a) R. Discours sur Nnégalité. Les philosophes qui ont examine les fondements de
la société ont tous senti la nécessite de remonter iusqu'A l’etat de nature, mais aucun
d'eux n'y est arrive. Les uns n°ont point balance A supposer en l'homme dans cet etat
la notion du iuste et de l‘iniuste, sans se suucier dc montrcr qu'il dut avoir cette notion,
ni meme qu'elle lui fut utile.
(b) R. Discours sur Flrzégalité. Les gouvernements humains avaieut besoin d`une
base plus sohde que la seule raison et il était necessaire au repos public que la volonté
divine intervint, pour dormer A l‘autorite souveraine un caractere sacré et inviolable
qui 6tAt aux suiets le funeste droit d'en disposer. .
(c) R. Emile, liv. IV. Montrez-moi ce qu’on peut aiouter pour la gloire de Dieu,
pour le bien de la societe et pour mon propre avantage aux devoirs de la loi naturelle
et quelle vertu vous ferez naitre d’un nouveau culte, qui ne soit pas une consequence du
mien. Les plus grandes idees de la Divinite viennent par la raison seule. Voyez le
spectacle de la nature. Ecoutez la voix intérieure. Dieu n’a-t-il pas tout dit A nos
yeux, A notre conscience. A notre iugement? Qu°est—ce que les hommes nous diront de
plus? Leurs revelations ne font que degrader Dieu en lui donnantles passions humaines.
Loin d`éclaircir les notions du grand étre, ie vois que les dogmes particuliers lesembrouil-
lent, que loin de les ennoblir il les avilissent, qu'aux mysteres inconeevables qui l'envi·
ronnent, ils ajoutent des contradictions absurdes, qu‘ils rendent l'homme orgueilleux,
intolerant, cruel, qu‘au lieu d'établir la paix sur la terre, ils y portent le fer et le feu.
Je me demande A quoi bon tout cela sans savoir me repondre. Je n'y vois que les crimes
des hommes et les miseres du genre humain.
� 1
252 DU CONTRAT SOCIAL.
Laissons donc a part les préceptes sacrés des Religions diverses,
dont l’abus cause autant de crimes, que leur usage en peut épargner,
et rendons au Philosophe l’examen d’une question, que le Théologien
n’a jamais traitée qu’au préjudice du genre humain.
Mais Ie premier me renverra par devant le genre humain (a) méme a
qui seul il appartient de décider, parce que le plus grand bien de
tous est la seule passion qu’il ait. C’est, me dira-t-il, A la volonté
générale que 1’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’oi1 il doit
étre homme, citoyen, sujet, pére, enfant, et quand il lui convient de
vivre et de mourir. it Je vois bien la, je l’avoue, la régle que je puis
consulter : mais je ne vois pas encore, dira notre homme indépendant,
la raison, qui doit m’assujettir a cette régle (1) ». [Il ne s’agit pas de
m’apprendre ce que c'est que justice, il s’agit de me montrer quel intérét
j’ai d’étre juste.] En effet que la volonté générale soit dans chaque
individu un acte pur de l’entendement, qui raisonne dans le silence
des passions sur ce que 1’homme peut exiger de son semblable et sur
ce que son semblable est en droit d’exiger de lui, nul n’en discon-
viendra. Mais, ou est l’homme, qui puisse ainsi se séparer de lui-
méme (b), et si le soin de sa propre conservation est Ie premier pré-
cepte de la nature, peut-on le forcer de regarder ainsi l’espéce (2) en
général pour s’imposer, a lui, des devoirs, dont il ne voit point Ia
liaison avec sa constitution particuliere? Les objections précédentes
ne subsistent—elles pas toujours, et ne reste-t-il pas encore a voir
comment son intérét personnel exige qu’il se soumette a la volonté
générale (c)?
De plus; comme l’art de généraliser ainsi ses idées est un des
exercices les plus difficiles et les plus tardits de l`entendement
humain (d),le commun des hommes sera-t-il jamais en état de tirer de
cette maniere de raisonner les régles de sa conduite (e), et quand il
(t) Le passage entre crochets est écrit avec un appel au verso du feuillet 7 du ma-
nuscrit. ll nous paralt devoir étre intercalé dans le texte.
(2) L'h0mme.
(a) Voir Encyclopedic, Droit naturel (Morale). - Mais si nous 6tons ai l'individu le
droit de décider de Ia nature du iuste et de l‘injuste, ou porterons·nous cette grande
question? Ou? devant le genre humain, c°est A Iui seul qu’il appartient de la décider
parce que le bien de tous est la seule passion qu’il ait... C'est a la volonté générale que
l'individu doit s°adresser pour savoir jusqu’ou il doit étre homme, citoyen, sujet. pere,
enfant. et quand il lui convient de vivre et de mourir... La volonté générale est dans
chaque individu un acte pur de Pentendement qui raisonne dans le silence des passions
sur ce que l°homme peut exiger de son semblable et sur ce que son semblable est eu
droit djexiger de lui.
(b) Emile, liv. I. L'homme naturel est tout pour lui, il est l'unité uumérique, l’entier
absolu, qui n’a de rapport qu°a lui—méme ou a son semblable.
(c) R.EmiIe, liv. IV. Que faudrait-il pour bien observer les hommes?Un grand intérét
a les connaitre, une grande impartialité a les juger, un cmur assez sensible pour con-
eevoir routes les passions humaines et assez calme pour ne pas les éprouver.
(d) Emile, liv. IV. Bornés par nos facultés aux choses sensibles, nous n'otl`rons
presque_aucune prise aux notions abstraites de la philosophic.
(e) Emile, liv. IV. Ce ne sera qu°aprés avoir cultivé son naturel eu mille manieres,
� faudrait consulter la volonté générale sur un acte particulier, combien
de fois n’arriverait-il pas A un homme bien intentionné de se tromper
sur la regle ou sur l’application et de ne suivre que son penchant en
pensant obéir A la loi? Que fera-t-il donc pour se garantir de l’erreur?
Ecoutera-t-il la voix intérieure?Mais cette voix n’est,dit-on( 1), formée
que par l’habitude de juger et de sentir dans le sein de la société et
selon seslois, elle ne peut donc servirAles étab1ir(2).[Et puisil faudrait
qu’il ne se futélevé dans son co~:ur(3)aucune de cespassions qui parlent
plus haut que la conscience, couvrent sa timide voix, et font soutenir _
aux philosophes que cette voix n’existe pas.] Consultera-t-il les
principes du droit écrit, les actions sociales de tous les peuples, les
conventions tacites des ennemis mémes du genre humain? La première difficulté revient touiours, et ce n’est que de l’ordre social,
établi parmi nous, que nous tirons les idées de celui, que nous imaginons (a). Nous concevons la société générale d’aprés nos sociétés
particuliéres, l’établissement des petites républiques nous fait songer
A la grande, et nous ne commencons proprement A devenir hommes
qu’aprés avoir été citoyens. Par ou l’on voit ce qu’il faut penser de
ces prétendus cosmopolites, qui, justifiant leur amour pour la patrie
par leur amour pour le genre humain, se vantent d’aimer tout le
monde pour avoir droit de n’aimer personne (b).
Ce que le raisonnement nous démontre A cet égard est parfaitement confirmé par les faits et pour peu qu’on remonte dans les hautes antiquités, on voit aisément, que les saines idées du droit naturel et de la traternité commune A tous les hommes, se sont répandues assez tard et ont fait des progrés si lents dans le monde, qu’il n’y a que le Christianisme, qui les ait suffisamment généralisées. Encore trouve-t-on dans les lois memes de Justinien les anciennes violences, auto- risées A bien des égards, non seulement sur les ennemis déclarés, mais sur tout ce qui n’était pas sujet de l’Empire; en sorte que l’humanité des Romains ne s’étendait pas plus loin que leur domination.
En effet, on a cru longtemps, comme l’observe Grotius, qu’il était
aprés bien des réflexions sur ses propres sentiments et sur ceux qu°il observers chez les autres, qu’il pourra parvenir A généraliser ses notions individuelles dans l’idée abstraite d‘humanité et joindre A ses affections particulieres celles qui peuvent Pidentilier avec son cspéce. ,
(1) Disent-its.
(2) Le passage entre crochets, écrit sur le verso du feuillet 7, nous paralt devoir étre intel-cate dans le texte.
(3) Le ccur humain.
(a) Les memes idées sont développées sous une autre forme dans le liv. II, ch. vt du Contrat social. — Voir Encyclopedic. Droit nature! (Morale). Mais, direz-vous. ou est le dépot de cette volonté générale? OA pourrai-ie la consulter ?... Dans les principes du droit écrit de toutes les nations civilisées, dans les actions sociales des peuples sauvages et barbares, dans les conventions tacites des ennemis du genre liumain entre eux...
(b) Emile, liv. I. Déliez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres, lcs devoirs qu‘ils dédaignent de remplir autour d‘eux. ’I:el philosophe aime les Tartares pour étre dispense d’aimer ses voisins. — Voir aussi l‘Economie politique. permis de voler, piller, maltraiter les étrangers et surtout les bar- bares, jusqu’à les réduire en esclavage. De là vient qu’on demandait à des inconnus sans les choquer s’ils étaient brigands ou pirates, parce que le métier, loin d’être ignominieux, passait alors pour hono- rable. Les premiers héros, comme Hercule et Thésée, qui faisaient la guerre aux brigands, ne laissaient pas d’exercer (1) le brigandage eux- mêmes (2), et les Grecs appelaient souvent traités de paix ceux qui se faisaient entre des peuples qui n’étaient point en guerre(a). Les mots d’étrangers et d’ennemis ont été longtemps synonymes chez plusieurs anciens peuples, même chez les Latins : Hostis enim, dit Cicéron, apud majores nostros dicebatur, quem nunc peregrinum dicimus. L’erreur de Hobbes n’est donc pas d’avoir établi l’état de guerre entre les hommes indépendants et devenus sociables, mais d’avoir supposé cet état naturel à l’espèce, et de l’avoir donné pour cause aux vices, dont il est l’effet (b).
Mais quoiqu’il n’y ait point de société naturelle et générale entre les hommes, quoiqu’ils deviennent malheureux et méchants en deve- nant sociables, quoique les lois de la justice et de légalité ne soient rien pour ceux qui vivent à la fois dans la liberté de l’état de nature et soumis aux besoins de l’état social; loin de penser qu’il n’y ait ni vertu ni bonheur pour nous, et que le Ciel nous ait abandonnés sans ressources à la dépravation de l’espèce, efforçons-nous de tirer du mal même le remède qui doit le guérir. Par de nouvelles associa- tions (3), corrigeons, s’il se peut, le défaut de l’association générale. Que notre violent interlocuteur juge lui-même du succès. Montrons-lui, dans l’art perfectionné, la réparation des maux que l’art commencé fit à la nature (c). Montrons-lui toute la misère de l’état qu’il croyait
(1) De l'être.
(2) Dans d’autres occasions.
(3) Réparons.
(a) La même idée se rencontre dans une note de Rousseau (manuscrit de Neuchâtel, n°7940). « Dans ces temps reculés où le droit de propriété naissant et mal affermi n’était point encore établi par les lois, les richesses ne passaient que pour des usurpations, et quand on ne pouvait dépouiller les possesseurs, à peine regardait-on comme un vol de leur ôter ce qui ne leur appartenait pas. Hercule et Thésée, ces héros de l’antiquité, n’étaient au fond que des brigands qui en pillaient d’autres. ».
(b) Émile, liv. V. Quiconque désire peu de choses tient à peu de gens; mais conton- dant toujours nos vains désirs avec nos besoins physiques, ceux qui ont fait de ces derniers les fondements de la société humaine ont toujours pris les effets pour les causes et n’ont fait que s’égarer dans leurs raisonnements. — Émile, liv. 11. C’est une disposition naturelle à l’homme de regarder comme sien tout ce qui est en son pouvoir. En ce sens le principe de Hobbes est vrai jusqu’à un certain point ; multipliez avec nos désirs les occasions de les satisfaire, chacun se fera le maître de tout.
(c) Émile, liv. IV. Il n’est pas possible que prenant tant d’intérét à ses semblables, il n’apprenne pas de bonne heure... à donner une plus juste valeur à ce qui peut contribuer ou nuire au bonheur des hommes, que ceux qui ne s’intéressant à personne ne font jamais rien pour autrui... Etendons l’amour-propre sur les autres êtres, nous le transformerons en vertu... Moins l’objet de nos soins tient immédiatement à nous-mêmes, moins l’illusion de l’intérêt particulier est à craindre ; plus on généralise cet intérêt, plus il devient équi- table et l’amour du genre humain n’est autre chose en nous que l’amour de la justice. APPENDICE I. 255 heureux, tout Ie faux du raisonnement qu’il croyait solide. Qu’il voie dans une meilleure constitution des choses le prix des bonnes actions, le chatiment des mauvaises et l’accord aimable de la justice et du bonheur. Eclairons sa raison de nouvelles lumiéres, échautfons soncuzurde nouveaux sentiments(1),et qu’il apprenne A multiplier son étre et sa félicité, en les partageant avec ses semblables. Si mon zéle ne m’aveugle pas dans cette entreprise, ne doutons point qu’avec une ame forte et un sens droit, cet ennemi du genre humain n’abjure enfin sa haine avec ses erreurs; que la raison, qui l’égarait, ne le raméne a l’humanité; qu’il n’apprenne A préférer a son intérét appa- rent son intérét bien entendu; qu’il ne devienne bon, vertueux, sen- sible, et, pour tout dire, enfin, d’un brigand féroce qu’il voulait étre, Ie plus ferme appui d’une société bien ordonnée (a). C H A P I T R E I I I _ nu PACTE FONDAMENTAL (b) [L’homme est né 1ibre,et cependant partout il est dans les fers. Tel se croit le maitre des autres qui ne laisse pas d’étre plus esclave qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait? On n’en sait rien. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime? Il n’est pas impossible de le dire. Si ie ne considérais que la force, ainsi que les autres, je dirais: Tant que le peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien; sitot qu’il peut secouer le joug, et qu’il le secoue, il fait encore mieux; car, recouvrant sa liberté par le meme droit qui la lui a ravie, ou il est bien fondé a la reprendre, ou l’on ne l’était point a la lui 6ter. Mais l’ordre social est un droit sacré qui sert de base in tous les autres; cependant ce droit n’a point sa source dans la nature : il est . donc fondé sur une convention. Il s’agit de savoir quelle est cette convention et comment elle a pu se former (2).] (1) Feux. (sl Pour étre Iégitime. (a) Discours sur l‘Inégalité... Ceux qui sont convaincus que la voix divine appela tout le genre humain aux lumiéres et au bonheur des célestes inteIligences... ticheront par l'exercice des vertus qu'iIs s'obligent a pratiquer, en apprenant a les connaitre, de mériter le prix éternel qu°ils en doivent attendre; ils respccteront les sacrés liens des sociétés dont ils sont les membres, ils aimeront leurs semblables ct les serviront de tout leur pouvoir; ils obéiront scrupuleusement aux lois et aux hommes qui en sont les auteurs et les ministres, ils honoreront surtout les bons et sages princes". mais ils n’en mépriseront pas moins une constitution qui ne peut se maintenir qu°a l'aide de taut de gens respectables qu'on desire plus souvent qu'on ne les obtient et de laquelle, malgré tous leurs soins, naissent toujours plus de calamités réelles que d'avnntages apparents. - Le brouillon de ce paragraphe, depuis les mots ¢ mais quoiqu‘il n'y ait point », se trouve dans le manuscrit de Neuchatel (n• yg4o; avec des variantes. La derniere phrase surtout est rédigée en termes différents. En voici le texte : u enfin faisons qu’il devienne pour son pfoprc intérét, mieux entendu,_juste, bienfaisant, modéré, vertueux, ami des hommes ct le plus diguc de nos citqyens. • On dirait que ees derniers mots ont été écrits :1 Geneve. (b) Le morceau entre crochets a passe dans le Contrat social, liv. I, chap. t.
� 256 _ DU CONTRAT SOCIAL.
>< (a) Sitot que les besoins de l’homme passent ses facultés et que les
objets de ses desseins s’étendent et se multiplient, il faut qu’il reste
éternellement malheureux ou qu’il cherche a se donner un nouvel
étre duquel il tire les ressources qu’il ne trouve plus en lui-mémezk.
(b) [Sitot que les obstacles qui nuisent a notre conservation l’em-
portent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut
employer a les vaincre, l’état primitif ne peut plus subsister, et
le genre humain périrait si l’art ne venait au secours de la nature. Or
comme l’homme ne peut pas engendrer de nouvelles forces, mais
seulement unir et diriger celles qui existent, il n’a plus d’autre
moyen pour se conserver que de former par agrégation une somme
de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu
par un seul mobile, de les faire agir conjointement et de les diriger
sur un seul obiet. Tel est le probléme fondamental dont l’institution
de l’liltat donne la solution.
Si donc on rassemble ces conditions et qu’on écarte du pacte
social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux
termes suivants : or Chacun de nous met en commun sa volonté, ses
biens, sa force et (1) sa personne, sousla direction de;la volonté géné-
rale, et nous recevons tous en corps chaque membre comme partie
inaliénable du tout. »
A l’instant, au lieu de la personne particuliere de chaque contrac-
tant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif com-
posé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, et auquel le moi
commun donne l’unité formelle, la vie et la volonté. Cette personne
publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prend en
général le nom de corps politique, lequel est appelé par ses membres
Eta: quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le
comparant a ses semblables. A l’égard des membres eux-mémes, ils
prennent le nom de Peuple collectivement, et s’appellent en parti-
culier Citoyens comme membres de la Cité ou participant a l’auto-
rité souveraine et sujets, comme soumis aux lois de l’Etat. Mais ces
termes, rarement employés dans toute leur précision, se prennent
souvent 1’un pour l’autre, et il suffit de les savoir distinguer, quand
le sens du discours le demande.]
(c) [On voit par cette formule que l’acte de la confédération primitive
renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers
et que chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-méme,
se trouve engagé sous un double rapport, savoir comme membre du
souverain envers l_es particuliers et comme membre de l’Etat envers
(1) Toute.
(4) Les quatre Iignes plaeeee entre eroix ne sont mauifeeaemem que Pébauebe de
l'idée développée dans le passage qui suit immédiatement.
(b) Le morceau entre crochcts a passé dans le Contrat social, liv. I, chap. v1.
(c) Le morccau entre crochete a passe dans le Contra! social, liv. I, chap. vn.
� . APPENDICE I. 257
le souverain. Mais il faut remarquer qu’on ne peut pas appliquer ici
la maxime du droit civil, que nul n’est tenu aux engagements pris
avec Iui-méme; car il y a bien de la difference entre s’obliger envers
soi, ou envers un tout dont on fait partie. Il faut remarquer encore
que la délibération publique, qui peut obliger tous les suiets (1) en-
vers le souverain, a cause des deux différents rapports sous lesquels
chacun d’eux est envisagé, ne peut, par la raison contraire, ob1iger(z)
le souverain(3) envers lui·méme,et que par conséquent il est contre la
nature du corps politique que le souverain s’impose (4) une loi, qu’il
ne puisse enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et
méme rapport, il est alors (5) dans le cas d’un particulier contractant
avec soi·méme; par ou l’on voit qu’il n’y a ni peut y avoir nulle
espece de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple; ce
qui ne signifie pas que ce corps ne puisse fort bien s’engager envers
autrui, du moins en ce qui n’est pas contraire a sa nature; car a
l’égard de 1’étranger il devient un étre simple ou un individu.
Sitot que cette multitude est ainsi réunie en un corps, on ne sau-
rait offenser aucun des membres sans attaquer le corps dans une
partie de son existence, encore moins oifenser le corps sans que les
membres s’en ressentent; puisque, outre la vie commune dont il s’agit,
tous risquent encore la partie d’eux-mémes dont le souverain n’a pas
actuellement disposé, et dont ils ne jouissent en sureté que sous la
protection publique. — Ainsi le devoir et 1’intérét obligent également
les deux parties contractantes a s’entr’aider mutuellement, et les
mémes personnes doivent chercher a réunir sous ce double rapport
tous les avantages qui en dépendent. Mais il y a quelques distinc-
tions a faire en ce que le souverain, n’étant formé (6) que des particu-
liers qui le composent, n’ajamais d’intérét contraire au leur, et que
par conséquent la puissance souveraine ne saurait jamais avoir besoin
de garant envers les particuliers vis-a·vis du souverain, a qui, malgré
l’intérét commun, rien ne répondrait de leurs engagements, s’il ne
trouvait des moyens de s’assurer de leur fidélité. En effet, chaque
individu peut, comme homme, avoir une volonté particuliére con-
traire ou dissemblable a la volonté générale qu’il a comme citoyen :
son existence absolue et indépendante peut lui faire envisager ce
qu’il doit a la cause commune comme une contribution gratuite,
dont la perte sera moins nuisible aux autres que le paiement n’est
onéreux pour lui, et regardant la personne morale, qui constitue .
l’Etat, comme un étre de raison, parce que ce n’est pas un homme, il
jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du suiet;
(t) Ciloyens.
(2) Engager.
(3) L'Etat.
(4) Se prescrive.
(5) Exactement.
(6) Ne tenant son existence.
�
� 258 DU CONTRAT SOCIAL.
injustice dont le progres causerait bientot la ruine du corps politique.
Afin donc que le contrat social ne soit pas un vain formulaire, il
faut qu’indépendamment du consentement des particuliers, le souve-
rain ait quelques garants de leurs engagements envers la cause com-
mune. Le serment est ordinairement le premier de ces garants, mais
comme il est tiré d’un ordre de choses tout a faitdifférent, et que chacun,
selon ses maximes internes, modifie a son gré l’obligation qu’il lui
impose, on y compte peu dans les institutions politiques, et l’on préfére
avec raison les suretés plus réelles qui se tirent de la chose méme. .
' Ainsi le pacte fondamental renferme tacitement cet engagement, qui
seul peut donner de la force a tous les autres, que quiconque refu-
sera d’obéir A la volonté générale y sera contraint par tout le corps.
Mais il importe ici de se bien souvenir que le caractere propre
et distinctif du pacte est que le peuple ne contracte qu’avec lui-méme,
c’est-a-dire le peuple en corps, comme souverain, avec les particu-
liers qui le composent, comme sujets, condition qui fait tout Parti-
fice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes, rai-
sonnables et sans danger des engagements qui, sans cela, seraient
absurdes, tyranniques et sujets aux plus énormes abus.]
(a) [Ce passage de l’état de nature a l’état social produit dans
l’homme un changement remarquable,en substituant dans sa conduite
la justice in l’instinct, et donnant a ses actions des rapports moraux
qu’elles n’avaient point auparavant. C’est alors seulement que, la voix
du devoir succédant a l’impulsion physique et le droit a l’appétit,
l’homme qui jusque-la n’avait regardé que lui—méme, se voit forcé
d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter
ses penchants. Mais quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs
avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses fa-
cultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses senti-
ments s’ennoblissent, et son time tout entiere s’é1eve a tel point que
si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradent souvent au-
dessous méme de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse
l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal
stupide et borné, fit un étre intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance a des termes faciles a comparer :
Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et
un droit illimité in tout ce qui lui est nécessaire; ce qu’il gagne, c’est
la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possede. Pour ne pas
se tromper dans ces estimations, il faut bien distinguer la liberté na-
turelle, qui n’a pour bornes que la force de l’individu, de la liberté
civile, qui est limitée par la volonté générale et la possession, qui
n’est que l’efl`et de la force (1) ou le droit du premier occupant de la
propriété, qui ne peut étre fondée que sur un titre juridique.]
(1) Le droit du plus fort.
(a) Le morceau entre crochcts a passe dans le Contra! social, liv. I, chap. vm.
� APPENDICE I. 259
nu nouluuz n1E1=:t.(a)
(b) [Chaque membre de la communauté se donne a elle au mo-
ment qu’el1ese forme tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes
ses forces, dont ses biens qu’il occupe font partie. Ce n’est pas que
par cet acte la possession change de nature en changeant de mains, et
devienne propriété dans celles du souverain. Mais comme les forces
de l’Etat sont incomparablement plus grandes que celles de chaque
particulier, la possession publique est aussi dans le fait plus forte et
plus irrévocable, sans en étre plus légitime, au moins par rapport '
aux étrangers, car l’IiZtat, par rapport a ses membres, est maitre de
tous leurs biens par une convention solennelle, droit le plus sacré
qui soit connu des hommes; mais il ne l’est, a 1’égard des autres
Etats, que par le droit du premier occupant, qu’il tient des particu-
liers, droit moins absurde, moins odieux que celui de conquéte, et
qui pourtant bien examine n’est guére plus légitime.
Voila comment les terres des particuliers réunies et contigués
deviennent le territoire public, et comment le droit de souveraineté
s’étendant des sujets au terrain qu’ils occupent devient a la fois réel
et personnel, ce qui met les possesseurs dans une plus grande dépen-
dance, et fait de leurs forces mémes les cautions de leur iidélité,
avantage qui ne parait pas avoir été bien connu des anciens monar-
ques, lesquels semblaient se regarder comme les chefs des hommes
plutot que comme les maitres du pays; aussi ne s’appelaient-ils que
Rois des Perses, des Scythes, des Macédoniens; mais les notres s’ap-
pellent plus habilement rois de France, d’Espagne, d’Ang1eterre. En
tenant ainsi le terrain, ils sont bien surs d’en tenir les habitants.
Ce qu’il y a d’admirable dans cette aliénation c’est que loin qu’en
acceptant les biens des particuliers la communauté les en dépouille,
elle ne fait que leur en assurer la légitime disposition, changer l’u-
surpation en un véritable droit, et la jouissance enlpropriété. Alors
leur titre étant respecté de tous les membres de l’Etat et maintenu
de toutes ses forces contre l’étranger par une cession avantageuse a
la communauté et plus encore a eux-mémes, ils ont pour ainsi dire
acquis tout ce qu’ils ont donné; énigme qui s’explique aisément par
la distinction des droits que le souverain et le propriétaire ont sur le
méme fonds.
I1 peut arriver aussi que les hommes commencent a s’unir avant
que de rien posséder, et que, s’emparant ensuite d’un terrain suffisant
pour tous, ils en jouissent en commun, ou bien le partagent entre
(a) Le titre ou sous·titre de ce morceau qui devaitformer un chapitre dans l'édition du
Contra! social a été aiouté apres coup. ll n’est pas de la méme écriture que Ie corps du
manuscrit.
(b) Le morceau entre crochets a passe dans le Contra! social, liv. I, chap. rx.
� 260 DU CONTRAT SOCIAL.
eux, soit également, soit selon certaines proportions établies par le
souverain. Mais de quelque maniere que se fasse cette acquisition,
le droit que chaque particulier a sur son propre bien est touiours
subordonné au droit que la communauté a sur tous, sans quoi il n’y
aurait ni solidité dans le lien social, ni force réelle dans l’exercice de
la souveraineté.
Je terminerai ce chapitre par une remarque (1) qui doit servir de
base a tout le systéme social : c’est qu’au lieu de détruire l’égalité
naturelle, le pacte fondamental substitue au contraire une égalité
morale et légitime a ce que la nature avait pu mettre d’inégalité
physique entre les hommes, et que,pouvant naturellement étre inégaux
en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de
droit.]
CHAPITRE IV
an quot CONSISTE(2) LA souvmumnré ¤·r(3) cz Qur ut neun INALIENABLE
(a) [ll y a donc dans l’Etat une force commune qui le soutient, une
volonté générale qui dirige cette force, et c’est l’application de l’une
a l’autre qui constitue la souveraineté. Par ou l’on voit que le souve-
rain n’est par sa nature qu’une personne morale, qu’il n’a qu’une
existence abstraite et collective, et que l’idée qu’on attache a ce mot
ne peut étre unie a celle d’un simple individu. Mais comme c’est ici
une proposition des plus importantes en matiére de droit politique,
tachons de la mieux éclaircir.
Je crois pouvoir poser pour une maxime incontestable que la
volonté générale peut seule diriger les forces de 1’Etat selon la fin
de son institution, qui est le bien commun : car si l’opposition des
intéréts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés
civiles, c’est l’acc0rd de ces mémes intéréts qui l’a rendu possible.
C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intéréts qui forme
‘ le lien social, et s’il n’y avait pas quelque point dans lequ_el tous les
intéréts s’accordent, la société ne saurait exister. Or, comme la
volonté tend toujours au bien de l’étre qui veut, que la volonté par-
ticuliére a toujours pour objet 1’intérét privé, et la volonté générale
l’intérét commun, il s’ensuit que cette derniére est ou doit étre seule
le vrai mobile du corps social.
Je conviens qu’on peut mettre en doute si quelque volonté parti-
culiére ne saurait s’accorder en tout avec la volonté générale, et par
conséquent, supposé qu’une telle volonté particuliére existat, si l’on
(1) lmportante en maziére de droit politique,
(2) Ce que c’est que.
(3) Qu’elle est.
(a) Le morceau entre crochets a passe dans Ie Contra! social, liv. Il, chap. r.
I
� APPENDICE I. 261
ne pourrait pas sans inconvénient lui confier l’entiére direction des
forces publiques; mais sans prévenir sur cette question les solutions
que j’en donnerai ci-aprés, chacun doit voir des A présent qu’une
volonté particuliére substituée A la volonté générale est un instru-
ment supertiu quand elles sont d’accord, et nuisible quand elles
sont opposées. On doit voir encore qu’une pareille supposition est
absurde et impossible par la nature des choses, car l’intérét privé tend
toujours aux préférences, et Pintérét public A l’égalité.
De plus, quand on aurait trouvé pour un moment l’accord des
deux volontés, on ne pourrait jamais s’assurer que cet accord dure-
rait encore le moment aprés, et qu’il ne naitrait jamais d’opposition
entre elles. L’ordre des choses humaines est sujet A tant de révolu-
tions, et les maniéres de penser, ainsi que les maniéres d’é`tre,
changent avec tant de facilité, que ce serait une témérité d’affirmer
qu’on voudra demain ce qu’on veut auiourd’hui, et si la volonté géné·
rale est moins sujette A cette inconstance, rien n’en peut mettre A
couvert la volonté particuliére. Ainsi quand méme le corps social
pourrait dire une fois : << Je veux maintenant tout ce que veut un tel
homme », jamais il ne pourrait dire en parlant du méme homme : Ce
qu’il voudra demain, je le voudrai encore. » Or la volonté générale
qui doit diriger1’Etat n’est pas celle d’un temps passé, mais celle
du moment présent, et le vrai caractére de la souveraineté est qu’il y
ait touiours accord de temps, de lieu, d’eH`et, entre la direction de la
volonté générale et l’emploi de la force publique; accord sur lequel
on ne peut plus compter sitot qu’une autre volonté, telle qu’elle
puisse étre, dispose de cette force. Il est vrai que dans un état bien
réglé l’on peut touiours (1) inférer la durée(z) d’un acte de la volonté
du peuple, de ce qu’il ne le détruit pas par un acte contraire; mais
c’est toujours en vertu d’un consentement présent et tacite que 1’acte
antérieur peut continuer d’avoir son effet. Dans la suite. on verra
quelles conditions sont nécessaires pour faire présumer ce consen-
tement.]
Comme dans la constitution de l’homme l’action de l’Ame sur le
corps est l’abime de la philosophiela), de méme l’action de la volonté
générale sur la force publique est l’abime de la politique dans la
constitution de 1’Etat. C’est lA que tous les législateurs (3) se sont per-
dus. J’exposeraidans la suite les meilleurs moyens qu’on ait employés
Acet eH`et, et ie me iierai (4) pourles apprécier au raisonnement qu’au- ‘
tant qu’il sera justiiié par l’expérience. Si vouloir et faire sont la
méme chose pour tout étre libre, et si la volonté d’un tel étre mesure
(1) Quelqucfois. ·
(2) Continuation.
(3) Ont échoué.
(4,) Mains pour en juger au raisonnement qu’& Pexpérience. `
(a) Emile, liv. ll. Entre l'idée incomprehensible de l’action de notre Ame sur notre
corps et I'idée de l’action de Dieu sur tous les étres ....
� exactement la quantité de ses forces qu’il emploie a l’accomplir, il est
évident que dans tout ce qui n’excede pas la puissance publique, 1
l’état exécuterait touiours fidelement tout ce que veut le souverain et
comme il le veut, si la volonté était un acte aussi simple, et l’action
un effet aussi immédiat de cette meme volonté dans le corps civil que
dans le corps humain.
Mais, quand meme la liaison dont je parle serait établie aussi ( bien qu’elle peut l’etre, toutes les difficultés ne seraient pas levées. Les ouvrages des hommes, toujours moins parfaits que ceux de la nature, ne vont jamais si directement at leur fin. L’on ne peut éviter en politique, non plus qu’en mécanique, d’agir plus faiblement ou moins vite, et de perdre de la force ou du temps. La volonté générale est rarement celle de tous (a), etla force publique est toujours moindre que la somme des forces particulieres; de sorte qu’il y a dans les ressorts de l’Etat un équivalent aux frottements des machines, qu’il faut savoir réduire a la moindre quantité possible, et qu’il faut du moins calculer et déduire d’avance de la force totale, pour proportionner exactement les moyens qu’on emploie a l’effet qu’on veut ‘ obtenir. Mais, sans entrer dans ces pénibles recherches qui font la science du législateur, achevons de tixer 1’idée de l’état civil (b).
CHAPITRE V
fausses notions du lien social.
Il y a mille manieres de rassembler les hommes, il n’y en a qu’une
de les unir (c). C’est pour cela que je ne donne dans cet ouvrage qu’une
méthode pour la formation des sociétés politiques, quoique, dans la
multitude d’agrégations qui existent actuellement sous ce nom, il
n’y en ait peut-etre pas deux qui aient été formées de la meme maniere, et pas une qui l’ait été selon celle que j’établis. Mais je cherche
le droit et la raison, et ne dispute pas des faits. Cherchons (1) sur ces
regles quels jugements on doit porter des autres voies d’association
civile telles que les supposent la plupart de nos écrivains.
1. Que l’autorité naturelle d’un pere de famille s’étende sur ses
enfants au dela meme de leur faiblesse et de leur besoin, et qu’en
continuant de lui obéir ils fassent a la lin par l’habitude et par recon-
(1) Voyons.
(a) Contrat social. liv. II. chap. III. ll y a bien souvent de la difference entre la volonté de tous et la volonté générale, celle-ci ne regarde qu’a l’iutérét commun, l‘autre regarde A l`iutérét privé et n’est qu’une somme de volontés particulieres.
(b) Voir aussi Contrat social, liv. II, chap. vt.
(c) Discours sur Plnégalité. -—J’avoue que les événements que i‘ai a décrire ayautpu arriver de plusieurs mauieres je ne puis me détcrminer dans le choix que par des con- iectures... Telle fut ou dut étrel’0rigine de Ia société et des lois (Voir Contrat social, liv. l, ch. v.) ll y aura toujours une grande difference entre soumettre une multitude et régir une société. APPENDICE I. 263 naissance ce qu’ils faisaient d`abord par nécessité, cela se concoit sans peine, et les liens qui peuvent unir la famille sont faciles A voir. Mais que, le pere venant A mourir, un des enfants usurpe sur ses fréres dans un Age approchant du sien et méme sur des étrangers le pouvoir que le pére avait sur tous, voilA ce qui n’a plus de raison ni de fondement. Car les droits naturels de l’Age, de la force, de la ten- dresse aternelle, les devoirs de la ratitude filiale tout man ue A la _ P 8 » _ q fois dans ce nouvel ordre, et les fréres sont imbéciles ou dénaturés de soumettre leurs enfants au joug d’un homme qui, selon la loi natu- relle, doit donner toute préférences aux siens. On ne voit plus ici dans les choses de nozauds qui unissent le chef et les membres. La force agit seule, et la nature ne dit plus rien (a). Arrétons—nous un instant A ce parallele fait avec emphase par tant d’auteurs. Premiérement (1) [quand il y aurait entre l’Etat et la famille autant de rapports (2) qu’ils le prétendent, il ne s’ensuivrait pas pour cela que les regles de conduite propres A l’une de ces deux sociétés convinssent(3).Al’autre. Elles different trop en grandeur pour pouvoir étre administrées de la méme maniére, et il y aura toujours une extréme différence entre le gouvernement domestique, ou le pére voit(4) tout par lui-méme, etle gouvernement civil, ou Ie chef ne voit presque rien que par les yeux d’autrui. Pour que les choses devinssent égales A cet égard, il faudrait que les talents, la force, et toutes les facultés du pere,augmentassent en raison de la grandeur de la famille, et que l’Ame d’un puissant monarque fut A celle d’un homme ordinaire comme l’étendue de son empire est A l’héritage d’un particulier. Mais comment le gouvernement de l’Etat pourrait-il étre semblable A celui de la famille, dont le principe (5) est si diiférent? Le pére étant physiquement plus tort que ses enfants aussi longtemps que son secours leur est nécessaire, le pouvoir paternel passe avec raison pour etre établi par la nature. Dans la grande famille, dont tous les membres sont naturellement égaux, 1’autorité politique, purement arbitraire quant A son institution, ne peut étre fondée que sur des conventions, · ni le magistrat commander (6) au citoyen qu’en vertu des lois (7). Les (1) Le long passage placé entre crochets a pnru dans l`l·i'c0nomie politique. Nous avons relevé, en caractéres ordinaires de notes, les variantes qui existent entre le texte de cet ouvrage et celui du manuscrit. (2) Que certains auteurs. (5) Fussent conveuables. (4) Peut tout voir. (5) F ondetnent. (6) Aux autres. (7) Le pouvoir du pere sur les enfants, fondé sur leur avantage partieulier, ue peut, par sa nature, s‘étendre, iusqu°au droit de vie et de mort, mais le pouvoir souverain, qui u’a d’autre obiet que Ie bien commun, n°a d’autres bornes que celles de l’utilité publi- que bien entendue, distinction que j’expliquerai dans son lieu. — Ce passage, qui se trouve dans l'édition générale de 1782, ne figure ni dans le texte publié par l‘Encyelop¢die, ni dans la réimpression de Duvillard. (a) Voir Contra! social, liv. I, chap. 11. _
� (
264 DU CONTRAT SOCIAL.
devoirs du pere lui sont dictés par des sentiments naturels, et d’un
ton qui lui permet- rarement de désobéir. Les chefs n’ont point de “
semblable regle, et ne sont réellement tenus envers le peuple qu’a ce
qu’ils lui ont promis de faire, et dont il est en droit d’exiger l’exécution.
Une autre difference plus importante encore, c’est que, les enfants
n’ayant rien que ce qu’ils recoivent du pere, il est évident que tous E
les droits de propriété lui appartiennent ou émanent de lui. C’est (
tout le contraire dans la grande famille, ou l’administration générale
n’est établie que pour assurer la possession particuliere, qui lui est
antérieure. Le principal objet des travaux de toute la maison est de
conserver et d’accro'itre le patrimoine du pere, afin qu’il puisse un
jour le partager entre ses enfants sans les appauvrir, au lieu que la
richesse du prince (1), loin de rien ajouter au bien-etre des particu-
liers, leur coute presque toujours la paix et l’ab0ndance. Enfin(2)
la petite famille est destinée a s’éteindre et A se résoudre un jour en
plusieurs autres familles semblables; mais, la grande étant faite
pour durer toujours dans le meme état, il faut que la premiere s’aug—
mente pour se multiplier; et non seulement il suffit que l’autre se
conserve, on peut prouver meme (3) que toute augmentation lui est
plus préjudiciable qu’utile.
Par plusieurs raisons tirées de la nature de la chose, le pere doit
commander dans la famille. Premierement, l’autorité ne doit pas étre
égale entre le pere et la mere, mais il faut que le gouvernement soit
un, et que dans les partages d’avis il y ait une voix prépondérante
qui décide. 2°, Quelque légeres qu’on veuille supposer les incom-
modités particulieres a la femme, comme elles sont toujours pour
elle un intervalle d’inaction, c’est une raison suffisante pour l’exc1ure
de cette primauté, car quand la balance est parfaitement égale, un
rien (4) suffit pour la faire pencher. De plus, le mari doit avoir in-
spection sur la conduite de sa femme, parce qu’il lui importe que les
enfants qu’il est forcé de reconnaitre (5) n’appartiennent pas a d’autres
qu’a lui. La femme, qui n’a rien de semblable a craindre, n’a pas le
meme droit que (6) le mari. 3° Les enfants doivent obéir au pere, d’a-
bord par nécessité, ensuite par reconnaissance; apres avoir regu de lui
leurs besoins durant la moitié de leurvie, ils doivent consacrer l’autre
in pourvoir aux siens. 4° A 1’égard des domestiques, ils (7) doivent
aussi leurs services en échange de l’entretien qu’on (8) leur donne,
(1) Le {isc n’est qu'un moyen souvent fort mal entendu,p0ur maintenir les particuliers
dans la paix et dans Yabondance.
(2) En un mot.
(3) Mais on peut prouver aisément.
(4) Une paille.
(5) Et de nourrir.
(6) Sur.
(7) Lui.
(8) Qu’il.
� APPENDICE I. 265
sauf arompre le marché des qu’il cesse de leur convenir. J e ne parle
point de 1’esclavage, parce qu’il est contraire a la nature, et que rien(i)
ne peut l’autoriser.
Il n’y a rien de tout cela dans la société politique. Loin que le
chef ait un intérét naturel au bonheur des particuliers, il ne lui est
pas rare de chercher le sien dans leur misére. La couronne (2) est-elle
héréditaire, c’est souvent un enfant qui commande a des hommes.
(a) Est-elle élective, mille inconvénients se font sentir dans les élec-
tions, et l’on perd, dans l’un et dans l’autre cas, tous les avantages
de la paternité. Si vous n’avez qu’un seul chef, vous étes a la dis-
crétion d’un maitre qui n’a nulle raison de vous aimer; si vous en
avez plusieurs, il faut supporter a la fois leur tyrannie et leurs divi-
sions. En un mot, les abus sont inévitables, et leurs suites funestes
dans toute société ou l’intér’ét public et. les lois n’ont aucune force
naturelle et sont sans cesse attaqués par l‘intérét personnel et les
passions du chef et des membres.
Quoique les fonctions du pére de famille et du prince (3) doivent
tendre au méme but, c’est par des voies si différentes, leurs devoirs
et leurs droits sont tellement distingués, qu’on ne peut les confondre
sans se former les plus fausses (4) idées des principes (5) de la société
et sans tomber dans des erreurs fatales au genre humain. En effet, si
la voix de la nature est le meilleur conseil que doive écouter un bon
pére pour bien remplir ses devoirs, elle n’est pour le magistrat qu’un
faux guide, qui travaille sans cesse A l’écarter des siens, et qui l’en-
traine tot ou tard a sa perte ou a celle de l’Etat, s’il n’est retenu par
la prudence ou par la vertu (6). La seule précaution nécessaire au
pere de famille est de se garantir de la dépravation, et d’empécher ‘
que les inclinations naturelles ne se corrompent en lui; mais ce sont
elles qui corrompent le magistrat. Pour bien faire, le premier n’a
qu’a consulter son coeur; 1‘autre devient un traitre au moment qu’il
écoute le sien; sa raison méme lui doit étre suspecte, et il ne doit
suivre que la raison publique, qui est la loi. Aussi la nature a-t-elle
fait une multitude de bons péres de famille, mais (7) j‘ignore si la sa-
gesse humaine a jamais fait un bon roi; qu’on voie dans le Civilis de
Platon les qualités que cet homme royal (8) doit avoir, et qu’on cite
(t) Qu’aucun droit. `
(2) Magistrature.
(3) Magistrat. `
(4) De fausses.
(5) Des lois fondamentales.
(6) Retenu par Ia plus sublime vertu.
(7) Mais depuis Pexistence du monde, la sagesse humaine a fait bien peu de bons
magistrats.
(8) M. Alexeieff avait lu : loyal.
(a) La loi fraucaise sur la maiorité des rois prouve que des hommes tres senses et une
l0Dg¤¢ ¢XpéI'l¢!lC¢ ont lppI'l8 8llX p¢�pl¢8 QUE C’¢8I UU pill! gfalld malbeur CDCCTC d‘étre
gouverné par des régences que par des enfants (Note de manuscrit). ‘
I
l
� 266 DU CONTRAT SOCIAL.
quelqu’un qui les ait eues! *Quand on supposerait méme que cet
homme ait existé et qu’il ait porté la couronne, la raison permet-elle
d’établir sur un prodige larégle des gouvernements humains (r)? Jk Il
est donc certain que le lien (2) social de la Cité n’a pu ni dn'1 se for-
mer (3) par l’extension de celui de la famille, ni sur le méme modéle.
(a) 2. [Qu’un homme riche et puissant ayant acquis d‘immenses
possessions en terres imposat des lois a ceux qui s’y voulaient établir;
qu’il ne le leur permit qu’a condition de reconnaitre son autorité su-
préme et d’obéir in toutes ses volontés, je puis encore concevoir cela;
mais comment concevrai-je qu’un traité qui suppose des droits anté-
rieurs soit le premier fondement du droit, et qu’il n’y ait pas dans
cet acte tyrannique double usurpation, savoir sur la propriété de la
terre et sur la liberté des habitants? Comment un particulier peut-il
s’emparer d’un territoire immense et en priver le genre humain au-
trement que par une usurpation punissable, puisqu’elle 6te au reste
des habitants du monde le séjour et les aliments que la nature leur
donne en commun. Accordons au besoin et au travail le droit du
premier occupant: pourrions·nous donner des bornes at ce droit?
Suffira·t-il de mettre le pied sur un terrain commun pour s’en pré-
tendre aussitot propriétaire exclusif?
Suffira-t·il d’avoir la force d’en chasser tous les autres pour leur
6ter le droit d’y revenir? (b) .lusqu’oi1 l’acte de prise de possession
peut-il fonder la propriété? Quand Nunez Balbao prenait sur le rivage
possession de la mer du Sud et de toute 1’Amérique méridionale, au l
nom de la couronne de Castillc, était·ce assez pour en déposséder
tous les habitants et en exclure tous les princes du monde? Sur
ce pied·la, ces cérémonies se multipliaient assez vainement, car le
Roi Catholique n’avait tout d’un coup qu’a prendre de son cabinet
possession de tout l’univers, sauf at retrancher ensuite de son empire
ce qui était auparavant possédé par les autres princes.
Quelles sont donc les conditions nécessaires pour autoriser sur
un terrain quelconque le droit de premier occupant? Premierement,
qu’il ne soit encore habité par personne. Secondement, qu’on n’en
occupe que la quantité dont on a besoin pour sa subsistance. En troi-
sieme lieu, qu’on en prenne possession non par une vaine cérémonie,
mais par le travail et la culture, seuls signes de propriété qui doivent
étre respectés d’autrui. Les droits d’un homme avant l’état de société
(1) Le passage entre croix se trouve au verso du feuillet 28 du manuscrit de Ge-
neve et il nous a paru devoir étre intercalé dans le texte. Voir Contrat social, liv. III,
chap. vt.
2 ‘tmi .
E3; iairefn
(a) Le morceau entre crochet: a passe dans Ie Contrat social, liv. 1, chap. tx.
(b) .l’ai vu dans je ne suis quel écrit, intitulé, je crois, l'Observa¢eur hollandais, un
prineipe assez pleisam zdest que tout terrain qui n'est habité que par les sauvages doit
_ étre cense vacant, et qu’on peut s’en emparer et en chasser les habitants sans leur faire
aucun tort selon Ie droit haturel (Note du manuscrit).
M
J- —-— l
� APPENDICE l. 267 ne peuvent aller bien loin, et tout le reste, n’étant que violence et usurpation contre le droit de nature, ne peut servir de fondement au droit social. Or, quand je n’ai pas plus de terrain qu’il n’en faut pour mon entretien, si j’en aliéne encore, il m’en restera moins qu’il ne m’en faudra. Que puis·je donc céder aux autres sans m’6ter ma subsi- stance, ou quel accord ferai—ie avec eux pour les mettre en possession de ce qui ne m’appartient pas?] (a) [Quant aux conditions de cet accord, il est tres évident qu’elles sont illégitimes et nulles pour ceux qu’elles soumettent sans néserve a la volonté d’un autre; car, outre qu’une telle soumission est incompatible avec la nature de l’homme et que c’est 6ter toute moralité A ses actions que d’6ter toute liberté a sa volonté, c’est une convention vaine, absurde, impossible, de stipuler d’un coté une autorité absolue, et de 1’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engage a rien envers celui dont on a droit de tout exiger, et cette seule condition, incompatible avec toute autre, n’entraine·t-elle pas nécessairement la nullité de l’acte? Car, comment mon esclave pourrait-il avoir des droits contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient, et que, son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-méme est un mot qui n’a aucun sens? 3. Que par le droit de guerre le vainqueur, au lieu de tuer ses captifs, les réduise en une servitude éternelle, sans doute il fait bien pour son profit; mais puisqu’il n’en use ainsi que par le droit de la guerre, l’état de guerre ne cesse point entre les vaincus et lui, car il ne peut cesser que par une convention libre et volontaire, comme il a commencé. Que s’il ne les tue pas tous, cette prétendue grace n’en est point une quand il faut la payer de sa liberté, qui seule peut donner un prix a la vie; comme ces captifs lui sont plus utiles vi- vants que morts, il les laisse vivre, pour son intérét et non pas pour l• leur: ils ne lui doivent donc rien que l’obéissance aussi longtemps qu’ils sont forcés de lui obéir. Mais a l’instant que le peuple subjugué peut secouer un joug imposé par force et se défaire de son maitre, c’est·a-dire de son ennemi, s’il le peut, il le doit, et, recouvrant sa liberté légitime, il ne fait qu’user du droit de guerre qui ne cesse point tant que la violence qu’il autorise a lieu. Or, comment l’état de guerre servira-t-il de base a un traité d’union qui n’a pour objet que la justice et la paix? Peut-on rien concevoir de plus absurde que de dire : er Nous sommes unis en un seul corps, attendu que la guerre subsiste entre nous? » Mais la fausseté de ce prétendu droit de tuer les captifs a été si bien reconnue, qu’il n’y a plus d’homme civi- (G) TOIIICS les idécs dll !¤0I'C¢&l1¢DiI'¢ C!'0Ch¢$8 ODI p&S$é 8V¢C dc simples I'¢I’l&Ul¢!I¢llI8 de forme dans les chap. tt, m,1v et vdu Contra! social. Voir aussi le discours sur l'Origine dc Plnégalité parmi lcs hommcs. Les ressemblances de certaines parties de ce chapitre SVEC cet éCI'lt sont si QI'8Hd€S q�`0!l ptlll SC d¢H�!ld¢I' si id l'édI.Ctl0lI de cette partie dll manuscrit ne lui est pas antérieure, d'autant plus qu‘au point de vue de Ia forme elle _ est assez imparfaite.
� 268 DU CONTRAT SOCIAL.
lisé qui ose exercer ou réclamer ce chimérique et barbare droit, ni
méme de sophiste payé qui l’ose soutenir.
Je dis donc, premiérement, que le vainqueur n’ayant pas le droit
de mettre a mort les vaincus sitot qu’ils rendent les armes, il ne
peut fonder leur esclavage sur un droit qui n’existe point. Seconde-
ment, que quand méme le vainqueur aurait ce droit et ne s’en pré-
vaudrait pas, il ne résulterait jamais de la un état civil, mais seule-
ment un état de guerre modifié.
Ajoutons que si par ce mot de guerre on entend la guerre pu-
blique, on suppose des sociétés antérieures dont on n’explique point
l’origine; si l’on entend la guerre privée d’homme a homme, on
n’aura par la qu’un maitre et des esclaves, jamais un chef et des
citoyens; et, pour distinguer ce dernier rapport, il faudra toujours
supposer quelque convention sociale qui fasse un corps de peuple et
unisse les membres entre eux ainsi qu’a leur chef.
Tel est, en effet, le véritable caractere de l’état civil; un peuple
est un peuple indépendamment de son chef, et si le prince vient a
périr, il existe encore entre les sujets des liens qui les maintiennent
en corps de nation. Vous ne trouvez rien de pareil dans les principes
de la tyrannie. Sitot que le tyran cesse d’exister, tout se sépare et
tombe en poussiere, comme un chéne en un tas de cendres quand le
feu s’éteint apres l’avoir dévoré.
4. Que par le laps de temps une violente usurpation devienne
enfin un pouvoir légitime; que la prescription seule puisse changer
un usurpateur en magistrat supreme, et un troupeau d’esclaves en
corps de nation, c’est ce que beaucoup de savants hommes ont osé
soutenir et a .quoi il ne manque d’autre autorité que celle de la raison.
Bien loin qu’une longue violence puisse a force de temps se transfor-
mer en un gouvernement juste, il est incontestable, au contraire, que
quand un peuple serait assez insensé pour accorder volontairement a
son chef un pouvoir arbitraire, ce pouvoir ne saurait étre transmis
sur d’autres générations et que sa durée seule est capable de le rendre
illégitime; car on ne peut présumer que les enfants a naitre approu-
veront Pextravagance de leurs peres ni leur faire porter justement la
peine d’une faute qu’ils n’ont pas commise.
On nous dira, ie le sais, que comme ce qui n’existe point n’a
aucune qualité, l’enfant qui est encore a naitre n’a aucun droit; de
sorte que ses parents peuvent renoncer aux leurs pour eux et pour
lui sans qu‘il ait a s’en plaindre. Mais pour détruire un si grossier
sophisme, il suffit de distinguer les droits que le fils tient unique-
ment de son pére, comme la propriété de ses biens, des droits qu’iI
ne tient que de la nature et de sa qualité d’homme, comme la liberté.
Il n’est pas douteux que par la loi de raison le pére ne puisse aliéner
les premiers,dont il est seul propriétaire,et en priver ses enfants. Mais
il n’en est pas de méme des autres, qui sont des dons immédiats de la
l
l
.........-~——s··—·— **1
� APPENDICE l. 269
nature, et dont par conséquent nul homme ne les peut dépouiller.
Supposons qu’un conquérant habile et zélé pour le bonheur de ses
sujets leur cut persuadé qu’avec un bras de moins ils en seraient plus
tranquilles et plus heureux, en serait-ce assez pour obliger tous les
enfants a perpétuité de se faire couper un bras pour remplir les enga-
gements de leurs peres?
A l’égard du consentement tacite, par lequel on veut légitimer la
tyrannie, il est aisé de voir qu’on ne peut le présumer du plus long
silence, parce qu’outre la crainte qui empéche les particuliers de
protester contre un homme qui dispose de la force publique, le
peuple, qui ne peut manifester (1) sa volonté qu’en corps, n’a pas le
pouvoir de s’assembler pour la déclarer. Au contraire, le silence des
citoyens suffit pour rejeter un chef non reconnu; il faut qu’ils parlent
pour l’autoriser et qu’ils parlent en pleineliberté. Au reste, tOut ce
que disent la·dessus les jurisconsultes et autres gens payés pour cela
ne prouve point que le peuple n’ait pas le droit de reprendre sa
liberté usurpée, mais qu’il est dangereux de le tenter. C’est aussi ce
qu’il ne faut jamais faire, quand on connait de plus grands maux que
celui de l’avoir perdue.
Toute cette dispute du pacte social me semble se réduire a une
question tres simple. Qu’est-ce qui peut avoir engagé les hommes a
se réunir volontairement en corps de société, si ce n’est leur utilité
commune? L’utilité commune est donc le fondement de la société
civile. Cela posé, qu’y a-t-il a faire pour distinguer les Etats légitimes
des attroupements forcés, que rien n’autorise, sinon de considérer
l’objet ou la fin des uns et des autres? Si la forme de la société tend
au bien commun, elle suit (2) l’esprit de son institution; si elle n’a en
vue que Pintérét des chefs, elle est illégitime par droit de raison et
d’humanité; car, quand méme l’intérét public s’accorderait quelquefois
avec celui de la tyrannie, cet accord passager ne saurait suffire pour
autoriser un gouvernement dont il ne serait pas le principe. Quand
Grotius nie que tout pouvoir soit établi en faveur de ceux qui sont
gouvernés, il n’a que trop raison dans le fait, mais c’est du droit qu’il
est question. Sa preuve unique est singuliere : il la tire du pouvoir
d’un maitre sur son esclave, comme si l’on autorisait un fait par un
fait, et que l’esclavage lui-méme fiit moins inique que la tyrannie.
C’est précisément le droit d’esclavage qu’il fallait établir. Il n’est pas
question de ce qui est convenable mais de ce qui est juste, ni du
pouvoir auquel on est forcé d’obéir, mais de celui qu’on est obligé de
reconnaitre.]
(u Déclarer.
(2) Marche sclon. _
�
CHAPITRE VI
nas nnorrs nmsvscrxrs (1) nu souvsiutu rr uu crrovs ra
Si l’intérét commun est l’objet de l’association, il est clair que la
volonté générale doit étre la régle des actions du corps social. C’est
le principe fondamental que j’ai taché d’établir. Voyons maintenaut
quel doit étre l’empire de cette volonté sur les particuliers, et com-
ment elle se manifeste A tous (a).
(b) [L’état ou la cité faisant une personne morale dont la vie consiste dans le concours et l’union de ses membres, le premier et le plus important de ses soins est celui de sa propre conservation, soin qui demande une force universelle et compulsive pour mouvoir et disposer chaque partie de la maniere la plus convenable au tout. Ainsi, comme la nature donne A chaque homme un pouvoir absolu sur ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur les siens, et c’est ce méme pouvoir dont l’exercice dirigé par la volonté générale porte, comme ie l’ai dit, le nom de souveraineté.
Mais comme, outre la personne publique, nous avons A considérer les personnes privées qui la composent, et dont la vie et l’existence est naturellement indépendante de la sienne, cette matiere demande quelque discussion.
Tout consiste A bien distinguer les droits que le souverain a sur les citoyens de ceux qu’il doit respecter en eux et les devoirs qu’ils ont A remplir en qualité de sujets du droit naturel dont ils doivent jouir en qualité d’hommes. Il est certain que tout ce que chacun aliene, par le pacte social, de ses facultés naturelles, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont la possession importe A la société.
Ainsi tous les services qu’un citoyen peut rendre à l’Etat, il les lui doit, et le souverain de son côté ne peut charger les sujets d’aucune chaine inutile à la communauté; car sous la loi de raison rien ne se fait sans cause, non plus que sous la loi de nature. Mais il ne faut pas confondre ce qui est convenable avec ce qui est nécessaire, le simple devoir avec le droit étroit, et ce qu’on peut exiger de nous avec ce que nous devons faire volontairement.
Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels, et leur nature est telle qu’on ne
(1) Le mot respectifs a été surajouté dans le manuscrit.
(a) R. De l'économie politique. La premiere et la plus importante maxime du gouvernement légitime ou populaire, c’est-A-dire de celui qui a pour objet le bien du peuple, est donc, comme je l’ai dit, de suivre en tout la volonté générale, mais pour la suivre il faut la connaitre et surtout la bien distinguer de la volonté particuliere en commencant par soi-meme. Voir aussi Contrat social, liv. II, chap. iv.
(b) Tout ce chapitre a passé dans le Contrat social, liv. II, chap. tv. APPENDICE I. zyr peut travailler pour autrui sans travailler en méme temps pour soi. Pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie en secret ce mot chacun, et qui ne songe a lui-méme en votant pour tous? Ce qui prouve que l’égalité de droit et la notion de justice qui en découle dérive de la préférence que chacun se donne et par conséquent de la nature de 1’homme; que la volonté générale, pour étre vraiment telle, doit étre générale dans son objet ainsi que dans son essence; qu’elle doit partir de tous pour retourner a tous, et qu’elle perd sa rectitude naturelle sit6t qu’elle tombe sur un sujet individuel et déterminé, parce qu’alors, jugeant de ce qui n’est pas nous, nous n’avons aucun vrai principe d’équité qui nous guide. En effet, sitot qu’il s’agit d’un fait, ou d’un droit particulier sur un point qui n’a pas été réglé par une convention générale et anté· rieure, l’afl`aire devient contentieuse; c’est un procés oix les particu- liers intéressés sont unedes parties, et le public l’autre, mais ou je ne vois ni la loi qu’il faut suivre, ni le juge qui doit prononcer. II serait ridicule de vouloir alors s’en rapporter a une expresse décision de la volonté générale qui ne peut étre que la conclusion de l‘une des par- ties, et qui par conséquent n’est qu’une volonté particuliére, sujette en cette occasion a l’injustice ou a l’erreur. Ainsi, de méme qu’une volonté particuliere ne peut représenter la volonté générale, la volonté générale, a son tour, ne peut sans changer de nature devenir une volonté particuliére, elle ne peut prononcer nommément ni sur un homme ni sur un fait. Quand le peuple d’Athenes, par exemple, nommait ou cassait ses chefs, décernait une récompense a l’un, impo- sait une amende a l’autre, et par des multitudes de décrets particu- liers exercait indistinctement tous les actes du gouvernement, le peuple alors n’avait plus de volonté générale proprement dite; il n’agissait plus comme souverain, mais comme magistrat. On doit concevoir par la que ce qui généralise la volonté publique n’est pas la quantité des votants, mais l’intérét commun qui les unit, car dans cette institution chacun se soumet nécessairement aux con- ditions qu’il impose aux autres; accord admirable de Pintérét et de la justice, qui donne aux délibérations communes un caractére d’équité qu’on voit évanouir dans la discussion de toute affaire particuliére, faute d’un intérét commun qui unisse et identifie la volonté du juge avec celle de la partie. Par quelque coté qu’on remonte au principe, on arrive toujours a la méme conclusion : savoir que le pacte social établit entre les citoyens une telle égalité de droit qu’ils s’engagent tous sous les mémes conditions et doivent jouir tous des mémes avantages. Ainsi par la nature du pacte, tout acte de souveraineté, c’est-a-dire, tout acte authentique de la volonté générale, oblige ou favorise également
� l
272 DU CONTRAT SOCIAL.
tous les citoyens, de sorte que le souverain connait seulement le
corps de la nation, et ne distingue aucun de ceux qui la composent.
Qu’est-ce donc proprement qu’un acte de souveraineté? Ce n’est pas
un ordre du supérieur a l’inférieur, ni un commandement du maitre
a l’esclave; mais une convention du corps de l’Etat avec chacun de
ses membres; convention légitime, parce qu’elle a pour base le con-
trat social, équitable, parce qu’elle est volontaire et générale,utile(t),
parce qu’elle ne peut avoir d’autre objet que le bien de tous, et
solide, parce qu’elle a pour garants la force publique et le pouvoir
supréme. Tant que les suiets ne sont soumis qu’a de telles conven-
tions, ils n’obéissent a personne, mais seulement a leur propre
volonté : et demander jusqu’oi1 s’étendent les droits respectifs du sou-
verain et des particuliers, c’est demander jusqu’a quel point ceux-ci
peuvent s’engager avec eux-mémes, chacun envers tous, et tous en-
vers chacun d’eux.
Il s’ensuit de la que le pouvoir souverain, tout absolu, tout sacré,
tout inviolable qu’il est, ne passe ni ne peut passer les bornes des
conventions générales, et que tout homme peut disposer pleinement
de ce qui lui a été laissé de ses biens et de sa liberté par ces conven-
tions; de sorte que le souverain n’est jamais en droit de charger un
particulier plus qu’un autre, parce qu’alors l’aH`aire devenant particu-
liere, son pouvoir n’est plus compétent.
Ces distinctions une fois admises, il est si faux que dans le con-
trat social il y ait de la part des particuliers aucune renonciation vé-
ritable, que leur situation par 1’efl`et de ce contrat se trouve réelle·
ment préférable a ce qu’elle était auparavant, et qu’au lieu d’une
simple alienation, ils n’ont fait qu’un échange avantageux d’une ma-
niére d’étre incertaine et précaire contre une autre meilleure et plus
sure, de l’indépendance naturelle contre la liberté civile, de leur pou-
voir de nuire a autrui, contre leur sureté personnelle,et de leur force,
que d’autres pouvaient surmonter, contre un droit que l’union sociale
rend invincible. Leur vie méme, qu’ils ont dévouée a l’Etat, en est
continuellement protégée, et lorsqu’ils l’exposent ou la perdent pour
sa défense que font-ils alors qu’ils ne fassent plus fréquemment et
avec plus de danger dans 1’état de nature, lorsque livrant des combats
inévitables ils défendraient au péril de la vie ce qui leur sert a Ia
conserver?Tous ont a combattre au besoin pour la patrie, il est vrai,
mais aussi nul n’a iamais a combattre pour soi. Ne gagne-t-on pas
i encore a courir, pour ce qui fait notre sureté, une partie des risques
qu’il faudrait courir pour nous·mémes sitot qu’elle nous serait otée P]
(r) Ce passage du manuscrit a été omis dans le texte publié par M. Alexeierf.
l
» I
.....4.-·-—· ———·-——·-r l
� APPENDICE I. 273
C H A P I T R E VI I
nécssstré nzs Lots vosrrtvss
Voila, ce me semble, les plus justes idées qu’on puisse avoir·du
pacte fondamental, qui est la base de tout vrai corps politique; idées
qu’il importait d’autant plus de développer, que faute de les avoir
bien concues tous ceux qui ont travaillé de cette maniére ont toujours
fondé le gouvernement civil sur des principes arbitraires, qui ne dé-
coulent point de la nature de ce pacte. On verra dans la suite avec
quelle facilité toutle systéme politique se déduit de ceux que je viens
d’établir (1), et combien les conséquences en sont naturelles et lumi-
neuses; mais achevons de poser les fondements de notre (2) édifice.
(a) L’union sociale ayant un objet déterminé, sitot qu’elle est for-
mée,il faut chercher a le remplir. Pour que chacun veuille ce qu’il doit
faire selon Pengagement du contrat social,il faut que chacun sache (3)
ce qu’il doit vouloir; ce qu’il doit vouloir, c’est le bien commun; ce
qu’il doit fuir, c’est le mal publiczmais l’Etat n’ayant qu’une existence
idéale et conventionnelle, ses membres n’ont aucune sensibilité natu-
relle et commune, pa; laquelle immédiatement avertis ils regoivent une
impression agréable de ce qui lui est utile (4), et une impression dou-
loureuse sitot qu’i1 est olfensé. Loin de prévenirlesmaux qui l’attaquent,
rarement ont·ils le temps d’y remédier quand ils commencenta les sentir;
il faut les prévoir de loin pour les détourner ou les guérir(5). Comment
donc les particuliers garantiraient-ilsla communauté des maux qu’ils
ne peuvent ni voir ni sentir qu’apres coup; comment lui procureraient-
ils des biens dont ils ne peuvent juger qu’aprés leur effet? Comment
s’assurer d’ailleurs que, sans cesse rappelés par la nature a leur con-
dition primitive, ils ne négligeront jamais cette autre condition arti-
ficielle dont l’avantage ne leur est sensible que par des conséquences
souvent fort éloignées? Supposons-les toujours soumis a la volonté
générale, comment cette volonté pourra-t-elle se manifester dans
toutes les occasions? sera-t-elle toujours évidente? L’intérét particu-
lier ne l’oH`usquera-t-il jamais de ses illusions?Le peuple restera-t-il
touiours assemblé pour la déclarer, ou s’en remettra in des particu-
liers toujours préts a lui substituer la leur? Enlin, comment tous agi-
ront-ils de concert, quel ordre mettront-ils dans leurs afl`aires, quels
moyens auront-ils de s’entendre, et comment feront-ils entre eux la
répartition des travaux communs?
(1) D'cxposer.
(2) Ce grand.
(3) Voie.
(4) Bon.
(S) Pour s’en garantir ou s‘en délivrer.
(a) Voir Contra! social, liv. II, chap. vt, pour tout le développement qui suit.
18
� 274 DU CONTRAT SOCIAL.
(a) [Ces diflicultés, qui devaient paraitre (1) insurmontables,ont été
levées par la plus sublime de toutes les institutions humaines, ou
plutot par une inspiration céleste qui apprit au peuple A imiter ici-
bas les décrets immuables de la Divinité. Par quel art inconcevable
a-t-on pu trouver le moyen d’assujettir les hommes pour les rendre
libres?d’employer au service de l’Etat les biens, les bras, la vie méme
de ses semblables(2), sans les contraindre et sans les consulter? d’en-
chainer leur volonté de leur propre aveu? de faire valoir leur consen-
tement contre leur refus? et de les forcer A se punir eux-mémes quand
ils font ce qu’ils n’ont pas voulu? Comment se peut·il faire que tous
obéissent et que nul ne commande (3), qu’ils servent et n’aiem point
de maitre; d’autant plus libres en effet, que, sous une apparente sujé·
tiou,nul ne perd de sa liberté que ce qui peut nuire A celle d’un autre?
Ces prodiges sont l’ouvrage de la loi. C’est A la loi seule que les
hommes doivent la justice et la liberté. C’est cet organe salutaire de
la volonté de tous, qui rétablit dans le droit l’égalité naturelle entre
les hommes. C’est cette voix céleste qui dicte A chaque citoyen les
préceptes de la raison publiquc, et lui apprend A se conduire (4) sur
les maximes de son propre jugement et A n’étre pas sanscesse (5) en
contradiction avec lui-méme.] Les_lois sont l’unique mobile du corps
politique; il n’est actif et sensible que par elles; sans les lois l’Etat
formé n’est qu’un corps sans Ame, il existe et ne peut agir, car ce
n’est pas assez que chacun soit soumis A la volonté générale; pour la
suivre il faut la conna'itre.VoilA d’ou nait la nécessité d’une législa-
tion (b). A
(c) [Les lois ne sont proprement que les conditions de l’associa-
tion civile. Le peuple, soumis aux lois, en doit donc étre l’auteur,
car il n’appartient qu’A ceux qui s’associent de déclarer les condi-
tions sous lesquelles ils veulent s’associer. Mais comment les décla-
reront-ils? Sera-ce d’un commun accord, par une inspiration subite?
Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ses volontés? Qui
lui donnera la prévoyance pour en former les actes et les calculer
d’avance, ou comment les prononcera-il au moment du besoin?
Comment voudrait-on qu’une multitude aveugle, qui souvent ne sait
ce qu’elle veut,parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon,pi`1t for-
mer et exécuter d’elle-méme une entreprise aussi difticile qu’un sys-
téme de législation qui est le plus sublime eilort de la sagesse et de la
ll
(1) Sembler.
(2) De {ODS SCS l'l’I¢UIbI'¢$.
(3) Qu‘ils obéissent et que personne ne commande.
(4) A agir.
(S) Ces mots sans cease n’ont pas été reproduits.
(a) Le beau passage entre crochets a été inséré dans Yéconomie polilique avec
de légeres variantes dont nous donnons en note le détail. ·
(b) Voir Contra! social, liv. II, chap. vt.
(:) Le morceau entre crochets a passe dans le Contra! social, liv. ll, cnap. vi.
l
_...a._.i.....-—d
� 1
APPENDICE I. 275
prévoyance humaine? De lui-méme, le peuple veut toujours le bien,
mais de lui-méme il ne le voit pas toujours. La volonté générale est
toujours droite, il n’est jamais question de la rectifier; mais il faut
savoir Pinterroger at propos; il faut lui présenter les objets tels qu’ils
sont, quelquefois tels qu’i1s doivent lui paraitre, lui montrer le bon
chemin qu’elle veut suivre; la garantir de la séduction des volontés
particulieres, rapprocher a ses yeux les lieux et les temps, balancer
l’il1usion des avantages présents et sensibles par le danger des maux
éloignés et cachés. Les particuliers voient le bien qu’ils rejettent, le
public veut le bien qu’il ne voit pas. Tous ont également besoin de
guides; il faut obliger les uns a conformer leur volonté a leur rai-
son; il faut apprendre a1’autre a connaitre ce qu’il veut. Alors des
lumiéres publiques résultera la vertu des particuliers, et de cette
union de l’entendement et de la volonté dans le corps social, l’exact
concours des parties, et la plus grande force du tout. Voila d’oi1 nait
la nécessité d’un législateur.]
L I V RE I I
IITABLISSEMENT DES LOIS
C H A P IT R E I
rm nr: LA 1.1-3¢;ts1.A·r1ox
(a) [Par le pacte social, nous avons donné l’existence et la vie au
corps politique, il s’agit maintenant de lui donner le mouvement et
la volonté par la législation. Car l’acte primitif par lequel ce corps
se forme et s’unit ne détermine rien encore de ce qu’i1 doit faire
pour se conserver.] C’est a ce grand objet que tend la science de la
législation. Mais quelle est cette science, ou trouver un génie qui la
posséde, et quelles vertus sont nécessaires a celui qui l’ose exercer?
cette recherche est grande et diflicile, elle est méme décourageante
pour qui se flatterait de voir naitre un Etat bien institué (b).
C H A P IT R E I I
nu LEGISLATEUR
(c) [En effet, pour découvrir les meilleures régles de société qui
conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure qui
(a) Contra: social, liv. ll, chap. vi.
(b) Voir Contra! social, liv. II, chap. vi.
(c) Le morceau entre crochets a passe dans le Contra! social, liv. II,ch. vu.
� 276 DU CONTRAT SOCIAL.
conniit tous les besoins des hommes, et n’en éprouvat aucun, qui l'l’¢l:lI
nul rapport avec notre nature, et qui vit tous ceux qui luiconviennent;
dont le bonheur filt indépendant de nous, et qui pourtant voulut bien
s’occuper du notre. En un mot, il faudrait un Dieu pour donner de
‘ bonnes lois au genrehumain, * et comme les patres sont d’une.espéce
supérieure au bétail qu’ils conduisent, les pasteurs d’hommes qui
sont leurs chefs devraient étre d’une espéce plus excellente que les
peuples * (a).
Ce raisonnement que Platon faisait quant au.droit pour définir
l’homme civil ou royal qu’il cherche dans son livre du Régne, Cali-
gula s’en servit dans le fait, au rapport de Philon, pour prouver que -
les maitres du monde étaient d’une nature supérieure au reste des
hommes. Mais s’il est vrai qu’un grand prince est un homme rare,
que sera·ce d’un grand législateur? Car le premier n’a qu’a suivre le
rnodéle que l’autre doit proposer. Celui-ci est le mécanicien qui in-
vente la machine, celui-la n’est que l’ouvrie_r qui la monte ou la fait
marcher. ti Dans la naissance des sociétés, dit Montesquieu, ce sont
les chefs des républiques qui font l’institution, et c’est ensuite l’insti·
tution qui forme les chefs des républiques. »
Celui qui se croit capable de former un peuple doit se sentir en
état, pour ainsi dire, de changer la nature humaine(b). I1 faut qu’il
transforme chaque individu qui, par lui-méme, est un tout parfait et
solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu recoive
en quelque sorte sa vie et son étre; qu’il mutile en quelque sorte la
constitution de l’homme pour la renforcer; qu’il substitue une exis-
tence partielle et morale a l'existence physique et indépendante que
nous avons tous recue de la nature. Il faut en un mot qu’il 6te a
l’homme toutes ses forces propres et innées pour lui en donner qui
lui soient étrangéres et dont il ne puisse faire usage sans le secours
d’autrui. Or plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, et
plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi 1’institution
est solide et parfaite, en sorte que si chaque citoyen ne peut rien que
par tous les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou
supérieure a la somme des forces naturelles de tous les individus, on
peut dire que la législation est au plus haut point de perfection
qu’elle puisse atteindre.
Le législateur est de toute maniere un homme extraordinaire
dans l’Etat. S’il doit l’étre par ses talents, il ne l’est pas moins par
son emploi. Ce n’est point magistrature, ce n’est point souveraineté.
Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa consti-
la) Le passage entre croix ne se trouve pas dans ce chapitre, mais il a été utilise
dans le liv. I, chap. xt du Contra! social.
(b) Le recto du feuillet 47 porte A sa partie supérieure les lignes suivantes : Dans tm
Eta: libre, les homme.: souvent 1-assembles vivent peu avec les femmes; les luis de Sparte
au lieu Jassurer la propriété, la détruisent; 0:2 les lois venaient des moeurs, les manlrs
semblaienl venir de: lois. - - · · ·
..l
� APPENDICE I. 277
tution. C’est, en quelque maniére, unefonction particuliére et presque
divine, qui n’a rien de commun avec l’empire humain, car si celui
qui commande aux hommes ne doit point commander aux lois, celui
qui commande aux lois ne doit pas non plus commander aux hom-
mes, autrement ces lois, faites pour servir ses passions, ne feraient
souvent que perpétuer ses injustices, et jamais il ne pourrait éviter
que des vues particulieres n’altérassent la sainteté de son ouvrage;
c’est ainsi que les variations du droit écrit prouvent les motifs parti-
culiers qui en ont dicté les décisions; compilation immense, in-
forme, contradictoire ; ouvrage d’un empereur imbécile, d’une femme
perdue et d’un magistrat corrompu qui, a chaque violence qu’i1 vou-
lait faire, publiait une loi pour l’autoriser.
Quand Lycurgue voulut donner des lois a sa patrie, il commenga
par abdiquer la souveraineté. C’était la coutume de la plupart des villes
grecques de confier h des étrangers la rédaction des leurs. Rome,
dans son plus bel age, fit renaitre en son sein tous les crimes de la
tyrannie, et se vit préte a perir pour avoir réuni sur les mémes tétes
l’autorité législative et le pouvoir souverain.]
Ce n’est pas qu’on ait jamais imaginé que la volonté d’un homme
put passer en loi sans le consentement du peuple; mais comment
refuser ce consentement a celui qu’on sait étre le maitre, et qui réu-
nit en lui la conliance et la force publique? les gens raisonnables
ont peine a se faire entendre; les gens faibles n`osent parler, et le
silence forcé des sujets a tellement passé pour une approbation tacite,
que depuis les empereurs romains qui, sous le nom de tribuns, s’ar-
rogérent tous les droits du peuple, on a osé mettre au-dessus de la
loi la volonté du prince qui ne tire que d’elle son autorité; mais
nous traitons des droits et non pas des abus.
[Celui qui rédige les lois n’a done ou ne doit avoir aucun pouvoir
législatif, et le peuple méme ne peut se dépouiller de ce droit su-
préme, parce que, selon le pacte fondamental, il n’y a que la volonté
générale qui oblige les particuliers, et qu’on ne peut jamais s’assurer
qu’une volonté particuliere est conforme a la volonté générale, a
moins de la soumettre aux sulfrages libres du peuple (a).]
Si l`on dit que tout le peuple s’étant une fois soumis volontaire-
ment, solennellement et sans contrainte a un homme, toutes les vo-
lontés de cet homme doivent, en vertu de cette soumission, étre censé
autant d’actes de la volonté générale, on dit un sophisme auquel j’ai
déja répondu. J’ajouterai que la soumission volontaire et supposée
du peuple est toujours conditionnelle; qu’il ne se donne point pour
l’avantage du prince,mais pour le sien; que si chaque particulier pro-
met d’obéir sans réserve, c’est pour le bien de tous; que le prince,
en pareil cas, prend aussi des engagements, auxquels tiennent ceux
(t) Marche selon.
(a) Le morceau entre crochets a passé dans le Contra! social, liv. ll, chap. vu.
� 278 DU CONTRAT SOCIAL.
du peuple, et que, méme sous le plus violent despotisme, il ne peut
violer son serment sans relever a l’instant ses sujets du leur. [
Quand un peuple serait assez stupide pour ne rien stipuler en
échange de son obéissance, sinon le droit de lui commander, encore
ce droit serait·il conditionnel par sa nature. Pour éclaircir cette vé-
rité, il faut bien remarquer que ceux qui prétendent qu’une promesse 4
gratuite oblige rigoureusement le promettant distinguent pourtant
avec soin les promesses purement gratuites de celles qui renferment I
quelques conditions tacites mais évidentes; car, en ce dernier cas, ”
ils conviennent tous que la validité des promesses dépend de l’exé-
cution de la condition sous-entendue, comme quand un homme l
s’engage au service d’un autre, il suppose évidemment que cet autre
le nourrira. De méme un peuple qui se choisit un ou plusieurs 1
chefs et promet de leur obéir suppose évidemment qu’ils ne fe-
ront de sa liberté qu’il leur aliene qu’un usage avantageux pour l
lui·méme, sans quoi ce peuple étant insensé, ses engagements se-
raient nuls a 1’égard de la méme aliénation extorquée par force; i’ai p
montré ci·devant qu’elle est nulle, et qu’on n’est obligé d’obéir a la
force qu’aussi longtemps qu’on y est contraint (a). l
Il reste donc touiours a savoir si les conditions sont remplies, et
par conséquent si la volonté du prince est bien la volonté générale,
question dont le peuple est le seul juge; ainsi, les lois sont comme °
l’or pur, qu’il est impossible de dénaturer par aucune opération, et l
que la premiere épreuve rétablit aussitot sous sa forme naturelle. De
° · plus, il est contre la nature de la volonté qui n’a point d’empire sur
elle·méme de s’engager pour l’avenir; on peut bien s’obliger a faire, l
mais non pas a vouloir, et il y a bien de la différence entre exécuter j
ce qu’on a promis a cause qu’on l’a promis, et le vouloir encore r
quand méme on ne l’aurait pas promis auparavant. Or, la loi d’au·
jourd’hui ne doit pas étre un acte de la volonté d’hier, mais de celle
d’aujourd’hui, et nous sommes engagés a faire non pas ce que tous (
ont voulu, mais ce que tous veulent, attendu que les résolutions du l
souverain, comme souverain,ne regardant que lui-méme(x),il est tou-
jours libre d’en changer; d’oi1 il suit que quand la loi parle au nom l
du peuple, c’est au nom du peuple d’a présent, et non de celui d’au· l
trefois. Les lois, quoique regues, n’ont une autorité durable qu’autant »
que le peuple, étant libre de les révoquer, ne le fait pourtant pas, ce Q
qui prouve le consentement actuel. Il n’est pas douteux non plus ‘
que dans le cas supposé, les volontés publiques du prince légitime I
n’obligent les particuliers qu’aussi longtemps que la nation, pouvant l
s’assembler et s’y opposer sans obstacle, ne donne aucun signe de p
désaveu (b). `
(t) Ne peuvent Pobligcr envers autrui.
(a) Voir Contrat social, liv. I, chap. tv.
(b) Voir Contrat social, liv. I, chap. vu.
....-ni
� APPENDICE I. 279
Ces éclaircissements montrent que, la volonté générale étant le
lien continuel du corps po1itique(1), il n’est jamais permis au législa·
teur, quelque autorisation antérieure qu’il puisse avoir, d’agir autre-
ment qu’en dirigeant cette méme volonté par la persuasion, ni de rien
prescrire aux particuliers qui n’ait regu premierement la sanction du
consentement général, de peur de détruire dés la premiere opération
l’essence de la chose méme qu’on veut former, et de rompre le ncxzud
en croyant affermir la société.
(a) [Je vois donc a la fois dans l’ouvrage de la législation deux choses
qui semblent s’exclure mutuellement : une entreprise au-dessus de
toute force humaine, et pour l’exécuter, une autorité qui n’est rien.
Autre difficulté qui mérite attention. Ce fut souvent l’erreur des
sages de parler au vulgaire leur langage au lieu du sien: aussi n’en
furent·ils jamais entendus. Il est mille sortes d’idées qui n’ont qu’une
langue et qu’il est impossible de traduire au peuple. Les vues trop
générales et les objets trop éloignés sont également hors de sa portée,
et chaque individn ne voyant, par exemple, d’autre plan de gouverne·
ment que son bonheur particulier, apergoit difficilement les avan-
tages qu’il doit retirer des privations continuelles qu’imposent les
bonnes lois. Pour qu’un peuple naissant put sentir les grandes
maximes de la justice et les régles fondamentales de la raison d’Etat,
il faudrait que l’efl`et put devenir la cause, que l’esprit social qui doit
étre l’ouvrage de l’institution présidat a l’institution méme, et que les
hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles.
Ainsi le législateur, ne pouvant employer la force ni le raisonnement,
c’est une nécessité qu’il recourre a une autorité d’un autre ordre qui
puisse entrainer sans violence et persuader sans convaincre.
Voila ce qui forca de tous temps les peres des nations de recourir
a l’intervention céleste et d’honorer les dieux de leur propre sagesse,
afin que les peuples soumis aux lois de l’Etat comme a celles de la
nature, et reconnaissant le méme pouvoir dans la formation du corps
physique et dans celle du corps moral, obéissent avec liberté et por-
tassent docilement le joug de la félicité publique. Cette raison sublime,
qui s’éIeve au-dessus de la portée des hommes vulgaires, est celle
dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels
pour subjuguer par l’autorité divine ceux que ne pourrait ébranler la
prudence humaine. Mais il n’appartient pas a tout homme de faire
parler les dieux ni d’en étre cru quand il s’annonce pour leur inter-
préte.
La grandeur des choses dites en leur nom doit étre soutenue par
une éloquence et une fermeté plus qu’humaine. Il faut que le feu de
l’enthousiasme se joigne aux profondeurs de la sagesse et a la con-
stance de la vertu.
(1) Social.
(a) Le marceau entre crochetsa passé dans le Contra: social, liv. II, chap. vu.
� 280 DU CONTRAT SOCIAL. l
En un mot, la grande ame du législateur est le vrai miracle
qui doit prouver sa mission. Tout homme peut graver des tables
de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre un secret commerce avec
quelque divinité, ou dresser un oiseau pour lui parler a l’orei1le, ou
trouver quelque autre moyen grossier d’en imposer au peuple. Celui
qui ne saura que cela pourra méme assembler par hasard une troupe
d’insensés, mais il ne fondera jamais un empire, et son extravagant
ouvrage périra bientot avec lui. Car si de vains prestiges forment un
lien passager, il n’y a que la sagesse qui le rende durable. La loi ju-
daique, toujours subsistante, celle de l’enfant d’Ismaél, qui depuis
onze siécles régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd`hui
les grands hommes qui les ont dictées; et, tandis que l’orguei1leuse
philosophie ou l’aveugle esprit de parti ne voit en eux que d’heureux
imposteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions ce grand
et puissant génie qui préside aux établissements durables. -
Il ne faut pas de tout ceci conclure avec Waburton que la poli-
tique et la religion puissent avoir un objet commun, mais que l’une
sert quelquefois d’instrument a l’autre.]
4: Chacun sent assez l’utilité de l’union politique pour rendre cer-
taines opinions permanentes et les maintenir en corps de doctrine et
de secte, et, quant au concours de la religion dans l’établissement
civil, on voit aussi qu’i1 n’est pas moins utile de pouvoir donner au
lien moral une force intérieure qui pénétre jusqu’a l’ame et soit tou-
jours indépendante des biens, des maux, de la vie méme et de tous
les événements humains.
Je ne crois pas contredire dans ce chapitre ce que j’ai dit ci-devant [
sur le peu d’utilité du serment dans le contrat de société, car il y a
bien de la diflérence entre demeurer fidéle a l’Etat seulement parce
qu’on a juré de 1’étre ou parce qu’on tient son institution pour céleste
et indestructible * (1).
C H A P I T R E I I I
_ nu 1>r·:u1>1.1=: A INSTITUER
(a) 4: Quoique je traite ici du droit et non des convenances, je ne puis
m’empécher de jeter en passant quelques coups d’mil sur celles qui
sont indispensables dans toute bonne institution 4: (2).
(b) [Comme,avant d’élever un édifice, l’habile architecte observe et
sonde le sol pour voir s’il en peut soutenir le poids, le sage institu-
teur ne commence pas par rédiger des lois au hasard, mais il examine
(1) Le passage entre croix est barré dans le manuscrit.
(2) Le passage entre croix est au verso du feuillet 53 du manuscrit.
(a) R. Contra! social, liv. ll, chan. vm.
(b) Le morceau entre crochets a passe dans le Contra! social, liv. Il, chap. vm.
I
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I
I
� APPENDICE I. 28i
auparavant si le peuple auquel il les destine est propre a les suppor-
ter. C’est pour cela que Platon refusa de donner des lois aux Arca-
diens et aux Cyréniens, sachant que les uns et les autres étaient riches
et ne pouvaient souffrir l’égalité. C’est pour cela qu’on vit en Crete de
bonnes lois et de méchants hommes, parce que Minos n’avait disci-
pliné qu’un peuple chargé de vices. Mille nations ont longtemps
brillé sur la terre qui n’auraient jamais pu souH`rir de bonnes Iois, et
celles mémes qui l’auraient pu n’ont eu dans toute leur durée qu’un
temps fort court pour cela. Les peuples, ainsi que les hommes, ne
sont maniables que dans leur jeunesse; ils deviennent incorrigibles
en vieillissant. Quand une fois les coutumes sont établies et les pré-
jugés enracinés, c’est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir y
toucher; ils ne peuvent pas méme souffrir qu’on parle de les rendre
heureux; comme ces malades stupides et sans courage qui frémissent
a la vue du médecin. I1 y a peu de nations avilies sous la tyrannie qui
fassent le moindre cas de la liberté, et celles mémes qui en voudraient
encore ne sont plus en état de la supporter.
Ce n’est pas que, comme certaines maladies bouleversent la téte
des hommes et leur Gtent le souvenir du passé, il ne se trouve quel-
quefois dans la durée des Etats des époques violentes ou les révolu-
tions font sur les peuples ce que certaines crises font sur les individus,
ou l'horreur du passé tient lieu d’oubli, et ou l’Etat, embrasé par des
guerres civiles, renait pour ainsi dire de sa cendre et reprend la
vigueur de la jeunesse en sortant des bras de la mort. Telle fut Sparte
au temps de Lycurgue; telle fut Rome aprés les Tarquins, et telles ont
été parmi nous la Suisse et la Hollande, apres l’expulsion des tyrans.
Mais ces événements sont rares; ce sont des exceptions dont la
raison se trouve toujours dans la constitution particuliére de l’Etat
excepté. Elles ne sauraient meme avoir lieu deux fois pour le méme
peuple; car il peut se rendre libre tant qu’il n’est que barbare, mais
il nele peut plus quand le ressort civil est usé. En général, les peuples
énervés par un long esclavage et par les vices qui en sont le cortege
perdent a la fois l’amour de la patrie et le sentiment du bonheur; ils
se consolent d’étre mal en s’imaginant qu’on ne peut mieux étre: ils
vivent ensemble sans aucune véritable union, comme des gens rassem-
blés sur un méme terrain, mais séparés par des précipices. Leur
misére ne les frappe point parce que l’ambition les aveugle et que nul
ne voit la place ou il est, mais celle a laquelle il aspire. _
Un peuple dans cet état n’est plus capable d’une institution saine,
parce que sa volonté n’est pas moins corrompue que sa constitution.
Il n’a plus rien A perdre, il ne peut plus rien gagner, hébété par l'escla-
vage, il méprise les biens qu’il ne connait pas. Les troubles peuvent
le détruire sans que les révolutions puissent le rétablir, et sitot que
ses fers sont brisés, il tombe épars et n’existe plus. Ainsi il lui faut
désormais un maitre et jamais de libérateur.]
� {
28: DU CONTRAT SOCIAL. i
Un peuple non encore corrompu peut avoir dans ses dimen’
sions les vices qui ne sont pas dans sa substance. Je m’explique :
(a) [Comme la nature a donné des termes A la stature d’un homme bien
conformé, au delA desquels elle ne fait plus que des géants ou des
nains, il y a de meme, eu égard A la meilleure constitution d’un Etat.
des bornes A l’étendue qu’il doit avoir, aiin qu’il ne soit ni trop grand (
pour pouvoir etre bien gouverné, ni trop petit pour pouvoir se main-
tenir par lui-meme. Il est difficile de rien imaginer de plus insensé
que les maximes de ces nations conquérantes qui croyaient augmen-
ter toujours leur puissance en étendant sans mesure leur territoire.
On commence A sentir qu’il y a dans tout corps politique un maxi-
mum de force qu’il ne saurait passer, et duquel il s’éloigne souvent A “
force de s’agrandir; mais on ne sent peut-etre pas encore assez (
que plus le lien social s’étend, plus il se releche, et qu’en général un (
petit Etat est toujours proportionnellement plus puissant qu’un grand.
(b) * I l ne faut qu’ouvrir1’histoire pour se convaincre de cette maxime
par l’expérience, et mille raisons peuvent la démontrer *. Premiere-
ment, l’administration devient plus pénible dans les grandes dis-
tances, comme un poids devient plus lourd au bout d’un grand levier.
Elle devient aussi plus onéreuse A mesure que les degrés se multi-
plient; car chaque ville a la sienne que le peuple paye, chaque dis-
trict la sienne encore payée par le peuple; ensuite chaque province, I
puis les grands gouvernements, les satrapies, les vice·royautés, qu’il )
faut toujours payer plus cher A mesure qu’on monte; enfin vient (
l’administration supreme qui écrase tout: A peine reste·t·il des res-
sources pour les cas extraordinaires, et quand il y faut recourir,
1’Etat est toujours A la veille de sa ruine. Le gouvernement a moins
de vigueur et de célérité pour faire observer les lois, prévenir les
vexations, corriger les abus et réprimer les entreprises séditieuses
qui peuvent se faire dans des lieux éloignés. Le peuple a moins
d’afi`ection pour ses chefs qu’il ne voit jamais, pour la patrie qui est A
ses yeux comme le monde, et pour ses concitoyens dont la plupart lui
sont étrangers. Les memes lois ne peuvent convenir A tant de nations
qui ont des moeurs différentes, qui vivent dans des climats opposés
et qui ne peuvent souffrir la meme forme de gouvernement. Des lois
différentes n’engendrent que trouble et confusion parmi des peuples
qui, vivant sous les memes chefs et dans une communication conti-
nuelle, passent sans cesse les uns chez les autres et, soumis A d’autres
coutumes, ne sont jamais surs que leur patrimoine soit bien A eux.
Les talents sont enfouis, les vertus ignorées, le vice impuni, dans
cette multitude d’hommes inconnus les uns aux autres que le siege de
l’administration rassemble dans un meme lieu. Les chefs, accablés
d’aiI`aires, ne voient rien par eux-memes; enfin les mesures qu’il faut
(4) Le morceau entre crochets a passe dans le Contrat social, liv. Il, chap. tx.
(b) Le passage entre croix n'est pas A cet endroit du Contrat social.
..4
� APPENDICE I. 283
prendre pour maintenir partout l’autorité générale, A laquelle tant
d’officiers éloignés veulent touiours se soustraire `ou en imposer,
absorbe tous les soins publics, il n’en reste plus pour le bonheur du
peuple; A peine en reste·t·il pour sa défense au besoin, et c’est ainsi
qu’un Etat trop grand pour sa constitution périt toujours écrasé sous
son propre poids.
D’un BUIIC coté l’Etat doit se donner une certaine base pour avoir
de la solidité et résister aux secousses qu’il ne manquera pas d’é-
prouver et aux efforts qu’il sera contraint de soutenir; car tous les
peuples ont une espece de force centrifuge par laquelle ils agissent
continuellement les uns contre les autres et tendent A s’agrandir
aux dépens de leurs voisins comme les tourbillons de Descartes.
Ainsi les faibles risquent d’étre bientot engloutis, et l’on ne peut guere
se conserver qu’en se mettant avec tous en une sorte d’équilibre qui
rende la compression A peu pres égale.
On voit par lA qu’il y a des raisons de s’étendre et des raisons de
se resserrer, et ce n’est pas le moindre talent du politique de trouver
entre les unes et les autres la proportion la plus avantageuse A la
conservation de l’Etat. On peut dire en général que les premieres
étant purement extérieures et relatives doivent toujours étre subor-
données aux autres qui sont intérieures et absolues; car une forte et
saine constitution est la premiere chose qu’il faut rechercher et l’on
doit plus compter sur la vigueur qui nait d’un bon gouvernement
que sur les ressources que fournit un grand territoire.
Au reste, on a vu des Etats tellement constitués que la nécessité
des conquétes était dans leur constitution meme, et que, pour se
maintenir, ils étaient forcés de s’agrandir sans cesse. Peut-etre se
félicitaient-ils beaucoup de cette heureuse nécessité, qui leur mon-
trait pourtant, avec le terme de leur grandeur, l’inévitable moment
de leur chute.]
(a) [Pour que l’Etat puisse étre bien gouverné il faudrait que sa gran-
deur ou, pour mieux dire, son étendue fut mesurée aux facultés de
ceux qui le gouvernent, nk et Pimpossibilité que de grands hommes se
succedent sans cesse dans le gouvernement veut qu’on se regle sur la
portée commune. VoilA ce qui fait que les nations, agrandies sous
des chefs illustres, dépérissent nécessairement entre les mains des
imbéciles qui ne manquent pas de leur succéder *, et que pour peu qu’un
Etat soit grand, le prince est presque toujours trop fpetit. Quand, au
contraire, il arrive que l’Etat est trop petit pour son chef, ce qui est
tres rare, il est encore mal gouverné; parce que le chef, suivant tou-
jours la grandeur de ses vues et les projets de 1’ambition, oublie les
intéréts du peuple et ne le rend pas moins malheureux par l’abus
(a) Le passage entre crochets A passé dans le Contra! social, liv. Ill, chap. vt, A part
q�¢lqll¢8 {DOI! qllé DODS mIl'q�I18 CDITC de! Cl'0lX CI dillllltllfs SC YCITOUVEDI pI'¢$ql¢
textuellement ailleurs.
� l
284 DU CONTRAT SOCIAL. i
des talents qu’il a de trop, qu’un chef borné par le défaut de ceux qui
lui manquent. * Cet inconvénient de Padministration d’une monar- (
chie, méme bien réglée, se fait surtout sentir quand elle est hérédi-
taire, et que le chef n’est point choisi par le peuple, mais donné par
la naissance. ¤|< Il faudrait, pour ainsi dire, que le royaume s’étendit
ou se resserritt A chaque régne selon la portée du prince. Au lieu que
les talents d’un sénat ayant des mesures plus fixes, l’Etat peut
avoir des bornes constantes sans que l'administration en soutfre.]
Au reste, une régle fondamentale, pour toute société bien con-
stituée et gouvernée légitimement, serait qu’on en{p1’1t assembler
aisément tous les membres toutes les fois qu’il serait nécessaire; car
on verra (1) ci·aprés que les assemblées par députation ne peuvent ni
représenter le corps ni recevoir de lui des pouvoirs suffisants pour
statuer en son nom comme souverain. Il suit de IA que l’Etat devrait
se borner A une seule ville tout au plus; que s’il en a plusieurs la
capitale aura toujours de fait la souveraineté et les autres seront
sujettes, sorte de constitution ou la tyrannie et l’abus sont inévitables.
(a) [Il faut remarquer qu’on peut mesurerun corps politique de deux
maniéres : savoir par 1’étendue du territoire ou par le nombre du
peuple, et qu’il y a entre l’une et l’autre de ces mesures, un rapport
nécessaire pour donner A l’Etat sa véritable grandeur; car ce sont
les hommes qui font l’Etat, et c’est le terrain qui nourrit les hommes.
Ce rapport est que la terre suffise A 1’entretien de ses habitants, et
qu’il y ait autant d'habitants que la terre en peut nourrir. C’est dans
cette proportion que se trouve le maximum de forces d’un nombre
donné de peuple; car s’il y a du terrain de trop, la garde en est
onéreuse, la culture insuffisante, et le produit superflu; s’il n’y en a
pas assez, l’Etat se trouve pour le supplément dans la dépendance de
ses voisins.
Les considérations que fournit cette importante matiére nous
meneraient trop loin s’il fallait ici nous y arréter. Il est certain, par
exemple, qu’on ne saurait donner en calcul un rapport lixe entre la
mesure de terre et le nombre d’hommes qui se suffisent 1’un A l’autre,
tant A cause des differences qui se trouvent dans les qualités du
terrain, dans ses degrés de fertilité, dans la nature de ses productions,
dans l’inf1uence des climats, que de celles qu’on remarque dans les 1
tempéraments des hommes qui les habitent, dont les uns con-
somment peu dans un pays fertile, les autres beaucoup sur un sol
plus ingrat. De plus, il faut avoir égard A la plus grande ou moindre
fécondité des femmes; A ce que le pays peut avoir de plus ou moins
favorable A la population; A la quantité dont le législateur peut
espérer d’y concourir par ses établissements; de sorte qu’il ne doit
pas toujours fonder son jugement sur ce qu’il voit, mais sur ce qu’il
(1) Je ferai voir. i ‘ I
. ta) Le morceau entre crochets a passé dans le Contra! social, liar. II, chap. x. . .
I
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....J
� APPENDICE I. 285
prévoit; ni s’arréter autant A l’état actuel de la population qu’A celui
ou elle doit naturellement parvenir. Enfin, il y a mille occasions ou
les accidents particuliers du lieu exigent ou permettent d’embrasser
plus ou moins de terrain qu’il ne parait nécessaire. Ainsi l’on s’éten-
dra beaucoup dans un pays de montagnes, ou les productions natu-
relles, savoir, les bois, et les paturages, exigent moins de travail
humain, ou Pexpérience apprend que les femmes sont plus fécondes
que dans les plaines et oii un grand sol incliné ne donne qu’une
petite base horizontale, la seule qu’il faut Ccmptcr pour la végétation.
Au contraire, on peut se resserrer au bord de la mer; méme dans des
rochers et des sables presque stériles, parce que la péche peut
suppléer en grande partie aux productions de la terre; et que les
hommes doivent étre plus rassemblés pour repousser les corsaires et
coureurs de mer; et qu’on a d’ailleurs plus de facilité pour déchar·
ger le pays, par le commerce et les colonies, des habitants dont il
serait surcharge.
A ces conditions, il en faut aiouter une qui ne peut suppléer A
nulle autre, mais sans laquelle elles sont toutes inutiles; c’est qu’on
iouisse de l’abondance et d’une profonde paix, car le temps ou s’or·
donne un Etat, est. comme celui ou se forme un bataillon; l’instant
cit le corps est le plus faible, le moins capable de résistance et le
plus facile A détruire. On résisterait mieux dans un désordre absolu
que dans un moment de fermentation ou chacun s’occupe de son
rang et non du péril. Qu’une guerre, une famine, une sédition, sur-
vienne en ce temps dc crise, l’Etat est infailliblement renversé. Ce
n’est pas qu’il n’y ait beaucoup de gouvernements établis durant
ces orages; mais alors ce sont ces gouvernements memes qui
détruisent l’l`:'Ztat. Les usurpateurs aménent ou choisissent toujours
ces temps de trouble pour faire passer A la faveur de l’eHroi public
des lois destructives que le peuple n’adopterait jamais de sang-froid,
et l’on peut dire que le moment de l’institution est un des caractéres
les plus surs par lesquels on peut distinguer l’ouvrage du législateur
de celui du tyran.]
Récapitulons les considérations qu’un législateur doit faire avant
d’entreprendre l’institution d’un peuple, car ces considérations sont
importantes pour ne pas user vainement le temps et l’autorité.
D’abord il ne doit pas tenter de changer celle d’un peuple déjA`policé,
encore moins d’en rétablir une qui soit abolie, ni de ranimer des
ressorts usés (a); car il en est de la force des lois comme de la saveur
du sel. Ainsi l’on peut donner de la vigueur A un peuple qui n’en eut
jamais, mais non pas en rendre A celui qui l’a perdue; je regarde
cette maxime comme fondamentale. Agis essaya de remettre en
vigueur A Sparte la discipline de Lycurgue; les Macchabés voulaient
(al Voir Contra! social, liv. ll, chap. x.
� 286 DU CONTRAT SOCIAL.
a
rétablir A Jérusalem la théocratie de Moise; Brutus voulut rendre A
Rome son ancienne liberté; Rienzi tenta la méme chose dans la
suite. Tout étaient des héros, le dernier méme le fut un moment de
sa vie; tous périrent dans leurs entreprises.
Toute grande nation est incapable de discipline. Un Etat trop
petit n’a point de consistance; la médiocrité méme ne fait quelque-
fois qu’unir les deux défauts.
Il faut encore avoir égard au voisinage. Ce qui fit subsister les
petits Etats de la Gréce, c`est qu’ils étaient eux-memes environnés
d’autres petits Etats, et qu’ils en valaient tous ensemble un fort
_ grand, quand ils étaient unis pour l’intérét commun. Tout Etat en-
clavé dans un autre doit étre compté pour rien(t). Tout Etat trop
grand pour ses habitants ou trop peuplé pour son territoire ne vaut
guére mieux A moins que ce mauvais rapport ne soit accidentel et
qu’il n’y ait une force naturelle qui raméne les choses A leur juste
proportion (a).
Enfin, il faut avoir égard aux circonstances; car, par exemple,on
ne doit point parler de regle au peuple quand il a faim ni de raison
A des t`anatiques.et la guerre,qui fait taire les lois existantes,ne per-
met guére d’en établir. Mais la famine,la fureur, la guerre, ne durent
pas toujours. Il n’y a méme ni homme ni peuple qui n’ait quelque
intervalle meilleur et quelque moment de sa vie A donner A la raison;
voila l’instant qu’il faut savoir saisir (b).
(c) [Quel peuple est donc propre A la législation?Celui qui n’a jamais
encore porté le ioug des lois, celui qui n’a ni coutumes ni supersti-
tions enracinées et qui,pourtant,se trouve déja lié par quelque union
d’origine ou d’intérét; celui qui ne craint pas d’étre écrasé par une
invasion subite, et qui,sans entrer dans les querelles de ses voisins,
peut résister A chacun par lui-méme, ou s’aider de l’un pour repous.
ser l’autre; celui dont tous les membres peuvent étre connus de cha-
cun d’eux, et ou 1’on n’est point forcé de charger un homme d’un
plus grand fardeau qu`un homme ne peut porter, celui qui peut se
passer des autres peuples et dont tout autre peuple peut se passer.
Si de deux peuples voisins l’un ne pouvait se passer de l’autre, ce
serait une situation tres dure pour le premier, mais tres dangereuse
pour le second. Toute nation sage,en pareil cas,s’eH`orcera bien vite
de délivrer l’autre de cette dépendance; celui qui n’est ni riche ni
(1) Le passage suivant se trouve au verso des feuillets6n et 62 : C’e:t une triste posi-
tion que d'é'tre entre deux puissants voisins, jaloux l'un de l‘autre. On évitera difjici-
lement d'entrer dans leurs querelles et d'étre écrasé par le plus jhible. Si de deux peu-
ples voisins, l‘un ne pouvait se passer de l’autre, ce serait une situation tres dure
pour le premier et tres dangereuse pour le second. Toute nation sage, en pareil cas,
seforcera bien vite de délivrer l’autre de cette dépendance.(Contrat social, liv. II, ch. x.)
(a) Contrat social, liv. ll,chap. x.
(b) Contrat social, liv. Il, chap. vm.
(c) Le morceau entre crochets a passé dans le Contrat social, liv. II, chap. x.
� APPENDICE I. 287
pauvre et se suflit a lui·méme; celui qui sortant d’une révolution
jouit d’une profonde paix; en un mot celui qui réunit la consistance
d’un ancien peuple avec la docilité d’un peuple nouveau. Ce qui
rend pénible l’ouvrage de la législation c’est moins ce qu’il faut éta·
blir que ce qu’il faut détruire; et ce qui rend le succés si rare, c’est
Pimpossibilité de trouver la simplicité de la nature jointe aux besoins
de la société. Toutes ces conditions se trouvent difficilement rassem-
blées, je l’avoue; aussi voit-on peu d’Etats bien constitués.]
CHAPITRE IV
ne: LA mvrune nas Lots 1-:1* nv vntuctva nt: LA Jusrnce ctvu.:
(a) [Ce qui est bien et conforme a l’ordre est tel par la nature des
choses et indépendamment de toute convention humaine.
Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source; mais si
nous savions la recevoir de si haut, nous n’aurions besoin ni de
gouvernement ni de lois, Sans doute il est pour l’homme une justice
universelle, émanée de la raison seule et fondée sur le simple droit
de l‘humanité, mais cette justice,pour étre admise,doit étre récipro-
que. A considérer humainement les choses, faute dc sanction natu-
relle, les lois de la justice sont vaines entre les hommes, elles ne
feraient donc que le profit du méchant et la charge du juste, quand
celui-ci les observerait avec tous les hommes sans qu’aucun d’eux
les observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour
unir les droits aux devoirs et ramener la justice it son objet. Dans
l’état de nature, ou tout est commun, je ne dois rien a ceux a qui je
n’ai rien promis; je ne reconnais rien pour étre a autrui que ce qui
m’est inutile.
Mais il importe d’expliquer ici ce que j’entends par ce mot de loi,
car tant qu’on se contentera d’attacher a ce mot des idées vagues et
métaphysiques, on pourra savoir ce que c’est qu’une loi de la nature
et l’on continuera d’ignorer ce que c’est qu’une loi dans Pliltat.]
Nous avons dit que la loi est un acte public et solennel de la vo-
lonté générale, et comme par le pacte fondamental chacun s’est sou-
mis a cette volonté, c’est de ce pacte seul que toute loi tire sa force;
mais tachons de donner une idée plus nette de ce mot,loi, pris dans
le sens propre et resserré dont il est question dans cet écrit (b).
La matiére et la forme des lois sont ce qui constitue leur nature;
(a) Le morceau entre crochets a passe dans le Contra! social, liv. II, chap. vt. ll se
trouve au verso du feuillet 63 du manuscrit.
(b) Contra! social, liv. II, chap. vt. Les lois ne sont proprement que les conditions
de Passociation civile. Le peuple soumis aux lois cn doit étre Pauteur. Il n‘appartient ·
qu`h ceux qui s‘associent de régler les conditions de la société, mais comment les
régIeront·ils ?
� 288 DU CONTRAT SOCIAL. 1
la forme est dans l’autorité qui statue (1) ; la matiére est dans la chose (
statuée (2); cette partie, la seule dont il s’agit dans ce chapitre, semble (
avoir été mal entendue de tous ceux qui ont traité des lois.
Comme la chose statuée se rapporte nécessairement au bien com- t
mun, il s’ensuit que 1’objet de la loi doit étre général ainsi que la ~
volonté qui la dicte, et c’est cette double universalité qui fait le vrai
caractere de la loi. En effet, quand un objet particulier a des relations
diverses avec divers individus, chacun, ayant sur cet objet une vo- (
lonté propre, il n’y a point de volonté générale parfaitement une sur ,
cet obiet individuel (3).
Que signifient ces mots universalité, ou généralité, qui sont ici la
méme chose? Le genre considéré par abstraction, ou ce qui convient
au tout dont il s’agit, et le tout n’est tel qu’a l’égard de ses parties.
Voila pourquoi la volonté génerale de tout un peuple n’est point gé-
nérale pour un particulier étranger : car ce particulier n’est pas mem-
bre de ce peuple.Or,a l’instant qu'un peuple considere un objet par-
ticulier, fut-ce un de ses propres membres(a) [il se forme entre le tout
et sa partie une relation qui en fait deux étres séparés dont la partie
est l’un, et le tout, moins cette méme partie, est l’autre ; mais le tout,
moins une partie, n’est point le tout, et tant que ce rapport subsiste,
il n’y a plus de tout, mais deux parties inégales. l
Au contraire, quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne
considére que lui-méme, et s’il se forme alors un rapport, c`est de
l’objet entier, sous un point de vue, a l’objet entier, sous un autre (
point de vue, sans aucune division du tout. Alors 1’objet sur lequel ~
on statue est général comme la volonté qui statue. C’est cet acte que
j’appelle une loi.
Quand je dis que l'objet des lois est toujours général, j’entends
que la loi considére les citoyens en corps et les actions par leurs
genres ou par leurs especes, jamais un homme en particulier ni une
action unique et individuelle. Ainsi la loi peut bien statuer qu’il y
aura des privileges, mais elle n’en peut dormer nommément a per-
sonne; elle peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner meme
les qualités qui donneront droit a chacune de ces classes, mais elle
ne peut spécifier tels et tels pour y étre admis; elle peut établir un
gouvernement royal et une succession héréditaire, mais elle ne peut
élire un roi ni nommer une famille royale;en un mot, toute fonction
(1) Dans Porgane qui prouonce.
(2) Dans I'obiet qu`on s'y propose.
(3) Au bas du feuillet 64, (recto) du manuscrit. se trouve la note suivante déia écrite,
mais barrée au recto du feuillet 62 : • J’ai dit qu’il ny avait pas de volonté générale pour
am objet particulier; car cet objet particulier est dans l'Etat ou hors de l`Etat. S’il
est hors de l'£{tat, une volonté qui {gi est étrangére n’est point générale par rapport ci
lui, et si le méme objet est dans l'Etat, il en fait partie. (Voir Contra! social, liv. ll,
• V .
chi';) lags passages entre crochets se trouvent dans le Contra: social, liv. ll, chap. vr.
� ( M
l
APPENDICE I. 28g a
qui se rapporte A un objet individuel xfappartient point A Ia puissance j
législative. ,
Sur cette idée, on voit aisément qu’il ne faut plus demander it qui T
il appartient de faire des lois, puisqu’elles sont des actes de lavolonté i
générale; ni si le prince est au·dessus des lois, puisqu’il est membre `
de l’Etat; ni si la loi peut étre injuste, puisque nul n’est injuste en-
vers lui·méme, ni comment on est libre et soumis aux lois, puis-
qu’elles ne sont que les registres de nos volontés.
On voit encore que, la loi réunissant l’universalité de la {volonté ;
et de l’objet, ce qu’un homme, quel qu’il puisse étre, ordonne de son
chef n’est point une loi : ce qu’ordonne meme le souverain sur un
objet particulier n’est non plus une loi, mais un décret, ni un acte de
souveraineté, mais de magistrature, comme je Pexpliquerai ci-apres (1).]
Le plus grand avantage qui résulte de cette notion est de nous
montrer clairement les vrais fondements de la justice et du droit na-
turel. En eifet, la premiere loi, la seule véritable loi fondamentale
qui découle immédiatement du pacte social est, que chacun préfere
en toutes choses le plus grand bien de tous.
Or la specification des actions qui concourent A ce plus grand
bien, par autant de lois particulieres, est ce qui constitue le droit
étroit et positif. Tout ce qu’on voit concourine ce plus grand bien,
mais que les lois n’ont point spéciF1é,constitue les actes de civilité (2)
de bienfaisance et l’habitude qui nous dispose it pratiquer ces actes,
meme a notre préjudice, est ce qu’on nomme force ou vertu.
(a) Etendez cette maxime it la société générale dont l’Etat nous
donne l’idée. Protégés par la société dont nous sommes membres
ou par celle ou nous vivons, la répugnance naturelle a faire du mal,
n’étant plus balancée en nous par la crainte d’en recevoir, nous
sommes portés A la fois par la nature, par l’habitude, par la raison it
en user avec les autres hommes ia peu pres comme avec nos conci-
toyens, et de cette disposition, réduite en actes, naissent les regles
du droit naturel raisonné, diiférent du droit naturel proprement dit,
qui n’est fondé que sur un sentiment vrai, mais tres vague et souvent
étouffé par l’amour de nous·mémes. .
C’est ainsi que se forment en nous les premieres notions distinctes
du juste et de l’injuste; car la loi est antérieure a Ia justice, et non
pas la justice a la loi, et si Ia loi ne peut étre injuste, ce n’est pas
que la justice en soit la base, ce qui pourrait n’étre pas toujours vrai,
mais parce qu’il est contre la nature qu’on veuille se nuire at soi·mé`me,
ce qui est sans exception.
(1) Comme jc Pai dejd dit ci-devout.
(2) (Note du manuscrit.)Jc dai pas besoin d‘avcr¢ir, je crois, qu’il nc faut pas en-
tendrc ce mot ti lafranpaise.
(a) Tous lcs développements qui suivent sont semblables ai ceux de l’introduction sur
la société générale du genre humain. (Voir aussi la preface du Discours sur l'Iuégalité.)
- 9
�
C’est un beau et sublime précepte de faire a autrui comme nous voudrions qu’il nous fut fait; mais n’est·il pas évident que loin de servir de fondement a la justice, il a besoin de fondement lui·méme;
car oi.1 est la raison claire et solide de me conduire étant moi, sur la volonté que j’aurais si j’étais un autre? I1 est clair encore que ce précepte est sujet a mille exceptions dont on n’a jamais donné que des
explications sophistiques. Un juge qui condamne un criminel ne voudrait-il pas étre absous s’il était criminel lui-méme?Oi1 est l’homme qui ne voudrait (1) qu’on lui refusat jamais? S’ensuit·il qu’il
faille accorder tout ce qu’on vous demande?Cet autre axiome,cuique suum, qui sert de base a tout le droit de propriété, sur quoi se fonde·t·il, que sur le droit de propriété meme? Et si je ne dis pas avec
l-Iobbesztout est a moi, pourquoi du moins ne reconnaitrais-je pas pour mien, dans l’état de nature, tout ce qui m’est utile et dont je puis m’emparer?
C’est donc dans la loi fondamentale et universelle du plus grand bien de tous et non dans des relations particuliéres d’homme a homme qu’il faut chercher les vrais principes du juste et de l’injuste, et il n’y a point de régle particuliére de justice qu’on ne déduise aisément de cette premiere loi. Ainsi, cuique suum, parce que la propriété particuliére et la liberté civile sont les fondements de la communauté. Ainsi, que ton frère te soit comme toi-même, parce que le moi particulier, répandu sur le tout, est le plus fort lien de la société générale, et que l’Etat a le plus haut degré de force et de vie qu’il puisse avoir,quand toutes nos passions (2) particulières se réunissent en lui. En un mot, il y a mille cas où c’est un acte de justice de nuire it son prochain, au lieu que toute action juste a nécessairement pour régle la plus grande utilité commune; cela est sans exception.
CHAPITRE V
DIVISION DES LOIS
(a) [Pour ordonner le tout (3) ou donner la meilleure forme possible 21 la chose publique, il y a diverses relations a considérer. Premièrement, l’action du corps entier agissant sur lui-même, c’est·a-dire le rapport du tout au tout ou du souverain a 1’Etat; et ce rapport est compose de celui des forces intermédiaires comme nous verrons ci- aprés. Les lois qui reglent ce rapport portent le nom de lois politiques, et s’appellent aussi lois fondamentales, non sans quelque raison si ces lois sont sages : car s’il n’y a dans chaque Etat qu’une bonne ma-
(¤) Pas s‘il élait pauvre qu‘un riche lui donudl sou bien.
(2) Sensations.
(3) Un corps compose le mieux qu’il est possible.
(a) Le morceau entre crochets a passé dans le Contra! social, liv. ll, chap. xu. APPENDICE I. ag: niére de l’ordonner (t), le peuple qui l’a trouvée n’y doit jamais rien changer; mais si l’ordre établi est mauvais, pourquoi prendrait-on pour fondamentales des lois qui Pempéchent d’étre bon? D’ailleurs, en tout état de cause, le peuple a toujours le pouvoir de changer ses lois, méme les meilleures; car s’il plait A un homme de se faire mal A lui·méme, qui est·ce qui a droit de l’en empécher? La seconde relation est celle des membres entre eux ou avec le corps entier, et ce rapport doit étre au premier égard aussi petit et au second aussi grand qu’il est possible, de sorte que chaque citoyen soit dans une parfaite indépendance de tous les autres et dans une excessive dépendance de la cité : ce qui se fait toujours par les mémes moyens; car il n’y a que la force de l’Etat qui fasse la liberté de ses membres. C’est de ce deuxiéme rapport que naissent les lois civiles. Les lois qui réglent l’exercice et la forme de l’autorité souveraine par rapport aux particuliers s’appelaient A Rome lois de majesté, telle que celle qui défendait d’appeler au sénat des jugements du peuple, et celle qui rendait sacrée et inviolable la personne des tribuns. Quant aux lois particuliéres qui réglent les devoirs et les droits respectifs des citoyens, elles s’appellent lois civiles en ce qui regarde les relations domestiques et la propriété des biens ; police, en ce qui regarde le bon ordre public et la sureté des personnes et des choses. On peut considérer une troisiéme sorte de relation entre l’homme et la loi, savoir, celle de la désobéissance A la peine, et celle-ci donne lieu A l’établissement des lois criminelles, qui, dans le fond, sont moins une espéce particuliére de lois que la sanction de toutes les autres. A ces trois sortes de lois il s’en joint une quatriéme, la plus importante de toutes, qui ne se grave pas sur 1’airain, mais dans les coeurs des citoyens; qui fait la véritable constitution de 1’Etat, qui prend tous les jours de nouvelles forces; qui, lorsque toutes les autres lois vieillissent ou s’éteignent (2), les ranime ou les supplée, con- serve un peuple dans l’esprit de son institution, et substitue insensi- blement la force de l’habitude A celle de l’autorité. Je parle des muzurs et des coutumes, partie inconnue A nos politiques, mais de laquelle dépend le succés de toutes les autres; partie dont le grand législateur s’occupe en secret, tandis qu’il parait se borner A des réglements par- ticuliers qui ne sont que le cintre de la vofite, dont les muzurs, plus lentes A naitre, forment enfin l’inébranlable clef. . Entre ces diverses sortes de lois, je me (3) borne dans cet écrit A traiter des lois politiques.] (1) Qafun bon gouvcrncmcnt. (z) lnsensiblcmcnt. (3) Suis proposé.
� zga DU CONTRAT SOCIAL.
C H A P IT R E VI
nes ntvzns sYs·ri=:M¤s nr: LEGISLATION
(a) [Si l’on recherche en quoi consiste précisément ce plus grand
bien de tous qui doit étre la base de tout systeme de legislation, on
— trouvera qu’il se réduit at ces deux objets principaux, la liberté et l’éga-
lité .· la liberté, parce que toute dépendance particuliére est autant
de force otée au corps de l’Etat; l’égalité, parce que la liberté ne peut
subsister sans elle.
J ’ai déja dit ce que c’est que la liberté civile; at l’égard de 1’égalité
il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de
richessc soient exactement les mémes,mais que, quant a la puissance,
elle soit au·dessous de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu
du rang et des lois, et, quant A la richesse, que nul citoyen ne soit
assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre
pour étre contraint de se vendre : ce qui supp0se,du coté des grands,
modération de biens et de crédit, et du coté des petits, modération .
d’avarice et de convoitise. * Cette égalité, disent-ils, est une chi-
mere de spéculation, qui ne peut exister dans la pratique. Mais quoi!
parce que l’efl`et est inévitable, s’ensuit-il qu’il ne faille pas au moins
le régler? C’est parce que la force des choses tend toujours a détruire
l’égalité, c’est pour cela méme que la force de la législation doit tou-
jours tendre a la maintenir * (b).
Mais ces objets généraux de toute bonne institution doivcnt étre
modiiiés dans chaque pays par les rapports qui naissent tant de la si-
tuation locale que du caractére des habitants, et c’est par ces rapports
qu’il faut assigner a chaque peuple un systéme particulier de législa-
tion qui soit le meilleur, non peut-étre en lui-méme, mais pour l’Etat
auquel il est destiné. Par exemple, le sol en est·il ingrat et stérile,
ou le pays trop serré pour les habitants? tournez-vous du coté de
1’industrie et des arts, dont vous échangerez les productions contre
les denrées qui vous manquent. Au contraire, occupez-vous de riches
plaines et des coteaux? Dans un bon terrain manquez-vous d’habi-
tants? Donnez tous vos soins a l’agriculture, et chassez les arts de
peur qu’ils n’achevent de dépeupler le pays en attroupant sur quelques
points du territoire le peu d’habitants qu’il a : car on sait que, toute
proportion gardée, les villes peuplent moins que la campagne. Occu-
pez-vous des rivages étendus et commodes? couvrez les mers de vais-
seaux, cultivez le commerce et la navigation. La mer ne baigne-t-elle
sur vos cotes que des rochers presque inaccessibles,·restez barbares
' (a) Le morceau entre crochet: a passé dans le Contra! social, liv. II, chap. xr.
(b) Le passage entre croix est en note dans le mnnuscrit au bas du recto du feuil-
let 70.
� APPENDICE I. 293
et ichtyophages; vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut—étre,
et surement plus heureux. En un mot, outre les maximes communes
A tous, chaque peuple renferme quelque cause qui les ordonne d’une
maniére particuliére et. rend sa législation propre A lui seul. C’est
ainsi qu’autrefois les Hébreux et récemment les Arabes ont eu pour
principal objetla religion; les Athéniens, les lettres; Carthage et Tyr,
le commerce; Rhodes, la marine; Sparte, Ia guerre, et Rome la vertu·
L’Auteur de l’Esprit des Lois a montré dans une foule d’exemples
par quel art le législateur dirige Pinstitution sur chacun de ses objets.
Ce qui rend la constitution d’un Etat véritablement. solide et du-
rable, c’est quand les convenances sont tellement observées que les
rapports naturels et les lois tombent toujours de concert sur les
memes points, et que celles-ci ne font, pour ainsi dire, qu’assurer,
accompagner, rectifier les autres. Mais si le législateur, se trompant
dans son objet, prend un principe différent de celui qui nait de la
nature des choses; que l’un tende A Ia servitude et l’autre A la liberté;
l’un aux richesses, l’autre A la population; l’un A la paix et l’autre
aux conquétes, on verra les lois s’aiTaiblir insensiblement, la consti-
tution s’altérer, et l’Etat ne cessera d’étre agité jusqu’A ce qu’il soit
détruit ou changé, et que l’invincible nature ait repris son empire (1).]
LIV RE I I I
DES LOIS POLITIQUES OU DE L’1NSTITUTION DU GOUVERNEMENT
(a) [Avant de parler des diverses formes de gouvernement, il sera -
bon de déterminer le sens précis qu’il faut donner A ce mot dans une
société légitime (2).
- C H A P IT R E I
cm QUE C,ES’I‘ QUE t.1=: couvzausuzwr n’uN 1=E·rA·r°
J’avertis les lecteurs que ce chapitre demande quelque attention,
et que je ne sais pas l’art d’étre clair pour qui ne veut pas étre attentif.
Toute action libre a deux causes qui concourent A la produire :
l’une morale, savoir la volonté qui détermine l’acte; l’autre physique,
(1) On lit dans le manuscrit au verso du feuillet 69 les lignes suivantes : Mais il ne
faut pas croire qu'on puisse établir partout des cites. Je ne voir dam toute l'Europe
plus de peuple en itat de supporter Phonorable fardeau de la liberté, ils ne savent
plus soulever que des chaines, le fardeau de la liberté n’est pas fait pour de faibles
épaules.
(2) Cité réguliére.
la) Le morceau entre crochets a passe dans le Contrat social, liv. III, chap. t.
� l
2g4 DU CONTRAT SOCIAL. l
savoir la puissance qui l’exécute. Quand je marche vers un objet, il
faut, premierement, que j’y veuille aller, en second lieu, que mes pieds
m’y portent. Qu’un paralytique veuille courir, qu’un homme agile ne
le veuille pas, tous deux resteront en place. Le corps politique a les
mémes mobiles : on y distingue de mémela force et la volonté; celle-
ci sous le nom de puissance législative, l’au1re sous le nom de puis-
sance exécutive (1). Rien ne s’y fait ou ne s’y doit faire sans leur
concours.
Nous avons vu que la puissance législative appartient au peuple
et ne peut appartenir qu’A lui. Il est aisé de voir de méme que la puis- (
sance exécutive ne peut appartenir au peuple (a).]
(b) [Sitot, que les hommes vivent en société, il leur faut une reli-
gion qui les y maintienne. J amais peuple n’a subsisté ni ne subsistera
sans religion, et si on ne lui en donnait point, il s’en ferait une ou se-
rait bientot détruit (c). Dans tout Etat qui peut exiger de ses membres I
le sacrifice de leur vie, celui qui ne croit point de vie Avenir (2) est né- `
cessairement un (3) liche ou un fou; mais on ne sait que trop A quel (
point l’espoir (4) de la vie A venir peut engager un fanatique A mé- I
priser celle-ci. Otez ses visions A ce fanatique et donnez-lui ce méme
espoir pour prix de la vertu, vous en ferez (5) un (6) citoyen.
La religion, considérée par rapport A la société, peut se diviser
en deux espéces, savoir : la religion de l’homme et celle du citoyen. (
La premiere, sans temple, sans autels, sans rites, bornée au culte (
purement spirituel du Dieu supreme et aux devoirs éternels de la
morale, est la pure et simple religion de l’Evangile ou le vrai théisme.
L’autre, renfermée (7) pour ainsi dire dans un seul pays (8), lui
l
(n) On lit en marge du versa du feuillet 71 les lignes suivantes :Je dis exécutive er
législat ive, non exéculrice ni législatrice, parce que je prends ces deux mats adjective- l
ment. En général, je ne fais pa: grand cas de tautes ces vétilles de grammairc, mai:
je crois que dans les écrit: didactiques on doit sauvent avoir mains d`égards ei l'usage I
qu’.i l'analogie quand elle rend le sens plus exact. (
(2) A Pimmortalité de Fdme. v
(3) Mauvais citoycn. l
(4) Du bonheur.
(5) Le plus grand des hommes.
(6) Vrai. '
(7) Circonscrite.
(8) La patrie.
(a) Ici linit le manuscrit A proprement parler du Contrat social, le reste a été aiouté
A une époque ultérieurc.
(b) Le morceau entre crochets a passe dans le Contra: social, liv. IV, chap. vm,
intitulé : De la Religion civile, il ne parte pas de titre dans le manuscrit, et y occupc
le verso des feuillets 4.6-51.
(c) Vonntaz : Si Dieu n'existait pas il faudrait l‘inven1er.
� [ APPENDICE l. 295
donne (1) ses dieux propres et tutélaires. Elle a ses cérémonies, ses
A rites, son culte extérieur, prescrit par les lois (2) : hors de la seule
nation qui la suit, tout le reste est pour elle iniidéle, étranger, bar-
I bare; elle n’étend les devoirs et les droits de l’homme qu’aussi loin
¤ que ses dieux et ses lois. Telles étaient les religions de tous les
anciens sans aucune exception (3).
Il y a une troisiéme sorte de religion,p1us bizarre,qui donne aux
hommes deux chefs, deux lois, deux patries, les soumet A des de-
voirs contradictoires (4), et les empéche de pouvoir jamais étre A la
fois pieux et citoyens. Telle est la religion des Larnas, telle est celle
des Japonais, tel est le christianisme romain (5). On peut appeler
celle-ci la religion du prétre (a).
A considérer politiquement ces trois sortes de religion, elles ont
toutes leurs défauts. La troisiéme est si évidemment mauvaise, que
c’est perdre le temps de s’amuser A le démontrer.
La seconde est bonne, en ce qu’elle réunit (6) le culte divin et
l’amour des lois et que,_faisant de la patrie `1’objet de l’adoration des
citoyens, elle leur apprend que servir l’Etat c’est servir Dieu. C’est
une espéce de théocratie dans laquelle l’Etat ne doit point avoir
d’autres prétres que ses magistrats. Alors, mourir pour son pays c’est
aller au martyre; désobéir aux lois, c’est étre impie et sacrilége, et
soumettre un criminel A l’exécration publique, c’est le dévouer au
courroux céleste des dieux (7) : sacer estod (8).
Mais elle est mauvaise en ce qu’étant fondée sur l’erreur et sur le
mensonge, elle trompe les hommes, les rend crédules, superstitieux,
et noie le vrai culte de la divinité dans un vain (g) cérémonial. Elle
est mauvaise encore quand, devenant exclusive et tyrannique, elle
rend un peuple sanguinaire et intolérant, en sorte qu’il ne respire que
meurtre et massacre, et croit faire une action sainte de tuer quicon-
que n’admet pas ses dieux et ses lois. Il n’est pas permis de serrer le
nceud d’une société particuliére aux dépens du reste du genre hu-
main (io).
(x) Ybornc pour ainsi dire son culte, ses dieux tutélaires et ses dcvoirs ei ses
citoyens.
(2) Et restreintd un peuple particulier les decisions qu’elle impose. Celle-ci a donné
ei ce peuple ses lois, elle fail que chaque nation regarde les autres, de quelque origine
qu'ils soient, comme injidéles.
(3) Telles étaient la plupart des religions du paganismc et celle du peuple juy
(4) Il leur est impossible de concilier.
(5) La religion catholique.
(6) Sur les mémes points.
(7) Il ny a que dans un lcl cas que la malédiclion des Dicux peut é'tre imposéc pour
peinc aux criminels.
(8) Sacer es!o.i, disaient lcs lois romaines, c’est un beau mot que ce sacer estod.
(g) De vains rites qui ne peuvent honorer les Dieux, les attacker ei la patrie.
(ro) Des hommes,
(a) M. Alexcieff cite ici A tort un fragment sur Pautorité du papc dont nousindiquerons
la véritable place, page 30:.
� 296 DU CONTRAT SOCIAL.
Que si l’on demande comment, dans le paganisme, oit chaque Etat
avait son culte et ses dieux tutélaires (1), il n’y avait point de guerre
de religion, je réponds que c’était par cela méme que chaque Etat,
ayant son culte (2) particulier aussi bien que son gouvernement, ne
distinguait point ses dieux de ses lois. La guerre, étant purement ci-
vile, était tout ce qu’elle pouvait étre : les départements des dieux
° étaient pour ainsi dire iixés par les bornes des nations. Le dieu d’un
peuple n’avait aucun droit sur un autre peuple. Les dieux des paiens
n’étaient point des dieux jaloux; ils partageaient paisiblement entre
eux l’empire du monde; l’obligation d’embrasser une religion ne venait
que de celle d’étre soumis aux lois qui la prescrivaient. Comme il n’y
avait donc point d’autre maniere de conve rtir un peuple que de l’as·
servir, C’€flI été un discours inutile que de lui dire : it Adore mes dieux
ou je t’attaque; » l’obligation de (3) changer de culte étant attachée
a la victoire, il fallait commencer par vaincre avant d’en parler. En un _
mot, loin que les hommes combattissent pour les dieux, c’était,
comme dans Homere, les dieux qui combattaient pour les hommes.
Les Romains, avant de prendre une place, sommaient ses dieux
de l’abandonner (4), et quand ils laissaient aux Tarentins leurs dieux
irrités, c’est qu’ils les regardaient alors comme soumis aux leurs, et
forcés a leur faire hommage. Ils laissaient aux vaincus leurs dieux,
comme ils leur laissaient leurs lois. Une couronne d’or au Jupiter
du Capitole était souvent Ie seul tribut qu’ils exigeaient.
(a) nk Or, si malgré cette mutuelletolérance la superstition paienne,
au milieu des lettres et de mille vertus, engendra tant de cruautés,
je ne vois point qu’il soit possible de concilier les droits d’une reli-
gion nationale avec ceux de Phumanité; il vaut donc mieux attacher
les citoyens a l’Etat par des liens moins forts et plus doux, et n’avoir
ni héros, ni fanatiques (5) >(<.
Reste la religion de l’homme, ou le christianisme; non pas celui
d’aujourd’hui, celui de l’Evangile. Par cette religion saiute, sublime,
véritable (6), les hommes, enfants du méme Dieu, se reconnaissent
tous pour fréres; et la société qui les unit est d’autant plus étroite
qu’elle ne se dissout pas meme a la mort.Cependant, cette méme re-
ligion, n’ayant nulle relation particuliere a la constitution de l’Etat (7),
laisse aux lois politiques et civiles la seule force que leur donne le
(1) Sa religion particuliére.
(2) Ses dieux et sa religion, combattant pour ses Dieux en combattant pour ses lois.
(3) De servir les Dieu: du vainqueur ne venant que de la victoire.
(4) La quitter.
(5) On lit au verso du feuillet 48; La religion n’emp3che pas les scélérats de com-
mettre des crimes, mais elle empéche beaucoup de gen: de deuenir des scélérats. On
eut bien de la peine d donner aux anciens Pidée de ces homme: brouillons et séditieux
qu'on appelle missionnaire:.
(6) La seule véritable.
(7) Ne Jonne aueune force nouvelle au Contrat social.
(a) Le passage entre croix n’a pas passé du manuscrit dans Pédition du Contra!.
� APPENDICE I. . 297
droit naturel, sans leur en ajouter aucune autre, et, par la, un des
plus grands soutiens de la société reste sans effet dans l’Etat.
On nous dit qu’un peuple de vrais chrétiens formerait la plus
parfaite société qu’on puisse imaginer; la plus parfaite, en un sens
purement moral, cela peut étre, mais non pas certainement la plus
forte, ni la plus durable. Le peuple serait soumis aux lois, les chefs
seraient équitables, les soldats mépriseraient la mort, j’en conviens,
mais ce n’est pas le tout.
Le christianisme est une religion toute spirituelle, qui détache (1)
les hommes des choses de la terre, la patrie du chrétien n’est pas dc
y ce monde; il fait son devoir, il est vrai, mais il le fait avec une pro-
fonde indifiérence sur le succes des soins qu’il se donne. Peu lui im-
porte que tout aille bien ou mal ici-bas; si l’Etat est florissant,il iouit
modestement (2) de la félicité publique; si l’Etat dépérit, il bénit la
main de Dieu qui s’appesantit sur son peuple. Pour que la société
filt paisible et que l’harmonie se maintint, il faudrait que tous les
citoyens, sans exception, fussent également bons chrétiens, mais si
malheureusement, il s’y trouvait quelque ambitieux ou quelque hy-
pocrite, un Catilina par exemple, ou un Cromwell, celui·le, tres cer-
tainement, aurait bon marché de ses pieux compatriotes (3). Des qu’il
aurait trouvé, par quelque ruse, le secret de les tromper et de s’em-
parer d’une partie de l’autorité publique,aussit6t voila une puissance.
Dieu veut qu’on lui obéisse, c’est la verge dont il punit ses enfants;
on se ferait conscience de chasser l’usurpateur, il faudrait verser du
sang, user de violence, troubler le repos public, tout cela ne s’accorde
point avec la douceur du chrétien, et apres tout, qu’importe qu’on
soit libre ou dans les fers dans cette vallée de misere,l’essentiel est
d’aller en paradis, et la résignation n’est qu’un moyen de plus pour
cela; on peut etre tout aussi bien sauvé esclave qu’homme libre.
Survient-il quelque guerre étrangere, les citoyens marchent au com-
bat, nul d’eux ne songe a fuir; ils font leur devoir (4), mais ils ont
peu de passion pour la victoire, ils savent plutot mourir que vaincre.
Qu’ils soient vainqueurs ou vaincus, qu’importe, la providence sait
mieux qu’eux ce qu’il leur faut. Qu’on imagine quel parti un ennemi
impétueux (S), actif, passionné peut tirer de leur stoicisme. Mettez
vis—a-vis d’eux ces peuples généreux et {iers que dévorait l’ardent
amour de la gloire et de la patrie. Supposez votre république chré- ‘
tienne vis-A-vis de Sparte ou de Rome : les chrétiens seront battus,
écrasés, détruits avant d’avoir eu le temps de se reconnaitre, ou ne
devront leur salut qu’au mépris que leur ennemi concevra pour eux.
(1) Détache trap les hommes des soins terrestrcr, pour les attacker d ce qui s‘y
d .
P Modérément.
(3) Concitoyens.
(4) Sont brave:.
(5) Ardent, adm infatigable et déterminé d vaincre on d mourir.
� 298 DU CONTRAT SOCIAL. i
C’était un beau serment, ce me semble, que celui des soldats de 1
Fabius : ils ne jurérent pas de vaincre ou de mourir, ils iurerent de (
revenir vainqueurs, et ils revinrent tels. Jamais des chrétiens ne
s’aviseront d’un pareil serment, car ils croiraient tenter Dieu (1).
Mais je me trompe en disant une république chrétienne; chacun
de ces deux mots exclut 1’autre. Le christianisme ne préche que ser-
vitude et dépendance (2). L’esprit du christianisme est trop favorable ·
a la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chré-
tiens sont faits pour étre esclaves (3),ils le savent, et ne s’en émeu-
vent guére; cette courte vie a trop peu de prix pour eux.
Les troupes chrétiennes sont excellentes, me dira-t-on; je le nie. ·
Qu’on m’en montre de telles. Quant a moi, je ne connais point de
troupes chrétiennes(4). On me citera les croisades (5). Sans disputcr ’
surla valeur des croisés, je me contenterai de remarquer que bien loin
d’étre des chrétiens, c’étaient des soldats du prétre, c’étaient des ci-
toyens de l’Eglise; ils se battaient pour leur pays spirituel. A le com- ..
prendre, ceci rentre dans le paganisme, c’est la religion du prétre ; .|
comme l’Evangile n’est point une religion civile, toute guerre de re-
ligion est impossible parmi les chrétiens. ·
Revenons au droit, et fixons les principes. Le droit que le pactc _ I
social donne au souverain sur les sujets ne passe point, comme je
l’ai dit, les bornes de l’utilité publique. Ses sujets ne doivent donc 1
. compte au souverain de leurs opinions qu’autant que ces opinions
importent a la communauté. Or, il importe bien a l’Etat que chaque
citoyen ait une religion, mais les dogmes de cette religion ne lui im-
portent qu’autant qu’ils se rapportent a la morale; tous les autres ne
sont point de sa compétence, et chacun peut avoir au surplus telles i
opinions qu’il lui plait, sans qu’il appartienne au souverain d’en con- I
naitre (6).
I1 y a (7) des dogmes positifs, que le citoyen doit admettre comme
avantageuxa la société, et des dogmes négatifs, qu’il doit rejeter
comme nuisibles. `
Ces dogmes divers composent une profession de foi purement ci- ·
vile, qu’il appartient a la loi de prescrire, non pas précisément _
comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité,
(r) Sous les empereurs paiens, le: soldats ckrétiens étaient brave:. c’était une i
espéce de guerre d'honneur entre eux et les troupes paiennes; sit6't que les emperenrs
furent chrétiens, cette emulation ne subsista plus et leur: troupes ne furent plus rien.
(Au bas du recto du feuillct 4.9.)
(2) Sa doctrine.
(3; Dans ce monde.
(4) Jc nc connais pas •n€rnc.de chrétiens en Europe; s'il y en a,j‘ignore ou ils sont.
(5) C’est autre chose.
(6) De :'en miler.
(7) Il y a donc une religion purement civile, c'cst-&·dire dont les dogmes unique-
ment relatifs d la morale donnent une nouvelleforcc aux loi:. Cette religion consiste cn
dogmes positifs et cn dogmes négntifs.
l
I
� APPENDICE I. 299
sans lesquels il est impossible d’étre bon citoyen ni sujet fidéle. Elle
(• ne peut obliger personne a les croire, mais elle peut bannir de l‘Etat _
._quiconque ne les croit pas; elle peut le bannir, non comme impie,
mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincérement les
lois, la justice et la patrie, et d’immoler au besoin sa vie a ses devoirs.
l' Tout citoyen doit étre tenu de prononcer cette profession de foi
" par-devant le magistrat, et d’en reconnaitre expressément tous les
dogmes. Si quelqu’un ne les reconnait pas(1), qu’il soit retranché de la
cité, mais qu’il emporte paisiblement tous ses biens. Si quelqu’un,
aprés avoir reconnu ces dogmes, se conduit comme ne les croyant
pas, qu’il soit puni de mort, il a commis le plus grand des crimes : il
I a menti devant les lois.
Les dogmes de la religion civile seront simples, en petit nombre,
énoncés avec précision, et sans explication ni commentaire. L’exis-
fence de la divinité bienfaisante (2), puissante, intelligente, pré-
p voyante et pourvoyante, la vie a venir, le bonheur des justes et le cha-
" timent des méchants, la sainteté du contrat social et des lois; voila (3)
les dogmes positifs. Quant aux négatifs, je les borne a un seul, c’est
l’intolérance (4).
Ceux qui distinguent l’intolérance civile et l’intolérance ecclé-
l siastique se trompent. L’une méne nécessairement a l’autre, ces deux
| intolérances sont inséparables. I1 est impossible de vivre en paix
avec des gens qu’on croit damnés; les aimer, ce serait hair Dieu
qui les punit; il faut nécessairement qu’on les convertisse ou qu’on
les persécute (5). Un article nécessaire et indispensable dans la pro-
I fession de foi civile est donc celui-ci:Je ne crois point que (6) per-
sonne soit coupable devant Dieu pour n’avoir pas pensé comme
moi (7) sur son culte.
Je dirai qu’il est impossible que les intolérants réunis sous les
mémes dogmes vivent jamais en paix entre eux. Des qu’ils ont in-
) spection sur la foi les uns des autres, ils (8) deviennent tous ennemis;
alternativement persécutés et persécuteurs, chacun sur tous et tous
sur chacun; 1’intolérant est l‘homme de Hobbes, l’intolérance est
la guerre de l’humanité. La société des intolérants est semblable
a celle des démons: ils ne s’accordent que pour se tourmenter.
Les hommes de l’inquisition n’ont jamais régné que dans les pays ou
(1) Il ne doit point Eire puni.
(1} Sa toute-puissance, sa justice, sa providence, Ia vic ei venir et lc jugcment.
(3) Le somrnaire des.
(4) Mais il faut expliquer ce mot.
(5) Lfintolérancc n'est donc pas danscedogqze: il faut contraindreou punirles incré-
, dules ;elle est dans cet autre :·· Hors de l'Eglisepoint de salut •, quiconque donne
ainsi libéralement son frére au diable dans l'au¢re monde, ne sefcra jamais un grand
scrupule de le tourmenter dans celui-ci.
(6) Dieu puuisse personne dans l’autre vie.
(7) Dans celle-ci.
(8) S'c¤z serviront d’instrumen¢ d leurs passions.
I
� 300 DU CONTRAT SOCIAL.
tout le monde était intolérant ; dans ces pays, il ne tient qu’a la
fortune que les victimes ne soient pas les bourreaux.
Il faut penser comme moi pour étre sauvé. Voila le dogme (r) affreux
é qui dévore la terre. Vous n’aurez jamais assez fait pour la paix publi-
que si vous n’6tez de la cité ce dogme infernal. Quiconque ne le
trouve pas exécrable ne peut étre ni chrétien, ni citoyen, ni homme :
c’est un monstre qu’il faut immoler au repos du genre humain (a).
Cette profession de foi une fois établie, qu’elle se renouvelle tous
les ans avec solennité, et que cette solennité soit accompagnée d’un
culte (2) auguste et simple dont les magistrats soient seuls les ministres
et qui réchaufie dans les coeurs l’amour de la patrie. Voila tout ce
qu’il est permis au souverain de prescrire quant a la religion. Qu’au
surplus on laisse introduire toutes les opinions qui ne sont point
contraires a la profession de foi civile, tous les cultes qui peuvent
compatir avec le culte public, et qu’on ne craigne ni disputes de reli-
gion ni guerres sacrées, — personne ne s’avisera de subtiliser sur les
dogmes quand on aura si peu d‘intérét a les discuter.
Nul apotre ou missionnaire (3) n’aura droit de venir taxer d’erreur
une religion qui sert de base a toutes les religions du monde et qui
n’en condamne aucune, et si quelqu’un vient précher son horrible
intolerance, il sera puni sans disputer contre lui, comme séditieux et
rebelle aux lois. Ainsi l’on réunira les avantages de la religion de
l’homme et de celle du citoyen. L’Etat aura son culte et ne sera
ennemi de celui d’aucun autre. Les lois divine et humaine, se
réunissant toujours sur le méme objet, les plus pieux théistes seront
aussi les plus zélés citoyens, et la défense des saintes lois sera la
gloire du Dieu des hommes.
° Maintenant qu’il n’y a plus et qu’il ne peut plus y avoir de reli-
gion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui tolerent les
autres pourvu que leurs dogmes n’ayent rien de cohtraire aux devoirs
du citoyen. Mais quiconque dit : hors de l’Eglise point de salut, doit
étre chassé de l’Etat, a moins que l’I;iZtat ne soit l’Eglise. Le dogme
(1) Négatif qu’il faut rejeter. Ld ou quiconque ne trouve pas ce dogme excécgable,
les guerres de religion, les discorde: civiles, qui portent le fer et lefeu dans les Etats,
qui arment les péres et les enfants les uns contre les autres.
(2) Touclrant.
(3) Tout apétre, tout missionnaire sera puni du dernier supplice, non comme un
apdtre ou un missionnaire, mais comme un séditieux et un perturbateur de la société.
Leeiioyen mauvais pour son pays, sa parrie, mourra pour sa religion. Quand ce ne
serait point la meilleure police religieuse, elle est la seule (que le souverain puisse
professer;_pour le reste, il ne peut aller plus loin san: usurper un droit qu’il n'a pas.
(a) R. Emile, liv. IV. Le devoir de suivre et d’aimer la religion de son pays ne
s'étend pas iusqu’aux dogmes contraires a Ia bonne morale, tel que cclui de Yintoleraucc.
C'est ce dogme horrible qui arme les hommes les uns contre les autres et les rend tous
ennemis du genre humain. La distinction entre la tolerance civile et la tolerance theo-
logique est puerile et vaine. Ces deux intolérances sont inseparables et l’on ne peut ad-
mettre l‘une sans l'autre. Des anges ne vivraient pas en paix avec des hommes qu‘ils
regarderaient comme les ennemis dc Dieu.
— I
l
� APPENDICE I. 30:
intolerant ne doit étre admis que dans un Etat théocratique, dans
tout autre, il est absurde et pernicieux (1) (a).
Il est clair que l’acte civil doit avoir tous les eifets civils, comme
l’état et Ie nom des enfants, la succession des biens, etc.; les efi`ets
du sacrement doivent étre purement spirituels. Or point du tout. Ils
ont tellement confondu tout cela que l’état des citoyens et la succes-
sion des biens dépendent uniquement des prétres. Il dépend absolu-
ment du clergé qu’il ne naisse pas dans tout le royaume de France
un enfant légitime, qu’aucun citoyen n’ait droit aux biens de son
pére, et que dans trente ans d’ici la France ne soit peuplée que de
batards. Tant que les fonctions des prétres auront des effets civils,
les prétres seront les vrais magistrats. Les assemblées du clergé de
France sont a mes yeux les vrais Etats de la nation (2) (b).
Voulez·vous de ceci un exemple attesté, mais presque incroyable :
vous n’avez qu’a considérer la conduite qu’on tient avec les protes-
tants du royaume.
J e ne vois pas pourquoi le clergé de France n’étendrait pas a tous
les citoyens, quand il lui plaira, le droit dont il use actuellement
sur les protestants francais. L’expérience ayant fait sentir a quel point
la révocation de l’Edit de Nantes avait affaibli la monarchie, _on a
voulu retenir dans le royaume, avec les débris de la secte persécutée,
la seule pépiniére de sujets qui lui reste. Depuis lors, ces infortunés,
réduits a la plus horrible situation oii jamais peuple se soit vu depuis
que le monde existe, ne peuvent ni rester ni fuir. Il ne leur est per-
mis d’étre ni étrangers, ni citoyens, ni hommes. Les droits memes
de la nature leur sont otés; le mariage est interdit, et dépouillés in la
fois de la patrie, de la famille et des biens, ils sont réduits a l’état des
bétes (3).
Voyez comment ce traitement inoui suit d’une chaine de principes
mal entendus. Les lois du royaume ont prescrit les formes solen-
nelles que devaient avoir les mariages légitimes, et cela est trés bien
entendu. Mais elles ont attribué au clergé l’administration de ces
formes, et les ont confondues avec le prétendu sacrement. Le clergé,
(1) On lit dans le manuscrit au bas du feuillet suivant : Mais l’int0lérance ne con-
vient qu'd la théocratie, dans tout autre gouvernement, ce dogme est pernicieux. Tout
homme qui dit : • hors de l'Egllse point de sal_ut », est nécessairement mauvais citoyen
et doit étre chassé de Plitat, d moins que l'Etat ne soit l'Eglise, et que le prince ne
soit le pontife.
(2) l.e passage suivant se trouvc au verso du feuillet 72 : Le pape est le vrai roi
des rois, la division des peuple: en E {ats et gouvernements n’est qu’apparente et illu-
soire. Dans le fond, il ny a qu’un Etat dans l'Egllse romaine, les vrais magistrats
sont les évéques, le clergé est le souverain, les citoyens sont les prétres, les laiques ne
sont rien du tout; d’ou il suit que la division des Etats et des gouvernements catho-
liques n’est qu’apparente et illusoire.
(3) Et c°est dans ce siécle de lu miére et d'humanité.
(a) Le morceau tinit ici. Ce qui suit est un autre fragment.
(b) Voir Contrat social, liv. IV, ch. vm, note de l’éditiou sans cartons.
� 302 DU CONTRAT SOCIAL.
de son coté, refuse d’administrer le sacrement it qui n’est pas enfant
de l’Eglise, et l’on ne saurait taxer le refus d’iniustice. Le protestant
donc ne peut pas se marier selon les formes prescrites par les lois
sans renoncer a sa religion; et le magistrat ne reconnait de mariages
légitimes que ceux qui sont faits selon les formes prescrites par les
lois. Ainsi 1’on tolére et l’on proscrit a la fois le peuple protestant;
on veut a la fois qu’il vive et qu’il meure. Le malheureux a beau se ‘
marier, et respecter dans sa misére la pureté du lien qu’il a formé, il =
se voit condamné par les magistrats; il voit dépouiller sa famille de
ses biens, traiter sa femme en concubine et ses enfants en batards; le
tout, comme vous voyez, juridiquement et conséquemment aux lois.
Cette situation est unique; et je me hate de poser la plume, de peur de ;
céder au cri de la nature qui s’éléve et gémit devant son auteur.
Uexpérience apprend que de toutes les sectes du christianisme, la
protestante, comme la plus sage et la plus douce, est aussi la plus paci-
fique et la plus sociale. C’est la seule ou les lois puissent garder leur
empire et les chefs leur autorité (a).
ns rfzscnavacz (b)
Mais il est clair que ce prétendu droit de tuer les vaincus ne
résulte en•aucune maniére de l’état de guerre. La guerre n’est point
une relation entre les hommes, mais entre les puissances (1), dans '
laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidente1lement et I
moins comme citoyens que comme soldats. L’étranger qui vole, pille (
et détient les sujets sans déclarer la guerre au prince n’est pas un
ennemi, c’est un brigand, et méme en pleine guerre, un prince juste ‘
(r) Qui a pour fin la destruction de l’I;°tat ennemi.
(a) R. L. d M. de B. - Mais les contraindre (les protestants) A rester sans vouloir
les tolérer, vouloir a la fois qu'ils soient et qu‘ils ne soient pas, les priver meme du
droit de la nature, annulerleurs mariages, déclarer leurs enfants batarcls. En ne disant
que ce qui est, j‘en dirais trop, il me faut me taire.
Dans le méme ouvrage, en note : Dans un arrét du Parlement de Toulouse concer-
nant l'afl`aire de l'infortuné Calas, on reproche aux protestants de faire entre eux des
mariages qui selon les protestants ne sont que des actes civils et par consequent sou-
mis entiérement pour la forme et les efets d la volonté du roi.
Ainsi, de ce que, selon les protestants, le mariage est un acte civil, il s’ensuit qu’ils
sont obligés de se soumettre it la volonté du roi qui en fait un acte de la religion catho-
lique. Les protestants, pour se marier, sont légitimement tenus de se faire catholiques, _
attendu que, selon eux, le mariage est un acte civil; telle est la maniere de raisonner de
messieurs du parlement de Toulouse.
La France est un royaume si vaste, que les Francais se sont mis dans l’esprit que le
genre humain ne devrait point avoir d’autres lois que les leurs. Leurs parlements et
leurs tribunaux paraissent n‘avoir aucune idée du droit naturel ni du droit des gens, et
il est A remarquer que dans tout ce grand royaume ou sont tant d'universite:, tant de
colleges, tant d°académies, et ou s’enseigne, avec tant d‘importa¤ce, tant d‘inutilités, il (
n’y a pas une seule chaire de droit naturel. C’est le seul peuple de l’Eur0pe qui ait re-
gardé cette étude comme n’étant bonne a rien.
(b) Ce morceau, qui se trouve aiouté apres coup, sur le verso 73 et dernier du ma- `
nuscrit, a passe avec quelques variantes dans le liv. I, ch. tv du Contrat social. ,
l
l
l
1
� s’empare en pays ennemi de tout ce qui appartient au public, mais il respecte la personne et les biens des particuliers, il respecte les droits sur lesquels est fondé son propre pouvoir. La fin de la guerre est la destruction de l’État ennemi ; on a droit d’en tuer les défenseurs tant qu’ils ont les armes à la main, mais sitôt qu’ils les posent et se rendent, ils cessent d’être ennemis ou plutôt instruments de l’ennemi, et l’on n’a plus droit sur leur vie. On peut tuer l’État sans tuer un seul de ses membres. Or la guerre ne donne aucun droit qui ne soit nécessaire à sa fin.
Les signes moraux sont incertains, difficiles à soumettre au calcul : la sûreté, la tranquillité, la liberté même.
Plusieurs peuples au milieu des guerres et des dissensions intestines ne laissent pas de multiplier extrêmement. Dans d’autres gouvernements au contraire, la paix même est dévorante et consume les citoyens[36].
Les divers morceaux qui sont compris dans cet Appendice proviennent de la collection de manuscrits de Rousseau, léguée à Neuchâtel par du Peyrou. Le premier et de beaucoup le plus important, qui avait pour titre : Que l’état de guerre naît de l’état social, forme un petit cahier de 12 pages, catalogué sous le no 7856 à la bibliothèque de Neuchâtel. Plusieurs extraits, assez courts il est vrai, de ce manuscrit ont passé dans le Contrat social, mais il est surtout intéressant en ce qu’il nous offre une esquisse sommaire du système politique de Rousseau. Les autres fragments sont disséminés dans un même manuscrit (no 7840 du catalogue), sorte de registre assez volumineux qui renferme quantité de morceaux, d’importance et d’étendue inégales, tous de la main de Jean-Jacques. Ils sont écrits à la plume ou au crayon, dans un fouillis pittoresque, quelquefois à côté d’un compte de blanchissage, qui pourrait peut-être servir à préciser la date de leur composition. Nous avons cru devoir reproduire les quelques passages qui se rapportent principalement à des matières traitées au chapitre de l’Esclavage du Contrat social. Selon le plan originaire de l’auteur, ils devaient sans doute former un livre spécial sur le droit de guerre et sur les principes qui devraient régir les relations d’État à État dans le système fédératif.
Mais quand il serait vrai, que cette convoitise illimitée et indomptable serait développée dans tous les hommes au point que le suppose notre sophiste, encore ne produirait-elle pas cet état de guerre universelle de chacun contre tous dont Hobbes ose tracer l’odieux tableau. Ce désir effréné de s’approprier toutes choses est incompatible avec celui de détruire tous ses semblables ; le vainqueur[39] qui ayant tout tué aurait le malheur de rester seul au monde n’y jouirait de rien par cela même qu’il aurait tout. Les richesses elles—mêmes a quoi sont-elles bonnes si ce n’est à être communiquées ; que lui servirait APPENDICE II. 3o5 Ia possession de tout l`univers s’il en était (1) llunique habitant. Quoi ? sou estomac dévorera-t-il tous les fruits de la terre? Qui lui rassem— bIera (2) les productions de tous les climats? qui portera Ie témoignage de son empire dans les vastes solitudes qu’il n’habitera point? Que fera—t-il de ses trésors, qui consommera ses denrées, A quels yeux étalera·t-il son pouvoir? J’entends. Au lieu de tout massacrer, il met- tra tout dans les fers pour avoir au moins des esclaves.Cela a changé A I’instant tout l’état de la question et puisqu’il n’est plus question de détruire, l’état de guerre est anéanti. - Que Ie lecteur suspende ici son jugement. Je n’oublierai pas de traiter ce point. L’homme est naturellement pacifique et craintif, au moindre danger son premier mouvement est de fuir (a); il ne s’aguerrit qu’A force d’habitude et d’expérience. L’honneur, I’intérét, les préjugés, la vengeance, toutes les passions (3) qui peuvent lui faire braver les périls et la mort sont loin de lui dans l’état de nature. Ce n’est qu’aprés avoir fait société avec quelque homme qu’il se détermine A en atta- . quer un autre et il ne devient soldat qu’apres avoir été citoyen (4). On ne voit pas IA de grandes dispositions (5) A faire la guerre A tous ses semblables. Mais c’est trop m’arréter sur un systeme aussi révoltant qu’absurde qui a déjA une fois été réfuté. Il n’y a donc point de guerre générale d’homme A homme et I’es· péce humaine n’a pas été formée uniquement pour s’entre·détruire; reste A considérer la guerre accidentelle et particuliére qui peut naitre entre deux ou plusieurs individus. Si la loi naturelle n’était écrite que dans Ia raison humaine elle serait peu capable de diriger Ia plupart de nos actions, mais elle est encore gravée dans le cceur de l’homme en caractéres ineffacables et c’est IA qu’elIe lui parle plus fortement que tous les préceptes des philosophes (6). C’est lA qu’eIle lui crie qu’il ne lui est permis de sacri- {ier la vie de son semblable qu’A la conservation de la sienne et qu’elle lui fait horreur de verser le sang de I’humanité sans colere meme quand il s’y voit obligé, Je congois que dans les querelles sans arbitres qui peuvent s’éle· ver dans l’état de nature un homme irrité pourra quelquefois en tuer un autre soit A force ouverte, soit par surprise; mais s’il s’agit d’une guerre véritable, qu’on imagine dans quelle étrange position doit étre ce méme homme pour ne pouvoir conserver sa vie qu’aux dépens de celle d’un autre et que par un rapport établi entre eux il (t) Seul d eu jouir. (2) Pour lui seul. (3) Motifs. (4) Voild lc vrai progrés de Ia nature. (5) Naturclle:. (6} Dc ses aemblables. (a) Voir Ie Discour: sur Fluégalité. zo
� faille que l’un meure pour que l’autre vive (1). La guerre est un état permanent qui suppose des relations constantes (a), et ces relations ont très rarement lieu d’homme a homme, ou tout est entre les individus dans un flux continuel qui change incessamment les rapports
et les intéréts, de sorte qu’un sujet de dispute s’éléve et cesse presque au méme instant, qu’une querelle commence et finit en un jour et qu’il peut y avoir des combats et des meurtres, mais jamais ou tres rarement de longues inimitiés et des guerres.
Dans l’état civil ou (2) la vie de tous les citoyens (3) est au pouvoir du souverain et où nul n’a le droit de disposer de la sienne ni de celle d’autrui, l’état de guerre ne peut avoir lieu non plus entre les particuliers et quant aux duels, défis, cartels, appels en combat singulier, outre que c’était un abus illégitime et barbare d’une constitution toute militaire, il n’en résultait pas un véritable état de guerre mais une affaire particuliere qui se vidait en un temps et lieu limités (4), tellement que (5) pour un second combat il fallait un nouvel appel. On en doit (6) excepter les guerres (7) privées (8), qu’on suspendait par des tréves journaliéres appelées la paix de Dieu et qui reçurent la sanction par les Etablissements de saint Louis ; mais (g) cet exemple est unique dans l’histoire.
(10) Ces exemples (11) sufiisent pour donner une (12) idée (13) des divers moyens dont on peut affaiblir (14) un Etat et de ceux dont la guerre semble autoriser l’usage pour nuire a son ennemi ; à l’égard (15) des traités dont quelqu’un de ces moyens sont les conditions, que sont au fond de pareilles paix sinon une guerre continuée avec d’autant plus de cruauté que l’ennemi vaincu n’a plus le droit de se défendre (16) ? J’en parlerai dans un autre lieu.
(1) Soit conserve.
(2) Nut n’a droit de disposer.
(3) Particuliers.
(4) Et cela est si vrai.
(5) Quand il était question.
(6) Il en faut.
(7) Querelles.
(8} Particulières.
(g) Je crois.
(to) De.
(11) On peut tirer.
(12) Légere.
(13) De tous.
(14) Nuire à.
(15) De toutes paix.
(16) Mais.
(a) Contrat social, liv. I, chap. xv. - C’est le rapport des choses et non des hommes qui constitue la guerre... et l’état de guerre ne pouvant naître des simples relations personnelles, mais seulement des relations réelles, Ia guerre privée ou d‘homme à homme ne peut exister ni dans I’état de nature ou il n’y s point de propriété constante, ui dans I’état social on l’on est sous l'autorité des lois... Les combats particuliers, les duels, les rencontres sont des actes qui ne constituent point un état, et à l‘égard des guerres privées, autorisées par les établissements de Louis IX... APPENDICE II. 307 J oignez A tout cela les témoignages sensibles de mauvaise volonté, qui annoncent l’intention de nuire, comme de refuser A une puissance les titres qui lui sont dus, de (1) méconnaitre ses droits et reieter ses prétentions, d’6ter A ses sujets la liberté du commerce, de lui susciter des ennemis, eniin d’enfreindre A son égard le droit des gens sous quelque prétexte que ce puisse étre. Ces diverses manieres d’ofi`enser un corps politique ne sont toutes ni également praticables, ni utiles A celui qui les emploie, et celles dont résulte A la fois notre propre avantage et le préjudice de l’en- nemi sont naturellement préférées. La terre, l’argent, les h., toutes les dépouilles qu’on peut s’approprier deviennent ainsi les principaux objets des hostilités réciproques. Cette basse avidité changeant insen- siblement les idées des choses (2), la guerre enfin dégénere (3) en brigandage et d’ennemis et guerriers (4) on devient peu A peu tyrans et voleurs (a). De peur d’adopter sans y songer ces changements d’idées, iixons d’abord les notres par une définition et téchons (5) de la rendre si simple qu’il soit impossible d’en abuser. J ’appelle donc guerre de puissance A puissance (6) 1’effet d’une dis- position mutuelle constante et manifestée de détruire l’Etat ennemi ou de Paffaiblir au moins (7) par tous les moyens qu’on le peut (8), Cette disposition réduite en acte est la guerre possible proprement dite ; tant qu‘el1e reste sans effet elle n’est que l’état de guerre. Je prévois une objection: puisque selon moi l’état de guerre est naturel entre les puissances (9), pourquoi la disposition dont elle résulte a-t-elle besoin d’étre manifestée? A cela je réponds que j’ai parlé ci-devant de l’état naturel, que je parle ici de l’état légitime et que je ferai voir ci-aprés comment pour la rendre telle la guerre a besoin d’une déclaration. DISTINCTIONS 1·‘oN¤Au1¤.:1•a·r.u.¤s Je prie les lecteurs de (xo) ne point oublier que ie ne cherche pas ce qui rend la guerre avantageuse (1 1) A celui qui la fait, mais ce (1) Lui disputer. (2) C’est ainsi que. (3) Iusensible. _ (4) Qu’ou était. (5) Qu’elle soit. (6) Le rapport qui résulte entre elles. (7) De tout aumnt qu’il est possible en lui étaut, attaquant ses sujets, ses biens et son territoire. (8) Je n’ajoute pas sa liberté puree que la lui dter, c’est le détruire et que cela a déjd eee dit commeje lefemi voir ers son lieu. (g) Qu’est-il besoin. (to) Bien penser, se souvenir toujours. (1 1) Commode et facile. (a) Contra! social, liv. I, chap. rv. — L'étranger, soit roi, soit particulier, soit peuple
� qui la rend légitime ; il en coûte presque toujours pour être juste. Est-on pour cela dispensé de l’être ? S’il n’y a jamais eu et qu’il ne puisse y avoir de véritable guerre entre les particuliers, qui sont donc ceux entre lesquels elle a lieu, et qui peuvent s’appeler réellement ennemis ? Je réponds que ce sont les personnes publiques. Et qu’est-ce qu’une personne publique ? Je réponds que c’est cet être moral qu’on appelle souverain, a qui le pacte social a donné l’existence, et dont toutes les volontés portent le nom de lois. Appliquons ici les distinctions précédentes : on peut dire, dans les effets de la guerre, que c’est le souverain qui fait le dommage, et l’Etat qui le reçoit.
Si la guerre n’a lieu qu’entre des étres moraux, elle ne nuit point aux hommes, et l’on peut la faire sans (I) ôter la vie a personne (a). Mais ceci demande explication.
A n’envisager les choses que selon la rigueur du pacte social, la terre, l’argent, les hommes, et tout ce qui est compris dans l’enceinte de l’Etat lui appartient sans réserve. Mais ces droits de la société, fondés sur ceux de la nature, ne pouvant les anéantir, tous ces objets (2) doivent étre considérés sous un double rapport, savoir: le sol comme territoire ·public et comme patrimoine des particuliers, les biens comme appartenant dans un sens au souverain, et dans un autre aux propriétaires, les habitants comme citoyens et comme hommes (b). Au fond, le corps politique n’étant qu’une personne morale, n’est qu’un étre de raison. Otez la convention publique, l’Etat est détruit sans la moindre altération dans tout ce qui le compose, et (3) jamais toutes les conventions des hommes ne (4) sauraient changer rien dans le physique (5) des (6) choses. Qu’est-ce donc que (7) faire la guerre a un souverain? c’est attaquer la convention publique et tout ce qui en résulte; car l’essence de l’Etat ne consiste qu’en cela. Si le pacte social pouvait étre tranché d’un seul coup, a l’instant il n’y aurait plus de guerre, et de ce seul coup l’Etat serait tué sans qu’il mourdt un seul homme. Aristote dit que pour autoriser les cruels traitements (8) qu’on faisait souffrir a Sparte aux Ilotes, les Ephores, en entrant en charge, leur déclaraient solen-
( qui vole, tue ou détient les suiets sans déclarer la guerre au prince, n’est pas un ennemi ° c’est un brigand.
(t) Tuer.
(2) Peuvent.
(3) L’on sait bien que.
(4,) Peuvent rien.
(5) Nature.
(6) Homme:.
(7) Atta.],
(8) Inhumains auxquels. _
(a) Cont:-at social, liv. I, chap. iv. — Quelquefois on peut tuer l’Et•t sans tuer un seul de ees membres.
(b) Voir Contrat social. liv. l,jchap. xx, premier paragraphe.
� APPENDICE II. 309
nellement la guerre (1). Cette déclaration était aussi superiiue que
barbare. L’état de guerre subsistait nécessairement entre eux par
cela seul que les uns étaient les maitres et les autres les esclaves.
Il n’est pas douteux que puisque les Lacédémoniens tuaient les
Ilotes, les Ilotes ne fussent en droit de tuer les Lacédémoniens.
A cela, ie pourrais me contenter de répondre par les faits, ici je
n’aurais point de réplique a craindre, mais je n’ai pas oublié que je
raisonne ici sur la nature des choses et non sur des événements (2) qui
peuvent avoir mille causes particuliéres indépendantes du principe
commun. Mais considérant attentivement la constitution des corps
politiques, et (3) quoique a la rigueur chacun sufiise a sa propre
_ conservation, nous trouverons que leurs mutuelles relations ne lais-
sent pas d’étre beaucoup plus intimes que celles des individus. Car
l’h., au fond, n’a nul rapport nécessaire avec ses semblables, il peut
subsister (4) sans leur concours dans toute la rigueur possible; il
n’a pas tant besoin des soins de l’h. que des fruits de la terre, et
la terre produit plus qu’il ne faut pour (5) nourrir tous ses habitants.
Ajoutez que l’h. a un terme de force et de grandeur fixé par la
nature, et qu’il ne saurait passer. De quelque sens qu’il s’envisage,
il trouve toutes ses facultés limitées : sa vie est courte, ses ans sont
comptés, son estomac ne s’agrandit pas avec ses richesses, ses
passions ont beau s’accroitre, ses plaisirs ont leur mesure, son cuzur
est borné comme tout le reste, sa capacité de jouir est toujours la
meme. Il a beau (6) s’élever en idée, il (y) demeure toujours petit (G).
(8) L'Etat, au contraire, étant un corps artiiiciel, n’a nulle
mesure déterminée, la grandeur qui lui est propre est indéfinie, il
peut toujours l’augmenter; il se sent faible tant qu’il en (9) est de
plus forts que lui. Sa sureté, sa conservation demandent qu’il se (ro),
rende plus (11) puissant que (12) ses voisins; il ne peut augmenter,
nourrir, exercer ses forces qu’a leurs dépens, et s’il n’a pas besoin de
(1) Cétail une excuse aussi vaine qsvinhumaine, un étrange renversement d'idées,
si la gucrre ne peut avoir lieu contre les Iz. libre: et indépendants, combien moins
contre de mallaeureux esclavcs.
(2) Que mil le causes particuliercs peuvcnt changer, rendre directenzcnt contraires
aux efels les plus naturels.
(3) Nous trouverons.
(4) Dans toutes.
(5) La nourriture de.
(6) Vouloir l‘agran.iir.
(7) Reste.
(8) Mais.
(9) Existe.
(ro) Soit.
(tr) Fort.
(iz) _Lui et tous. ,
(a) Emile. liv. III. — L‘homme est le meme dans tous les Etats, le riche n’a pas l‘es-
tomac plus grand que le pauvre... les besoins naturels étant partout lcs mémcs, les
moyeus d‘y pourvoir doivent Etre partout égaux.
� 3ro DU CONTRAT SOCIAL.
chercher sa subsistance hors de lui-méme,iI (1) y cherche sans cesse
de nouveaux membres qui (2) lui donnent une consistance plus iné·
branlable, car l’inégalité des hommes a des bornes posées par les
mains de la nature, mais celle des sociétés peut croitre incessam-
ment, jusqu’a ce qu’une seule absorbe t0ut¢S les autres.
Ainsi la grandeur du corps politique étant purement relative, il est
forcé de se comparer sans cesse pour se connaitre, il dépend de tout
ce qui l’environne et (3) doit prendre intérét a tout ce qui s’y passe,
car il aurait beau vouloir se tenir au dedans de lui sans rien gagner
en grand, ni perdre, il devient faible ou fort selon que son voisin
s’étend ou se répare, se renforce ou s’afl"aiblit. Enfin, sa solidité
méme, en rendant ses rapports plus constants,donne un efl"et plus sur _
a tcutes ses actions et rend toutes ses querelles (4) plus dangereuses.
Il semble que l’on ait pris a tache de renverser toutes les vraies
idées des choses, tout porte l’h. naturel au repos : manger et dormir
sont(5) les seuls besoins qu’il connaisse et la faim seule l’arrache a la
paresse; on en a fait un furieux toujours prompt a tourmenter ses
semblables (6) par des passions qu’il ne connait point; au contraire,
ces passions exaltées au sein de la société par tout ce qui peut les
enflammer, passent pour n’y pas exister (7). Mille écrivains ont osé
dire que le corps politique est sans passions et qu’il n’y a point de
raison d’Etat que la raison méme. Comme si l’on`ne voyait pas, au
contraire, que 1’essence de la société consiste dans l’activité de ses
membres et qu’un Etat sans mouvement ne serait qu’un corps mort.
Comme si toutes les histoires du monde ne nous montraient pas les
sociétés les mieux constituées étre aussi les plus actives et, soit au
dedans soit au dehors, l’action ou réaction continuelle de tous leurs
membres porter témoignage de la vigueur du corps tout entier.
La diiférence de l’art humain a l’ouvrage de la nature se fait sen-
tir dans ses efl"ets (a), les citoyens ont beau s’appeler membres de
l’Etat, ils (8) ne sauraient s’unir a lui comme dé vrais membres le
sont au corps; il est impossible de faire que chacun d’eux n’ait pas
une existence individuelle et séparée par Iaquelle il peut seul suf- i
fire a sa propre conservation; les nerfs sont moins sensibles, les I
muscles ont moins de vigueur, tous les liens sont plus laches, le I
moindre accident peut tout désunir. I
Que l’on considére combien, dans Pagrégation du corps politique ,
(t) Il {aut que. I
(2} Le fortyient. I
(3) Ne peut se dispenser de. I
(4) Plus difjiciles ei lerminer. I
(5) Des. I
(6) Pour contenter. I
(7) Et les passions politiques.
(8) Leur est impossible de. I
(a) Contra: social, liv. III, chap. xi. — La constitution de l’homme est Pouvrage de I
la nature, celle de l`Etat est l'ouvrage de l°art. `I
I
· I
I
I
I
I
I
I
� APPENDICE II. 311
la force publique est inférieure a la somme des forces particuliéres,
combien il y a pour ainsi dire de frottement dans le jeu de toute la
machine et l’on trouvera que, toute proportion gardée, l’h. le plus
débile a plus de force pour sa propre conservation que 1’Etat le plus
robuste n’en a pour la sienne.
Il faut donc, pour que l’Etat subsiste, que la vivacité de ses pas-
sions supplée a celle de ses (1) mouvements et que sa volonté l’anime
autant que (2) son pouvoir se relache. C’est la loi conservatrice que la
nature elle-meme établit entre les especes et qui les maintient toutes
malgré leur inégalité. C’est aussi, pour le dire en passant, la raison
pourquoi les petits Etats ont en proportion plus de vigueur'que les
grands, car la sensibilité publique (3) n’augmente pas avec le terri- .
toire, plus il s’étend plus la volonté s’attiédit, plus les mouvements
s’affaiblissent et ce grand corps, surchargé de son propre poids,
s’ai”faisse (4), tombe en langueur et déperit (a).
- Imagine-t-on jamais de justice plus absurde que celui qui peut
avoir imaginé sans frémir le systeme insensé de la guerre naturelle de chacun contre tous? quel étrange animal que celui qui croirait son bien-étre attaché a la destruction de toute son espece et comment con- cevoir que cette espéce aussi monstrueuse et aussi détestable put durer seulement deux générations? voila pourtant jusqu’oi1 le désir ou plutot la fureur d’établir le despotisme et l’obéissance passive ont conduit un des plus (5) beaux génies qui aient existé. Un (6) principe aussi féroce était digne de son objet. L’Etat de société qui contraint toutes nos inclinations naturelles ne les saurait pourtant anéantir malgré nos préjugés et malgré nous- memes; clles parlent encore au fond de nos coeurs et nous ramenent souvent au vrai que nous quittons pour des chiméres. Si cette inimitié mutuelle et destructive était attachée ia notre constitution, elle se ferait donc sentir encore et nous repousserait, malgré nous, 5 travers toutes les chaines sociales. L’affreuse haine de l’humanité... le cmur de l’homme, il l’affli- gerait a la naissance de ses propres enfants, il se réjouirait in la mort de ses fréres et lorsqu’il en trouverait que1qu’un endormi, son (7) pre- mier mouvement (8) serait (g) de le tuer (b). _ (1) Sentiments, passions. (2) Sa force. (3) Ne croil. (4) Dépérit. (5) Grands philosophes. (6) Systéme. (7) Le. (8) Nature!. (g) D'étre tcnté. (a) Voir Contrat social, liv. II, chap. tx. — Un corps trop grand pour sa constitution s'afl'aisse, et périt écrasé sous son propre poids. ( b) Voir Ie Discours sur l'Ine'galtté’.
� F
I
l
312 DU CONTRAT SOCIAL. l
La bienveillance qui nous fait prendre part au bonbeur de nos l
semblables, la compassion qui nous identifie avec celui qui souffre
et nous afflige de sa douleur seraient des sentiments inconnus et direc- ,
tement contraires a la nature. Ce serait un monstre qu’un homme (
sensible et pitoyable et nous serions naturellement ce que nous avous
bien de la peine a devenir au milieu de la dépravation qui nous pour-
suit.
Le sophiste dirait en vain que cette mutuelle inimitié n’est pas
innée et immédiate, mais fondée sur la concurrence inévitable du droit -
de chacun pour toutes choscs, car le sentiment de ce prétendu droit (
n’est pas plus naturcl a l’homme que la guerre qu’il en fait naitre (a). >l< ,
. Je l’ai déja dit et ne puis trop le répéter, l’erreur de Hobbes et (n)
des philosophes est de confondre l’h. naturel avec les hommes qu’i1s I
ont sous les yeux et de transporter dans un systeme un étre qui ne peut _
subsister que dans un autre. L’h. veut son bien et tout ce qui peut y I
contribuer, cela est incontestable (2). Mais, naturellement, le bien-
étre de 1’homme se borne au nécessaire physique; car quand il a
1’ame saine et que son corps ne souffre pas, que lui manque-t-il pour
étre heureux selon sa constitution (b)? Celui qui n’a rien désire
peu de chose, celui qui ne commande a personne a peu d’ambition;
mais le superflu éveille la convoitise (3) : plus on obtient, plus on
désire. Celui qui a beaucoup, veut tout avoir et la folie de la monarchic *
universelle n’a jamais tourmenté que le coeur d’un grand roi. Voila
la marche de la nature; voila le développement des passions, un phi-
losophe superliciel (4) observe des ames repétries et fermentées dans
le levain de la société et croit avoir observé l’homme; mais pour le
bien connaitre, il faut savoir déméler la gradation naturelle de ses 1
sentiments et ce n’est point chez les habitants d’une grande ville )
qu’il faut (5) chercher le premier trait de la nature dans l’empreinte l
du cucur humain (c).
Ainsi cette méthode analytique n’oH`re-t-elle a la raison qu’abimes i
et mystéres ou le plus sage comprend le moins; qu’on demande pour-
quoi les moi-:urs se corrompent a mesure que les esprits s’éclairent,
n’en pouvant trouver la cause, ils auront le front de nier le fait; qu’on
demande pourquoi les sauvages transportés parmi nous ne partagent
ni nos passions (6) ni nos plaisirs et ne se soucient point de tout ce
(1) De la plupurt. . 1
(2) D‘avoir pris.
(3) (Pest ce qu’on a de trop qui rend les désirs immodérés.
(4) Voi!. ·
(5) Qu'on voit distinct.
(6) Ni notre avidité.
(a) I.e passage entre croix est barré dans Ie manuscrit.
(b) Discours sur Nnégalité. — Je voudrais bien qu’on m°expliqu§t quel peut étre le
genre de misere d’un étre libre dont le cceur est en pai: et le corps en santé. l
(c) Emile, liv. V. — Toutes les capitales se ressemblent, tous les peuples s’y mélent,
toutes les mceurs s‘y confondent, ce n'est pas la qu’il faut aller étudier les nations.
� APPENDICE Il. _ 313
que nous désirons avec tant d’ardeur, ils ne s’e11pliqueront jamais
ou ne s’expliqueront que par mes principes; ils ne connaissent que ce
qu’ils voient et n’ont jamais vu 1a nature; ils savent fort bien ce que
c’est qu’un (1) bourgeois de Londres ou de Paris, mais ils ne sauront
jamais ce que c’est qu’un homme.
.l’ouvre les Iivres de droit et de morale, j’écoute les savants et les
jurisconsultes, et pénétré de leurs discours insinuants je déplore
les miseres de la nature, j’admire la paix et la justice établies par
1’ordre civil, ie bénis la sagesse (2) des institutions publiques et (3)
me console d’étre homme en me voyant citoyen (4). Bien instruit de
mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre sous (5) ..... de la
classe, et regarde autour de moi, je vois des peuples tnfortunés
gémissants sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une (6)
poignée d’oppresseurs, une foule affamée de pain, accablée de peine
ct (7) dont le riche boit en paix le sang et les larmes, partout le fort
armé contre le faible du redoutable pouvoir (8) des lois.
Tout cela se fait paisiblement et sans résistance, c’est la tranquil-
lité des compagnons d’Ulysse enfermés dans la caverne du Cyclope,
en attendant qu’ils soient dévorés (a). Il faut gémir et se tanre.
Tirons un voile éternel sur ces objets d’horreur. J’éléve les yeux et
regarde au loin. J ’apergois des feux et des flammes(g),des campagnes
dévastées des villes au illa e (IO . Hommes farouches ou trainez-
$ P g ’
vous(11)ces infortunés,sans asile et sans pain?J’entends(1z) un bruit
affreux (r3)! Quel tumulte, quels cris, j’approche, je vois un (14)
theatre de meurtres, dix mille hommes égorgés, les morts entassés par
monceaux (15), les mourants foulés aux pieds des chevaux ; partout
l’image (16) de la mort et de 1’agonie.
C’est donc la le fruit de ces institutions paciiiques (17). La pitié,
(1) Habit. l
(2) Et la bonté de.
(3) Et mime des institutions humaines et me félieite d’étre homme au milieu.
(4) Jeferme.
(5) lci, un ou deux mot: illisibles.
(6) Foule.
(7) Frémissante.
(8) Sacre.
(9) Des villes embrasée:.
(10) Barbures.
11 1) Des peuples en désespoir.
(I2) Des gémissemeuts.
(13) Semblable au hurlement des loups.
(14) Champ de bataille.
(:5) Des foules de mourauts ecrasés sous les.
(tb) Horrible.
(17) Qui barmissent.
(:1) Contrat social, liv. IV, chap. 1v. — On dirs que le despote assure 11 ses suiets la
tranquillité civile; qu`y gagnent-ils si cette tranquillite meme est une de leurs miséres?
on vit tranquille aussi dans les cachots... Les Grecs enfermés dans l'antre du Cyclope
y vivaient tranquilles en attendant que leur tour vint d’étre dévorés.
� I
314 DU CONTRAT SOCIAL.
l’indignation s’élévent au fond de mon cuaur. Ah! philosophe bar-
bare (1), viens nous lire ton livre sur un champ de bataille. ,
Quelles entrailles d’hommes ne seraient pas émues a ces tristes I
objets, mais (2) il n’est plus permis d’étre homme et de plaider Ia
cause de l’humanité, la justice et la vérité doivent étre pliées at 1’in—
térét des plus puissants, c’est la régle. Le peuple ne donne ni pen-
sions, ni emplois, ni chaires, ni places d’académies; en vertu de quoi
le protégerait-on (a). Princes magnanimes de qui nous attendons tout;
je parle au nom du corps littéraire. Opprimez le peuple en siireté de
conscience (3)...
Comment (4) une aussi faible voix se ferait-elle entendre a travers
tant de clameurs vénales. Hélasl il faut me taire, mais la voix de
mon cmur ne saurait-elle penser a tracer un si triste sillon, non sans
entrer dans d’odieux détails qui passeraient pour satiriques par cela
seul qu’ils seraientvrais. Je me bornerai, comme j’ai toujours fait, acura-
miner les établissements humains, par leurs principes; A corriger, s’il l
se peut, les fausses idées que nous en donnent des auteurs intéressés,
et a faire au moins que l’injustice et la violence ne prennent pas impu· I
demment le nom de droit et d’équité.
La premiere chose que je remarque (5), en considérant la position l
du genre humain, c’est une contradiction manifeste dans sa constitu-
tion, qui la rend toujours vacillante (6). D’h. a h., nous vivons dans ‘
l’état civil et soumis aux lois. De peuple a peuple, chacun jouit de sa
liberté naturelle; ce qui rend au fond notre situation pire que si ces l
distinctions étaient inconnues; car vivant a la fois dans l’ordre social (
et dans l’état de nature, nous sommes assujettis aux inconvénients de )
l’un et de l’autre (7) sans trouver la sureté dans aucun des deux. La
perfection de l’ordre social consiste, il est vrai, dans le concours de (
la force et de la loi; mais il faut pour cela que la loi dirige la force,
au lieu que dans les idées de l’indépendance absolue des princes, la
seule force parlant aux citoyens sous le nom de loi et aux étrangers
sous le nom de raison d’Etat, 6te a ceux-ci le pouvoir et aux autres la
volonté de résister, en sorte que le vain nom de justice ne sert pour I
tous que de sauvegarde a la violence (b).
(1) Va lire ton livre. l
(2) On n`0se.
(3) Ici une ligne illisible.
(4) Espércr. l
(3) Dans.
(6) De sorte que vivant ei la fois dans l’état social et dans l‘état de nature, il est l
sujet aux inconvénients de l'un el de l'autre, sans en avoir le: avarttages et auxquels
- i;.
- ;et:x qu’il donne la préférence, ses precautions sont insufjisantes pour s’y main-
(7) En avoir les avantage:. (a) Contra: social, liv. ll, chap. 11. — La vérité ne méne point a la fortune et le peuple nc donne ni ambassades, ni chaires, ni pensions. (b) Emile, liv. V. — Nous examinerons si l‘on n`a pas fait trop ou trop peu dans l'in· stitution sociale; si les individus soumis aux lois et aux hommes, tandis que lcs sociétés I I
� APPENDICE II. 315
Quant a ce (1) droit des gens (2), il est certain que faute de sanc-
tion ses lois ne sont que des chiméres plus faibles encore que la loi de
nature. Celle-ci parle au moins au cceur des particuliers, au lieu que
le droit des gens, n’ayant d’autre garant que l’utilité de celui qui s’y
soumet. Ses décisions ne sont respectées qu’autant que 1’intérét les
confirme dans la condition mixte ou nous nous trouvons, auquel
des deux systémes que l’on donne la préférence.
En faisant trop ou trop peu, nous n’avons rien fait et nous nous
sommes mis dans le pire état ou nous puissions nous trouver. Voila,
ce me semble, la véritable origine de ce qu’on appelle communément
des calamités publiques.
Mettons un moment ces idées en opposition avec l’horrible sys-
téme de Hobbes et nous trouverons tous, au rebours de son absurde
doctrine, que bien loin que 1’état de guerre soit naturel aux hommes,
la guerre est née de la paix ou du moins des précautions que les
h. ont prises pour s‘assurer une paix durable. Mais avant que
d’entrer dans cette d_iscussion, t§chons...
On peut demander encore si les rois qui, dans le fait, sont indé-
pendants de (3) puissance humaine, pourraient établir entre eux'des
guerres personnelles et particuliéres indépendantes de celles de l’Etat.
(4) C’cst la certainement une question oiseuse, car ce n’est pas, comme
on sait, la coutume des princes d’épargner (5) autrui pour s’exposer
personnellement. De plus, cette question dépend d’une autre qu’il ne
m’appartient pas de décider, savoir si le prince est soumis lui-méme
aux lois de l’Etat ou non; car s’il y est soumis, sa personne (6) est liée
et sa vie appartient a l’Etat comme celle du dcrnier citoyen; mais si
le prince est (7) au-dessus des lois, il vit dans le pur état de nature
et ne doit compte ni a ses sujets ni a personne d’aucune de ses actions.
ot: L’liZ’l'AT socmt. _
Nous entrons maintenant dans un nouvel ordre de choses, nous
allons voir les hommes unis par une concorde artificielle se rassem-
bler pour s’entr’égorger et toutes les horreurs de la guerre naitre des
soins qu’on avait pris pour la prévenir. Mais il importe, premiere-
ment (8), de se former sur l’essence du corps politique des notions
gardent entre elles Yindépendance de Ia nature, ne restent pas exposes aux maux des
deux états sans en avoir les avantages et s‘il ne vaudrait pas mieux qu`il n‘y ent point
de société civile au monde que d'y en avoir plusieurs.
(1) Beau nom.
(2) Dont on fait tant de bruir.
(3) Toute.
(4) Cette question. ·
(5) Les autres.
(6) Et sa vie.
(7) Exempt des lois, de Pobservation.
(8) Avant d’entrer en matiére, il est bon.
� . ` (
3:6 DU CONTRAT SOCIAL.
plus exactes que l’on n’a fait jusqu’ici. Que le lecteur songe seulement
qu’il s’agit moins ici d’histoire et des faits, que de droit et de justice,
et (1) que je veux examiner les choses par leur nature plutot que par
nos préjugés.
De la premiere société formée s’ensuit nécessairement la formation
de toutes les autres. Il faut (2) en faire partie ou s’unir pour lui résis·
ter, 1’imiter (3) ou se laisser engloutir par elle.
Ainsi, toute la face de la terre est changée; partout la nature a `
disparu; partout l’art humain a pris sa place;(4)l’indépendance et la
liberté naturelle ont fait place aux lois et a l’esclavage; il n’existe plus _ I
d’étre libre, le philosophe cherche un homme et n’en trouve plus. i
Mais c’est en vain qu’on pense anéantir la nature, elle renait et se
montre oi1l’on s`attendait le moins. L’indépendance qu’on 6te aux I
hommes se réfugie dans les sociétés, et ces grands corps livrés at leurs
propres impulsions produisent des chocs plus terribles at proportion I
que leurs masses 1’emportent sur celles des individus.
Mais, dira-t-on, chacun de ces corps ayant une assiette aussi so-
1ide(S), comment est-il possible qu’ils viennent jamais a s’entre·heur-
ter? Leur propre constitution ne devrait·elle pas les maintenir entre
eux dans une paix éternelle? Sont-ils obligés comme les hommes
d’a1ler chercher au dehors de quoi pourvoir a leurs besoins; n’ont-ils
pas en eux—mémes tout ce qui est nécessaire a leur conservation? La
concurrence et les échanges méme sont-ils une source de discorde
inévitable et dans tous les pays du monde, les habitants n’ont-ils pas
existé avant le commerce; preuve invincible qu’ils y pouvaient sub-
_ sister sans lui.
Fin du chapitre : Il n’y a pas de guerre entre les hommes, il n’y l
en a qu’entre les Etats.
FRAGMENTS DIVERS I
ax·ra.u·rs ¤’uN mmuscarr me NEUCHATEL (N° 7840 du Catalogue) I
Grace a Dieu on ne voit plus rien de pareil parmi les Européens.
On aurait horreur d’un prince qui ferait massacrer les prisonniers.
On s’indigne méme contre ceux qui les traitent mal, et les maximes
abominables qui font frémir la raison et révolter l’humanité ne sont
plus connues que des jurisconsultes qui en fonttranquillement la base
de leurs systémes politiques et qui au lieu de nous montrer l’autorité
(1) Que je sfentreprcnds point de dire, Jexpliquer.
(2) Il ne rest: d’autre parti.
(3) Pour évfter d’étre.
(4) Le philosophe cherche l’homme el nc Ie trouve plus. I
(5) Pcuvent-ils.
(
� APPENDICE II. BI7
souveraine comme la source du bonhcur des hommes, osent nous la
montrer comme le supplice des vaincus.
Pour peu que l’on marche de conséquence en conséquence, l’er-
reur du principe se fait sentir A chaque pas, et l’on voit partout que
dans une aussi téméraire décision l’on n’a pas plus consulté la raison
que la nature. Si je voulais approfondir la notion de l’état de guerre,
je démontrerais aisément qu’il ne peut résulter que du libre consen-
tcmcut des parties belligérantes; que si l’une veut attaquer, et que
. l’autre ne veuille se défendre, il n’y a point d’état de guerre, mais
seulement violence et agression; que, l’état de guerre étant établi par
le libre consentement des parties,ce libre et mutuel consentement est
aussi nécessaire pour rétablirla paix, et que, A moins que l’un des ad-
versaires ne soit anéanti, la guerre ne peut iinir qu’A l’instant que
tous deux en liberté déclarent qu’ils y renoncent. J ’ajoute qu’en vertu
de la relation de maitre A esclave ils continuent, méme malgré eux, A
étre toujours dans l’état de guerre. Je pourrais mettre en question les
promesses arrachées par la force dans l’état de liberté et si toutes
celles que le prisonnier fait A son maitre dans cet état peuvent signiiier
autre chose que celle-ci : Je m’engage A vous obéir aussi longtemps
qu’étant le plus fort vous n’attenterez pas A ma vie (a). ·
Il y a plus; qu’on me dise lesquels doivent l’emporter des engage-
ments solennels et irrévocables pris avec la patrie en pleine liberté ou
de ceux que l’efl`roi de la mort nous fera prendre avec l’ennemi vain-
queur. Le prétendu droit d’esclavage auquel sont assujettis les pri-
sonniers de guerre est sans bornes, les jurisconsultes le décident for-
mellement: Il n’y a rien, dit Grotius; qu’on ne puisse impunément faire
souifrir A de tels esclaves. Il n’est point d’action qu’on ne puisse leur
commander et A laquelle on ne puisse les contraindre de quelque
maniére que ce soit. Mais si, leur faisant grace de mille tourments, on
se contente d’exiger qu’ils portent les armes contre leur pays, je
demande lequel ils doivent remplir du serment qu’ils ont fait libre-
ment A leur patrie ou de celui que l’ennemi vient d’arracher A leur
faiblesse. Dés0béiront·ils A leur maitre, ou massacreront·ils leurs con- ‘
citoyens? Peut·étre osera-t-on dire que, l’état d’esclavage assujettissant
les prisonniers A leur maitre, ils changent d’état A l’instant et que,
devenant sujets de leur souverain, ils renoncent A leur ancienne
patrie.
Quand mille peuples auraient massacré leurs prisonniers, quand
mille docteurs vendus A la tyrannie auraient excusé ces crimes
(a) Voir Contra! social, liv. I, chap. xv (fn).
� 318 DU CONTRAT SOCIAL.
qu’importe A la vérité l’erreur des hommes et leur barbaric A la jus-
tice? Ne cherchons point ce qu’on a fait, mais ce qu’on doit faire, et
rejetons de viles et mercenaires autorités qui ne servent qu’A rendre
les hommes esclaves, méchants et malheureux.
Dans les Etats ou les mmurs valent mieux que les lois, comme
était la république de Rome, l’autorité du pere ne saurait étre trop
absolue; mais partout ou, comme A Sparte, les lois sont la source des
moeurs, il faut que l’autorité privée soit nettement subordonnée A
l’autorité publique, que meme dans la famille la république com-
mande préférablement aux peres. Cette maxime me parait incontes-
table, quoiqu’elle fournisse une consequence opposée A celle de
l’Esprit des lois.
Il n’y a que des peuples tranquillement établis depuis tres long-
temps qui puissent imaginer de faire de la guerre un métier A part et
des gens qui l’exercent une classe particuliere. Chez un nouveau
peuple, ou l’intérét commun est encore dans toute sa vigueur, tous
les citoyens sont soldats en temps de guerre, et il n’y a pas de sol-
dats en temps de paix. C’est un des meilleurs signes de la jeunesse
et de la vigueur d’une nation. Il faut nécessairement que des hommes
toujours armés soient par état les ennemis de tous les autres, et les
premieres troupes réglées sont en quelque sorte les premieres rides
qui annoncent la prochaine décrépitude du gouvernement.
Passage écrit au crayon. — Maintenant que l’état de nature est
aboli parmi nous, la guerre n’existe plus entre particuliers, et les
hommes qui de leur chef en attaquent d’autres, méme apres avoir regu
quelque injure ne sont point regardés comme leurs ennemis, mais
comme de véritables brigands. Cela est si vrai qu’un sujet qui, prenant
A la lettre les termes d’une déclaration de guerre voudrait sans brevet
ni lettres de marque courre sus aux ennemis de son prince en serait
puni ou devrait l’étre (a).
Premierement, le vainqueur n’étant pas plus en droit de faire cette
menace que de l’exécuter, l’effet n’en saurait étre légitime. En second
lieu, si jamais serment extorqué par force fut nul, c’est surtout celui
qui nous soumet A l’engagement le plus étendu que les hommes
puissent prendre, et qui par consequent suppose la plus parfaite
(a) Voir Contra! social. liv. I, chap. nv.
� APPENDICE ll. 3tg
liberté dans ceux qui le contractent. Le serment antérieur qui nous
lie A la patrie annule d’autant mieux en pareil cas celui qui nous
soumet A un autre souverain, que le premier a été contracté en
pleine.liberté et le second dans les {ers. Pour juger si l’on peut con-
traindre un h. A se naturaliser dans un Etat étranger, il taut tou-
jours remonter A l’obiet essentiel et primordial des sociétés politiques,
qui est le bonheur des peuples. Or il répugne A la loi de raison de dire
A autrui : Je veux que vous soyez heureux autrement que vous ne
voulez vous-meme.
On est libre quoique soumis aux lois, non, quand on obéit A un
homme parce qu’en ce dernier cas j’obéis A la volonté d’autrui; mais
en obéissant A la loi je n’obéis qu’A la volonté publique qui est au-
tant la mienne que celle de qui que ce soit. D’ailleurs un maitre peut
permettre A l’un ce qu’il défend A l’autre, au lieu que, la loi ne fai-
sant aucune acception, la condition de tous est égale, et par consé-
quent il n’y a ni maitre, ni serviteur (a).
Passage écrit au crayon. — Aprés que quelques années auront
effacé mon nom des fastes littéraires, puisse-t·i1 vivre encore chez
quelque nation pauvre et ignorée, mais justc, sage et heureuse, qui,
préférant la paix et l’innocence A la gloire et aux conquétes, lira
quelquefois avec plaisir...
Passage écrit au crayon. — Pour connaitre exactement quels sont
les droits de la guerre, examinons avec soin la nature de la chose, et
n’admettons pour vrai que ce qui s’en déduit nécessairement. Que
deux hommes se battent dans l’état de nature, voilA la guerre Allumée
entre eux. Mais pourquoi se battent·ils? Est-ce pour se manger 1’un
1’autre? Cela n’arrive parmi les animaux qu’A différentes espéces.
Entre les hommes de méme qu’entre les loups, le sujet de la que-
relle est toujours entiérement étranger A la vie des combattants.
U Sitot que le vaincu céde, le vainqueur s’empare de la chose contestée
et la guerre est finie. Il peut tres bien arriver que l’un des deux
périsse dans le combat, mais alors sa mort est le moyen et non
l’objet de la victoire. Car il faut remarquer que, l’état social rassem-
blant autour de nous une multitude de choses qui tiennent plus A nos
fantaisies qu’A nos besoins, et qui nous étaient naturellement indiffe-
rentes, la plupart des sujets de guerre deviennent encore plus étran-
(a) Voir Contrat social, liv. IV, chap. vt.
.3
� 320 DU CONTRAT SOCIAL.
gers a la vie des hommes que dans l’état de nature, et que cela va
souvent au point que les particuliers se soucient fort peu des événe·
ments de la guerre publique. On prend les armes pour disputer de
puissance, de richesses ou de consideration, et le suiet de la que-
relle se trouve eniin si éloigné de la personne des citoyens qu’il ne
vaut ni mieux ni plus mal d’étre vainqueurs ou vaincus; il serait bien
étrange qu’une guerre ainsi constituée ait rapport é leur vie.
On tue pour vaincre, mais il n’y a point d’homme si féroce qu'i1
cherche A vaincre pour tuer.
Passage écrit au crayon. — Plusieurs sans doute aimeraient
mieux n’étre pas que d’étre esclaves; mais, comme l’acte de mourir
est rude, ils aiment mieux étre esclaves que d’étre tués et, charges de
fers, ils existent malgré eux.
�
III
RENSEIGNEMENTS FOURNIS PAR ROUSSEAU
SUR LA COMPOSITION DU CONTRAT SOCIAL
Je travaillais ce discours (sur les sciences et les arts) d’une façon très singulière et que j’ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je méditais dans mon lit à yeux fermés et je tournais et retournais mes périodes dans ma tête avec des peines incroyables ; puis, quand j’étais parvenu à en être content, je les déposais dans ma mémoire jusqu’à ce que je pusse les mettre sur le papier ; mais le temps de me lever et de m’habiller me faisait tout perdre, et quand je m’étais mis à mon papier, il ne me venait presque plus rien de ce que j’avais composé. Je m’avisai de prendre pour secrétaire Mme Levasseur. Je l’avais logée, avec sa fille et son mari, plus près de moi et c’était elle qui, pour m’épargner un domestique, venait tous les matins allumer mon feu et faire mon petit service ; à son arrivée, je lui dictais de mon lit mon travail de la nuit et cette pratique, que j’ai longtemps suivie, m’a sauvé bien des oublis.
Quand ce discours fut fait, je le montrai à Diderot qui en fut content et m’indiqua quelques corrections. Cependant, cet ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de logique et d’ordre ; de tous ceux qui sont sortis de ma plume, c’est le plus faible de raisonnement et le plus pauvre de nombre et d’harmonie ; mais avec quelque talent qu’on puisse être né, l’art d’écrire ne s’apprend pas tout d’un coup.
Tandis que les gouvernements et les lois pourvoient à la sûreté et au bien-être des hommes assemblés, les sciences, les lettres et les arts, moins despotiques et plus puissants peut-être, étendent des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils sont chargés, étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage, et en forment ce qu’on appelle des peuples policés. Le besoin éleva les trônes, les sciences et les arts les ont affermis.
L’année suivante (1750), comme je ne songeais plus à mon discours, j’appris qu’il avait remporté le prix à Dijon. Cette nouvelle réveilla toutes les idées qui me l’avaient dicté, les anima d’une nouvelle force et acheva de mettre en fermentation dans mon cœur le levain d’héroïsme et de vertu, que mon père et ma patrie et Plutarque y avaient mis dans mon enfance…
Quand mes incommodités me permettaient de sortir et que je ne me laissais pas entraîner ici ou là par mes connaissances, j’allais me promener seul, je rêvais à mon grand système, je jetais quelque chose sur le papier, à l’aide d’un livret blanc et d’un crayon que j’avais toujours dans la poche. Voilà comment les désagréments imprévus d’un état de mon choix me jetèrent par diversion tout à fait dans la littérature, et voilà comment je portai dans tous mes premiers ouvrages la bile et l’humeur qui m’en faisaient occuper.
Je ne dois pas passer sous silence une objection considérable qui m’a déjà été faite par un philosophe[40] : « N’est-ce point — me dit-on ici — au climat, au tempérament, au manque d’occasion, au défaut d’objet, à l’économie du gouvernement, aux coutumes, aux lois, à toute autre cause qu’aux sciences, qu’on doit attribuer cette différence qu’on remarque quelquefois dans les mœurs en différents pays et en différents temps ? »
Cette question renferme de grandes vues et demanderait des éclaircissements trop étendus pour convenir à cet écrit. D’ailleurs, il APPENDICE III. 323 s’agirait d’examiner les relations tres cachées mais tres réelles qui se trouvent entre la nature du gouvernement et le génie, les mczurs et les connaissances des citoyens, et ceci me jetterait dans des discus- _ sions délicates qui me pourraient mener trop loin. De plus, il me serait bien difficile de parler du gouvernement sans donner trop beau jeu a mon adversaire, et tout bien pesé, ce sont des recherches bonnes a faire a Geneve et dans d’autres circonstances. DERNIERE nérousx A M. nonni-:s (1752) ll serait difficile d‘imaginer qu’il fallftt mesurer la morale avec un _ instrument d’arpenteur. Cependant, on ne saurait dire que l’étendue des Etats soit tout a fait indifférente aux mmu-rs des citoyens, Il y a siirement quelque proportion entre ces choses, je ne sais si cette proportion ne serait point inverse (1). Voilaune importante question a ‘ méditer et je crois qu’on peut bien la regarder encore comme indé- cise, malgré le ton plus méprisant que philosophique avec lequel elle est ici tranchée en deux mots. comrzssrons (1753) i _ Dans la préface (de Narcisse), qui est un de mes bons écrits, je commencai a mettre a découvert mes principes un peu plus que je n’avais fait jusqu’alors. J’eus bientot occasion de les développer tout a fait dans un ouvrage de plus grande importance, car ce fut, je pense, en cette année 1753, que parut le programme de l’Académie de Dijon sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus surpris que cette académie cut osé la proposer. Mais puisqu’elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui de la trai- ter, et je l’entrepris. Pour méditer a mon aise a ce grand sujet, je {is, a Saint-Germain, un voyage de sept ou huit jours avec Thérése, notre hotesse, qui était une bonne femme, et une de ses amies... Enfoncé dans la forét, j’y cherchais l’image des premiers temps dont je tragais fiérement l’histoire; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes; j’osai dévoiler a nu leur nature, suivre le progrés du temps et des choses qui l’ont défigurée et, comparant l’homme de l’homme avec l’homme nature], leur montrer dans son perfectionnement prétendu, la · veritable source de leur misére. Mon ame, exaltée par ces contempla- tions sublimes, s’élevait auprés de la divinité et voyait de la mes sem- (1) La hauteur de mes adversaires me donnerait a la En de Pindiscrétion si ie conti- quais in disputer contre eux. Ile croient m'en imposer avec leur mépris pour les petits Euats. Ne craignent-ils point quc je leur demande une fois s’il est bon qu’1l y en nit de grande.
� 3z4_ DU CONTRAT SOCIAL.
blables suivre dans l’aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs
erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criais d’une faible
voix, qu’ils ne pouvaient pas entendre : ¢ Insensés, qui vous plaignez
sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent
de vous. »
De ces méditations résulta le discours sur Plnégalité, ouvrage qui
fut plus du gout de Diderot que tous mes autres écrits, et pour lequel
ses conseils me furent le plus utiles, mais qui ne trouva dans toute
l’Europe que peu de lecteurs qui Pentendissent et aucun de ceux-la
qui voulut en parler, Il avait été fait pour concourir le prix; je
l’envoyai donc, mais sur d’avance qu’il ne l’aurait pas et sachant
bien que ce n’est pas pour des pieces de cette étoffe que sont fondés
les prix des académies.
_ conuzssrous (1755)
Avant mon départ de Paris, j’avais esquissé la dédicace de mon
discours sur Plnégalité, je l’achevai a Chambéry et la datai du
méme lieu, jugeant qu’il était mieux, pour éviter toute chicane, de ne
la dater ni de France, ni de Geneve. Arrivé a Geneve, je me livrai a
Penthousiasme républicain qui m’y avait amené...
Je faisais souvent d’assez grandes promenades sur les bords du
lac,' durant lesquelles ma téte, accoutumée au travail, ne demeurait
pas oisive. Je digérai le plan déja formé de mes Institutions poli-
tiques dont j’aurai bientot a parler, je méditai une histoire du
Valais... Je m’essayais en méme temps sur Tacite et je traduisis le
premier livre de son histoire qu’on trouvera parmi mes papiers...
_ CONFESSIONSU755).
Je pensais que l’Evangile étant le meme pour tous les chrétiens
et le fond du dogme n’étant difiérent qu’en ce qu’on se mélait d’expli-
quer ce qu’on ne pouvait entendre, il appartenait a chaque pays, au
seul souverain de fixer et ce culte et ce dogme inintelligible et qu’il
était par conséquent du devoir du citoyen d’admettre le dogme et de
suivre le culte prescrit par la loi.
Lmrrnz A LA manqursrz ns cnéquv (Epinay, 8 septembre 1755).
Si je sais quels sont mes devoirs, je n’ignore pas non plus
quels sont mes droits; je n’ignore pas qu’en obéissant fidélement aux lois du pays ou je vis, je ne dois compte a personne de ma religion ou de mes sentiments qu’aux magistrats de l’Etat dont j’ai l’honueur d’étre membre. Ce serait établir une loi bien nouvelle de vouloir qu’a chaque fois qu’on met le pied dans un Etat, on fut obligé d’en adop- m I
� APPENDICE III. 325
ter toutes les maximes, et qu’en voyageant d’un pays A l’autre, il fal-
lut changer d’inclinations et de principes comme de langage et de
logement. Partout ou 1’on est, on doit respecter le prince et se sou-
mettre a la loi, mais on ne leur doit rien de plus et le coeur doit
toujours étre pour la patrie. Quand donc il serait vrai qu’ayant en
vue le bonheur de la mienne, )’eusse avancé hors du royaume des
principes plus convenables au gouvernement républicain qu’au mo-
narchique, ou serait mon crime ?...
1.z·1··r1u: A M. vmuzzs (Paris, 23 novembre 1755).
Le cinquiéme volume de 1’Encyclopédie parait depuis quinze
jours; comme la lettre E n’y est pas achevée, votre article n’y a pu
étre employé... L’article Encyclopédie qui est de Diderot fait l’ad-
miration de tout Paris...
1.t:·r·rn¤ A` M. venues (Paris, 28 mars 1756).
Vous étes content de l’article Economie; je le crois bien; mon
coeur me l’a dicté et le votre l’a lu. M. Labat m’a dit que vous aviez
dessein de l’employer dans votre Choix littéraire; n’oubIiez pas de
consulter l’errata. `
co1~z1=·1=:ss1o1~as(1756).
· Aprés quelques jours livrés a mon délire champétre, je songeai a
ranger mes paperasses et a régler mes occupations. Je destinai,
comme je1’avais toujours fait, mes matinées a la copie et mes aprés-
diners a la promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon
crayon, car n’ayant jamais pu écrire et penser a mon aise que sub dio,
ie n’étais pas tenté de changer de méthode et je comptais bien que
la forét de Montmorency, qui était presque a ma porte, serait désor-
mais mon cabinet de travail. J ’avais plusieurs écrits commencés, j’en
fis la revue... Des divers ouvrages que j’avais sur le chantier, celui
que je méditais depuis longtemps, dont je m’occupais avec le plus de
soin, auquel ie voulais travailler toute ma vie et qui devait, selon moi,
mettre le sceau a ma réputation, était mes Institutions politiques. I1
y avait treize a quatorze ans que j’en avais concu la premiere idée,
lorsque étant a Venise, i’avais eu quelque occasion de remarquer les
défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis lors mes vues s’étaient
beaucoup étendues par l’étude historique de la morale. J’avais vu
que tout tenait radicalement a la politique et que, de quelque facon
qu’on s’y prit, aucun peuple ne serait que ce que la nature de son
gouvernement le ferait étre. Ainsi cette grande question du meilleur
gouvernement possible me paraissait se réduire a celle-ci: quelle est
� 326 DU CONTRAT SOCIAL.
la nature du gouvernement propre A former le peuple le plus ver-
tueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, A prendre ce
mot dans son plus grand sens? J ’avais cru voir que cette question te-
nait de tres pres A cette autre·ci, si meme elle en était diiférentez
quel est le gouvernement qui par sa nature se tient touiours le plus
pres de la loi? De lA, qu’est·ce que la loi, et une chaine de questions
de cette importance. Je voyais que tout cela me menait A de grandes
vérités utiles au bonheur du genre humain, mais surtout A celui de
ma patrie; or je n’avais pas trouvé dans le voyage que je venais d’y
faire des notions des lois et de la liberté assez justes ni assez nettes A
mon gré, et j’avais cru cette maniere indirecte de les leur donner, la
plus propre A ménager l’amour-propre de ses membres et me faire
pardonner d’avoir pu voir lA·dessus un peu plus loin qu’eux.
Quoiqu’il y efit déjA cinq ou six ans que je travaillais A cet ouvrage,
il n’était encore guere avancé. Les livres de cette espece demandent
de la meditation, du travail, de la tranquillité. De plus je faisais ce-
lui·lA, comme on dit, en bonne fortune, et je n’avais voulu commu-
niquer mon projet A personne, pas meme A Diderot. Je craignais qu’il
ne parflt trop hardi pour le siecle et le pays ou j’écrivais et que l’ef·
froi de mes amis (1) ne me genAt dans l’exécution. J’ignorais encore
s’il serait fait A temps et de maniere A pouvoir paraitre de mon vivant.
Je voulais pouvoir sans contrainte, donner A mon sujet tout ce qu’il
me demandait; tres sur que n’ayant point 1’humeur satirique, et ne
voulant jamais chercher d’applications je serais toujours irrépréhen·
sible en toute équité. J evoulais user pleinement, sans doute, du droit
de penser que j’avais par ma naissance; mais toujours en respectant
le gouvernement sous lequel j’avais A vivre, sans jamais désobéir A
ses lois; et tres attentif A ne pas violer le droit des gens, je ne vou-
lais pas non plus renoncer par crainte A ses avantages.
J’avoue meme qu’étranger vivant en France, ie trouvais ma posi-
tion tres favorable pour oser dire la vérité, sachant bien que conti-
nuant, comme je voulais faire A ne rien imprimer dans l’Etat sans
permission, je n’y devais compte A personne de mes maximes et de
leur publication partout ailleurs. J ’aurais été bien moins libre A Ge-
neve meme Oil dans quelque lieu que mes livres fussent imprimés,
le magistrat avait droit d’épiloguer sur leur contenu...
Ce qui me faisait trouver ma position plus heureuse était la per-
suasion ou j’étais que le gouvernement de France, sans peut·etre me
voir de fort bon oeil, se ferait un honneur, sinon de me protéger, au
(1) C’était surtout la sage severite de Duclos qui m°inspirait cette crainte car, pour
Diderot, ie ne sais comment toutes mes conferences avec lui tendaient toujours A me
rendre satirique et mordant plus que mon naturel ne me portait A l'etre. Ce fut cela
meme qui me détourna de le consulter dans mon entreprise ou ie voulais mettre unique-
ment toute la force du raisonnement, sans aucun vestige d’humeur et de partialite. On
peut. yuger du ton que favais pria dans cet ouvrage par celui du Contra! social qui eu est
tire.
� APPENDICE III. 327
moins de me laisser tranquille. C’était, ce me semblait, un trait de
politique tres simple, et cependant tres adroit, de se faire un merite
de protéger ce qu’on ne pouvait empecher, puisque si 1’on m’e0t
chassé de France, qui etait tout ce qu’on avait droit de faire, mes
livres n’auraient pas moins été faits et peut-etre avec moins de re-
tenue, au lieu qu’en me laissant en repos, on gardait l’auteur pour
caution de ses ouvrages et de plus on eflacait des préjugés tres enra-
cinés dans le reste de l’Europe en se donnant une reputation d’avoir
un respect eclairé pour le droit des gens.
Tout ce qu’il y avait de hardi dans le Contra! social était aupa-
ravant dans le Discours sur Finégalité. Tout ce qu’il y avait de hardi dans l’E`miIe était auparavant dans la JuIie... com-·1·:ss1o1~zs(1;·56). Une autre entreprise in peu pres du meme genre, mais dont le pro- jet était plus récent,‘m’occupait davantage en ce moment, c’était 1’extrait des ouvrages de l’abbé de Saint-Pierre. L’idée m`en avait été suggérée depuis mon retour de Geneve par l’abbé de Mably, non pas immédiatement, mais par l’entremise de Mm Dupin... On m’avait proposé ce travail, comme utile en lui-meme et comme .tres convenable e un homme laborieux en manoeuvre, mais paresseux comme auteur, qui trouvant la peine de penser tres fati- gante, aimait mieux en choses de son gout, eclairer et pousser les idées des autres que d’en créer. D’ailleurs en ne me bornant pas a la fonction de traducteur, il ne m’etait pas défendu de penser quelque- fois par moi-meme et je pouvais donner telle forme e mon ouvrage que bien d’importantes vérités y passeraient sous le manteau de l’abbé de Saint·Pierre, encore plus heureusement que sous le mien... C’etait la le premier ouvrage auquel je comptais donner mes loi- sirs. coursssxous (1756). La plupart des écrits de l’abbé de Saint-Pierre étaient ou conte- naient des observations critiques sur quelques parties du gou- vernement de France et il y en avait meme de si libres qu’il était heureux pour lui de les avoir faites impunement. Mais dans les bu- reaux des ministres on avait de tout temps regarde l’abbé de Saint- Pierre comme une espece de prédicateur plutet que comme un vrai politique, et on le laissait dire tout 21 son aise parce qu’on voyait bien que personne ne l’ecoutait. Si j’étais parvenu 21 le faire ecouter, le cas éfll été different. Il était Francais, je ne l’étais pas, et en m’avi— sant de repeter ses censures quoique sous son nom, je m’exposais A me faire demander un peu rudement, mais sans injustice, de quoi je me melais... I ! I 1
� 328 DU .CONTRA’l` SOCIAL. i
Ce qui me fit abandonner l’abbé de Saint-Pierre m’a fait souvent
renoncer a des projets beaucoup plus chéris...
Cet ouvrage abandonné me laissa quelque temps incertain sur
celui que j’y ferais succéder et cet intervalle de désceuvrement fut ma perte en me faisant tourner mes réflexions sur moi·rnéme faute d’ob-· jet étranger qui m’occupz'it... L1·;·r·rn1-: A vo1.·r.un1·: (18 aofit 1756).
Tout gouvernernent humain se borne par sa nature aux devoirs
civils et quoi qu’en ait pu dire le sophiste Hobbes, quand un homme sert bien 1’Etat il ne doit compte a personne de la maniére dont il sert son Dieu... I1 y a, je 1’avoue, une sorte de profession de foi que les lois peuvent imposer, mais hors les principes de la morale et du droit naturel elle doit étre purement négative parce qu’il peut exister des religions qui attaquent les fondements de la société et qu’il faut commencer par exterminer ces religions pour assurer la paix de l’Etat. De ces dogmes a proscrire, l’intolérance est sans difficulté le plus odieux, mais il faut le prendre a sa source, car les fanatiques les plus sanguinaires changent de langage selon la fortune et ne préchent que patience et douceur quand ils ne sont pas les plus forts. Ainsi j’appelle intolérant par principe tout homme qui s’imagine qu’on ne peut étre homme de bien sans croire tout ce qu’il croit et damne impitoyablement ceux qui ne pensent point comme lui. En eH`et les iidéles sont rarement d’humeur a laisser les reprouvés en paix dans ce monde, et un saint qui croit vivre avec des damnés anticipe volontiers sur le métier du diable. Quant aux incrédules intolérants qui voudraient forcer le peuple a ne rien croire, je ne les bannirais pas moins sévérement que ceux qui le veulent forcer a croire tout ce qui leur plait, car on voit au zéle .de leurs décisions, a l’amertume de leurs satires qu’il ne leur manque que d’étre les maitres pour persécuter tout aussi cruellement les croyants qu’ils sont eux-mémes persécutés par les fanatiques. Ou est l’homme paisible et doux qui trouve bon qu’on ne pense pas comme lui? Cet homme ne se trouvera siirement jamais parmi les dévots, et il en est encore a trouver chez les philosophes.Je voudrais donc qu’on eut dans chaque etat un code moral ou une espece de profession de foi civile qui contint positivement les maximes sociales que chacun serait tenu d’admettre et négativement les maximes in- tolérantes qu’on serait tenu de rejeter non comme impies, mais comme séditieuses. Ainsi toute religion qui pourrait slaccorder avec i le code serait admise, toute religion qui ne s’y accorderait pas serait proscrite et chacun serait libre de n’en avoir point d’autre que le l code meme. Cet ouvrage fait avec soin, serait, ce me semble, le livre le plus utile qui put jamais étre composé et peut-étre le seul nécessaire { l
� APPENDICE III. 3zg
aux hommes. Voila Monsieur, un suiet pour vous; ie souhaiterais
passionnément que vous voulussiez entreprendre cet ouvrage et l’em-
bellir de votre poésie afin que chacun pouvant 1’apprendre aisément
il portat dés l’enfance dans tous les cceurs ces sentiments de douceur
et d’humanité qui brillent dans vos écrits et qui manquent a tout le
monde dans la pratique...
1.E·1"1·n1; A 1+.1. v1;RNzs(14juillet 1758).
J’ai recu Pexemplaire de M. Duvillard, je vous prie de l’en
remercier. Il a eu tort d’imprimer cet article (l’Economie politique)
sans m’en rien dire; il a laissé des fautes que j’aurais otées et il n’a
pas fait des additions et corrections que je lui aurais données. J’ai
sous presse un petit écrit sur 1’article Geneve de M. d’Alembert...
conrzssrons (1759).
Le produit de la Lettre d d’Alembert et de la Nouvelle Héloise
avait un peu remonté mes finances qui s’étaient fort épuisées A 1’Her-
mitage. Je me voyais environ mille écus devant moi. L’EmiIe, auquel
je m’étais mis tout de bon quand j’eus achevé l’H6loise,était fort
avancé et son produit devait au moins doubler cette somme. Je for-
mai le projet de placer ce fonds de maniére a me faire une petite
rente viagere qui put, avec ma copie, me faire subsister sans plus
écrire. J’avais encore deux ouvrages sur le chantier. Le premier était
mes Institutions politiques. J ’examinai l’état de ce livre et je trouvai
qu’il demandait encore plusieurs années de travail. Je n’eus pas le
courage de le poursuivre et d’attendre qu’il fut achevé pour exécuter
ma résolution. Ainsi renoncant a cet ouvrage, ie résolus d’en tirer
ce qui pouvait se détacher, puis de bruler tout le reste, et poussant
ce travail avec zéle, sans interrompre celui de l’IiImile, ie mis, en
moins de deux années, la derniere main au Comrat social.
1.1·:·r·rn1z A M. mz BASTIDE (1o juin 176o).
_ Quand vous ferez imprimer la Paix perpétuelle, vous voudrez bien
ne pas oublier de m’envoyer les épreuves.
Il y a une note ou je dis que dans vingt ans, les Anglais auront
perdu leur liberté; ie crois qu’il faut mettre le reste de leur liberté,
car il y en a d’assez sots pour croire qu’ils l’ont encore.
1.z·r·1·n1·: .4 m. Mourxrou (1761).
Je dois vous dire que je fais imprimer en Hollande un petit ou-
vrage qui a pour titre Du Contrat social ou Principes du droit poli- {
� 33o DU CONTRAT SOCIAL.
tique, lequel est extrait d’un plus grand ouvrage intitulé Institutions
pclitiques, entrepris il y a dix ans et abandonné en quittant la plume,
entreprise qui d’ailleurs était certainement au·dessus de mes forces.
Ce petit ouvrage n’est pas encore connu du public ni meme de mes
amis; vous étes le premier a qui j’en parle. Comme je revois aussi
les épreuves, jugez si je suis occupé et si j’en ai assez dans l’état ou
je suis.
CONFESSIONS (1761).
En attendant (la conclusicn du traité de l’E'mile), je mis la der-
niére main au Contra: social et l’envoyai a Rey, iixant le prix de ce
manuscrit a tooo francs qu’il me donna. Je ne dois peut-étre pas
omettre un petit fait qui regarde ledit manuscrit. Je le remis bienv
cacheté a Duvoisin, ministre du pays de Vaud et chapelain de l’h6tel
de Hollande, qui me venait voir quelquefois et qui se chargea de
l’envoyer a Rey avec lequel il était en liaison. Ce manuscrit, écrit en
menu caractére, était fort petit et ne remplissait pas sa poche. Ce-
pendant, en passant la barriére, son paquet tomba, je ne sais com-
ment, entre les mains des commis qui l’ouvrirent, Pexaminérent et le
lui rendirent ensuite quand il 1’eut réclamé au nom de l’ambassa-
deur, ce qui le mit a portée de le lire lui-méme, comme il me marqua
naivement l'avoir fait avec forces éloges de 1’ouvrage et pas un mot de
critique ni de censure, se réservant sans doute d’étre le vengeur du
christianisme lorsque l’ouvrage aurait paru. Il recacheta le manuscrit
et l’envoya A Rey. Tel fut, en substance, le narré qu’il me fit dans la
lettre ou il me rendit compte de cette aifaire, et c’est tout ce que j’en
ai su.
conrsssrous (t76t)
Le Contra! social s’imprimait assez rapidement; il n’en était pas
de méme de l’li'mile dont i’attendais la publication pour exécuter
la retraite que je méditais.
1.t·:·r·rnr: .4 nrzv (g aout t761).
Mon traité de droit politique est au net et en état de paraitre. Si
cet ouvrage vous convient et que vous vous engagiez a le faire exécuter
diligemment et avec soin, vous pouvez le faire retirer au prix convenu,
car, étant copié sur du plus fort papier deHollande, le volume est trop
gros pour étre envoyé par la poste, et je ne veux pas m’en dessaisir
sans argent. Comme il est divisé par livres et chapitres, il faudra
prendre un format in-8 et surtout de beau papier, car i’ai a cceur la
belle exécution de cet ouvrage, le dernier qui sortira de mes mains.
Comme ce livre est cité dans le Traitéde l’Education, il convient qu’il
paraisse auparavant, et je n’ai que le temps qu’il faut pour cela.
� APPENDICE III. 331
LETTRE A nav (2 septembre 1761).
A l’égard de mon T raité du Droit politique, je me contente qu’il
soit publié en mars 1762, pourvu qu’au moins une fois en votre vie
vous me teniez parole; A l’égard du manuscrit, il est tout prét et vous
le ferez retirer quand il vous plaira; rien ne presse.
LETTRE A nav (14 octobre 1761).
J’aimerais mieux que vous fissiez retirer le manuscrit chez moi.
J’ai de la répugnance A aventurer ainsi un manuscrit plus ample et _
plus correct que le brouillon qui m’en reste et que je ne pourrais plus
rétablir tel qu’il est s’il venait A s’égarer.
1.11·r·rn1: A 1u:v (Montmorency, 7 novembre 1761).
Bonjour, monsieur. Je vous recommande tout de nouveau mon
dernier ouvrage. Quoi qu’il ne soit pas de nature A se répandre aussi
promptement qu’un roman, i’espére qu’il ne s’usera pas de méme et
que ce sera un livre pour tous les temps, s’il n’est pas rebuté par le
public. Le format de la lettre A M. d’Alembert et méme un caractére
un peu plus gros y pourraient étre convenables. Je m’en rapporte IA-
dessus A votre choix. mais surtout de beau papier.
1.1·:·r·r1u»; A nav (Montmorency, 2Q novembre 1761).
J’approuve que vous m’adressiez directement les épreuves par la
poste; c’est la voie la plus prompte et la plus sure.
1.1:·r·rn1: A nav (23 décembre 1761).
Je crains que mon mal empiré ne me mette hors d’état de corriger
les épreuves de l’ouvrage qui est entre vos mains. En ce cas, il fau-
drait consulter sur les lieux un homme de lettres qui ait de l’intelli·
gence, de la probité, de l’atte¤tion et de la bienveillance pour l’au-
teur, et vous tacheriez de m’envoyer les bonnes feuilles par quelque
voie moins dispendieuse que la poste afin que, s’il fallait absolument
quelques cartons ou errata, on le fit A temps avant que le livre fut
publié. Donnez vos soins, je vous supplie, A la correction de cet
ouvrage, car je crois qu’il en vaut la peine. Faites aussi attention
qu’on n’aille pas mettre politique au lieu de politie partout ou j’ai
écrit ce dernier mot, mais qu’on suive partout le manuscrit A la lettre
jusque dans les fautes. Vous le trouvez petit pour un volume; cepen-
dant il est copié sur un brouillon que vous avez jugé devoir en faire
un, et méme le chapitre sur la religion y a été ajouté depuis.
� l
l
332 DU CONTRAT SOCIAL. i
J’ai vu quelques feuilles du Traité de l’Education, mais il va trés
lentement; si le votre pouvait paraitre auparavant, vous feriez, a mon
avis, un coup de partie, car il est A craindre, si les deux ouvrages
paraissent ensemble, que le petit ne soit étouifé par le grand.
LETTRE A ROUSTAN (23 décembre 1761).
Ce n’est pas qu’il n’y ait chez Rey un Traité du Contra! social,
duquel je n’ai encore parlé a personne et qui ne paraitra peut·étre
.qu’aprés l’E'ducation, mais il lui est antérieur d’un grand nombre “
d’années.
1.1¤:·r·r1u¤; A nav (Montmorency, 27 décembre 1761).
Je crois que vous prenez un excellent parti en vous hétant d’im-
primer, aiin que cet ouvrage paraisse avant le Traité sur l’E`ducation.
LETTRE A asv (30 décembre 1761).
J’approuve fort vos changements, mais je trouve le format trop
large pour sa longueur. C’est un petit mal, et je pense bien qu’il n’y
a plus de reméde.
1.1s:·r·rnE A nav (6 janvier 1762).
Addition a insérer dans le chapitre intitulé: De la monarchie,
entre l’alinéa qui commence par ces mots ; u Nous avons trouvé par
les rapports généraux » et l’alinéa suivant, qui commence par ceux-ci:
<< Pour qu’un Etat monarchique », moyennant laquelle addition il
faut au premier de ces deux alinéas s’arréter au mot substituts et
retrancher les deux ou trois lignes qui suivent jusqu’au mot forma,
éludée inclusivement, puis interpoler l’a1inéa qui suit.
Mettez si vous voulez la vignette du Discours sur Vlnégalite'. Mais
il y a la une grosse joufiue de Liberté qui a l’air bien ignoble. Est·ce
que le graveur ne pourrait pas la retoucher et lui donner un peu plus
de dignité?
1.z·1··r1z1=: A new (g janvier 1762).
Dans le chapitre intitulé : Des sufmges, 1’alinéa qui commence
par ces mots : << Je réponds que la question » doit étre couché de la
maniere suivante et la note ci-dessous y doit étre ajoutée.
1.1;·r·rn1; A asv (Montmorency, le 13 janvier 1762).
Je recois a l’instant, mon cher Rey, votre lettre du 7, par laquelle
j’apprends avec effroi le parti que vous prenez de ne plus m’envoyer
� APPENDICE Ill. 333
d’épreuves. Je vous avoue que cette résolution me fait trembler. O
mon ouvrage! mon cher ouvrage! que va-t-il devenir, A moins que
vous n’ayez choisi pour le revoir le plus honnéte, le plus patient et
le plus intelligent des hommes? Sur des matieres si graves on n’a
jamais assez tout pesé, et je sens bien que le dernier coup d’oeil que
j’aurais jeté sur cet écrit y était absolument nécessaire. Mon cher
Rey, soyez de la derniere attention, je vous conjure, et si malgré
cela il nous faut des cartons, comme je n’en doute point, préparez-
vous du moins A les faire de bonne grAce et meme A faire couper le
feuillet cartonné, de peur qu’on ne néglige d’y substituer le carton.
Je vous avoue que je suis dans les plus grandes alarmes sur votre
résolution, sans pourtant vous en savoir mauvais gré, car je sens com-
bien d’embarras, de lenteurs et de frais cela peut épargner. Si je suis
trompé en bien sur l’exactitude, je vous ·en saurai gre toute ma vie.
Vous me dites de vous envoyer mes additions, mais comment
faire ?J’en trouve plusieurs sur mon brouillon, mais je ne me souviens
plus de celles que je vous ai envoyées et je ne sais plus comment
indiquer les autres sur votre manuscrit. Les épreuves me rendaient
plus confiant, bien sur, s’il y avait quelque quiproquo, de l’y corriger.
N’ayant plus cette ressource, je n’ose plus rien vous envoyer et l’ou—
vrage restera défectueux A bien des égards.
Ne manquez pas du moins de m’envoyer régulierement les bonnes
feuilles, aiin que s’il s’y trouve des fautes essentielles, nous soyons A
temps de les corriger, par des cartons ou par des errata. Je vous
embrasse.
1.-.1. ROUSSEAU.
S’il vous vient quelque doute important, écrivez moi et suspendez
le tirage de cette feuille·lA jusqu’A ma réponse.
Lzrrnz A nzv (23 janvier 1762).
Voici mon cher Rey, les épreuves F et G, que j’ai recues hier au
soir avec votre lettre du 18. J ’ai regu aussi la bonne feuille, et j’attends
B comme vous le marquez.
Je n’aime pas les réglets en fleurons dont vous avez séparé le texte
des notes. L’ceil les confond avec des lignes d’écriture : un réglet
tout uni vaudrait mieux.
1.1=;·r·rn1¤; A asv (17 février 1762).
Vous ne m’avez point envoyé l’épreuve de votre vignette, que
vous m’aviez promise. Je dois vous prévenir que si vous avez mis
ma devise comme vous aviez fait autrefois, il la faut absolument oter,
� 334 DU CONTRAT SOCIAL.
parce qu’i1 y a déia une épigraphe et qu’il n’en faut pas deux; ma
devise ne doit étre qu’a la téte de mon recueil général (1).
1.1-:·r·rn1; A new (17 février 1762).
I
Voici votre épreuve M, dans laquelle ·ie suis bien faché de
n’avoir pas le temps de transcrire plus nettement Ia note qui répond a la page 1go. .I’espére pourtant qu’avec beaucoup d’atteution l’on pourra parvenir a la déchiffrer exactement. Faites tirer une scconde épreuve a cause de cette note, et faites-la, ie vous prie, examiner avec soin par un homme de lettres, a cause des deux passages latins. Je vous avoue que je suis un peu inquiet a cause que vous avez laissé I passer une faute dans celle de Calvin. J’ai ajouté une autre note page 187; mais comme il y a place pour 1’une et pour l’au1re, elles I n’exposeront a aucun remaniement. Ainsi, si cette feuille n’est pas aussi correcte que les autres, ce sera la faute de l’imprimeur et la I votre. Adieu, je continuerai de revoir les épreuves qui me viendront... p I 1.1z·1··rn1=: A nav (28 février 1762). J ’ai bien du chagrin que la feuille M, celle précisément que ie vous avais le plus recommandée a cause de la note, soit précisément celle ) qui a le moins été revue. Je 1’attends avec impatience pour juger des cartons dont elle peut avoir besoin. ) Je trouve votre titre trop confus. Il faudrait que l’oei1 y distinguat trois parties, bien séparées par des blancs: 1° le titre de Pouvrage; 2° le nom et le titre de l’auteur; 3° Pépigraphe, et que cette épigraphe ne se confondit point dans la vignette. Arrangez cela, ie vous prie, du mieux que vous pourrez. I Faites attention dans la table a ce que j’ai marqué sur les titres des livres, qui doivent étre autrement disposés que les titres des cha- I pitres. On a coté les chapitres sur les pages du manuscrit pour ce qui n’était pas encore imprimé. J'ai changé ces numéros sur 1’i1np1·imé I dans les bonnes feuilles qui me sont parvenues jusqu’ici, mais je n’ai pu aller jusqu’au bout. Veillez exactement, je vous prie, a ces chan- ) gements, car rien n’est plus désagréable au lecteur que de trouver de faux renvois dans les tables; vous ne pourrez, pour cette raison, ) tirer la feuille de titre que quand tout l’ouvrage sera composé. 1.1=:·1··rn1: A nav (11 mars 1762). Voici, mon cher Rey, les dernieres épreuves ou j’ai retranché la ) derniére note devenue inutile depuis que le sort de nos malheureux l (1) La devise dont Rousseau parle est, comme on sait : Vitam impendcre vero. ·
� J . APPENDICE III. 335 est décidé et sur laquelle on vous aurait peut-étre fait de plus grandes difiicultés pour 1’introduction que sur le reste de 1’ouvrage. A cette note j’en ai substitué une autre qui la vaut bien et qui va mieux A la racine du mal. Je vous prie instamment d’avoir la plus grande attention A la correction de cette note et de la page qui s’y rapporte, tant a cause de l’importance de la matiére que parce que les fautes a la lin d’un ouvrage se remarquent encore plus que partout ailleurs... Nous voici enfin au bout de notre entreprise. Je suppose que, l’ou— vrage imprimé, vous allez prendre vos derniers arrangements pour vos envois, et je ne vois pas d’inconvénients que vous l’annonciez, si vous voulez, dans les gazettes, ce que ie n’exige pourtant ni ne con- seille; j’y consens seulement si cela vous convient... Je vous demande la galanterie que tous mes exemplaires soient cousus, car c’est un embarras et un retard considérable pour les gens qui ne sont pas du métier, et surtout pour moi qui ne suis pas a Paris, de faire brocher tout cela. 1.1·:·r·r1zm A nav (14 mars 1762}. Je vous prie, mon cher Rey, si vous étes encore a temps, de sup- primer la derniére note sur les mariages. Et, méme f8ll?1I—il un carton pour cela, je voudrais a tout prix que cette note fut supprimée pour votre avantage comme pour le mien. 1.r:·r·rnz A asv (x8 mars r762). Du reste, ie persiste au retranchement de la note que j’avais mise a la fin et de celle que j’y avais ensuite substituée, mais je serais bien aise d’avoir les épreuves ou étaient les deux notes qui pourront trouver leur place autre part. 1.1=;·r·rn¤ A nav (25 mars 1762). Puisque vous voulez n’annoncer le Contra! social que lorsqu’il sera a Paris, il ne sera peut-étre pas nécessaire d’envoyer un exem- plaire a M. de Malesherbes, si longtemps a l’avance, de peur qu’étant vu par d’autres, ils n’y forment plus de difficultés qu’il n’en ferait lui-méme. Il sufiit que vous combiniez si bien les choses, qu’il ait ce livre avant toute autre personne et quinze jours avant le public... Puisque vous m’avez fait faire une nouvelle vignette, vous m’obli- geriez de m’en envoyer une épreuve a part pour la mettre dans mon portefeuille. Il y a bien des difficultés a ce que vous me proposez dans votre lettre du I7 au sujet de l’événement auquel ma premiere note supprimée avait rapport. La plus insurmontable est mon état qui ne me permet plus aucune espéce de travail assidu. Une autre . l
� 336 DU CONTRAT SOCIAL.
est que je n’ai point les pieces et instructions nécessaires pour parler
pertinemment sur ce suiet. Cependant, je vous avoue que la matiére
est si belle et si tentante pour le zéle de l’humanité, que si i’avais le
moindre espoir de rassembler les papiers nécessaires, je réverais
quelquefois A elle, et mon intention, en pareil cas, ne serait pas de
m’en tenir A un simple narré.
1.1=:·r·rn1-: A REY (4 avril 1762).
Vous faites votre envoi par mer... I1 n’arrivera jamais avant que
le Traité de l’Education paraisse, du moins en partie, A moins que
l’on ne se trompe, ce que je ne puis présumer. Et si ces deux ouvrages
paraissent ensemble A cause de la matiére ingrate et propre A peu de
lecteurs du Contra! social, il sera infailliblement étouifé par l’autre.
Voyez done si aprés avoir tant lanterné, vous ne feriez pas micux A
présent de renvoyer la publication jusqu’A l’hiver.
1.1¤:·r·r1u=; A new (23 avril 1762).
J’ai aussi regu par le paquet de M. le maréchal de Luxembourg
avec votre lettre du 15 les deux feuilles de votre édition in·12. Quoique
le papier ne soit pas beau et que le caractére des notes soit vilain, ie
la trouve au surplus jolie et commode, et si vous pouvez m’envoyer le
reste pour compléter un exemplaire cela me serait plus convenable
A porter dans la poche que l’in-octavo et vous me feriez plaisir.
J ’ai vu l’exemplaire de M. de Luxembourg: le papier est tres beau;
i’espére que celui de M. de Malesherbes sera de méme, et je crois
qu’A tout risque vous devez l’envoyer sur-le—champ si vous ne l’avez
déia fait... J usqu’ici il n’est pas plus question A Paris de cet ouvrage
que s’il u’existait pas. Je vous assure que je suis pour vous et vu la
matiere dans de grandes alarmes sur le succes; ce n’est pas ici un
Q roman que tout le monde puisse lire, et je tremble que vous n’ayez
trop hasardé d’en faire deux éditions. »
1.1-:·r·r1u: A Mou1.·roU (25 avril 1762). ·
Le Contra: social est imprimé. Voici la distribution de douze ,
exemplaires que je vous prie de faire... Un A la bibliothéque, etc.
1.1-:1··rn1·: A nav (Montmorency, 29 mai 1762).
Il est décidé, mon cher Rey, que mon traité du Contrat social ne l
saurait étre admis ni toléré en France, et les ordres les plus sévéres
sont donnés pour en empécher l’entrée. Nous devons vous et moi l
nous soumettre at cette décision, que nous n’étions pas obligés de l
� APPENDICE III. 337
prévoir d‘avance, rien ne nous obligeant, nous républicains, A étre
instruits exactement des maximes du gouvernement royal, mais rien
ne nous dispensant aussi de nous y conformer dans le ressort de
l’Etat, sitot qu’elles nous sont notifiées.
Mais il ne s’ensuit‘pas de lA que vous deviez 6ter mon nom d’un
livre que ie m’honore d’avoir fait, qui ne contient rien que de tres
convenable aux sentiments d’un honnéte homme et d’un bon citoyen,
rien que je veuille désavouer, rien que je ne sois prét A soutenir
devant tel tribunal compétent que ce puisse étre. Je sais, quant A ma
personne, A ma conduite, A mes discours, l’obéissance et le respect
que ie dois au gouvernement et aux lois du pays dans lequel je vis, et
ie serais bien faché qu’A cet égard aucun Francais fut mieux dans
son devoir que j’y suis. Mais quant A mes principes de doctrine,
A moi républicain, publiés dans une république, il n’y a en France
ni magistrat, ni tribunal, ni parlement, ni ministre, ni le Roy lui—méme
qui soit méme en droit de m’interroger1A-dessus et de m’en demander
aucun compte. Si l’on trouve mon livre mauvais pour le pays, on
peut en défendre l’entrée; si on trouve que j’ai tort, on peut me réfuter, `
voilA tout.
Que votre amitié ne vous inspire donc aucune alarme pour ma
personnel On connait et on respecte trop ici le droit des gens pour
le violer d’une maniere odieuse envers un pauvre malade dont le
paisible séjour en France n’est peut·étre pas moins honorable au
gouvernement qu’A lui. Au surplus, en quel lieu du monde est-on a
couvert de l’injustice des hommes? Mon unique soin a toujours été
et sera toujours de faire en sorte que personne au monde ne puisse
me faire du mal justement Le reste passe mes forces et ie ne m’en
inquiete pas. Je demeurerai donc.
Un livre ou l’on n’examine les gouvernements que par leurs prin-
cipes et par les conséquences nécessaires de ces principes ne peut
avoir nul trait A aucun gouvernement particulier qui ne soit appli-
cable A tous les autres gouvernements de cette espéce, et rien de ce
que j’ai dit des gouvernements monarchiques ne peut étre vrai en
France qu’il ne soit vrai de méme en toute autre monarchie. Je n’ai
donc ni passé ni pu passer les bornes d’une discussion purement
philosophique et politique, et ce serait avoir d’étranges idées que de
prétendre nous 6ter A nous autres républicains le droit d’examiner et
discuter les fondements et les défauts du gouvernement monarchique
en général, tandis que les écrivains royaux remplissent tous les jours
leurs livres de tant d’indécences et de bétises contre le gouvernement
républicain. Les Etats républicains étant aussi souverains que les
Rois, on ne doit pas moins de respect aux uns qu’aux autres. Rede-
mandez donc vos balles, et on vous les renverra surement.
· Vous savez avec quelles restrictions et conditions j’ai toujours
traité avec vous par rapport A la France; cependant je ne refuserai
az
I
� 338 DU CONTRAT SOCIAL.
iamais d’entrer en compensation de vos pertes a cet égard, et je ne
veux point d’autre arbitre que vous·meme de la part que fen dois
supporter. . .
LETTRE A asv (23 aoilt 1762).
Je suis affligé du renvoi des balles du Contra! social .· il cut été
horrible qu’on les edt gardées, mais je sens bien que vous perdrez
beaucoup a ce renvoi. Quand vous aurez quelque occasion de faire
quelque envoi a Geneve ou en Suisse, faites—m0i le plaisir d’y joindre
une douzaine de mes exemplaires, surtout ceux en beau papier; faites
des autres ce qn’il vous plaira.
LETTRE A 111-:v (8 octobre 1762).
Je suis vraiment peiné de tous les désagréments, faux frais et
contrefagons qui peuvent vous rendre onéreux le Contrat social; je
voudrais bien que vous y trouvassiez votre compte. Cet ouvrage fait
assez de bruit, ce me semble, pour que, meme avec ces editions
contrefaites, les votres ne restent pas a votre charge. Je le désire de
tout mon ccxzur.
courzsstons (1762)
Le Contrat social parut un mois ou deux avant l’Emile. Rey, dont
j’avais toujours exigé qu’il n’introduirait jamais furtivement en France
aucun de mes livres, s’adressa au magistrat pour obtenir la permis-
sion de faire entrer celui-ci par Rouen ou il fit par mer son envoi.
Rey n’eut aucune réponse, ses ballots resterent a Rouen plusieurs
mois au bout desquels on les lui renvoya aprés avoir tenté de les con-
fisquer, mais il fit tant de brtit qu’on les lui rendit. Des curieux en
tirérent d’Amsterdam quelques exemplaires qui circulérent avec peu
de bruit(1).Mauléon, qui en avait oui parler et qui meme en avait vu
quelque chose, m’en parla d’un ton mystérieux qui me surprit et qui
m’enfit inquiété méme, si, certain d’étre en regle a tous égards et de
(i) Din¤no1·,Lettre sur le commerce de la librairie, ecrite en 1767, publiee en x86;.
- La police a mis en oeuvre routes ses machines, route sa prudence, roure son aurorite
pour étonifer le dcspotisme oriental de feu Boulsnger et nous priver de la Lettre de
Jean-Jacques ti l’arcl:ev6que de Paris. Je ne connais pas une seconde edition du Man-
dement de Parchevéque, mais ie connais cinq ou six editions de l’un et l'autre ouvrage
et la province nous les envoie pour trente sous.
Le Contrat social, imprime et réimprime, s’est distribué pour un petit écu sous le
vestibule du palais meme du souverain.
Correspondance littéraire de {Primm (iuillet t762). — On dit que Ie Coatrat so-
cial est de la meme trempe (que l`EMil€), obscur et embarrassé dans ses principes, sou-
vent petit et plat, souvent hardi,eleve et admirable. On a pris des mesures si iustes A la
poste que ceux qui l’ont fait venir par cette voie en ont été pour leurs frais et leurs
peines; a moins d‘aller le chercher en Hollande et de le faire entrer dans sa poche, il
n’est pas trop possible de l'avoir ici. Dans six mois, il sera etalé dans toutes les bouti-
ques, :1 c6té du livre de l’E:prit et de celui de l’Education.
- —
� APPENDICE III. 33g
n’avoir nul reproche a me faire, je ne m’étais tranquillisé par ma
grande maxime. Je ne doutais pas méme que M. de Choiseul, déia tres
disposé pour moi et sensible a l’éloge que mon estime pour lui m’en
avait fait faire dans cet ouvrage, ne me soutint en cette occasion
contre la malveillance de M¤=¤° de Pompadour. J ’avais assurément lieu
de compter alors, autant que jamais, sur les bontés de M. de Luxem-
bourg et sur son appui dans le besoin...
r.1·:·r·r¤us: AU uanours nz M1nAam».U(Trye, 26 juillet 1767).
...Il me semble que l’évidence ne peut jamais étre dans les lois
naturelles et politiques qu’en les considérant par abstraction. Dans un
gouvernement particulier, que tant d’éléments divers composent, cette
évidence disparait nécessairement. Car la science du gouvernement
n’est qu’une science de combinaisons, d’applications et d’exceptions,
selon les temps, les lieux, les circonstances. J amais le public ne péut
voir avec évidence les_rapports et le ieu de tout cela...
Mais supposons toute cette théorie des lois naturelles touiours par-
faitement évidente, méme dans ses applications, et d’une clarté qui se
proportionne a tous les yeux, comment des philosophes qui connais-
sent le genre humain peuvent·ils donner a cette évidence tant d`autorité
sur les actions des hommes? Comme s’ils ignoraient que chacun se
conduit tres rarement par ses lumieres et tres fréquemment par ses
passions... »
Voici dans mes vieilles idées le grand probleme en politique
que je compare a celui de la quadrature du cercle en géométrie et e
celui des longitudes en astronomie : Trouver une forme de g0uverne·
ment qui mette la loi au-dessus de l’homme. `
Si cette forme est trouvable, cherchons-la et tachons de l’établir.
Vous prétendez, monsieur, trouver cette loi dominante dans l’évi-
dence des autres. Vous prouvez trop, car cette évidence a du étre
dans tous les gouvernements ou ne sera jamais dans aucun.
Si malheureusement cette forme n’est pas trouvable, et j’avoue ingé-
nument que jecrois qu’elle ne l’est pas, mon avis est qu’il faut passer
a l’autre extrémité et mettre tout d’un coup l’homme autant au-dessus
de laloi qu’il peut 1’étre et par consequent établirle despotisme arbi-
traire et le plus arbitraire qu’il est possible; je voudrais que le despote
put étre Dieu. En un mot, je ne vois point de milieu supportable entre
la plus austere démocratie et le Hobbisme le plus parfait, car le conflit
des hommes et des lois qui met dans l’Etat une guerre intestine conti-
nuelle est le pire de tous les états politiques.
Mais les Caligula, les Néron, les Tibere... Mon Dieu, je me roule
par terre et je gémis d’étre homme.
Je n’ai pas entendu ce que vous avez dit des lois dans votre livre
et ce qu’en dit l’auteur nouveau dans le sien. Je trouve qu’il traite
I
� 340 DU CONTRAT SOCIAL.
un peu légérement des diverses formes du gouvernement, bien légé-
rement surtout des suifrages. Ce qu’il a dit des vices du despotisme
électif est tres vrai. Ces vices sont terribles. Ceux du despotisme héré-
ditaire, qu’i1 n’a pas dit, le sont encore plus.
Voici un second probleme qui depuis longtemps m’a roulé dans
l’esprit :
Trouver dans le despctismc arbitraire une forme de succession qui
ne soit ni élective ni héréditaire ou plutét qui soitd lajois Pune et l’autrc
et par laquelle on s’assure, autant qu’il est possible, de n'avoir ni des
Tibére ni des Néron.
Si jamais j`ai le malheur de m’occuper derechef de cette folle idée,
je vous reprocherai toute ma vie de m’avoir oté de mon ratelier. J ’cs-
pere que cela n’arrivera pas; mais, monsieur,quoi qu’i1 arrive,ne me
parlez plus de votre despotisme légal. Je ne saurais le gouter ni méme
1’entendre, et je ne vois lh que deux mots contradictoires qui réunis ue
signifient rien pour moi...
� IV
DISCOURS SUR IJORIGINE ET LES FONDEMENTS
DE UINEGALITE PARMI LES HOMMES
Extraits
Non in dcpravatis., sed in his qum bene
secundum naturam se habent, consideran-
- dum est quid sit naturale.
Auusrorz, Politic., lib. 11.
A LA uévunnrous on cmuévn
Magnifiques, tres honorés et souverains seigneurs, _
Convaincu qu’il n’appartient qu’au citoyen vertueux de rendre A
sa patrie des honneurs qu’elle puisse avouer, il y a trente ans que
je travaille A mériter de vous offrir un hommage public; et cette
heureuse occasion suppléant en partie A ce que mes efforts n’ont pu
faire, j’ai cru qu’il me serait permis de consulter ici le zéle qui m’a—
nime plus que le droit qui devrait m’autoriser. Ayant eu le bonheur
de naitre parmi vous, comment pourrais-je méditer sur l’égalité que
la nature a mise entre les homnies, et sur 1’inégalité qu’ils ont insti-
tuée, sans penser A la profonde sagesse avec laquelle l’une et l’autre,
heureusement combinées dans cet Etat, concourent, de la maniere
la plus approchante de la loi naturelle et la plus favorable A la so- .
ciété, au maintien de l’ordre public, et au bonheur des particuliers?
En recherchant les meilleures maximes que le bon sens puisse dicter
sur la constitution d’un gouvernement, j’ai été- trappé de les voir
toutes en exécution dans le votre, que méme sans étre né dans vos
murs j’aurais cru ne pouvoir me dispenser d’oHrir ce tableau de la
société humaine A celui de tous les peuples qui me parait en posséder
les plus grands avantages, et en avoir le mieux prévenu les abus.
Si j’avais eu A choisir le lieu de ma naissance, j’aurais choisi une
société d’une grandeur bornée par l’étendue des facultés humaines,
c’est-A-dire par la possibilité d’étre bien gouvernée, et ou chacun
A s I
� 342 DU CONTRAT SOCIAL.
suffisant a son emploi, nul n`e1’lt été contraint de commettre in d’au-
tres les fonctions dont il était chargé : un Etat ou tous les particu-
liers se connaissant entre eux, les manuauvres obscures du vice ni la
modestié de la vertu n’eussent pu se dérober aux regards et au juge-
ment du public, et ou cette douce habitude de se voir et de se con-
naitre fit de l’amour de la patrie l’amour des citoyens plutot que
celui de la terre.
J’aurais voulu naitre dans un pays ou le souverain et le peuple
ne pussent avoir qu’un seul et méme intérét, afin que tous les mou-
vements de la machine ne tendissent iamais qu’au bonheur commun;
ce qui ne pouvant se faire, a moins que le peuple et le souverain ne
soient une méme personne, il s’ensuit que j’aurais voulu naitre sous I
un gouvernement démocratique, sagement tempéré. L
J’aurais voulu vivre et mourir libre, c’est-in-dire tellement sou-
mis aux lois que ni moi ni personne n’en put secouer Phonorable
joug, ce ioug salutaire ct doux, que les tétes les plus Heres portent
d’autant plus docilement, qu’elles sont faites pour n’en porter aucun
autre.
J ’aurais donc voulu que personne dans l’Etat n’eut pu se dire au- ~
delssus de la loi, et que personne an dehors n’en put imposer que
l’Etat fut obligé de reconnaitre; car, quelle que puisse étre la consti-
tution d’un gouvernement, s’il s’y trouve un seul homme qui ne soit
pas soumis a la loi, tous les autres sont nécessairement a la discré-
ti on de celui-la; et s’il y a un chefnational et un autre chef étranger,
' quelque partage d’autorité qu’ils puissent faire, il est impossible que
l’un et l’autre soient bien obéis, et que l’Etat soit bien gouverné.
Je n’aurais point voulu habiter une république de nouvelle insti- 1
tution, quelques bonnes lois qu’elle put avoir, de peur que le gou-
vernement, autrement constitué peut-étre qu’il ne faudrait pour le
moment, ne convenant pas aux nouveaux citoyens, ou les citoyens
au nouveau gouvernement, l’Etat ne fut suiet a étre ébranlé et dé-
truit presque des sa naissance; car il en est de la liberté comme de
ces aliments solides et succulents, ou de ces vins généreux, propres
a nourrir et fortiiier les tempéraments robustes qui en ont l’habitude,
mais qui accablent, ruinent et enivrent les faibles et délicats qui
n’y sont point faits. Les peuples, une fois accoutumés a des maitres,
ne sont plus en état de s’en passer. S’ils tentent de secouer le joug,
ils s’éloignent d’autant plus de la liberté que, prenant pour elle une
_ licence eiirénée qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent
presque toujours a des séducteurs qui ne font qu’aggraver leurs
chaines. Le peuple romain lui-méme, ce modéle des peuples libres,
ne fut point en état de se gouverner en sortant de l’oppression des
Tarquins. Avili par l’esclavage et les travaux ignominieux qu’ils lui
avaient imposés, ce n’était d’abord qu’une stupide populace qu’il
fallait ménager et gouverner avec la plus grande sagesse, afin que,
� APPENDICE 1V. 343
s’accoutumant a respirer peu a peu a l’air salutaire de la liberté, ces
iimes énervées, ou plutot abruties sous la tyrannie, acquissent, par
degré, cette sévérité de moeurs et cette fierté de courage qui en firent
enfin le plus respectable de tous les peuples. J ’aurais donc cherché,
pour ma patrie, une heureuse et tranquille république, dont l’an—
cienneté se perdit dans la nuit des temps, qui ¤’€f1I éprouvé que des
atteintes propres a manifester et aflermir dans ses habitants le cou-
rage et l’amour de la patrie, et ou les citoyens, accoutumés de longue
main a une sage indépendance, fussent non seulement libres, mais
dignes de l’étre.
. J ’aurais voulu me choisir une patrie détournée, par une heureuse
nmpuissance, du féroce amour des conquétes, et garantie, par une po-
sition encore plus heureuse, de la crainte de devenir elle-méme la con-
quéte d’un autre Etat; une ville libre, placée entre plusieurs peuples
dont aucun n’e0t intérét a l’envahir, et dont chacun eut intérét a
empécher les autres de 1’envahir eux-memes; une république, en un
mot, qui ne tentat point l’ambition de ses voisins, et qui put raison-
nablement compter sur leur secours au besoin. Il s’ensuit que, dans
une position si heureuse, elle n’aurait eu rien a craindrc que d’elle-
méme, et que si ses citoyens s’étaient exercés aux armes, c’e1'lt été
plutot pour entretenir chez eux cette ardeur guerriére et cette fierté
de courage qui sied si bien a la liberté, et qui en nourrit le gout,
que par la nécessité de pourvoir a leur propre défense.
J’aurais cherché un pays ou le droit de législation ffnt commun a
tous les citoyens; car, qui peut mieux savoir qu’eux sous quelles
conditions il leur convient de vivre ensemble dans une méme société? .
Mais je n’aurais pas approuvé des plébiscites semblables a ceux des
Romains, ou les chefs de l’Etat et les plus intéressés a sa conserva-
tion étaient exclus des délibérations dont souvent dépendait s‘on salut,
et ou, par une absurde inconséquence, les magistrats étaient privés
des droits dont jouissaient les simples citoyens.
Au contraire, j’aurais désiré que pour arréter les projets intéressés
et mal concus, et les innovations dangereuses qui perdirent eniin les
Athéniens, chacun n’eGt pas le pouvoir de proposer de nouvelles
lois a sa fantaisie; que ce droit appartint aux seuls magistrats; qu’i1s
en usassent méme avec tant de circonspection, que le peuple, de son “
coté, fut si réservé a donner son consentement a ces lois, et que la
promulgation ne put s’en faire qu’avec tant de solennité, qu’avant
que la constitution ffit ébranlée, on eut eu le temps de se convaincre l
que c’est surtout la grande antiquité des lois qui les rend saintes et 2
vénérables; que le peuple méprise bientot celles qu’il voit changer i
tous les iours, et qu’en s’accoutumant a négliger les anciens usages, l
sous prétexte de faire mieux, on introduit souvent de grands maux
pour en corriger de moindres. i
J’aurais fui surtout, comme nécessairement mal gouvernée, une
I
l
� 344 DU CONTRAT SOCIAL.
république ou le peuple, croyant pouvoir se passer de ses magistrats
ou ne leur laisser qu’une autorite précaire, aurait imprudemment
garde l’administration des aiiaires civiles et l’execution de ses propres
lois : telle dut etre la grossiere constitution des premiers g0uverne· `
ments sortant immediatement de l’état de nature, et tel fut encore I
un des vices qui perdirent la république d’Athenes. I
Mais j’aurais choisi celle ou les particuliers, se contentant de
donner la sanction aux lois, et de décider en corps et sur le rapport
des chefs les plus importantes aifaires publiques, établiraient des
tribunaux respectes, en distingueraient avec soin les divers départe-
ments, éliraient d’année en année les plus capables et les plus inte-
gres de leurs concitoyens pour administrer la justice et gouverner
l’Etat, et ou la vertu des magistrats portant ainsi temoignage de la
sagesse du peuple, les uns et les autres s’honoreraient mutuellemem.
De sorte que si jamais de funestes malheurs venaient A troubler la
concorde publique, ces temps meme d’aveuglement et d’erreurs fus-
sent marqués par des temoignages de moderation, d’estime reci-
proque, et d’un commun respect pour les lois; présages et garants
d’une reconciliation sincere et perpétuelle.
Tels sont, magnifiques, tres honores et souverains seigneurs, les
avantages que j’aurais recherchés dans la patrie que ie me serais
choisie. Que si la Providence y avait ajoute de plus une situation
charmante, un climat tempéré, un pays fertile et l’aspect le plus dé-
iicieux qui soit sous le ciel, je n’aurais desire, pour combler mon
bonheur, que de iouir de tous ces biens dans le sein de cette heu-
. reuse patrie, vivan_t paisiblement dans. une douce societe avec mes
concitoyens, exercant avec eux, et a leur exemple, l`humanite, l’a·
mitie et toutes les vertus, et laissant apres moi l’honorable mémoire q
d’un homme de bien et d’un honnete et vertueux patriote.
Si, moins heureux ou trop sage, je m’etais vu réduit a iinir en
· d’autres climats une infirme et languissante carriere, regrettant inu-
tilement le repos et la paix dont une jeunesse imprudente m’aurait
' privé, j’aurais du moins nourri dans mon eme ces memes sentiments
dont je n’aurais pu faire usage dans mon pays; et, pénétre d’une all
fection tendre et désintéressee pour mes concitoyens eloignés, je
leur aurais adresse du fond de·mon cmur a peu pres le discours
suivant : E
Mes chers concitoyens, ou plutot mes freres, puisque les liens du
sang ainsi que les lois nous unissent presque tous, il m’est doux de
· ne pouvoir penser a vous sans penser en meme temps at tous les biens
dont vous jouissez, et dont nul de vous peut—etre ne sent mieux le
prix que moi, qui les ai perdus. Plus je reflechis sur votre situation
politique et civile, et moins je puis imaginer que la nature des choses
humaines puisse en comporter une meilleure. Dans tous les autres
gouvernements, quand il est question d’assurer le plus grand bien
4
l
l
I
. i.. ....*.2u
� APPENDIUE 1V. 345
de l’Etat, tont se borne touiours A des projets en idées, et tout au
plus A de simples possibilités : pour vous, votre bonheur est tout
fait, il ne faut qu’en jouir, et vous n’avez plus besoin, pour devenir
parfaitement heureux, que de savoit vous contenter de l’étre. Votre
souveraineté, acquise ou renouvelée A la pointe de l’épée, et conser-
vée durant deux siecles A force de valeur et de sagesse, est enfin
pleinement et universellement reconnue. Des traités honorables
fixent vos limites, assurent vos droits et affermissent votre repos.
Votre constitution est excellente, dictée par la plus sublime raison,
et garantie par des puissances amies et respectables; votre Etat est
tranquille; vous n’avez ni guerres ni conquérants A craindre; vous
n’avez point d’autres maitres que de sages lois que vous avez faites,
administrées par des magistrats integres qui sont de votre choix;
vous n‘étes ni assez riches pour vous énerver par la mollesse et
perdre dans de vaines délices le gout du vrai bonheur et des solides
vertus, ni assez pauvres pour avoir besoin de plus de secours étran-
gers que ne vous en procure votre industrie; et cette liberté précieuse,
qu’on ne maintient chez les grandes nations qu’avec des impots
exorbitants, ne vous coute presque rien A conserver.
Puisse durer toujours, pour le bonheur de ses citoyens et l’exem-
ple des peuples, une république si sagement et si heureusement
constituée! VoilA le seul vmu qui vous reste A faire, et le seul soin
qui vous reste A prendre. C’est A vous seuls désormais, non A faire
votre bonheur, vos ancetres vous en ont évité la peine, mais A le
rendre durable par la sagesse d’en bien user. C’est de votre union
perpétuelle, de votre obéissance aux lois, de votre respect pour leurs I
ministres, que dépend votre conservation. S’il reste parmi vous le 1
moindre reste d‘aigreur ou de méfiance, hAtez-vous de le détruire I
comme un levain funeste d’ou résulteraient tot ou tard vos malheurs I
et la ruine de l’Etat. Je vous conjure de rentrer tous au fond de votre ,
coeur, et de consulter la voix secrete de votre conscience. Quelqu’un
parmi vous connait-il dans l’univers un corps plus integre, plus
éclairé, plus respectable que celui de votre magistrature? Tous ses
membres ne vous donnent-ils pas l’exemple de la modération, de la I
simplicité de moeurs, du respect pour les lois, et de la plus sincere I
réconciliation? Rendez donc sans réserve A de si sages chefs cette _
salutaire confiance que la raison doit A la vertu; songez qu’ils sont
de votre choix, qu’ils le justifient, et que les honneurs dus A ceux I
que vous avez constitués en dignité retombent nécessairement sur ;
vous-memes. Nul de vous n’est assez peu éclairé pour ignorer qu’ou
cesse la vigueur des lois et l’autorité de leurs défenseurs, il ne peut
y avoir ni sureté, ni liberté pour personne. De quoi s’agit-il donc
entre vous, que de faire de bon cmur et avec une juste confiance ce
que vous seriez toujours obligés de faire par un véritable intérét, par
devoir ou par raison? Qu‘une coupable et funeste indiflérence pour
� 346 DU CONTRAT SOCIAL. l
Ie maintien de la constitution ne vous fasse jamais négliger au be- [
soin les sages avis des plus eclaires et des plus zeles d’entre vous, 2
mais que l’équité, la moderation, Ia plus respectueuse fermeté, con-
tinuent de régler toutes vos démarches, et de montrer en vous, a tout
l’univers, l’exemple d’un peuple fier et modeste, aussi jaloux de sa
gloire que de sa liberté. Gardez·vous surtout, et ce sera mon dernier
conseil, d’écouter iamais des interpretations sinistres et des discours
envenimés, dont les motifs secrets sont souvent plus dangereux que
les actions qui en sont l’objet. Toute une maison s’éveille et se tient
en alarmes aux premiers cris d’un bon et fidele gardien qui n’aboie
jamais qu’a l’approche des voleurs, mais on hait l’importunité de ces
animaux bruyants qui troublent sans cesse le repos public, et dont
les avertissements continuels et déplacés ne se font pas meme
écouter au moment qu’ils sont nécessaires...
pnérnca
La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances hu-
maines me parait étre celle de l’homme; et i’ose dire que la seule l
inscription du temple de Delphes contenait un précepte plus impor-
tant et plus difficile que tous les gros livres des moralistes. Aussi je
regarde le sujet de ce discours comme une des questions les plus
intéressantes que la philosophie puisse proposer, et, malheureuse-
ment pour nous, comme une des plus épineuses que les philosophes
puissent resoudre zcar comment connaitre la source de l’inegalité
parmi les hommes, si l’on ne commence par les connaitre eux-memes?
et comment l’homme viendra-t-il a bout de se voir tel que l’a forme
la nature, a travers tous les changements que la succession des
temps et des choses a du produire dans sa constitution originelle, et
de déméler ce qu’il tient de son propre fonds d’avec ce que les cir-
constances et ses progres ont ajoute ou change a son état primitif ?
Semblable a la statue de Glaucus, que le temps, la mer et les orages
avaient tellement défigurée qu’elle ressemblait moins a un dieu qu’a
une bete feroce, l’&me humaine, altérée au sein de la sociéte par
mille causes sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude
de connaissances et d’erreurs, par les changements arrives a la con-
stitution des corps, et par le choc continuel des passions, a pour
ainsi dire change d’apparence au point d’étre presque méconnais-
sable; et l’on n’y retrouve plus, au lieu de cette celeste et maiestueuse
simplicité dont son auteur l’avait empreinte, que le difforme con-
traste de la passion qui croit raisonner, et de l’entendement en délire.
Ce qu’il y a de plus cruel encore, c’est que tous les progres de
l’espece humaine l’éloignant sans cesse de son état primitif, plus
nous accumulons de nouvelles connaissances, et plus nous nous
otons les moyens d’acquérir la plus importante de toutes, et que
� APPENDICE IV. 347
c’est en un sens a force d’etudier l’homme que nous nous sommes
mis hors d’état de le connaitre.
Il est aise de voir que c’est dans ces changements successifs de
la constitution humaine qu’il faut chercher la premiere origine des
differences qui distinguent les hommes; lesquels, d’un commun
aveu, sont naturellement aussi égaux entre eux que l’etaient les ani-
maux de chaque espece avant que diverses causes eussent introduit
dans quelques-unes les variétes que nous y remarquons. En effet, il
n’est pas concevable que ces premiers changements, par quelque
moyen qu’ils soient arrives, aient altére tout it la fois et de la meme
maniere tous les individus de l’espece; mais les uns s’étant perfection-
nes ou détériores, et ayant acquis diverses qualités, bonnes ou mau-
vaises,qui n’étaient point inhérentes e leur nature,les autres resterent
plus longtemps dans leur etat originel : et telle fut parmi les hommes
la premiere source de l’inegalite qu’il est plus aisé de démontrer ainsi
en general, que d’en assigner avec precision les véritables causes.
Que mes lecteurs ne s’imaginent donc pas que j’ose me Hatter
d’avoir vu ce qui me parait si difficile it voir. J ’ai commence quelques
raisonnements, j’ai hasarde quelques conjectures, moins dans l’espoir
de resoudre la question, que dans l’intention de l’éclaircir et de la
reduire e son veritable etat. D’autres pourront aisement aller plus
loin dans la meme route, sans qu’il soit facile e personne d’arriver
au terme; car ce n‘est pas une legere entreprise de démeler ce qu’il
y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, et
de bien connaitre un état qui n’existe plus, qui n’a peut-etre point
existe, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant
necessaire d’avoir des notions justes, pour bien juger de notre etat
present. Il faudrait meme plus de philosophie qu’on ne pense a celui
qui entreprendrait de déterminer exactement les precautions a pren-
dre pour faire sur ce sujet de solides observations; et une bonne so-
lution du probleme suivant ne me paraitrait pas indigne des Aristotes
et des Plines de notre siecle : Quelles experiences seraient necessaires
pour parvenir d connaitre l'homme naturel, et quels sont les moyens
de jaire ces experiences au sein de la société (t) ? Loin d’entreprendre
de resoudre ce probleme, je crois en avoir assez médité le sujet pour
(1) Burrow, Histoire naturelle (Variétés dans Pespece humaine). — L‘homme sau-
vage est de tous les animaux le plus singulier, le moins connu, et le plus difiicile 5
decrire, mais nous distinguons si peu ce que ta nature seule nous a donné de ce que _
l’education, l`imitation, l‘art ct l‘exemple nous ont communique, ou nous les confondons
si bien qu’il ne serait pas étonnant que nous nous meconnussions totalement au portrait
d’un sauvage, s‘il nous etait présente avec les vraies couleurs et les seuls traits naturels
qui doivent en faire le caractere.
Un sauvage absolument sauvage... serait un spectacle curieux pour un philosopbe.
ll pourrait, en observant son sauvage, evatuer au iuste la force des appetite de la nature,
il y verrait Fame a decouvert, il en distinguerait tous les mouvements naturels et peut-
étre y reconnaitrait-il plus de douceur, de tranquillite et de calme que dans la sienne;
peut-etre verrait-il clairement que la vertu appartient a l'homme sauvage plus qu‘A _
l'homme civilisé et que le vice n’a pris naissance que dans la sociéte.
- i
� 348 DU CONTRAT SOCIAL.
oser répondre d’avance que les plus grands philosophes ne seront
pas trop bons pour diriger ces experiences, ni les plus puissants sou-
verains pour les faire; concours auquel il n’est guére raisonnable de
s’attendre, surtout avec la persévérance, ou plut6t la succession de
lumiéres et de bonnes volontés nécessaires de part et d’autre pour
arriver au succes.
Ces recherches si difficiles a faire, et auxquelles on a si peu songé
jusqu’ici, sont pourtant les seuls moyens qui nous restent de lever
une multitude de difficultés qui nous dérobent la connaissance des
fondements réels de la société humaine. C’est cette ignorance de la
nature de l’homme qui jette tant d’incertitude et d’obscurité sur la
_ véritable définition du droit naturel : it car l’idée du droit, dit M. Bur-
lamaqui, et plus encore celle du droit naturel, sont manifestemeut
des idées relatives a la nature de l’homme. C’est donc de cette nature
méme de l’homme, continue—t·il, de sa constitution et de son état,
qu’il faut déduire les principes de cette science. »
Ce n’est point sans surprise ei sans scandale qu’on remarque le
peu d’accord qui régne sur cette importante matiére entre les divers
auteurs qui en ont traité. Parmi les plus graves écrivains, a peine en
trouve-t·on deux qui soient du méme avis sur ce point. Sans parler
des anciens philosophes, qui semblent avoir pris at tache de se con-
tredire entre eux sur les principes les plus fondamentaux, les juris-
consultes romains assujettissent indifléremment l’homme et tous les
autres animaux a la méme loi naturelle, parce qu’ils considerent plu-
tot sous ce nom la loi que la nature s’impose a elle-méme, que celle
qu’elle prescrit, ou plutot a cause de l’acception particuliére selon
laquelle ces jurisconsultes entendent ce mot de loi, qu’ils semblent
n’avoir pris en cette occasion que pour l’expression des rapports gé-
néraux établis par la nature entre tous les étres animés pour leur
commune conservation. Les modernes, ne reconnaissant, sous le
nom de loi, qu’une régle prescrite a un étre moral, c’est-a·dire intelli-
gent, libre, et considéré dans ses rapports avec d’autres étres, bor-
nent conséquemment au seul animal doué de raison, c‘est-a-dire A
1’homme, la compétence de la loi naturelle; mais, délinissant cette
loi chacun a sa mode, ils l’établissent tous sur des principes si
métaphysiques, qu’il y a, méme parmi nous, bien peu de gens en
état de comprendre ces principes, loin de pouvoir les trouver d’eux-
mémes. De sorte que toutes les définitions de ces savants hommes,
d’ai11eurs en perpétuelle contradiction entre elles, s’accordent seu-
lement en ceci, qu’il est impossible d’entendre la loi de la nature, et,
par conséquent, d’y obéir, sans étre un tres grand raisonneur et un
profond métaphysicien : ce qui signifie précisément que les hommes
ont du employer pour l‘établissement de la société les lumiéres qui
ne se développent qu’avec beaucoup de peine, et pour fort peu de
gens, dans le sein de la société méme.
� APPENDICE IV. 349
Connaissant si peu la nature, et s’accordant si mal sur le sens du
mot loi, il serait bien diflicile de convenir d’une bonne definition de
la loi naturelle. Aussi toutes celles qu’on trouve dans les livres, outre
le défaut de n’étre point uniformes, ont-elles encore celui d’étre ti-
rées de plusieurs connaissances que les hommes n’ont point nature]-
lement, et des avantages dont ils ne peuvent concevoir l’idée qu’apres
étre sortis de 1’etat de nature. On commence par rechercher les regles
dont, pour l’utilité commune, il serait a propos que les hommes
convinssent entre eux; et puis on donne le nom de loi naturelle a la
collection de ces regles, sans autre preuve que le bien qu’on trouve
qui résulterait de leur pratique universelle. Voila assurément une
maniere tres commode de composer des definitions, et d’expliquer la
nature des choses par des convenances arbitraires.
Mais tant que nous ne connaitrons point l’homme naturel, c’est
en vain que nous voudrons déterminer la loi qu’il a recue ou celle qui
convient le mieux a sa constitution. Tout ce que nous pouvons voir
tres clairement au sujet de cette loi, c’est que non seulement, pour
qu’elle soit loi, il faut que la volonte de celui qu’elle oblige puisse
s’y soumettre avec connaissance, mais qu’il faut encore, pour qu’elle
soit naturelle, qu’elle parle `immédiatement par la voix de la nature.
Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent
qu’a voir les hommes tels qu’ils sont faits, et méditant sur les pre-
mieres et plus simples operations de l’ame humaine, j’y crois aper-
cevoir deux principes antérieurs a la raison, dont l’un nous interesse
ardemment a notre bien-etre et a la conservation de nous-memes,
et l’autre nous inspire une répugnance naturelle a voir périr ou souf-
frir tout etre sensible, et principalement nos semblables. [C’est du
concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire
de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui
de la sociabilité, que me paraissent decouler toutes les regles du {
droit naturel : regles que la raison est ensuite forcee de rétablir sur ,
d’autres fondements, quand, par ses développements successifs, elle
est venue a bout d’étouH`er la nature.
De cette maniere, on n’est point obligé de faire de l’homme un i
philosophe avant que d’en faire un homme; ses devoirs envers autrui f
ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives legons de la sa-
gesse; et tant qu’il ne résistera point a l’impulsion intérieure de la
commiseration, il ne fera jamais de mal a un autre homme, ni meme
e aucun etre sensible, excepté dans le cas légitime ou, sa conserva-
tion se trouvant intéressee, il est obligé de se donner la préférence e I
lui-meme. Par ce moyen, on termine aussi les anciennes disputes
sur la participation des animaux a la loi naturelle : car il est clair
que, dépourvus de lumiere, de 1iberté,ils ne peuvent reconnaitre 2
cette loi; mais, tenant en quelque chose a notre nature par la sensi- l
bilité dont ils sont doués, on jugera qu’ils doivent aussi participer ,
1
� H
35o DU CONTRAT SOCIAL. , au droit naturél, et que l’homme est assujetti envers eux a quelque espéce de devoirs. Il semble en effet que si ie suis obligé de ne faire aucun mal a mon semblable, c’est moins parce qu’il est un étre rai- sonnable qu’un étre sensible, qualité qui, étant commune a la béte et a l’homme, doit au moins donner A l’une le droit de n’étre point maltraitée inutilement par l’autre. Cette méme étude de l’homme originel, de ses vrais besoins, et des principes fondamentaux de ses devoirs, est encore le seul bon moyen qu’on puisse employer pour lever ces foules de difficultés qui se présentent sur l’origine de l’inégalité morale, sur les vrais i fondements du corps politique, sur les droits réciproques de ses ¤ membres, et sur mille autres questions semblables, aussi importantes . que mal éclaircies. En considérant la société humaine d°un regard tranquille et dés· intéressé, elle ne semble montrer d’abord que la violence des hom-_ ‘ mes puissants et l’oppression des faibles : l’esprit se révolte contre la dureté des uns, on est porté in déplorer Paveuglement des autres; et comme rien n’est moins stable parmi les hommes que ces rela- tions extérieures que le hasard produit plus souvent que la sagesse, et que l’on appelle faiblesse ou puissance, richesse ou pauvreté, les établissements humains paraissent, au premier coup d’¤:il, fondés sur des monceaux de sable mouvant : ce n’est qu’en les examinant de pres, ce n’est qu’aprés avoir écarté la poussiére et le sable qui en- vironnent l’édifice, qu’on apercoit la base inébranlable sur laquelle il est élevé, et qu’on apprend a en respecter les fondements. Or, sans l’étude sérieuse de l’homme, de ses facultés naturelles et de leurs développements successifs, on ne viendra jamais a bout de faire ces distinctions et de séparer, dans l’actuelle constitution des choses, ce qu’a fait la volonté divine d’avec ce que l’art humain a prétendu faire. Les recherches politiques et morales auxquelles donne lieu l’impor- tante question que j’examine sont donc utiles de toutes manieres, et l’histoire hypothétique des gouvernements est pour l’homme une lecon instructive a tous les égards. En considérant ce que nous se- rions devenus, abandonné a nous-mémes, nous devons apprendre it bénir celui dont la main bienfaisante, corrigeant nos institutions et leur donnant une assiette inébranlable, a prévenu les désordres qui devaient en résulter, et fait naitre notre bonheur des moyens qui _ semblaient devoir combler notre misére. niscouns sun t.’on1c11~u·:_ ET Les rounsmmrrs nz L’INéGALITIi2 mtnm Las t~1omu.¤:s(1) C’est de l’homme que j’ai at parler; et la question que j’examine m’apprend que je vais parler a des hommes; car on n’en propose (1) Voici dans quels termes était concue la question proposée par l‘Académie dc
� APPEND ICE IV. 35r
point de semblables, quand on craint d’honorer la vérité. Je défen-
drai donc avec coniiance la cause de l’humanité devant les sages qui
m’y invitent, et je ne serai pas mécontent de moi-méme si je me rends
digne de mon sujet et de mes juges.
Je concois dans l’espéce humaine deux sortes d’inégalités : 1’une,
que j’appel1e naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la
nature, et qui consiste dans la diH`érencc des ages, de la santé, des
forces du corps et des qualités de l’esprit ou de l’ame; l’autre, qu’on
peut appeler inégalité morale ou politique, parce qu’elle dépend d’une
sorte de convention, et qu’elle est établie ou du moins autorisée par
le consentement des hommes. Celle-ci consiste dens les diilérents
privileges dont quelques-uns jouissent au préjudice des autres,comme
d’étre plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou méme de
s’en faire obéir.
On ne peut pas demander quelle est la source de l’inéga1ité natu-
relle, parce que la réponse se trouverait énoncée dans la simple défi-
nition du mot. On peut encore moins chercher s’il n’y aurait point
quelque liaison essentielle entre les deux inégalités; car ce serait
demander, en d’autres termes, si ceux qui commandent valent néces-
sairement mieux que ceux qui obéissent, et si la force du corps ou
de l’esprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans les mémes
individus en proportion de la puissance ou de la richesse: question
bonne peut-étre a agiter entre des esclaves cntendus de leurs maitres,
mais qui ne convient pas a des hommes raisonnables et libres qui
cherchent la vérité.
De quoi s’agit·il donc précisément dans ce Discours? De marquer
dans le progrés des choses le moment ou le droit succédant a la vio-
lence, la nature fut soumise a la loi; d’exp1iquer par quel enchaine·
ment de prodiges le fort put se résoudre a servir le faible, et le peuple
a acheter un repos en idée au prix d’une félicité réelle.
Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont
tous senti la nécessité de remonter jusqu’a l’état de nature, mais au-
cun d’eux n’y est arrivé. Les uns n’ont point balancé a supposer a .
l’homme, dans cet état, la notion du juste et de l’injuste, sans se
soucier de montrer qu’il dat avoir cette notion, ni méme qu’elle lui
fat utile. D‘autres ont parlé du droit naturel que chacun a de conser-
ver ce qui lui appartient, sans expliquer ce qu’ils entendaient par
appartenir. D’autres, donnant d’abord au plus fort l’autorité du plus
faible, ont aussitét fait naitre le gouvernement, sans songer au temps
qui dut s’écouler avant que le sens des mots d’autorité et de gouver-
nement put exister parmi les hommes. Enfin tous, parlant sans cesse
de besoin, d’avidité, d’oppression, de désir et d’orgueil, ont trans-
Dijon : Quelle est Forigine de l’inégal£te' parmi les hommes et si elle est autorisée par
Ia loi naturelle? Le Discours de Rousseau n’obtint pas le prix: ll fut décerné a cclui
de M. l‘abbé Talbert (publié en 1754, in·8• de 35 pages).
vn
L 1
� porté a l’état de nature des idées qu’ils avaient prises dans la société:
ils parlaient de l’homme sauvage, et ils peignaient l’homme civil. Il
n’est pas même venu dans l’esprit de la plupart des nôtres de douter
que l’état de nature eut existé, tandis qu`il est évident, par la lecture
des livres sacrés, que le premier homme, ayant regu immédiatement
de Dieu des lumières et des préceptes, n’était point lui—même dans
cet état, et qu’en ajoutant aux écrits de Moise la foi `que leur doit
tout philosophe chrétien, il faut nier que, même avant le déluge, les
hommes se soient jamais trouvés dans le pur état de nature, a moins
qu’ils n’y soient retombés par quelque événement extraordinaire:
paradoxe fort embarrassant a défendre, et tout a fait impossible a
prouver.
Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point a la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres a éclaircir la nature des choses, qu’à en montrer la vé- ritable origine, et semblables a ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. La religion nous ordonne de croire que Dieu lui-même ayant tiré les hommes de l’état de nature immédiatement après la création, ils sont inégaux parce qu'il a voulu qu’ils le fussent; mais il ne nous défend pas de former des conjectures tirées de la seule nature de l’homme et des êtres qui l’environnent, sur ce qu’aurait pu devenir le genre humain s’i1 fût resté abandonné a lui-même. Voila ce qu’on me demande, et ce que je me propose d’examiner dans ce Discours. Mon sujet intéressant 1’homme en général, je tacherai de prendre un langage qui convienne a toutes les nations; ou plutôt, oubliant les temps ou les lieux pour ne songer qu’aux hommes a qui je parle, je me supposerai dans le lycée d’Athénes, répétant les leçons de mes maitres, ayant les Platon et les Xénocrate pour juges, et le genre humain pour auditeur.
O homme! de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes opinions, écoute: voici ton histoire, telle que j’ai cru la lire, non dans les livres de tes semblables, qui sont menteurs, mais dans la nature qui ne ment jamais. Tout ce qui sera d’elle sera vrai ; il n’y aura de faux que ce que j’y aurai mêlé du mien sans le vouloir. Les temps dont je vais parler sont bien éloignés: combien tu as changé de ce que tu étais ! C’est, pour ainsi dire, la vie de ton espèce que je te vais décrire d’après les qualités que tu as reçues, que ton éducation et tes habitudes ont pu dépraver, mais qu’elles n’ont pu détruire. Il y a, je le sens, un age auquel l’homme individuel pourrait s’arrêter: tu chercheras Page auquel tu désirerais que ton espèce se fût arrêtée. Mécontent de ton état présent par des raisons qui annoncent a ta postérité malheureuse de plus grands mécontentements encore, peut-être voudrais·tu pouvoir rétrograder ; et ce sentiment doit APPENDICE IV. 353 faire l’éloge de tes premiers aieux, la critique de tes contemporains, et l’efl`roi de ceux qui auront le malheu°r de vivre avec toi... De la culture des terres s’ensuivit nécessairement leur partage, et, de la propriété une fois reconnue, les premieres regles de justice: car, pour rendre a chacun le sien, il faut que chacun puisse avoir quelque chose ; de plus, les hommes commencant a porter leurs vues dans l’avenir, et se voyant tous quelques biens at perdre, il n`y en avait aucun qui n’e1'lt acraindre pour soi la représaille des torts qu’il pouvait faire it autrui. Cette origine est d’autant plus naturelle qu’il est impossible de concevoir 1’idée de la propriété naissante d’ailleurs que de la main-d’0euvre ; car on ne voit pas ce que, pour s’approprier les choses qu’il n’a point faites, l’homme y peut mettre de plus que son travail. C’est le seul travail qui, donnant droit au cultivateur sur le produit de la terre qu’il a labourée, lui en donne par conséquent sur le fonds, au moins jusqu’a la récolte, et ainsi d`année en année; ce qui, faisant une possession continue, se transforme aisément en propriété. Lorsque les `anciens, dit Grotius, ont donné at Cérés l’épi- théte de législatrice, et a une féte célébrée en son honneur le nom de Thesmophorie, ils ont fait entendre par la que le partage des terres a produit une nouvelle sorte de droit, c’est-a·dire le droit de pro- priété, diiférent de celui qui résulte de la loi naturelle. Les choses en cet état eussent pu demeurer égales si les talents eussent été égaux, et que, par exemple, l’emploi du fer et la consoxn- mation des denrées eussent toujours fait une balance exacte: mais la proportion que rien ne maintenait fut bientot rompue; le plus fort faisait plus d’ouvrage ; le plus adroit tirait meilleur parti du sien; le plus ingénieux trouvait des moyens d’abréger le travail; le laboureur avait plus besoin de fer, ou le forgeron avait plus besoin de blé; et en travaillant également, l’un gagnait beaucoup, tandis que l’autre j avait peine a vivre. C’est ainsi que Pinégalité naturelle se déploie in- sensiblement avec celle de combinaison, et que les différences des J _ hommes, développées par celles des circonstances, se rendent plus ` sensibles, plus permanentes dans leurs effets, et commencent a in- ` fluer dans la méme proportion sur le sort des particuliers. Les choses étant parvenues a ce point, il est facile d’imaginer le reste. Je ne m’arréterai pas a décrire l’invention successive des autres arts, le progrés des langues, l’épreuve et l’emploi des talents, Pinégalité des fortunes, 1’usage ou l’abus des richesses, ni tous les détails qui suivent ceux-ci, et que chacun peut aisément suppléer. _ Je me ·bornerai seulement a jeter un coup d’oeil sur le genre humain placé dans ce nouvel ordre de choses. Voila donc toutes nos facultés développées, la mémoire et l’ima· gination en jeu, l’amour-propre intéressé, la raison rendue active, et . l’esprit arrivé presque au terme de la perfection dont il est susceptible. i 23 l ,! .:1 i
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- 354. DU CONTRAT SOCIAL.
1 Voila toutes les qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de chaque homme établis, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de servir et de nuire, mais sur l’esprit, la beauté, la force ou l’adresse, sur le mérite ou les talents; et ces qualités étant les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut, bientot les avoir ou les affecter. Il fallut, pour son avantage, se montrer autre que ce qu’on était en effet. 'Etre et paraitre devinrent deux choses tout a fait différentes; et de cette distinction sortirent le faste impo- sant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortége. D’un autre coté, de libre et indépendant qu’était aupafavant l’homme, le voila, par une multitude de nouveaux besoins, assujetti pour ainsi dire a toute la nature, et surtout a ses semblables, dont il devient l’esclave en un sens, méme en devenant leur maitre: riche, il a be- soin de leurs services; pauvre, il a besoin de leurs secours, et la médiocrité ne le met point en état de se passer d’eux. Il faut donc qu’il cherche sans cesse a les intéresser a son sort, et a leur faire trouver, en effet, ou en apparence, leur profit it travailler pour le sien: ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns, impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d’abuser tous ceux dont il a besoin quand il ne peut s’en faire craindre, et qu’il ne trouve pas son intérét a les servir utilement. Enfin l’ambition dévorante, l’ardeur d’élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au·dessus des autres, inspire a tous les hommes un noir penchant a se nuire mutuellement, une jalousie secrete, d’au- tant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sfxreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance ; en un mot, concurrence et rivalité d’une part, de l’autre oppositions d’intéréts, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d’autrui: tous ces maux sont le premier effet de la propriété, et le cortége inseparable de l’i- négalité naissante. v Avant qu’on cut inventé les signes représentatifs des richesses, ' elles ne pouvaient guére consister qu’en terres et en bestiaux, les pl seuls biens réels que les hommes pussent posséder. Or, quand les ll héritages se furent accrus en nombre et en étendue au point de cou- , vrir le sol entier et de se toucher tous, les uns ne purent plus s’agran- , dir qu’aux dépens des autres, et les surnuméraires que la faiblesse ou ` l’indolence avaient empéchés d’en acquérir a leur tour, devenus pauvres sans avoir rien perdu, parce que, tout changeant autour I d’eux, eux seuls n’avaient point changé, furentobligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches; et de la commence- rent a naitre, selon les divers caracteres des uns et des autres, la domination et la servitude, ou la violence et les rapines. Les riches, de leur coté, connurent a peine le plaisir de dominer, qu’ils dédai· gnérent bientot tous les autres; et, se servant de leurs anciens es- claves pour en soumettre de nouveaux, ils ne songerent qu’a subju- l l l I
� APPENDICE IV. 355
guer et asservir leurs voisins: semblables a ces loups affamés qui,
ayant une fois goiité de la chair humaine, rebutent toute autre
nourriture, et ne veulent plus que dévorer des hommes.
C’est ainsi que, les plus puissants ou les plus misérables, se fai-
sant de leurs forces ou de leurs besoins une sorte de droit au bien
d’autrui, équivalant, selon eux, a celui de propriété, l’égalité rompue
fut suivie du plus affreux désordre; c’est ainsi que les usurpations
des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de
tous, étouifant la pitié naturelle et la voix encore faible de la justice,
rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. Il s’élevait
entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit
perpétuel qui ne se terminait que par des combats et des meurtres (xy).
La société naissante fit place au plus horrible état de guerre: le
genre humain, avili et désolé, ne pouvant plus retourner sur ses pas,
ni renoncer aux acquisitions malheureuses qu’il avait faites, et ne
travaillant qu’a sa honte, par l’abus des facultés qui l’honorent, se
mit 1ui·méme a la veille de sa mine.
Attonilus novitate mali, divesque, miserque.
Effugerc optat opes, et guar mojo voverat odit(1).
Il n’est pas possible que les hommes n’aient fait enfin des ré-
flexions sur une situation aussi misérable et sur les calamités dont
ils étaient accablés. Les riches surtout durent bientot sentir combien
leur était désavantageuse une guerre perpétuelle, dont ils faisaient
seuls tous les frais, et dans laquelle le risque de la vie était commun,
et celui des biens particulier. D’ailleurs, quelque couleur qu’ils pus-
sent donner a leurs usurpations, ils sentaient assez qu’elles n’étaient
établies que sur un droit précaire et abusif, et que, n’ayant été ac-
quises que par la force, la force pouvait les leur oter sans qu’ils
eussent raison de s’en plaindre. Ceux mémes que la seule industrie
avait enrichis ne pouvaient guére fonder leurs propriétés sur de
meilleurs titres. Ils avaient beau dire: C’est moi qui ai bati ce mur;
j’ai gagné ce terrain par mon travail. Qui vous a donné les aligne-
ments, leur pouvait-on répondre; et en vertu de quoi prétendez—vous
étre payés a nos dépens d’un travail que nous ne vous avons point
imposé? Ignorez-vous qu’une multitude de vos fréres périt ou souffre
du besoin de ce que vous avez de trop, et qu’il vous fallait un con-
sentement expres ou unanime du genre humain pour vous appro-
prier sur la subsistance commune tout ce qui allait au dela de la
votre? Destitué de raisons valables pour se iustifier et de forces suf-
fisantes pour se défendre; écrasant facilement un particulier, mais
écrasé lui-méme par des troupes de bandits; seul contre tous, et ne
pouvant, a cause des jalousies mutuelles, s’unir avec ses égaux contre
_ (1) Ovmz, Metam., lib- XI, v. IZ7; cité par Montaigne, liv. Il, chap. zu.
� des ennemis unis par l’espoir commun du pillage, le riche, pressé par
la nécessité, conçut enfin le projet le plus réfléchi qui soit jamais
entré dans l’esprit humain ; ce fut d’employer en sa faveur les forces
mêmes de ceux qui l’attaquaient, de faire ses défenseurs de ses adversaires,
de leur inspirer d’autres maximes, et de leur donner d’autres
institutions qui lui fussent aussi favorables que le droit naturel
lui était contraire.
Dans cette vue, après avoir exposé à ses voisins l’horreur d’une situation qui les armait tous les uns contre les autres, qui leur rendait leurs possessions aussi onéreuses que leurs besoins, et où nul ne trouvait sa sûreté ni dans la pauvreté ni dans la richesse, il inventa aisément des raisons spécieuses pour les amener à son but. « Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l’oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient : instituons des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent acception de personnes, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune, en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l’association, repousse les ennemis communs, et nous maintienne dans une concorde éternelle. »
Il en fallut beaucoup moins que l’équivalent de ce discours pour entraîner des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d’ailleurs avaient trop d’affaires à démêler entre eux pour pouvoir se passer d’arbitres, et trop d’avarice et d’ambition pour pouvoir longtemps se passer de maîtres. Tous coururent au-devant de leurs fers, croyant assurer leur liberté : car avec assez de raison pour sentir les avantages d’un établissement politique, ils n’avaient pas assez d’expérience pour en prévoir les dangers : les plus capables de pressentir les abus étaient précisément ceux qui comptaient d’en profiter ; et les sages mêmes virent qu’il fallait se résoudre à sacrifier une partie de leur liberté à la conservation de l’autre, comme un blessé se fait couper le bras pour sauver le reste du corps.
Telle fut ou dut être l’origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent une loi irrévocable, et, pour le profit de quelques ambitieux, assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. On voit aisément comment l’établissement d’une seule société rendit indispensable celui de toutes les autres, et comment, pour faire tête à des forces unies, il fallut s’unir à son tour. Les sociétés, se multipliant ou s’étendant rapidement, couvrirent bientôt toute la surface de la terre ; APPENDICE IV. 357 et il ne fut plus bient6t possible de trouver un seul coin dans l’uni- vers ou 1’on put s’aH`ranchir du joug, et soustraire sa téte au glaive souvent mal conduit que chaque homme vit perpétuellement sus- pendu sur la sienne, le droit civil étant ainsi devenu la régle com- mune des citoyens, la loi de nature n’eut plus lieu qu’entre les diverses sociétés, ou, sous le nom de droit des gens, elle fut tempérée par quelques conventions tacites pour rendre le commerce possible et suppléer A la commisération naturelle, qui, perdant de société A · société presque toute la force qu’elle avait d’homme A homme, ne résl‘de plus que dans quelques grandes Ames cosmopolites qui fran- chissent les barrieres imaginaires qui séparent les peuples, et qui, A · l’exemple de l"EZtre souverain qui les a créés, embrassent tout le genre humain dans leur bienveillance. Les corps politiques, restant ainsi entre eux dans l’état de nature, se ressentirent bient6t des inconvénients qui avaient forcé les parti- culiers d’en sortir; et cet état devint encore plus funeste entre ces grands corps qu’il ne l_’avait été auparavant entre les individus dont ils étaient composés. De lA sortirent les guerres nationales, les ba- tailles, les meurtres, les représailles, qui font frémir la nature et choquent la raison, et tous ces préjugés horribles qui placent au rang des vertus l’honneur de répandre le sang humain. Les plus hon- nétes gens apprirent A compter parmi leurs devoirs celui d’égorger leurs semblables : on vit enlin les hommes se massacrer par milliers sans savoir pourquoi; et il se commettait plus de meurtres en un seul jour de combat, et plus d’horreurs A la prise d’une seule ville, qu’il ne s’en était commis dans l’état de nature, durant des siécles entiers, sur toute la surface de la terre. Tels sont les premiers effets qu’on entrevoit de la division du genre humain en diiférentes so- ciétés. Revenons A leur institution. Je sais que plusieurs ont donné d’autres origines aux sociétés po- litiques, comme les conquétes du plus puissant, ou l’union des faibles; et le choix entre ces causes est indifférent A ce que je veux établir : cependant celle que je viens d’exposer me paralt la plus naturelle par les raisons suivantes : 1° Que, dans le premier cas, le droit de conquéte n’étant point un droit, n’en a pu fonder aucun autre, le conquérant et les peuples conquis restant toujours entre eux dans l’état de guerre, A moins que la nation, remise en pleine liberté, ne choisisse volontairement son vainqueur pour son chef : jusque-IA, quelques capitulations qu’on ait faites, comme elles n’ont été fondées que sur la violence, et que par conséquent elles sont nulles par le fait méme, il ne peut y avoir, dans cette hypothése, ni véritable société, ni corps politique, ni d’autre loi que celle du plus fort; z° Que ces · mots de fort et de faible sont équivoques dans le second cas; que, dans l’intervalle qui se trouve entre 1’établissement du droit de pro- priété ou de premier occupant et celui des gouvernements politiques, l
� 358 DU CONTRAT SOCIAL.
le sens de ces termes est mieux rendu par ceux de pauvre et de riche,
parce qu’en eH`et un homme n’avait point, avant les lois, d’au·tre
,moyen d’assujettir ses égaux qu’en attaquant leur bien, ou leur fai-
` sant quelque part du sien; 3° Que les pauvres n’ayant rien a perdre
que leur liberte, C’€flt été une grande folie a eux de s’6ter volontai-
rement le seul bien qui leur restait, pour ne rien gagner en échange;
qu’au contraire, les riches etant, pour ainsi dire, sensibles dans
toutes les parties de leurs biens, il était beaucoup plus aise de leur
faire du mal; qu’ils avaient, par consequent, plus de precautions a
prendre pour s’en garantir; et qu’enF1n, il est raisonnable de croire
qu’une chose a été inventee par ceux a qui elle est utile plutét que
par ceux a qui elle fait du tort.
Le gouvernement naissant n’eut point une forme constante et
reguliere. Le défaut de philosophie et d’expérience ne laissait aper-
cevoir que les inconvenient presents, et 1’on ne songeait a remedier
aux autres qu’a mesure qu’ils se presentaient. Malgre tous les tra-
vaux des plus sages legislateurs, 1’etat politique demeura toujours
imparfait, parce qu’i1 était presque l’ouvrage du hasard, et que, mal
commence, le temps, en decouvrant les défauts et suggérant les re-
medes, ne put jamais réparer les vices de constitution : on raccom-
modait sans cesse, au lieu qu’il eut fallu commencer par nettoyer
l’aire et écarter tous les vieux matériaux, comme fit Lycurgue a
Sparte, pour élever ensuite un bon edifice. La société ne consista
d’abord qu’en quelques conventions générales que tous les particu-
liers s’engageaient a observer, et dont la communauté se rendait ga-
rante envers chacun d’eux. Il fallut que l’experience montrat combien
une pareille constitution était faible, et combien il était facile aux
infracteurs d’éviter la conviction ou, le chatiment des fautes dont le
public seul devait étre le témoin et le juge : il fallut que la loi fut
éludee de mille manieres : il fallut que les inconvénients et les des-
ordres se multipliassent continuellement, pour qu’on songeat enfin
-a confier at des particuliers le dangereux depot de l’autorité publique,
et qu’on commit a des magistrats le soin de faire observer les delibe-
rations du peuple; car de dire que les chefs furent choisis avant que l
la confederation fut faite, et que les ministres des lois existerent avant
les lois memes, c’est une supposition qu’il n’est pas permis de com-
battre sérieusement.
Il ne serait pas plus raisonnable de croire que les peuples se sont
d’abord jetés entre les bras d’un maitre absolu, sans conditions et
sans retour, et que le premier moyen de pourvoir a la surete com-
mune qu’aient imagine des hommes fiers et indomptes a ere de se pre-
cipiter dans l’esclavage. En effet, pourquoi se sont·ils donné des L
superieurs, si ce n’est pour les defendre contre l’oppression, et pro-
téger leurs biens, leurs libertés et leurs vies, qui sont, pour ainsi
dire, les elements constitutifs de leur étre? Or, dans les relations
l l e e -—.. ——-—-1
� APPENDICE IV. 359
d’homme A homme, le pis qui puisse arriver A l’un étant de se voir A
la discrétion de l’autre, n’eut-il pas été contre le bon sens de com-
mencer par se dépouiller entre les mains d’un chef des seules choses
pour la conservation desquelles ils avaient besoin de son secours?
Quel équivalent eilt-il pu leur offrir pour la concession d’un si beau
droit? et, s’il eut osé l’exiger sous prétexte de les défendre, n’eut··il
pas aussitot regu la réponse de Papologue : Que nous fera de plus
l’ennemi? Il est donc incontestable, et c’est la maxime fondamentale
de tout le droit politique, que les peuples se sont donné des chefs
pour défendre leur liberté, et non pour les asservir. Si nous avons
un prince, disait Pline A Trajan, c’est a/in qu’il nous préserve d’avoir
un maftre.
Les politiques font sur l’amour de la liberté les mémes sophismes
que les philosophes ont faits sur l’état de la nature : par les choses
qu’ils voient, ils iugent des choses tres différentes qu’ils n’ont pas
vues, et ils attribuent aux hommes un penchant naturel A la servi-
tude, par la patience avec laquelle ceux qu’ils ont sous les yeux sup-
portent la leur; sans songer qu’il eu est de la liberté comme de l’in-
nocence et de la vertu, dont on ne sent le prix qu’autant qu’on en jouit
soi·méme, et dont le gout se perd sitot qu’on les a perdues. • Je con-
nais les délices de ton pays, disait Brasidas A un satrape qui compa-
rait la vie de Sparte A celle de Persépolis; mais tu ne peux connaitre ,
les plaisirs du mien. » l
Comme un coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre
du pied et se débat nmpétueusement A la seule approche du mors,
tandis qu’un cheval dressé souffre patiemment la verge et l’éperon, Q
l’homme barbare he plie point sa téte au joug que l’homme civilisé J
porte sans murmure, et il préfére la plus orageuse liberté A un assu· 1
jettissement tranquille. Ce n’est donc pas par l’avilissement des peu- I
ples asservis qu’il faut juger des dispositions naturelles de l’homme
pour ou contre la servitude, mais par les prodiges qu’ont faits tous les
peuples libres pour se garantir de l’oppression. Je sais que les pre-
miers ne font que vanter sans cesse la paix et le repos dont ils jouis-
sent dans leurs fers, et que miserrimam servitutem pacem appellant;
mais quand jevois les autres sacrifier les plaisirs, le repos, la richesse,
la puissance, et la vie méme, A la conservation de ce seul bien si
dédaigné dc ceux qui l’ont perdu; quand je vois des animaux, nes
libres et abhorrant la captivité, se briser la téte contre les barreaux ‘
de leur prison; quand je vois des multitudes de sauvages tout nus
mépriser les voluptés européennes, et braver la faim, le feu, le fer et
la mort, pour ne conserver que leur indépendance, je sens que ce n’est
pas A des esclaves qu’il appartient de raisonner de liberté.
Quant A l’autorité paternelle, dont plusieurs ont fait dériver le
gouvernement absolu et toute la société, sans recourir aux preuves
contraires de Locke et de Sidney, il suffit de remarquer que rien au q
� 360 DU CONTRAT SOCIAL.
monde n’est plus éloigné de l’esprit féroce du despotisme que la dou-
ceur de cette autorité, qui regarde plus a l’avantage de celui qui
obéit qu’a l’utilité de celui qui commande; que, par la loi de nature
le pére n’est le maitre de l’enfant qu’aussi longtemps que son secours
lui est nécessaire; qu’au dela de ce terme ils deviennent égaux, et
qu’alors le fils, parfaitement indépendant du pere, ne lui doit que du
respect et non de l’obéissance; car la reconnaissance est bien un
devoir qu’il faut rendre, mais non pas un droit qu’on puisse exiger.
Au lieu de dire que la société civile dérive du pouvoir paternel, il
fallait dire au contraire que c’est d’elle que ce pouvoir tire sa princi-
pale force. Un individu ne fut reconnu pour le pere de plusieurs
que quand ils restérent assemblés autour de lui. Les biens du pére,
dont il est véritablement le maitre, sont les liens qui retiennent ses
enfants dans sa dépendance, et il peut ne leur donner part a sa suc-
cession qu’a proportion qu’ils auront bien mérité de lui par une con-
tinuelle déférence a ses volontés. Or, loin que les sujets aient quel-
que faveur semblable a attendre de leur despote. comme ils lui
appartiennent en propre, eux et tout ce qu’ils possédent, ou du moins
. qu’il le prétend ainsi, ils sont réduits a recevoir comme une faveur
ce qu’il leur laisse de leur propre bien : il fait justice quand il les dé-
pouille; il fait grace quand il les laisse vivre.
En continuant d’examiner ainsi les faits par le droit, on ne trouve·
rait pas plus de solidité que dans Pétablissement volontaire de la
tyrannie, et il serait difficile de montrer la validité d’un contrat qui
n’obligerait qu’une des parties, ou l’on mettrait tout d’un c6té et rien
de l’autre, et qui ne tournerait qu’au préjudice de celui qui s’engage.
Ce systéme odieux est bien éloigné d’étre, méme aujourd’hui, celui
des sages et bons monarques, et surtout des rois de France, comme “
on peut le voir en divers endroits de leurs édits, et en particulier
dans le passage suivant d’un écrit célébre, publié en 1667, au nom
et par les ordres de Louis XIV : ec Qu’on ne dise donc point que le
souverain ne soit pas su jet aux lois de son Etat, puisque la proposi-
tion contraire est une vérité du droit des gens que la Hatterie a quel- l
quefois attaquée, mais que les bons princes ont touiours défendue
comme une divinité tutélaire de leurs Etats. Combien est-il plus
légitime de dire, avec le sage Platon, que la parfaite félicité d’un
royaume est qu’un prince obéisse a la loi, et que la loi soit droite et
toujours dirigée au bien public! » Je ne m’arréterai point a chercher
si la liberté étant la plus noble des facultés de 1’homme, ce n’est pas
dégrader sa nature, se mettre au niveau des bétes esclaves de l’ins- ,
tinct, ofl`enser méme l’auteur de son étre, que de renoncer sans J
réserve au plus précieux de tous ses dons, que de se soumettre a i
commettre tous les crimes qu’il nous défend, pour complaire a un l
maitre féroce ou insensé, et si cet ouvrier sublime doit étre plus i
irrité de voir détruire que déshonorer son plus bel ouvrage. Je négli-
� AP PENDICE IV. 36r
gerai, si l’on veut, l’autorité de Barbeyrac, qui déclare nettement,
d’aprés Locke, que nul ne peut vendre sa liberté jusqu’A se soumettre
A une puissance arbitraire qui le traite A sa fantaisie : Car, ajoute-t-il,
ce serait vendre sa propre vie dont on n’est pas le maftre. Je demande-
rai seulement de quel droit ceux qui n’ont pas craint de s’avilir eux-
mémes jusqu’A ce point, ont pu soumettre leur postérité A la méme
ignominie, et renoncer pour elle A des biens qu’elle ne tient point de
leur libéralité et sans lesquels la vie méme est onéreuse A tous ceux
qui en sont dignes.
Puffendorff dit que, tout de méme qu’on transfére son bien A au-
trui par des conventions et des contrats, on peut aussi se dépouiller
de sa liberté en faveur de quelqu’un. C’est lA, ce me semble, un fort
mauvais raisonnement : car, premiérement, le bien que j’aliéne me
devient une chose tout A fait étrangére, et dont l’abus m’est indiffé-·
rent; mais il m’importe qu’on n’abuse point de ma liberté, et je ne
puis, sans me rendre coupable du mal qu’on me forcera de faire,
m’exposer A devenir Pinstrument du crime. De plus, le droit de pro-
priété n’étant que de convention et d`institution humaine, tout homme
peut A son gré disposer de ce qu’il possede : mais il n’en est pas de
méme des dons essentiels de la nature, tels que la vie et la liberté,
dont il est permis A chacun de jouir, et dont il est au moins douteux
qu’on ait droit de se dépouiller: en s’6tant l’une on degrade son étre;
en s’6tant l’autre on l’anéantit autant qu’il est en soi : et comme nul
bien temporel ne _peut dédommager de l’une et de l’autre, ce serait
olfenser A la fois la nature et la raison que d’y renoncer A quelque
prix que ce ffit. Mais quand on pourrait aliéner sa liberté comme ses
biens, la différence serait tres grande pour les enfants, qui ne jouis-
sent des biens du pére que par la transmission de son droit; au lieu
que la liberté étant un don qu’ils tiennent de la nature en qualité
d’hommes, leurs parents n’ont aucun droit de les en dépouiller : de
sorte que, comme pour établir l’esclavage, il a fallu faire violence A
la nature, il a fallu la changer pour perpétuer ce droit : et les juris-
· consultes qui ont gravement prononcé que l’enfant qui naitrait d’une
esclave naitrait esclave ont décidé en d’autres termes qu’un homme
ne naitrait pas homme.
Il me parait donc certain que non seulement les gouvernements
n’ont point commencé par le pouvoir arbitraire, qui n’en est que IA
corruption, le terme extréme, et qui les raméne enlin A la seule loi
du plus fort, dont ils furent d’abord le reméde; mais encore que,
quand méme ils auraient ainsi commencé, ce pouvoir, étant par sa
nature illégitime, n’a pu servir de fondement aux droits de la société,
ni par conséquent A l’inégalité d’institution.
Sans entrer aujourd’hui dans les recherches qui sont encore A
faire sur la nature du pacte fondamental de tout gouvernement, je
me borne, en suivant l’opinion commune, A considérer ici l’établisse-
l
� 362 DU CONTRAT SOCIAL.
ment du corps politique comme un vrai contrat entre le peuple et les
chefs qu’il se choisit ; contrat par lequel les deux parties s’obligent in
l’observation des lois qui y sont stipulées, et qui forment les liens de
leur union. Le peuple, ayant, au sujet des relations sociales, réuni
toutes ses volontés en une seule, tous les articles sur lesquels cette
volonté s’explique deviennent autant de lois fondamentales qui obli-
gent tous les membres de l’Etat sans exception, et l‘une desquelles
régle le choix et le pouvoir des magistrats chargés de veiller at l`exé-
cution des autres. Ce pouvoir s’étend a tout ce qui peut maintenir la
constitution, sans aller jusqu’a la changer. On y joint des honneurs
qui rendent respectables les lois et leurs ministres, et, pour ceux—ci
personnellement, des prérogatives qui les dédommagent des pénibles
travaux que coute une bonne administration. Le magistrat, de son
coté, s’oblige a n’user du pouvoir qui lui est confié que selon l`inten-
° tion des commettants, A maintenir chacun dans la paisible iouissance
de ce qui lui appartient, et a préférer en toute occasion l’utilité
publique a son propre intérét.
Avant que Pexpérience cut montré ou que la connaissance du
coeur humain cut fait prévoir les abus inévitables d’une telle consti-
tution, elle dut paraitre d’autant meilleure, que ceux qui y étaient
chargés de veiller a sa conservation y étaient eux·mémes les plus in-
téressés : car la magistrature et ses droits n’étant établis que sur les
lois fondamentales, aussit6t qu’elles seraient détruites, les magis-
trats cesseraient d’E?tre légitimes, le peuple ne serait plus renu de leur
obéir; et comme ce n’aurait pas été le magistrat, mais la loi, qui au-
rait constitué l’essence de l’Etat, chacun rentrerait de droit dans sa
liberté naturelle.
Pour peu qu’on y réfléchit attentivement, ceci se confirmerait par
de nouvelles raisons, et par la nature du contrat on verrait qu’il ne
saurait étre irrévocable : car s’il n’y avait point de pouvoir supérieur
qui put étre garant de la fidélité des contractants, ni les forcer a
remplir leurs engagements réciproques, les parties demeureraient
seules juges dans leur propre cause, et chacune d’elles aurait toujours
le droit de renoncer au contrat sitot qu’elle trouverait que l’autre en
enfreint les conditions, ou qu’elles cesseraient de lui convenir. C’est
sur ce principe qu’il semble que le droit d’abdiquer peut étre fondé.
Or, at ne considérer, comme nous faisons, que l’institution humaine,
si le magistrat, qui a tout le pouvoir en main et qui s’approprie tous
les avantages du contrat, avait pourtant le droit de renoncer at Pau-
torité, A plus forte raison le peuple, qui paye toutes les fautes des
chefs, devrait avoir le droit de renoncer a la dépendance. Mais les
dissensions afireuses, les désordres infinis qu’entrainerait nécessai-
rement ce dangereux pouvoir, montrent, plus que toute autre chose,
combien les gouvernements humains avaient besoin d’une base plus
solide que la seule raison, et combien il était nécessaire au repos
...-. ——.—. ———.J
� APPENDICE IV. 363
public que la volonté divine intervint pour donner A l’autorité sou-
veraine un caractére sacré et inviolable, qui 6tAt aux sujets le funeste
droit d’en disposer. Quand la religion n’aurait fait que ce bien aux
hommes, c’en serait. assez pour qu’ils dussent tous la chériret l’adopter,
méme avec ses abus, puisqu’elle épargne encore plus de sang que
le fanatisme n’en fait couler. Mais suivons le fil de notre hypothese.
Les diverses formes des gouvernements tirent leur oriine des dif-
férences plus ou moins grandes qui se trouvérent entre les particu-
liers au moment de l’institution. Un homme était·il éminent en pou-
voir, en vertu, en richesse ou en crédit, il fut seul élu magistrat, et
l’Etat devint monarchique. Si plusieurs, A peu pres égaux entre eux,
l’emportaient sur tous les autres, ils furent élus conjointement, et
1’on eut une aristocratie. Ceux dont la fortune et les talents étaient
moins disproportionnés, et qui s’étaient le moins éloignés de l’état de
nature, gardérent en commun Padministration supréme, et formerent °
une démocratie. Le temps vérifia laquelle de ces formes était la plus
avantageuse aux hommes. Les uns restérent uniquement soumis aux
lois, les autres obéirent bientot A des maitres. Les citoyens voulurent
garder leur liberté; les sujets ne songerent qu’A l’6ter A leurs voisins,
ne pouvant souilrir que d’autres jouissent d’un bien dont ils ne jouis·
saient plus eux-mémes. En un mot, d’un coté furent les richesses et
les conquétes, et de l’autre le bonheur et la vertu. ·
Dans ces divers gouvernements, toutes les magistratures furent
d’abord électives; et quand la richesse ne l’emportait pas, la préfé-
rence était accordée au mérite, qui donne un ascendant naturel, et A
1’ae, qui donne l’expérience dans les aflaires et le sang-froid dans
les délibérations. Les anciens des Hébreux, les gérontes de Sparte,
le sénat de Rome, et l’étymologie méme de notre mot seigneur,
montrent combien autrefois la vieillesse était respectée. Plus les é1ec·
tions tombaient sur des hommes avancés en Age, plus elles deve-
naient fréquentes, et plus leurs embarras se faisaient sentir : lcs bri-
gues s’introduisirent, les factions se formérent, les partis s’aigrirent,
les guerres civiles s’allurnérent; enfin le sang des citoyens fut sacrifié
au prétendu bonheur de 1’Etat, et l’on fut A la veille de retomber
dans l’anarchie des temps antérieurs. l..’ambition des principaux pro-
fita de ces circonstances pour perpétuer leurs charges dans leurs fa-
milles; le peuple, déjA accoutumé A la dépendance, au repos et aux
commodités de la vie, et déjA hors d’état de briser ses fers, consentit
A laisser augmenter sa servitude pour afiermir sa tranquillité, et c’est
ainsi que les chefs, devenus héréditaires, s’accoutumérent A regarder
leur magistrature comme un bien de famille, A se regarder eux-mémes
comme les propriétaires de l’Etat, dont ils n’étaient d’abord que les ,
officiers; A appeler leurs concitoyens leurs esclaves, A les compter,
comme du bétail, au nombre des choses qui leur appartenaient, et A
s’appeler eux·mémes égaux aux dieux, et rois des rois.
� 364 DU CONTRAT SOCIAL.
Si nous suivons le progrés de l’inégalité dans ces difiéreutes ré-
volutions, nous trouverons que Pétablissement de la loi et du droit de
propriété fut son premier terme, l’institution de la magistrature le
second, que le troisiéme et dernier fut le changement du pouvoir légi-
time en pouvoir arbitraire; en sorte que l’état de riche et de pauvre
fut autorisé par la premiere époque, celui de puissant et de faible par
la seconde, et par la troisiéme celui de maitre et d’esclave, qui est
le dernier degré de l’inégalité et le terme auquel aboutissent eniin ·
tous les autres, jusqu’a ce que de nouvelles révolutions dissolvent
tout a fait le gouvernement, ou le rapprochent de l’institution légi-
time.
Pour comprendre la nécessité de ce progrés, il faut moins considérer
les motifs de l’établissement du corps politique que la forme qu’il prend
dans son exécution et les inconvénients qu’il entraine aprés lui; car
° les vices qui rendent nécessaires les institutions sociales sont les
mémes qui en rendent l’abus inévitable; et comme, excepté la seule
Sparte, ou la loi veillait principalement a l’éducation des enfants, et
ou Lycurgue établit des moeurs qui le dispensaient presque d’y ajouter
des lois, les lois, en général moins fortes que les passions, contiennent
les hommes sans les changer, il serait aisé de prouver que tout gou-
vernement qui, sans se corrompre ni s’altérer, marcherait toujours
exactement selon la fin de son institution, aurait été institué sans né‘
cessité, et qu’un pays ou personne n’éluderait les lois et n’abuserait
de la magistrature, n’aurait besoin ni de magistrats ni de lois.
Les distinctions politiques aménent nécessairement les distinctions
civiles. L`inéga1ité, croissant entre le peuple et ses chefs, se fait bien-
tot sentir parmi les particuliers, et s’y modilie en mille maniéres, N
selon les passions, les talents et les occurrences. Le magistrat ne sau-
rait usurper un pouvoir légitime sans se faire des créatures auxquelles {
il est forcé d’en céder quelque partie. D’ailleurs, les citoyens ne se
laissent opprimer qu’autant qu’entrainés par une aveugle ambition,
et regardant plus au-dessous qu’au·dessus d’eux, la domination leur I
devient plus chere que Findépendance, et qu’ils consentent a porter l
des fers pour en pouvoir donner at leur tour. ll est trés diflicile de ré- l
duire a l’obéissance celui qui ne cherche point at commander; et le
politique le plus adroit ne viendrait pas a bout d’assujettir des hommes l
qui ne voudraient qu’étre libres. Mais l’inégalité s’étend sans peine
parmi des ames ambitieuses et lfaches, toujours prétes a courir les
risques de la fortune et at dominer ou servir presque indiiféremment, L
selon qu’elle leur devient favorable ou contraire. C’est ainsi qu’il dut `
venir un temps ou les yeux du peuple furent fascinés a tel point que
ses conducteurs n’avaient qu’a dire au plus petit des hommes : Sois {
grand, toi et toute ta race; aussitot il paraissait grand a tout le monde
ainsi qu’a ses propres yeux, et ses descendants s’élevaient encore a
mesure qu’ils s’éloignaient de lui; plus la cause était reculée et incer· l
l
l
� APPENDICE IV. 365
taine, plus l’eflet augmentait; plus on pouvait compter de fainéants J
dans une famille, et plus elle devenait illustre.
Si c’était ici le lieu d’entrer dans des détails, i’expliquerais facile-
ment comment, sans méme que le gouvernement s’en méle, l’inéga-
lité de crédit et d’autorité devient inévitable entre les particuliers,
sitot que, réunis en une méme société, ils sont forcés de se comparer
entre eux, et de tenir compte des diiiérences qu’ils trouvent dans
l’usage continuel qu’ils ont a faire les uns des autres. Ces différences
sont de plusieurs espéces. Mais, en général, la richesse, la noblesse
ou le rang, la puissance et le mérite personnel, étant les distinctions
principales par lesquelles on se mesure dans la société, je prouverais
que l’accord ou 1e conflit de ces forces diverses est l’indication la
plus sure d’un Etat bien ou mal constitué : je ferais voir qu’entre ces
quatre sortes d’inégalité, les qualités personnelles étant l’origine de
toutes les autres, la richesse est la derniere a laquelle elles· se ré- ‘
duisent a la fin, parce que, étant la plus immédiatement utile au
bien-étre et la plus iacile a communiquer, on s’en sert aisément pour
acheter tout le reste; observation qui peut faire juger assez exacte-
ment de la mesure dont chaque peuple s’est éloigné de soninstitution
primitive, et du chemin qu’il a fait vers le terme extréme de la cor-
ruption. Je remarquerais combien ce désir universel de réputation,
d’honneurs et de préférences, qui nous dévore tous, exerce et com-
pare les talents et les forces; combien il excite et multiplie les pas-
sions, et combien, rendant tous les hommes concurrents, rivaux ou
plutot ennemis, il cause tous les jours de revers, de succés et de ca-
tastrophes de toute espéce, en faisant courir la méme lice a tant de
prétendants. Je montrerais que c’est a cette ardeur de faire parler de
soi, a cette fureur de se distinguer qui nous tient presque touiours
hors de nous-mémes, que nous devons ce_ qu’il y a de meilleur et de
pire parmi les hommes, nos vertus et nos vices, nos sciences et nos
erreurs, nos conquérants et nos philosophes, c’est-a—dire, une mul-
titude de mauvaises choses sur un petit nombre de bonnes. Je prou-
verais enfin que si 1’on voit une poignée de puissants et de riches au ‘
faite des grandeurs et de la fortune, tandis que la foule rampe dans
l’obscurité et dans la misére, c’est que les premiers n’estiment les
choses dont ils jouissent qu’autant que les autres en sont privés, et
que, sans changer d’état, ils cesseraient d’étre heureux si le peuple
cessait d’étre misérable.
Mais ces détails seraient seuls la matiére d’un ouvrage considé-
rable, dans lequel on péserait les avantages ou les inconvénients dc
tout gouvernement relativement aux droits de l’état de nature, et ou
l’on dévoilerait toutes les faces difiérentes sous lesquelles Pinégalité
s’est montrée iusqu’a ce jour, et pourra se montrer dans les siécles
futurs, selon la nature de ces gouvernements et les révolutions que
le temps y amenera nécessairement. On verrait la multitude oppri-
� 366 DU CONTRAT SOCIAL.
mée au dedans par une suite des précautions mémes qu’elle avait
prises contre ce qui la menacait au dehors; on verrait Poppression
s’accroitre continuellement, sans que les opprimés pussent jamais
savoir quel terme elle aurait, ni quels moyens légitimes il leur reste-
rait pour l’arréter; on verrait les droits des citoyens et les libertés
nationales s’éteindre peu a peu, et les réclamations des faibles traitées
de murmures séditieux; on verrait la politique restreindre a une por-
tion mercenaire du peuple l’honneur de défendre la cause commune;
on verrait de la sortir la nécessité des impots, le cultivateur quitter
son champ, meme durant la paix, et laisser la charrue pour ceindre
l’épée; on verrait naitre les régles funestes et bizarres du point d’hon- q
neur; on verrait les défenseurs de la patrie en devenir tot ou tard les i
ennemis, tenir sans cesse le poignard levé sur leurs concitoyens; et
il viendrait un temps ou on les entendrait dire a l’oppresseur de leur
pays :
Pectore si fratris gladium juguloquc parentis
Condere me jubeas gravidxquc in visccra partu l
Conjugis, invita peragam tamen cmnia dextra.
. l
De l’extréme inégalité des conditions et des fortunes, de la di-
versité des passions et des talents, des arts inutiles, des arts perni- l
cieux, des sciences frivoles, sortiraient des foules de préjugés, éga- l
lement contraires a la raison, au bonheur et at la vertu : on verrait l
fomenter par les chefs tout ce qui peut affaiblir des hommes rassem· l
blés en les unissant, tout ce qui peut donner at la société un air de l
concorde apparente, et y semer un germe de division réelle, tout ce
qui peut inspirer aux différents ordres une défiance et une haine
mutuelle par l’opposition de leurs droits et de leurs intéréts, et forti-
fier par conséquent le pouvoir qui les contient tous.
C’est du sein de ce désordre et de ces révolutions que le despo-
tisme, élevant par degrés sa téte hideuse, et dévorant tout ce qu’il
aurait apercu de bon et de sain dans toutes les parties de l’Etat, par- i
viendrait entin a fouler aux pieds les lois et le peuple, et a s’établir l
sur les mines de la république. Les temps qui précéderaient ce der- i
nier changement seraient des temps de troubles et de calamités; p
mais a la fin tout serait englouti par le monstre, et les peuples n`au- i
raient plus de chefs ni de lois, mais seulement des tyrans. Des cet
instant aussi, il cesserait d’étre question de moeurs et de vertu : car i
partout ou régne le despotisme, cui ex honesto nulla est spes, il ne
souffre aucun maitre, sitot qu’il parle, il n’y a ni probité ni devoir a p
consulter, et la plus aveugle obéissance est la seule vertu qui reste l
aux esclaves.
C’est ici le dernier mot de l’inégalité, et le point extréme qui
ferme le cercle et touche au point d’ou nous sommes partis : c’est ici
que tous les particuliers redeviennent égaux, parce qu’ils ne sont
� APPENDICB IV. 36-;
rien, et que les sujets n’ayant plus d’autre loi que la volonté du mai-
tre, ni lc maitre d’autre régle que ses passions, les notions du bien
et les principes de Ia justice s’évanouissent derechef: c’est ici que tout
se raméne a la seule loi du plus fort, et, par conséquent, a un nouvel
état de nature diiférent de celui par lequel nous avons commencé,
en ce que l’un était l’état de nature dans sa pureté, et que ce dernier
est le fruit d’un excés de corruption. Il y a si peu de différence
d’ailleurs entre ces deux états, et le contrat de gouvernement est tel-
Iement dissous par le despotisme, que Ie despote n’est le maitre
qu’aussi longtemps qu’il est le plus fort, et que sit6t qu’on peut
l’expulser, il n’a point a réclamer contre la violence. L’émeute qui
finit par étrangler ou détroner un sultan est un acte aussi juridique
que ceux par lesquels il disposait la veille des vies et des biens de
ses sujets. La seule force le maintenait, la seule force le renverse;
toutes choses se passent ainsi selon l’ordre naturel; et, quel que
puisse étre l’evénement de ces courtes et fréquentes révolutions, nul
ne peut se plaindre de l’injustice d’autrui, mais seulement de sa
propre imprudence ou de son malheur.
En découvrant et suivant ainsi les routés oubliées ct perdues, qui
de l’état naturel ont d0 mener I’homme a l’état civil, en rétablissant,
avec les positions intermédiaires que je viens de marquer, celles que
Ie temps qui me presse m’a fait supprimer, ou que l’imagination ne
m’a point suggérées, tout lecteur attentif ne pourra qu’étre frappé
de l’espace immense qui sépare ces deux états. C’est dans cette lente
succession des choses qu’il verra la solution d’une infinité de pro-
blemes de morale et de politique que des philosophes ne peuvent
résoudre. Il sentira que, le genre humain d’un age n’étant pas le
genre humain d’un autre age, la raison pourquoi Diogene ne trouvait
point d’homme, c’est qu’il cherchait parmi ses contemporains
I’homme d’un temps qui n’était plus. Caton, dira-t·il, périt avec
Rome et la liberté, parce qu’il fut déplacé dans son siécle; et le plus
grand des hommes ne fit qu’étonner le monde qu’il eut gouverné
cinq cents ans plus tot. En un mot, il expliquera comment l’ame et
les passions humaines, s’altérant insensiblement, changent pour
ainsi dire de nature; pourquoi nos besoins et nos plaisirs changent
d’objets a la longue; pourquoi, I’homme originel s’évanouissant par
degrés, la société n’oft`re plus aux yeux du sage qu’un assemblage
d’hommes artificiels et de passions factices q’ui sont l’ouvrage de
toutes ces nouvelles relations, et n’ont aucun vrai fondement dans
la nature. Ce que la réilexion nous apprend la·dessus, l’observation
le conlirme parfaitement : I’homme sauvage et I’homme policé dill}-
rent tellement par le fond du coeur et des inclinations, que ce qui
fait le bonheur supréme de l’un réduirait l’autre au désespoir. Le
premier ne respire que le repos et la liberté; il ne veut que vivre
et rester oisif, et 1’ataraxie méme du stoicien n’approche pas de sa
� 368 DU CONTRAT SOCIAL.
profonde indifference pour tout autre objet. Au contraire, le citoyen
toujours actif, sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher
des occupations encore plus laborieuses; il travaille jusqu’a la mort,
il y court méme pour se mettre en état de vivre, ou renonce a la vie
pour acquérir l’immortalité : il fait sa cour aux grands qu’il hair, et
aux riches qu’il méprise; il n’épargne rien pour obtenir Phonneur de
les servir; il se vante orgueilleusement de sa bassesse et de leur
protection; et, Her de son esclavage, il parle avec dédain de ceux
qui n’ont pas l’honneur de le partager. Quel spectacle pour un Ca-
raibe, que les travaux pénibles et enviés d’un ministre européenl
Combien de morts cruelles ne préférerait pas cet indolent sauvage zi
1’horreur d’une pareille vie, qui souvent n’est pas méme adoucie par
° le plaisir de bien faire! Mais, pour voir le but de tant de soins, il
faudrait que ces mots : puissancc et réputation eussent un sens dans
son esprit; qu’il apprit qu’il y a une sorte d’hommes qui comptent
pour quelque chose les regards du reste de l’univers, qui savent étre
heureux et contents d’eux-mémes sur le témoignage d’autrui plutot
que sur le leur propre. Telle est, en effet, la véritable cause de toutes
ces diflérences : le sauvage vit en lui-méme, l’homme sociable, tou-
jours hors de lui, ne sait vivre que dans l’opinion des autres, et c’est
pour ainsi dire de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa
propre existence. Il n’est pas de mon sujet de montrer comment
d’une telle disposition nait tant d’indiiférence pour le bien et le mal,
avec de si beaux discours de morale; comment tout se réduisant aux
apparences, tout devient factice et joué : honneur, amitié, vertu, et
souvent jusqu’aux vices mémes, dont on trouve enlin le secret de se
glorilier; comment, en un mot, demandant toujours aux autres ce l
que nous sommes, et n’osant jamais nous interroger la-dessus nous-
mémes, au milieu de tant de philosophie, d’humanité, de politesse I
et de maximes sublimes, nous n’avons qu’un extérieur trompeur et
frivole, de l’honneur sans vertu, de la raison sans sagesse, et du plai-
sir sans bonheur. Il me suflit d’avoir prouvé que ce n’est point la l
l’état originel de l’homme, et que c’est le seul esprit de la société, et
l’inégalité qu’elle engendre qui changent et alterent ainsi toutes nos
inclinations naturelles. l
J ’ai taché d’exposer l’origine et le progres de Pinégalité, l’établis·
sement et l’abus des sociétés politiques, autant que ces choses peu— y
vent se déduire de la'nature de l’homme par les seules lumiéres de l
la raison, et indépendamment des dogmes sacrés qui donnent a 1‘au-
torité souveraine la sanction du droit divin. Il suit de cet exposé que l
Pinégalité, étant presque nulle dans 1’état de nature, tire sa force et
son accroissement du développement de nos facultés et des progrés {
de l’esprit humain, et devient enfin stable et légitime par l’établisse- l
ment de la propriété et des lois. Il suit encore que l’inégalité morale,
autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit naturel toutes l
l
l
l
J
� les fois qu’elle ne concourt pas en même proportion avec l’inégalité physique ; distinction qui détermine suffisamment ce qu’on doit à penser à cet égard de la sorte d’inégalité qui règne parmi tous les peuples policés, puisqu’il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande a un vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage, et qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. V
EXTRAITS DE L’li`CONOMIE POLITIQ UE
Le corps politique, pris individuellement, peut étre consideré
comme un corps organise, vivant, et semblable a celui de l’homme.
Le pouvoir souverain represente la téte; les lois et les coutumes sont
le cerveau, principe des nerfs et siege de 1’entendement, de la volonté
et des sens, dont les juges et magistrats sont les organes; le com-
merce, l’industrie et l’agriculture, sont la bouche et l’estomac, qui
préparent la substance commune; les finances publiques sont le sang,
qu’une sage économie, en faisant les fonctions du coeur, renvoie dis-
tribuer par tout le corps la nourriture et la vie; les citoyens sont le
corps et les membres qui font mouvoir, vivre et travailler la machine,
et qu’0n ne saurait blesser en aucune partie qu’aussit6t Pimpression
douloureuse ne s’en porte au cerveau, si l’a¤imal est dans un état de
santé.
La vie de l’un et de l’autre est le moi commun au tout, la sensibi-
lite reciproque et la correspondance interne de toutes les parties.
Cette communication vient-elle a cesser, l’unite formelle a s’evanouir,
et les parties contigués a n’appartenir plus l’une a l’autre que par
juxtaposition, l’homme est mort, ou l’Etat est dissous.
Le corps politique est donc aussi un étre moral qui a une volonté,
et cette volonté génerale, qui tend toujours a la conservation et au
bien-etre du tout et de chaque partie, et qui est la source des lois,
est, pour tous les membres de l’Etat, par rapport a eux et a lui, la
regle du juste et de l’injuste; vérite qui, pour le dire en passant,
montre avec combien de sens tant d’écrivains ont traite de vol la
subtilité prescrite aux enfants de Lacédemone pour gagner leur fru-
gal repas; comme si tout ce qu’ordonne la loi pouvait ne pas étre
légitime. Vqye; au mot Daorr la source de ce grand et lumineux
principe, dont cet article est le développement (t).
(1) Ce renvoi semble confirmer notre conjecture que Rousseau aurait collaboré it cet
article de l'Enc_ycl0pédie. ll est vrai que, dans un uutre passage de l‘Economie, il ren-
voyait a Particle Education qui n'est pas de lui ; mais dans |'Errata, il supprime ee
rcnvoi, et cette correction meme vieut apporter tl notre these un nouvel appui.
� APPENDICE V. 3·;¤
Il est important de remarquer que cette régle de justice, sure par
rapport a tous les citoyens, peut étre fautive avec les etrangers: et Ia
raison de ceci est évidente; c’est qu’alors la volonté de I’Etat, quoique
générale par rapport at ses membres, ne l’est plus par rapport aux
autres Etats et a Ieurs membres, mais devient pour eux une volonté
particuliére et individuelle, qui a sa régle de justice dans la Ioi de
nature; ce qui rentre également dans le principe établi, car alors la
grande ville du monde devient le corps politique ldont la loi de
nature est toujours Ia volonté générale, et dont les Etats et peuples
divers ne sont que des membres individuels.
De ces mémes distinctions appliquées a chaque société politique
et a ses membres, découlent les regles les plus universelles et les plus
sures sur lesquelles on puisse juger d’un bon ou d’un mauvaisyyy
vernement, et en général de la moralité de toutes les actions humainés,
Toute société politique est composée d’autres sociétés plus petites
de différentes especes, dont chacune a ses intéréts et ses maximes :
mais ces sociétés, que chacun apergoit parce qu’elles ont une forme
extérieure et autorisée, ne sont pas les seules qui existent réellement
dans l’Etat; tous les particuliers qu’un intérét commun réunit en
composent autant d’autres, permanentes ou passageres, dont la force
n’est pas moins réelle pour étre moins apparente, et dont les divers
rapports bien observés font la véritable connaissance des moaurs. Ce
sont toutes ces associations tacites ou formelles qui modiiient de tant
de maniéres les apparences de la volonté publique par Pinfiuence de
la leur. La volonté de ces sociétés particulieres a toujours deux rela-
tions : pour les membres de l’association, c’est une volonté générale;
pourla grande société, c’e st une volonté particuliére, qui tres souvent
se trouve droite au premier égard, et vicieuse au second. Tel peut
étre prétre dévot, ou brave soldat, ou patricien zélé, et mauvais
citoyen. Telle délibération peut étre avantageuse a la petite commu-
nauté et tres pernicieuse a la grande. Il est vrai que, les sociétés par-
ticuliéres étant touiours subordonnées at celles qui les contiennent,
on doit obéir a celles-ci préférablement aux autres; que les devoirs
du citoyen vont avant ceux du sénateur, et ceux de l’homme avant
ceux du citoyen : mais malheureusement Pintérét personnel se trouve
toujours en raison inverse du devoir, et augmente a mesure que
l’association devient plus étroite et Pengagement moins sacré; preuve
invincible que la volonté la plus générale est aussi toujours la plus
juste, et que la voix du peuple est en eH`et la voix de Dieu.
Il ne s’ensuit pas pour cela que les délibérations publiques soient
toujours équitables ; elles peuvent ne l’étre pas lorsqu’il s’agit
d’ail'aires étrangeres; i’en ai dit la raison. Ainsi il n’est pas impos-
sible qu’une république bien gouvernée fasse une guerre injuste, il ne _
1’est pas non plus que le conseil d’une démocratie passe de mauvais
décrets et condamne les innocents : mais cela n’arrivera jamais que
� 37z DU CONTRAT SOCIAL.
le peuple ne soit séduit par des intéréts particuliers, qu’avec du cré-
dit et de l’éloquence quelques hommes adroits sauront substituer
aux siens. Alors autre chose sera la délibération publique, et autre
chose la volonté générale. Qu’on ne m’oppose donc point la démo—
cratie d’Athenes, parce qu’Athenes n’était point en effet une démocra·
tie, mais une aristocratic tres tyrannique, gouvernée par des savants
et des orateurs. Examinez avec soin ce qui se passe dans une délibé-
ration quelconque, et vous verrez que la volonté générale est toujours
pour Ie bien commun; mais tres souvent il se fait une scission
secrete, une confédération tacite, qui, pour des vues particulieres.
sait éluder la disposition naturelle de l’assemblée. Alors le corps
social se divise réellement en d’autres dont les membres prennent
une volonté générale, bonne .et juste a l’égard du tout dont chacun
d’eux se démembre.
On voit avec quelle facilité l’on explique, é l’aide de ces prin-
cipes, les contradictions apparentes qu’on remarque dans la conduite
de tant d’hommes remplis de scrupule et d’honneur zi certains égards,
trompeurs et fripons in d’autres; foulant aux pieds les plus sacrés
devoirs, et fideles jusqu’a la mort a des engagements souvent illégi-
times. C’est ainsi que les hommes les plus corrompus rendent tou-
iours quelque sorte d’hommage A la foi publique; c’est ainsi que les
brigands memes, qui sont les ennemis de la vertu dans la grande
société, en adorent le simulacre dans leurs cavernes.
En établissant la volonté générale pour premier principe de l’éco·
nomic publique et regle fondamentale du gouvernement, je n’ai pas
cru nécessaire d’examiner sérieusement si les magistrats appartien-
nent au peuple ou le peuple aux magistrats, et si, dans les aifaires
publiques, on doit consulter le bien de 1’Etat ou celui des chefs.
Depuis longtemps cette question a été décidée d’une maniere par la
pratique, et d’une autre par la raison; et en général ce serait une
grande folie d’espérer que ceux qui dans le fait sont les maitres pré-
féreront un autre intérét au leur. Il serait donc a propos de diviser
encore l’économie publique en populaire et tyrannique. La premiere
est celle de tout Etat ou regne entre le peuple et les chefs unité d’in- N
térét et de volonté; l’autre existera nécessairement partout oi: le
gouvernement et le peuple auront des intéréts différents, et par con-
séquent des volontés opposées. Les maximes de celle-ci sont inscrites
au long dans les archives de l’histoire et dans les satires de Machia-
vel. Les autres ne se trouvent que dans les écrits des philosophes qui
osent réclamer les droits de l’humanité...
Le plus pressant intérét du chef, de méme que son devoir le plus
indispensable, est donc de veiller a l’observation des lois dont il est
le ministre, et sur lesquelles est fondée toute son autorité. S’il doit
les faire observer aux autres, a plus forte raison doit-il les observer
lui-meme, qui jouit de toute leur faveur : car son exemple est de telle
� ` APPENDICE V. 373
force, que, quand meme le peuple voudrait bien souffrir qu’il s’ai’fran-
chit du joug de la loi, il devrait se garder dc profiter d’une si dange-
reuse prérogative, que d’autres s’eH`orceraient bientet d’usurper A
leur tour, et souvent A son prejudice. Au fond, comme tous les enga-
gements de la société sont réciproques par leur nature, il n’est pas
possible de se mettre au·dessus de la loi sans renoncer A ses avan-
tages; et personne ne doit rien A quiconque prétend ne rien devoir A
personne. Par la meme raison nulle exemption de la loi ne sera
jamais accordée, A quelque titre que ce puisse etre, dans un gouver- _
nement bien policé. Les citoyens memes qui ont bien mérité de la
patrie doivent etre récompensés par des honneurs, et jamais par des
privileges; car la république est A la veille de sa ruine, sitet que
quelqu’un peut penser qu’il est beau de ne pas obéir aux lois. Mais
si iamais la noblesse, ou le militaire, ou quelque autre ordre de l’Etat,
adoptait une pareille maxime, tout serait perdu sans ressource.
La puissance des lois dépend encore plus de leur propre sagesse.
que de la sévérité de leurs ministres, et la volonté publique tire son
plus grand poids de la raison qui l’a dictée : c’est pour cela que Pla-
ton regarde comme une precaution tres importante de mettre touiours
A la tete des édits un préambule raisonné qui en montre la justice et
1’utilité. En effet, la premiere des lois est de respecter les lois : la
rigueur des chatiments n’e st qu’une vaine ressource imaginée par de
petits esprits pour substituer la terreur A ce respect qu’ils ne pcuvcnt
obtenir. On a toujours remarqué que les pays ou les supplices sont le .
plus terribles sont aussi ceux on ils sont le plus fréquents; de sorte
que la cruauté des peines ne marque guere que la multitude des
infracteurs, et qu’en punissant tout avec la meme sévérité l’on force
les coupables de commettre des crimes pour échapper A la punition
de leurs fautes.
Mais quoique le gouvernement ne soit pas le maitre de la loi,
c’est beaucoup d’en étre le garant et d’avoir mille moyens de la faire
aimer. Ce n’est qu’en cela que consiste le talent de régner. Quand on
a la force en main, il n’y a point d’art A faire trembler tout le monde,
et il n’y en a pas meme beaucoup A gagner les cmurs; car l’expérience
a depuis longtemps appris au peuple A tenir grand compte A ses chefs
de tout le mal qu’ils ne lui font pas, et A les adorer quand il n’en est
pas hai. Un imbécile obéi peut, comme un autre, punir les forfaits : le
véritable homme d’Etat sait les prévenir; c’est sur les volontés encore
plus que sur les actions qu’il étend son respectable empire. S’il pou-
vait obtenir que tout le monde fit bien, il n’aurait lui-meme plus rien
A faire, et Ie chef-d’oeuvre de ses travaux serait de pouvoir rester
oisif. Il est certain, du moins, que le plus grand talent des chefs est
de déguiser leur pouvoir pour le rendre moins odieux, et de conduire
1’Etat si paisiblement qu’il semble n’avoir pas besoin de conducteurs.
Je conclus donc que, comme le premier devoir du législateur est
� 374 DU CONTRAT SOCIAL.
de conformer les lois A la volonté générale, la premiere regle de l’éc0·
nomie publique est que l’administration soit conforme aux lois. C’en
sera méme assez pour que l’Etat ne soit pas mal gouverné, si le légis-
lateur a pourvu, comme il le devait, A tout ce qu’exigeaient les lieux,
le climat, le sol, les moeurs, le voisinage, et tous les rapports parti-
culiers du peuple qu’il avait A instituer. Ce n’est pas qu’il ne reste
encore une infinite de détails de police et d’éc0n0mie, abandounés A
la sagesse du gouvernement; mais il a toujours deux régles infail·
libles pour se bien conduire dans ces occasions : l’une est 1’esprit
de la loi, qui doit servir A la décision des cas qu’elle n’a pu pré-
voir; l’autre est Ia volonté générale, source et supplément de toutes
les lois, et qui doit toujours étre consultée A leur défaut. Comment,
me dira-t-on, connaitre la volonté générale dans les cas ou elle ne
s’est point expliquée ? faudra·t-il assembler toute la nation A chaque
événement imprévu? Il faudra d’autant moins l’assemb1er, qu’il n’est
pas sur que sa décision fut 1’expression de la volonté générale; que
ce moyen est impraticable dans un grand peuple, et qu’il est rare-
ment nécessaire quand Ie gouvernement est bien intentionné : car les
chefs savent assez que la volonté générale est toujours pour le parti
le plus favorable A 1’intérét public, c’est-A-dire le plus équitable; de
sorte qu’il ne faut qu’étre juste pour s’assurer de suivre la volonté
générale. Souvent, quand on la choque trop ouvertement, elle se
laisse apercevoir malgré le frein terrible de 1’autorité publique. Je
cherche le plus pres qu’il m’est possible les exemples A suivre en pa-
reil cas. A la Chine, le prince a pour maxime constante de donner le
tort A ses officiers dans toutes les altercations qui s’élevent entre eux
et le peuple. Le pain est-il cher dans une province, l’intendant est
mis en prison. Se fait-il dans une autre une émeute, le gouverneur est
cassé, et chaque mandarin répond sur sa téte de tout le mal qui
arrive dans son département. Ce n’est pas qu’on n’examine ensuite
l’aifaire dans un proces régulier; mais une longue expérience en a
fait prévenir ainsi le jugement. L’on a rarement en cela quelque in-
justice A réparer; et Pempereur, persuadé que la clameur publique
ne s’éléve jamais sans sujet, déméle toujours, au travers des cris sé-
ditieux qu’il punit, de justes griefs qu’il redresse.
C’est beaucoup que d’avoir fait régner 1`ordre et la paix dans
toutes les parties de la république; c’est beaucoup que l’Etat soit
tranquille et la loi respectée : mais, si l’on ne fait rien de plus, il y
aura dans tout cela plus d’apparence que de réalité, et le gouverne-
ment se fera diflicilement obéir s’il se borne A l’obéissance. S’il est
bon de savoir employer les hommes tels qu’ils sont, il vaut beaucoup
mieux encore les rendre tels qu’on a besoin qu’ils soient : l’autorité
la plus absolue est celle qui pénetre jusqu’A 1’intérieur de l’homme,
et ne s’exerce pas moins sur la volonté que sur les actions. Il est cer-
tain que les peuples sont A la longue ce que le gouvernement les fait
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� APPENDICE V. 375
étre; guerriers, citoyens, hommes, quand il le veut; populace et canaille
quand il lui plait: et tout prince qui méprise ses suiets se déshonore
lui-méme en montrant qu’il n’a pas su les rendre estimables. Formez
donc des hommes, si vous voulez commander a des hommes; si vous
voulez qu’on obéisse aux lois, faites qu’on les aime, et que, pour
faire ce qu’on doit, il sufiise de songer qu’on le doit faire. C’était la
le grand art des gouvernements anciens, dans ces temps reculés ou
les philosophes donnaient des lois aux peuples, et n’employaient leur
autorité qu’a les rendre sages et heureux. De la tant de lois somp-
tuaires, tant de réglements sur les moeurs, tant de maximes publiques
admises ou rejetées avec le plus grand soin. Les tyrans mémes n’ou-
bliaient pas cette importante partie de l’administration, et on les
voyait attentifs a corrompre les moeurs de leurs esclaves avec autant
de soin qu’en avaient les magistrats a corriger celles de leurs conci-
toyens. Mais nos gouvernements modernes, qui croient avoir tout
fait quand ils ont tiré de l’argent, n’imaginent pas méme qu’il soit
nécessaire ou possible d’aller jusque-la.
II. Seconde régle essentielle de l’éc0n0mie publique, non moins
importante que la premiere. Voulez-vous que la volonté générale soit
accomplie, faites que toutes les volontés particulieres s’y rapportent;
et comme la vertu n’est que cette conformité de la volonté particu-
liére a la généralc, pour dire la méme chose en un mot, faites régner
la vertu.
Si les politiques étaient moins aveuglés par leur ambition, ils
verraient combien il est impossible qu’aucun établissement, quel
qu’il soit, puisse marcher selon l’esprit de son institution, s’il n’est
dirigé selon la loi du devoir; ils sentiraient que le plus grand ressort
de l’autorité publique est dans le cmur des citoyens, et que rien ne
peut suppléer aux mcxaurs pour le maintien du gouvernement. Non
seulement il n’y a que des gens de bien qui sachent administrer les
lois, mais il n’y a dans le fond que d’honnétes gens qui sachent leur
obéir. Celui qui vient a bout de braver les remords ne tardera pas a
braver les supplices; chiitiment moins rigoureux, moins continuel, et
auquel on a du moins l’espoir d’échapper; et, quelques précautions
qu’on prenne, ceux qui n’attendent que l’impunité pour mal faire ne
manquent guere de moyens d’éluder la loi ou d’échapper a la peine.
Alors, comme tous les intéréts particuliers se réunissent contre 1’in-
térét général, qui n’est plus celui de personne, les vices publics ont
plus de force pour énerver les lois que les lois n’en ont pour réprimer
les vices; et la corruption du peuple et des chefs s’étend enlin jus-
qu’au gouvernement, quelque sage qu’il puisse étre. Le pire de tous
les abus est de n’obéir en apparence aux lois que pour les enfreindre
en efl`et avec sfxreté. Bientot les meilleures lois deviennent les plus
funestes : il vaudrait mieux cent fois qu’elles n’existassent pas; ce se-
rait unc ressource qu’on aurait encore quand il n’en reste plus. Dans
� une pareille situation l’on ajoute vainement édits sur édits, réglements sur réglements : tout cela ne sert qu’à introduire d’autres abus
sans corriger les premiers. Plus vous multipliez les lois, plus vous les rendez méprisables ; et tous les surveillants que vous instituez ne sont que de nouveaux infracteurs destinés a partager avec les anciens,
ou a faire leur pillage a part. Bientot le prix de la vertu devient celui du brigandage : les hommes les plus vils sont les plus accrédités;
plus ils sont grands, plus ils sont méprisables; leur infamie éclate
dans leurs dignités, et ils sont déshonorés par leurs honneurs. S‘ils
achétent les suffrages des chefs ou la protection des femmes, c’est
pour vendre a leur tour la justice, le devoir et l’Etat; et le peuple,
qui ne voit pas que ses vices sont la premiere cause de ses malheurs,
murmure, et s’écrie en gémissant : << Tous mes maux ne viennent que
de ceux que je paye pour m’en garantir. »
C’est alors qu’a la voix du devoir, qui ne parle plus dans ls cczurs, les chefs sont forcés de substituer le cri de la terreur ou le leurre d’un intérét apparent dont ils trompent leurs créatures. C’est alors qu’il faut recourir a toutes les petites et méprisables ruses qu’ils appellent maximes d’E`tat et mystéres du cabinet. Tout ce qui reste de vigueur au gouvernement est employé par ses membres a se perdre et supplanter l’un l’autre, tandis que les aifaires demeurent abandonnées, ou ne se font qu’a mesure que l’intérét personnel le demande et selon qu’il les dirige. Entin t0ut€ l’habileté de ces grands poli- tiques est de fasciner tellement les yeux de ceux dont ils ont besoin, que chacun croie travailler pour son intérét en travaillant pour le p leur; je dis le leur, si tant est qu’en effet le veritable intérét des chefs soit d’anéantir les peuples pourles soumettre, et de ruiner leur propre bien pour s’en assurer la possession.
Mais quand les citoyens aiment leur devoir, et que les dépositaires de l’autorité publique s’appliquent sincérement a nourrir cet amour par leur exemple et par leurs soins, toutes les difficultés s`éva— nouissent;’l’administration prend une facilité qui la dispense de cet art ténébreux dont la noirceur fait tout le mystere. Ces esprits vastes, si dangereux et si admirés, tous ces grands ministres dont la gloire se confond avec les malheurs du peuple, ne sont plus regrettés : les mmurs publiques suppléent au génie des chefs ; et plus la vertu régne, moins les talents sont nécessaires. L’ambition méme est mieux servie par le devoir que par l’usurpation : le peuple, convaincu que ses chefs ne travaillent qu’a faire son bonheur, les dispense par sa déference de travailler a aflermir leur pouvoir; et l’histoire nous montre en mille endroits que l’autorité qu’il accorde a ceux qu’il aime et dont il est aimé est cent fois plus absolue que toute la tyrannie des usurpateurs. Ceci ne signifie pas que le gouvernement doive craindre d’user de son pouvoir, mais qu’il n’en doit user que d’une maniére légitime. On trouvera dans 1’histoire mille exemples de chefs ambiAPPENDICE V. 377 tieux ou pusillanimes que la mollesse ou l’orgueil ont perdus; aucun qui se soit mal trouvé de n’étre qu’équitable. Mais on ne doit pas confondre la négligence avec la modération, ni la douceur avec la faiblesse. Il faut étre sévére pour étre juste. Soufirir la méchanceté qu’ona le droit et le pouvoir de réprimer, c’est étre méchant soi-méme. Sicuti enim est aliquando misericordia puniens, im est crudelitas par- cens. (Aug., ep. uv.) Ce n’est pas assez de dire aux citoyens : a Soyez bons; » il faut leur apprendre it l’étre; et l’exemple méme, qui est a cet égard la pre- miére legon, n’est pas le seul moyen qu’il faille employer : l’amour de la patrie est le plus efiicace; car, comme je 1’ai déja dit, tout homme est vertueux quand sa volonté particuliére est conforme en tout it la volonté générale, et nous voulons volontiers ce que veulent _ les gens que nous aimons. Il semble que le sentiment de l’bumanité s’évapore et s’aHaiblisse en s’étendant sur toute la terre, et que nous ne saurions étre touchés des calamités de la Tartarie ou du Japon, comme de celles d’un peu- . ple européen. Il faut en quelque maniére borner et comprimer1’inté- rét et la commisération pour lui donner de l’activité. Or, comme ce penchant en nous ne peut étre utile qu’a ceux avec qui nous avons a vivre, il est bon que l’humanité, concentrée entre les concitoyens, prenne en eux une nouvelle force par l’habitude de se voir et par 1’intérét commun qui les réunit. Il est certain que les plus grands prodiges de vertu ont été produits par l’amour de la patrie : ce senti- ment doux et vif, qui joint la force de l’amour-propre a toute la beauté de la vcrtu, lui donne une énergie qui, sans la déiigurer, en fait la plus héroique de toutes les passions. C’est lui qui produisit tant d’actions immortelles dont 1’éclat éblouit nos faibles yeux, et tant de grands hommes dont les antiques vertus passent pour des fa- bles depuis que l’amour de la patrie est tourné en dérision. Ne nous en étonnons pas; les transports des coeurs tendres paraissent autant de chimeres a quiconque ne les a point sentis; et l’amour de la patrie, plus vif et plus délicieux cent fois que celui d’une maitresse, ne se concoit de méme qu’en l’éprouvant : mais il est aisé de remarquer dans tous les ccrzurs qu’il échaufle, dans toutes les actions qu`il in- spire, cette ardeur bouillante et sublime dont ne brille pas la plus pure vertu quand elle en est séparée Osons opposer Socrate méme a Caton : l’un était plus philosophe, et l’autre plus citoyen. Athénes était déja perdue, et Socrate n’avait plus de patrie que le monde entier : Caton porta toujours la sienne au fond de son coeur; il ne vi- vait que pour elle et ne put lui survivre. La vertu de Socrate est celle du plus sage des hommes; mais entre César et Pompée, Caton sem- ble un dieu parmi les mortels. L’un instruit quelques particuliers, combat les sophistes, et meurt pour la vérité : l’autre défend l’Etat, la liberté, les lois, contre les conquérants du monde, et quitte eniin
� `378 DU CONTRAT SOCIAL.
la terre quand il n’y voit plus de patrie 21 servir. Un digne éléve de
Socrate serait le plus vertueux de ses contemporains; un digne
émule de Caton en serait le plus grand. La vertu du premier terait
son bonheur; le second chercherait son bonheur dans celui de tous.
Nous, serions instruits par 1’un et conduits par l’autre : et cela seul
déciderait de la préférence ; car on n’a jamais fait un peuple de sages,
mais il n’est pas impossible de rendre un peuple heureux.
Voulons-nous que les peuples soient vertueux, comrnengons donc
par leur faire aimer la patrie. Mais comment l’aimeront·ils, si la pa-
trie n’est rien de plus pour eux que pour des étrangers, et qu’elle ne
leur accorde que ce qu’elle ne peut refuser a personne? Ce serait
bien pis s’ils ne iouissaient pas méme de la silreté civile, et que leurs
biens, leur vie ou leur liberté, fussent a la discrétion des hommes
puissants, sans qu’il leur fut possible ou permis d’oser réclamer les
lois. Alors, soumis aux devoirs de l’état civil, sans jouir méme des
droits de l’état de nature et sans pouvoir employer leurs forces pour
se détendre, ils seraient par conséquent dans la pire condition ou se
puissent trouver des hommes libres, et le mot de patrie ne pourrait
avoir pour eux qu’un sens odieux ou ridicule. Il ne faut pas croire l
que l’on puisse offenser ou couper un bras, que la douleur ne s’en
porte a la téte; et il n’est pas plus croyable que la volonté générale
consente qu’un membre de l’Etat, quel qu’il soit, en blesse ou dé-
truise un autre, qu’il ne l`est que les doigts d’un homme usant de sa
raison aillent lui crever les yeux. La sureté particuliére est tellement
liée avec la confédération publique, que, sans les égards que l’on doit
a la faiblesse humaine, cette convention serait dissoute par le droit,
s’il périssait dans l’Etat un seul citoyen qu’on efit pu secourir, si l’on D
en retenait a tort un seul en prison, et s’il se perdait un seul proces
avec une injustice évidente; car, les conventions fondamentales étant
enfreintes, on ne voit plus quel droit ni quel intérét pourrait main-
tenir le peuple dans 1’union sociale, a moins qu’il n’y filt retenu par la
seule force qui fait la dissolution de l’état civil.
En effet, Pengagement du corps de la nation n’est·il pas de pour-
voir a la conservation du dernier de ses membres avec autant de soin
qu’a celle de tous les autres? et le salut d’un citoyen est·il moins la
cause commune que celui de tout l’Etat? Qu’on nous dise qu’il est
bon qu’un seul périsse pour tous; j’admirerai cette sentence dans la
bouche d’un digne et vertueux patriote qui se consacre volontaire·
ment et par devoir a la mort pour le salut de son pays : mais si l’on
entend qu’il soit permis au gouvernement de sacrifier un innocent au
salut de la multitude, je tiens cette maxime pour une des plus exé-
crables que jamais la tyrannie ait inventées, la plus fausse qu’on
puisse avancer, la plus dangereuse qu’on puisse admettre, et la plus
directement opposée aux lois fondamentales de la société. Loin qu’un
seul doive périr pour tous, tous ont engagé leurs biens et leurs vies
� APPENDICE V. 379
A la défense de chacun d’eux, afin que la faiblesse particuliere fut
toujours protcée par la force publique, et chaque membre par tout
l’Etat. Aprés avoir par supposition retranché du peuple un individu
aprés l’autre, pressez les partisans de cette maxime A mieux expliquer
ce qu’ils entendent par lc corps de l’Etat,· et vous verrez qu’ils le ré-
duiront, A la fin, A un petit nombre d’hommes qui ne sont pas le
peuple, mais les officiers du peuple, et qui, s’étant obliés par un
serment particulier A périr eux·mémes pour son salut, prétendent
prouver par IA que c’est A lui de périr pour le leur.
Veut-on trouver des exemples de la protection que l’Etat doit A
ses membres et du respect qu’il doit A leurs personnes, ce n’est que
chez les plus illustres et les plus courageuses nations de la terre`qu’il
faut les chercher, et il n’y a guére que les peuples libres ou 1’on sache
ce que vaut un homme. A Sparte, on sait en quelle perplexité se I
trouvait toute la république lorsqu’il était question de punir un
citoyen coupable. En Macédoine, la vie d’un homme était une affaire
si importante, que, dans toute la grandeur d’Alexandre, ce puissant
monarque n’ef1t osé de sang·froid faire mourir un Macedonien cri-
minel, que l’accusé n’eut comparu pour se défendre devant ses con-
citoyens, et n’eut été condamné par eux. Mais les Romains se distin-
guérent au-dessus de tous les peuples de la terre par les égards du
gouvernement pour les particuliers, et par son attention scrupuleuse
A respecter les droits inviolahles de tous les membres de l’Etat. Il n’y
avait rien de si sacré que la vie des simples citoyens; il ne fallait pas
moins que Passemblée de tout le peuple pour en condamner un : le
sénat méme ni les consuls, dans toute leur majesté, n’en avaient pas
le droit; et, chez le plus puissant peuple du monde, le crime et la
peine d’un citoyen étaient une désolation publique; aussi parut-il si
dur d’en verser le sang pour quelque crime que ce put étre, que, par
la1oiPorcia, la peine de mort fut commuée en celle de l’exil, pour
tous ceux qui voudraient survivre A 1a perte d’une si douce patrie.
Tout respirait A Rome et dans les armées cet amour des concitoyens
les uns pour les autres, et ce respect pour le nom romain qui élevait
le courage et animait la vertu de quiconque avait l’honneur de le
porter. Le chapeau d’un citoyen délivré d’esclavage, la couronne ci-
vique de celui qui avait sauvé la vie A un autre, étaient ce qu’on re-
gardait avec le plus de plaisir dans la pompe des triomphes; et il est
A remarquer que, des couronnes dont on honorait A la guerre les
belles actions, il n’y avait que la civique et celle des triomphateurs
qui fussent d’herbe et de feuilles : toutes les autres n’étaient que d’or.
C’est ainsi que Rome fut vertueuse et devint la maitresse du monde.
Chefs ambitieux! Un patre gouverne ses chiens et ses troupeaux, et
n’est que le dernier des hommes ! S’il est beau de commander, c’est
quand ceux qui nous obéissent peuvent nous honorer: respectez
donc vos concitoyens, et vous vous rendrez respectables; respectez
1
� 380 DU CONTRAT SOCIAL.
la liberté, et votre puissance augmentera tous les jours; ne passez
jamais vos droits, et bientot ils seront sans bornes.
Que la patrie se montre donc la mere commune des citoyens;
que les avantages dont ils iouissent dans leur pays le leur rendent
cher; que le gouvernement leur laisse assez de part a Padministra-
tion publique pour sentir qu’ils sont chez eux, et que les lois ne
a soient a leurs yeux que les garants de la commune liberté. Ces droits,
_ tout beaux qu’ils sont, appartiennent a tous les hommes; mais, sans
paraitre les attaquer directement, la mauvaise volonté des chefs en
réduit aisément l’efl”et a rien. La loi dont on abuse sert a la fois au
puissant d’arme offensive et de bouclier contre le faible; et le pré-
texte du bien public est toujours le plus dangereux fléau du peuple. r
Ce qu’il y a de plus nécessaire et peut-étre de plus difficile dans le
gouvernement, c’est une intégrité sévére a rendre justice a tous, et
surtout a protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Le plus
grand mal est déja fait, quand on a des pauvres a défendre et des
riches a contenir. C’est sur la médiocrité seule que s’exerce toute la
force des lois; elles sont également impuissantes contre les trésors
du riche et contre la misére du pauvre; le premier les élude, le sc-
cond leur échappe; l’un brise la toile, et l’autre passe au travers...
� VI
LE SOMMAIRE DU CONTRAT SOCIAL
DANS LE LIVRE V DE L’EMILE
Le droit politique estencore a naitre, et il est a présumer qu’il ne naitra jamais. Grotius, le maitre de tous nos savants en cette partie, n’est qu’un enfant, et, qui pis est, un enfant de mauvaise foi. Quand i’entends éleverGrotius jusqu’aux nues et couvrir Hobbes d’exécration, ie vois combien d’hommes sensés lisent ou comprennent ces deux auteurs. La vérité est que leurs principes sont exactement semblables, ils ne different que par les expressions. Ils different aussi par la méthode. Hobbes s’appuie sur des sophismes, et Grotius sur des poetes ; tout le reste leur est commun.
Le seul moderne en état de créer cette grande et inutile science emit été l’illustre Montesquieu. Mais il n’eut garde de traiter des principes du droit politique; il se contenta de traiter du droit positif des gouvernements établis; et rien au monde n’est plus different que ces deux études.
Celui pourtant qui veut juger sainement des gouvernements tels qu’ils existent est obligé de les réunir toutes deux : il faut savoir ce qui doit étre pour bien juger de ce qui est. La plus grande difficulté pour éclaircir ces importantes matiéres est d’intéresser un particulier a les discuter, de répondre a ces deux questions. Que m’importe? et, Qu’y puis-je faire? Nous avons mis notre Emile en état de se répondre a toutes deux.
La deuxiéme difficulté vient des préjugés de 1’enfance, des maximes dans lesquelles on a été nourri, surtout de la partialité des auteurs, qui, parlant toujours de la vérité dont ils ne se soucient guére, ne songent qu’a leur intérét dont ils ne parlent point. Or le peuple ne donne ni chaires, ni pensions, ni places d’académies : qu’on juge comment ses droits doivent étre établis par ces gens·la! J’ai fait en sorte que cette difficulté fut encore nulle pour Emile. A peine sait-il ce que c’est que gouvernement; la seule chose qui lui importe est de trouver - I 382 DU CONTRAT SOCIAL. le meilleur : son objet n’est point de faire des livres; et si jamais il en fait, ce ne sera point pour faire sa cour aux puissances, mais pour établir les droits de l’humanité. Il reste une troisieme difficulté plus spécieuse que solide, et que je ne veux ni résoudre ni proposer : il me suffit qu’elle n’efl"raye point mon zele; bien sur qu’en des recherches de cette espece, de grands talents sont moins nécessaires qu’un sincere amour de la justice et un vrai respect pour Ia vérité. Si donc les matieres de gouvernement peuvent étre équitablement traitées, en voici, selon moi, le cas ou jamais. Avant d’observer, il faut se faire des regles pour ses observations: il faut se faire une échelle pour y rapporter les mesures qu’on prend. Nos principes de droit politique sont cette échelle. Nos mesures sont les lois politiques de chaque pays. Nos éléments seront clairs, simples, pris immédiatement dans la nature des choses. Ils se formeront des questions discutées entre nous, et que nous ne convertirons en principes que quand elles seront suffisamment résolues. Par exemple, remontant d’abord a l’état de nature, nous examine- rons si les hommes naissent esclaves ou libres, associés ou indépen· ( dants; s’ils se réunissent volontairement ou par force: si jamais la l force qui les réunit peut former un droit permanent, par lequel cette ` torce antérieure oblige, meme quand elle est surmontée par une autre, en sorte que, depuis la force du roi Nembrod, qui, dit-on, lui soumit les premiers peuples, toutes les autres forces qui ont détruit , celle·le soient devenues iniques et usurpatoires, et qu’il n’y ait plus l de légitimes rois que les descendants de Nembrod ou ses ayants cause; ou bien si cette premiere force venant e cesser, la force qui lui suc- cede oblige a son tour, et détruit l’obligation de 1’autre, en sorte qu’on ne soit obligé d’obéir qu’autant qu’on y est forcé, et qu’on en soit dispensé sit6t qu’on peut faire résistance : droit qui, ce semble, n’ajouterait pas grand’chose e la force, et ne serait guere qu’un jeu r de mots. l Nous examinerons si l’on ne peut pas dire que toute maladie vient j de Dieu, et s’il s’ensuit pour cela que ce soit un crime d’appeler le médecin. Nous examinerons encore si l’on est obligé en conscience de donner ( sa bourse a un bandit qui nous la demande sur le grand chemin, j quand meme on pourrait la lui cacher, car enfin le pistolet qu’il tient j est aussi une puissance. l Si ce mot de puissance en cette occasion veut dire autre chose j qu’une puissance légitime, et par conséquent soumise aux lois dont elle tient son étre. Supposé qu’on rejette ce droit de force, et qu’on admette celui de { la nature ou l’autorité paternelle comme principe des sociétés,
� APPENDICE VI. 383 nous rechercherons la mesure de cette autorité, comment elle est fondée dans la nature, si elle a d’autre raison que l’utilité de l`enfant, sa faiblcsse, et l’amour naturel que le pére a pour lui : si donc la faiblesse de 1’enfant venait A cesser, et sa raison A miirir, il ne devient pas seul juge naturel de ce qui convient A sa conservation, par con- séquent son propre maitre et indépendant de tout autre homme, méme de son pére; car il est encore plus sur que le iils s’aime lui- méme, qu’il n’est siir que le pére aime le {ils : Si, le pére mort, les enfants sont tenus d’obéir A leur ainé, ou A quelque autre qui n’aura pas pour eux l’attachement naturel d’un pére; et si de race en race, il y aura toujours un chef unique, auquel toute la famille soit tenue d’obéir. Auquel cas on chercherait comment l’autorité pourrait jamais étre partagée, et de quel droit il y aurait sur la terre entiere plus d’un chef qui gouvernat le genre humain. Supposé que les peuples se fussent formés par choix, nous distin- guerons alors le droit du fait; et nous demanderons si, s’étant ainsi soumis A leurs fréres, oncles, ou parents, non qu’ils y fussent obligés, mais parce qu’ils l’ont bien voulu, cette sorte de société ne rentre pas toujours dans l’association libre et volontaire, Passant ensuite au droit d`esclavage, nous examinerons si un homme peut légitimement s’aliéner A un autre, sans restriction, sans réserve, sans aucune espéce de condition; c’est-A-dire s’il peut renoncer A sa personne, A sa vie, A sa raison, A son moi, A toute moralité dans ses actions, et cesser en un mot d’exister avant sa mort, malgré la nature qui le charge immédiatement de sa propre conservation, et malgré sa conscience et sa raison qui lui prescrivent ce qu’il doit faire et ce dont il doit s’abstenir. Que s’il y a quelque réserve, quelque restriction dans l’acte d’es- clavage, nous discuterons si cet acte ne devient pas alors un vrai contrat, dans lequel chacun des deux contractants, n’ayant point en cette qualité de supérieur commun (1), restent leurs propres juges quant au conditions du contrat, par conséquent libres chacun dans cette partie, et maitres de le rompre sitot qu’ils s’estiment lésés. Que si donc un esclave ne peut s’aliéner sans réserve A son maitre, comment un peuple peut·il s’aliéner sans réserve A son chef? et si l’esclave reste juge de l’observation du contrat par son maitre, com- ment le peuple ne restera-t-il pas juge de l’observation du contrat par son chef? Forcés de revenir ainsi sur nos pas, et considérant le sens de ce mot collectif de peuple, nous chercherons si pour l’établir il ne faut pas un contrat, au moins tacite, antérieur A celui que nous supposons. T Puisque avant de s’élire un roi le peuple est un peuple, qu’est-ce I (I) S•ll8 CII ¤V8lCHI lll], CC Sllpéfléllf COH'lI’’ll1I] IIC $¢l'3lI QUITE QUE le S0l1V¢I'llD$ CZ i alors le droit d'esclavaqe, fondé sur le droit de souveraineté, n’en serait pas le prin- I I I I
� qui l’a fait tel sinon le contrat social ? Le contrat social est donc la
base de toute société civile, et c’est dans la nature de cet acte qu’U
faut chercher celle de la société qu’il forme.
Nous rechercherons quelle est la teneur de ce contrat, et si l’on ne
peut pas à peu près l’énoncer par cette formule : << Chacun de nous
« met en commun ses biens, sa personne, sa rie, et toute sa puissance,
sous la suprême direction de la volonté générale, et nous
« recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du
« tout. >
Ceci supposé, pour définir les termes dont nous avons besoin, nous remarquerons qu’au lieu de la personne paniculière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de vois. Cette personne publique prend en général le nom de corps politique, lequel est appelé par ses membres. État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables..\ l’égard des membres eux-mêmes, ils prennent le nom de peuple collectivement, et s’appellent en particulier citoyens, comme membres de la cité ou participants à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis â la même autorité.
Nous remarquerons que cet acte d’association renferme un engagement réciproque du public et des particuliers, et que chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport, savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de l’État envers le souverain. Nous remarquerons encore que nul n’étant tenu aux engagements qu’on a pris qu’avec soi, la délibération publique qui peut obliger tous les sujets envers le souverain à cause des différents rapports sous lesquels chacun d’eux est envisage, ne peut obliger l’Etat envers lui-même. Par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir d’autre loi fondamentale proprement dite que le seul pacte social. Ce qui ne signifie pas que le corps politique ne puisse, à certains égards, s’engager envers autrui ; car. par rapport à l’ctranger. il devient un être simple, un individu.
Les deux parties contractantes, savoir chaque particulier et le public, n’ayant aucun supérieur commun qui puisse juger leurs différends, nous examinerons si chacun des deax reste le maître de rompre le contrat quand il lui plaît, c’est-à-dire d’y renoncer pour sa part sitôt qu’il se croit lèse.
Pour éclaircir cette question, nous observerons que, selon le pacte social, le souverain ne pouvant agir que par des volontés com^mimes et générales, ses actes ne doivent de même avoir que des objets généraux et communs ; d’où il suit qu’un particulier ne saurait être lésé directement par le souverain qu’ils ne le soient tous, ce qui ne se peut, puisque ce serait vouloir se faire du mal à soi-même. Ainsi lecontrat social n’a jamais besoin d’autre garant que la force publique, parce que la lésion ne peut jamais venir que des particuliers ; et alors ils ne sont pas pour cela libres de leur engagement, mais punis de l’avoir viole.
Pour bien décider toutes les questions semblables, nous aurons soin de nous rappeler toujours que le pacte social est d’une nature particulière, et propre à lui seul, en ce que le peuple ne contracte qu’avec lui-même, c’est-à-dire le peuple en corps comme souverain, avec les particuliers comme sujets : condition qui fait tout l’artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes, raisonnables, et sans danger, des engagements qui sans cela seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus. Les particuliers ne s’étant soumis qu’au souverain, et l’autorité souveraine n’étant autre chose que la volonté générale, nous verrons comment chaque homme, obéissant au souverain, n’obéit qu’à lui-même, et comment on est plus libre dans le pacte social que dans l’état de nature.
Après avoir fait la comparaison de la liberté naturelle avec la liberté civile quant aux personnes, nous ferons, quant aux biens, celle du droit de propriété avec le droit de souveraineté, du domaine particulier avec le domaine éminent. Si c’est sur le droit de propriété qu’est fondée l’autorité souveraine, ce droit est celui qu’elle doit le plus respecter ; il est inviolable et sacré pour elle tant qu’il demeure un droit particulier et individuel : sitôt qu’il est considéré comme commun à tous les citoyens, il est soumis a la volonté générale, et cette volonté peut l’anéantir. Ainsi le souverain n’a nul droit de toucher au bien d’un particulier, ni de plusieurs ; mais il peut légitimement s’emparer du bien de tous, comme cela se fit à Sparte au temps de Lycurgue, au lieu que l’abolition des dettes par Solon fut un acte illégitime.
Puisque rien n’oblige les sujets que la volonté générale, nous rechercherons comment se manifeste cette volonté, à quels signes on est sûr de la reconnaître, ce que c’est qu’une loi, et quels sont les vrais caractères de la loi. Ce sujet est tout neuf : la définition de la loi est encore à faire.
A l’instant que le peuple considère en particulier un ou plusieurs de ses membres, le peuple se divise. Il se forme entre le tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés, dont la partie est 1 un, et le tout, moins cette partie, est l’autre. Mais le tout moins une partie n’est pas le tout ; tant que ce rapport subsiste, il n’y a donc plus de tout, mais deux parties inégales. Au contraire, quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même ; et s’il se forme un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors l’objet sur lequel on sta » 5 386 DU CONTRAT SOCIAL. tue est général, et la volonté qui statue est aussi générale. Nous exa- minerons s’il y a quelque autre espéce d’acte qui puisse porter le nom de loi. Si le souverain ne peut parler que par des lois, et si la loi ne peut iamais avoir qu’un objet général et relatif également a tous les mem- bres de l’Etat, il s’ensuit que le souverain n’a iamais le pouvoir de rien statuer sur un objet particulier; et, comme il importe cependant a la conservation de l’Etat qu’il soit aussi décidé des choses particu- lieres, nous rechercherons comment cela se peut faire. Les actes du souverain ne peuvent étre que des actes de volonté générale, des lois; il faut ensuite des actes déterminants, des actes de force ou de gouvernement, pour l’exécution de ces mémes lois; et ceux·ci, au contraire, ne peuvent avoir que des objets particu- liers. Ainsi l’acte par lequel le souverain statue qu’on élira un chef est une loi, et l’acte par lequel on élit ce chef en exécution de la loi n’est qu’un acte de gouvernement. Voici donc un troisiéme rapport sous lequel le peuple assemblé peut étre considéré, savoir, comme magistrat ou exécuteur de la loi qu’il a portée comme souverain (1). Nous examinerons s’il est possible que le peuple se dépouille de son droit de souveraineté pour en revétir un homme ou plusieurs : car l’acte d’élection n’étant pas une loi, et dans cet acte le peuple n’étant pas souverain lui-méme, on ne voit point comment alors il peut transférer un droit qu’il n’a pas. L’essence de la souveraineté consistant dans la volonté générale, on ne voit point non plus comment on peut s’assurer qu’une volonté particuliére sera toujours d’accord avec cette volonté générale. On doit bien pIut6t présumer qu’elle y sera souvent contraire; car l’inté· rét privé tend toujours aux préférences, et l’intérét public a l’éga- _ lité, et quand cet accord serait possible, il sufiirait qu’il ne tut pas , nécessaire et indestructible pour que le droit souverain n’en put ré- = sulter. I° Nous rechercherons si, sans violer le pacte social, les chefs du peu· g ple, sous quelque nom qu’ils soient élus, peuvent jamais étre autre chose que les ofiiciers du peuple, auxquels il ordonne de faire exé- cuter les lois; si ces chefs ne lui doivent pas compte de leur admi- nistration, et ne sont pas soumis eux·mémes aux lois qu’ils sont chargés de faire observer. _ Si le peuple ne peut aliéner son droit supreme, peut-il le confier pour un temps? s’il ne peut se donner un maitre, peut-il se donner des représentants? Cette question est importante et mérite discussion. (1) Ces questions et propositions sont la plupart extraites du Traité du Contra! social, extrait lui-meme d'un plus grand ouvrage, entrepris sans consulter mes torces. et abandonné depuis longtemps. Le petit traite que i'en ai détaché, et dont c’est ici le sommaire, sera publié a part.
� APPENDICE VI. 387
Si le peuple ne peut avoir ni souverain ni représentants, nous exa-
minerons comment il peut porter ses lois lui-méme; s’il doit avoir
beaucoup de lois; s’il doit les changer souvent; s’il est aisé qu’un
grand peuple soit son propre législateur;
Si le peuple romain n’était pas un grand peuple;
S’il est bon qu’il y ait de grands peuples.
I1 suit des considérations précédentes qu’il y a dans l’Etat un corps
intermédiaire entre les sujets et le souverain; et ce corps intermé-
diaire, formé d’un ou de plusieurs membres, est chargé de l’admi—
nistration publique, de l’exécution des lois, et du maintien de la li-
berté civile et politique.
Les membres de ce corps s’appellent magistrats ou rois, c’est-
a·dire gouverneurs. Le corps entier, considéré par les hommes qui le
composent, s’appelle prince, et, considéré par son action, il s’appelle
gouvernement.
Si nous considéronsl’action du corps entier agissant sur lui·méme,
c’est-a-dire le rapport du tout au tout, ou du souverain a l’Etat, nous
pouvons comparer ce rapport a celui des extrémes d’une proportion
continue dont le gouvernement donne le moyen terme. Le magistrat
recoit du souverain les ordres qu’il donne au peuple; et, tout com-
pensé, son produit ou sa puissance est au méme degré que le produit
ou la puissance des citoyens, qui sont sujets d’un coté et souverains
de 1’autre. On ne saurait altérer aucun des trois termes sans rompre
a l’instant la proportion. Si le souverain veut gouverner, ou si le
prince veut donner des lois, ou si le sujet refuse d’obéir, le désordre
succede a la régle, et l’Etat dissous tombe dans le despotisme ou dans
l’anarchie.
Supposons que l’Etat soit compose de dix mille citoyens. Le sou-
verain ne peut étre considéré que collectivement et en corps; mais
chaque particulier a, comme sujet, une existence individuelle et indé-
pendante. Ainsi le souverain est au sujet comme dix mille a un;
c’est·a-dire que chaque membre de l’Etat n’a pour sa part que la dix-
milliéme partie de l’autorité souveraine, quoiqu’il lui soit soumis tout
entier. Que le peuple soit composé de cent mille hommes, l’Etat des
sujets ne change et chacun porte toujours tout l’empire des lois, tan-
dis que son suffrage, réduit a un cent milliéme, a dix fois moins
d’influence dans leur rédaction. Ainsi, le sujet restant toujours un, le
rapport du souverain augmente en raison du nombre des citoyens.
D’oi1 il suit que plus l’Etat s’agrandit, plus la liberté diminue.
Or moins les volontés particuliéres se rapportent a la volonté gé-
nérale, c’est-a·dire les mceurs aux lois, plus la force réprimante doit
augmenter. D’un autre c6té, la grandeur de l’Etat donnant aux dépo-
sitaires de l’autorité publique plus de tentations et de moyens d’en
abuser, plus le gouvernement a de force pour contenir le peuple, plus
le souverain doit en avoir A son tour pour contenir le gouvernement.
�
Il suit de ce double rapport que la proportion continue entre le
souverain, le prince, et le peuple, n’est point une idée arbitraire, mais l
’ une conséquence de la nature de l’Etat. I1 suit encore que l’un des
extrémes, savoir le peuple, étant Exe, toutes les fois que la raison
doublée augmente ou diminue, la raison simple augmente ou diminue t
e a son tour; ce qui ne peut se faire sans que le moyen terme change l
Q autant de fois. D’oi1 nous pouvons tirer cette conséquence, qu’il n’y i
a pas une constitution de gouvernement unique et absolue, mais qu’il l
doit y avoir autant de gouvernements différents en nature qu’il y a
d’Etats différents en grandeur.
Si plus le peuple est nombreux moins les moeurs se rapportent aux lois, nous examinerons si, par une analogie assez évidente. on ne peut ~ pas dire aussi que plus les magistrats sont nombreux, plus le gouver- nement est faible. Pour éclaircir cette maxime, nous distinguerons dans la personne de chaque magistrat trois volontés essentiellement différentes. Premiere- ment, la volonté propre de l’individu, qui ne tend qu’a son avantage ‘ particulier; secondement, la volonté commune des magistrats, qui se rapporte uniquement au profit du prince; volonté qu’on peut appeler volonté de corps, laquelle est générale par rapport au gouvernement, et particuliére par rapport a l’Etat dont le gouvernement fait partie; en troisieme lieu, la volonté du peuple ou la volonté souveraine, laquelle est générale, tant par rapport a l’liZtat considéré comme le tout, que par rapport au gouvernement considéré comme partie du tout. Dans une législation parfaite la volonté particuliére et individuelle doit étre presque nulle; la volonté de corps propre au gouvernement tres subordonnée : et par conséquent la volonté générale et souveraine est·la regle de toutes les autres. Au contraire, selon l’ordre nature], ces différentes volontés deviennent plus actives a mesure qu’elles se concentrent; la volonté générale est toujours la plus faible, la volonté de corps a le second rang, et la volonté particuliére est préférée a tout. En sorte que chacun est premiérement soi-méme, et puis magistrat, et puis citoyen : gradation directement opposée a celle qu’exige l’ordre social.
Cela posé, nous supposerons le gouvernement entre les mains d’un seul homme. Voila la volonté particuliére et la volonté de corps parfaitement réunies, et par conséquent celle·ci au plus haut degré d’intensité qu’elle puisse avoir. Or, comme c’est de ce degré que dépend l’usage de la force, et que la force absolue du gouvernement étant toujours celle du peuple ne varie point, il s’ensuit que le plus actif des gouvernements est celui d’un seul.
Au contraire, unissons le gouvernement a l’autorité supréme, faisons le prince du souverain, et des citoyens autant de magistrats. Alors la volonté de corps, parfaitement confondue avec la volonté générale, n’aura pas plus d’activité qu’elle, et laissera la volonté partiAPPENDICE VI. 38g culiére dans toute sa force. Ainsi le gouvernement, toujours avec la meme force absolue, sera dans son minimum d’activité. Ces regles sont incontestables, et d’autres considerations servent a les coniirmer. On voit, par exemple, que les magistrats sont plus actifs dans le corps que le citoyen n’est dans le sien, et que par con- sequent la volonté particuliére y a beaucoup plus d’influence. Car chaque magistrat est presque toujours charge de quelque fonction particuliere du gouvernement; au lieu que chaque citoyen, pris a part, n’a aucune fonction de la souveraineté. D’ailleurs, plus l’Etat · s’étend, plus sa force réelle augmente, quoiqu’elle n’augmente pas en raison de son étendue; mais, l’Etat restant le meme, les magistrats ont beau se multiplier, le gouvernement n’en acquiert pas une plus grande force réelle, parce qu’il est dépositaire de celle de l’Etat, que nous supposons toujours égale. Ainsi, par cette pluralité, l’activité du` gouvernement diminue sans que sa force puisse augmenter. _ Aprés avoir trouvé que le gouvernement se relache a mesure que · les magistrats se multiplient, et que, plus le peuple est nombreux, plus la force réprimante du gouvernement doit augmenter, nous con- clurons que le rapport des magistrats au gouvernement doit etre in- verse de celui des sujets au souverain; c’est·a-dire que plus l’Etat s’agrandit, plus le gouvernement doit se resserrer, tellement que le nombre des chefs diminue en raison de l’augmentation du peuple. Pour iixer ensuite cette diversité de formes sous des dénomina- tions plus précises, nous remarquerons en premier lieu que le sou- verain peut commettre le aepat du gouvernement a tout le peuple ou A la plus grande partie du peuple, en sorte qu’il y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens simples particuliers. On donne le nom de democratie a cette forme de gouvernement. Ou bien il peut resserrer le gouvernement entre les mains d’un moindre nombre, en sorte qu’il y ait plus de simples citoyens que de magistrats; et cette forme porte le nom d’aristocratie. Enfin il peut concentrer tout le gouvernement entre les mains d’un magistrat unique. Cette troisieme forme est la plus commune, et s’appelle monarchie ou gouvernement royal. Nous remarquerons que toutes ces formes, ou du moins les deux premieres, sont susceptibles de plus et de moins, et ont méme une assez grande latitude. Car la democratie peut embrasser tout le peu- ple ou se resserrer jusqu`a la moitie. L’aristocratie, A son tour, peut de la moitie du peuple se resserrer indeterminément jusqu’aux plus petits nombres. La royaute meme admet quelquefois un partage, soit entre le pere et le fils, soit entre deux freres, soit autrement. Il y avait toujours deux rois a Sparte et l’on a vu dans l’empire romain jusqu‘a huit empereursl a la fois, sans qu’on put dire que l’empire ffit divisé. Il y a un point ou chaque forme de gouvernement se con- fond avec la suivante; et, sous trois denominations spécifiques, le
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3go DU CONTRAT SOCIAL. (
- gouvernement est réellement susceptible d’autant de formes que
l’Etat a de citoyens,
Il y a plus: chacun de ces gouvernements pouvant A certains égards
se subdiviser en diverses parties, Pune administrée d’une maniére et
l’autre d’une autre, il peut résulter de ces trois formes combinées (
une multitude de formes mixtes dont chacune est multipliable par
toutes les formes simples. (
On a de tout temps beaucoup disputé sur la meilleure forme de
gouvernement, sans considérer que cbacune est la meilleure en cer- )
tains cas, et la pire en d’autres. Pour nous, si dans les différents Etats (
le nombre des magistrats (1) doit étre inverse de celui des citoyens, (
nous conclurons qu’en général le gouvernement démocratique con-
vient aux petits Etats, l’aristocratique aux médiocres, et le monar-
chique aux grands.
C’est par le fil de ces recherches que nous parviendrons A savoir 1
quels sont les devoirs et les droits des citoyens, et si I’on peut séparer ~
les uns des autres; ce que c’est que la patrie, en quoi précisément i
elle consiste, et A quoi chacun peut connaitre s’il a une patrie ou s’il R
n’en a point.
Apres avoir ainsi considéré chaque espece de société civile en elle-
méme, nous les comparerons pour en observer les divers rapports :
les unes grandes, les autres petites; les unes fortes, les autres faibles; q
s’attaquant, s’oflensant, s’entre·détruisant; et, dans cette action et (
réaction continuelle, faisant plus de misérables et coutant la vie A plus (
d’hommes que s’ils avaient tous gardé leur premiere liberté. Nous )
examinerons si l’on n’en a pas fait trop ou trop peu dans l’institution
sociale; si les individus soumis aux lois et aux hommes, tandis que
les sociétés gardent entre elles l’indépendance de la nature, ne restent
pas exposés aux maux des deux Etats, sans en avoir les avantages et,
s’il ne vaudrait pas mieux qu’il n’y edt point de société civile au monde
que d’y en avoir plusieurs. N’est-ce pas cet Etat mixte qui participe A (
tous les deux et n’assure ni l’un ni l’autre, per quem neutrum licet, A
nec tanquam in bella paratum esse, nec tanquam in pace securum (2) ? )
N’est-ce pas cette association partielle et imparfaite qui produit la i
tyrannie et la guerre? et la tyrannie et la guerre ne sont-elles pas )
les plus grands fiéaux de Phumanité?
. · _ Nous examinerons eniin l’espece de remédes qu’on a cherchés A
"$r· {s *ces inconvénients par les ligues et confédérations, qui, laissant chaque " - Etat son·ma‘itre au dedans, I’arment au dehors contre tout agresseur injuste. Nous rechercherons comment on peut établir une bonne asso- ( ciation fédérative, ce qui peut la rendre durable, et jusqu’A quel point ( (1) On se souviendra que je n'entends parler ici que de magistrate supremes ou chefs de la nation, les autres n'étant que leurs substituts en telle ou telle partie. (2) Snaxc., dc Tranq. anim., cap. 1. •
� APPENDICE V1. 3g:
on peut étendre le droit de la confédération, sans nuire a celui de la
souveraineté.
L’abbé de Saint-Pierre avait proposé une association de tous les
Etats de l’Europe pour maintenir entre eux une paix perpétuelle. Cette
association était·elle praticable? et, supposant qu’elle edt été établie,
était-il a présumer qu’elle eut duré(1)? Ces recherches nous ménent
directement a toutes les questions de droit public qui peuvent ache-
ver d’éclaircir celles du droit politique.
Eniin nous poserons les vrais principes du droit de la guerre, et
nous examinerons pourquoi Grotius et les autres n’en ont donné que
de faux.
Je ne serais pas étonné qu’au milieu de tous nos raisonnements,
mon jeune homme, qui a du bon sens, me dit en m’interrompant:
On dirait que nous batissons notre édifice avec du bois, et non pas
avec des hommes, tant nous alignons exactement chaque piece a la
régle ! Il est vrai, mon ami; mais songez que le droit ne se plie point
aux passions des hommes, et qu’il s’agissait entre nous d’établir
d’abord les vrais principes du droit politique. A présent que nos fon-
dements sont posés, venez examiner ce que les hommes ont b§ti des-
sus, et vous verrez de belles choses !...
(1) Depuis que i‘écrivais ceci, les raisons pour ont été exposées dans Pcxtrait de ce
proiet; les raisons contre, du moins celles qui m°ont paru solides, se trouverout dans le
recueil de mes écrits, a la suite de ce méme extrait.
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LETTRES ECRITES DE LA MONTAGNE
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- 1.1:·rrnr-: imzmtizntz (Extraits).
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On trouve dans l’E`mile la professsion de foi d’un prétre catho- q
lique, et dans l’Héloise celle d’une femme dévote. Ces deux pieces s’accordent assez pour qu’on puisse expliquer l’une par l’autre, et de I cet accord on peut présumer avec quelque vraisemblance que, si I l’auteur qui a publié les livres ou elles sont contenues ne les adopte pas en entier 1’unc et l’autre, du moins il les favorise beaucoup. De ces deux professions de foi, la premiere, étant la plus étendue et la seule ou l’on ait trouvé le corps du délit, doit étre examinée par pré- férence. Cet examen, pour aller a son but, rend encore un éclaircissement nécessaire; car remarquez bien qu’éclaircir et distinguer les proposi- tions que brouillent et confondent mes accusateurs, c’est leur ré- pondre. Comme ils disputent contre l’évidence, quand la question est bien posée, ils sont réfutés. . Je distingue dans la religion deux parties,outre la forme du culte, qui n’est qu’un cérémonial. Ces deux parties sont le dogme et la morale. Je divise les dogmes encore en deux parties; svoir celle qui, posant les principes de nos devoirs, sert de base a la morale, et celle qui, purement de foi, ne contient que des dogmes spéculatifs. De cette division, qui me parait exacte, résulte celle des senti- ments sur la religion, d’une part en vrais, faux ou douteux, et de l’autre en bons, mauvais ou indifférents. Le jugement des premiers appartient A la raison seule; et si les théologiens s’en sont emparés, c’est comme raisonneurs, c’est comme professeurs de la science par laquelle on parvient a la connaissance du vrai et du faux en matiére de foi. Si l’erreur en cette partie est nuisible, c’est seulement a ceux qui errent, et c’est seulement un pré- judice pour la vie a venir, sur laquelle les tribunaux humains ne pen- q vent étendre leur competence. Lorsqu’ils connaissent de cette matiére, I ` ` I I ` I
� APPENDICE VII. 3g3
ce n’est plus comme juges du vrai et du faux, mais comme ministres
des lois civiles qui reglent la forme extérieure du culte : il ne s’agit
pas encore ici de cette partie; il en sera traité ci-aprés.
Quant a la partie de 1a religion qui regarde 1a morale, c’est-a-dire
la justice, le bien public, l’obéissance aux lois naturelles et positives.
les vertus sociales et tous les devoirs de l’homme et du citoyen, il
appartient au gouvernement d’en connaitre: c`est en ce point seul
que la religion rentre directement sous sa juridiction, et qu’il doit
bannir non l’erreur, dont il n’est pas juge, mais tout sentiment nui-
sible qui tend a couper le nmud social...
Si nos prosélytes sont maitres du pays ou ils vivent, ils établi-
ront une forme de culte aussi simple que leur croyance, et la religion qui résultera de tout cela sera la plus utile aux hommes par sa sim- plicité méme. Dégagée de tout ce qu’ils mettent a la place des vertus, et n’ayant ni rites superstitieux ni subtilités dans la doctrine, elle ira tout entiére a son vrai but, qui est la pratique de nos devoirs. Les mots de dévot et d’orthodoxe y seront sans usage; la monotonie de certains sons articulés n`y sera pas la piété; il n’y aura d‘impies que les méchants, ni de fidéles que les gens de bien. Cette institution une fois faite, tous seront obligés par les lois de s’y soumettre, parce qu’elle n’est point fondée sur l’autorité des hommes, qu’elle n’a rien qui ne soit dans l’ordre des lumiéres natu- relles, qu’elle ne contient aucun article qui ne se rapporte au bien de la société, et qu’elle n’est mélée §d’aucun dogme inutile a la mo- rale, d’aucun point de pure spéculation. Nosfprosélytcs seront-ils imolérants pour cela? Au contraire, ils seront tolérants par principes; ils le seront plus qu’on ne peut 1’étre dans aucune autre doctrine, puisqu’ils admettront toutes les bonnes religions qui nc s’admettent pas entre elles, c’est·a-dire toutes celles qui, ayant l’ess2ntiel qu’elles négligent, font l`essentiel de ce qui ne l’est point. En s’attachant, eux, a ce seul essentiel, ils laisseront les autres en faire a leur gré l’accessoire, pourvu qu’ils ne le reiettent pas: ils les laisseront expliquer ce qu’ils n’expliquent point, décider ce qu’ils ne décident point. Ils laisseront a chacun ses rites, ses for- mules de foi, sa croyance; ils diront: a Admettez avec nous les principes des devoirs de l’homme et du citoyen ; du reste, croyez tout ce qu’il vous plaira. » Quant aux religions qui sont essentielle- ment mauvaises, qui portent l’homme a faire le mal, ils ne les tolé- reront point, parce que cela meme est contraire at la véritable tolé- rance, qui n’a pour but que la paix du genre humain. Le vrai tolérant ne tolére point le crime; i1 ne tolére aucun dogme qui rende les hommes méchants. Maintenant supposons, au contraire, que nos prosélytes soient sous la domination d’autrui: comme gens de paix, ils seront soumis aux lois de leurs maitres, méme en matiére de religion, a moins que
� 594 DU CONTRAT SOCIAL. l
cette religion ne fut essentiellement mauvaise; car alors, sans outra- R
ger ceux qui la professent, ils refuseraient de la professer. Ils leur
diraient: • Puisque Dieu nous appelle a la servitude, nous voulons V
étre de bons serviteurs, et vos sentiments nous empécheraient de
l’étre; nous connaissons nos devoirs, nous les aimons, nous rejetons
ce qui nous en détache; c’est aiin de vous étre fidéles que nous n’a· l
doptons pas la loi de l’iniquité. » l
Mais si la religion du pays est bonne en elle·méme, et que ce
qu’elle a de mauvais soit seulement dans des interpretations particu-
liéres, ou dans des dogmes purement spéculatifs, ils s’attacheront a l
l’essentiel, et toléreront le reste, tant par respect pour les lois que 1
par amour pour la paix. Quand ils seront appelés a déclarer expres-
sément leur croyance, ils le feront, parce qu’il ne faut point mentir;
ils diront au besoin leur sentiment avec fermeté, méme avec force; 1
ils se défendront par la raison, si on les attaque. Du reste, ils ne
disputeront point contre leurs freres; et, sans s’obstiner a vouloir
les convaincre, ils leur resteront unis par la charité; ils assisteront a
leurs assemblées, ils adopterontleurs formules, et, ne se croyant pas
plus infaillibles qu’eux, ils se soumettront a l’avis du plus grand l
nombre en ce qui n’intéresse pas leur conscience et ne leur parait
pas importer au salut.
Vous me demanderez peut-étre comment on peut accorder cette
doctrine avec celle d’un·homme qui dit que l’Evangile est absurde et pernicieux a la société? En avouaat franchement que cet accord me parait difficile, je vous demanderai A mon tour ou est cet homme qui dit que l’Evangile est absurde et pernicieux. Vos messieurs m’ac· cusent de l’avoir dit: et ou? Dans le Contra: social, au chapitre de la Religion civile. Voici qui est singulier! Dans ce méme livre et dans ce méme chapitre je pense avoir dit précisément le contraire; je pense avoir dit que l’Evangile est sublime et le plus fort lien de la société(1). Je ne veux pas taxer ces messieurs de mensonge; mais avouez que deux propositions si contraires dans le méme livre et dans le méme chapitre doivent faire un tout bien extravagant. N’y aurait·il point ici quelque nouvelle équivoque, a la faveur de laquelle on me rendit plus coupable ou plus fou que je ne suis? Ce mot de société présente un sens un peu vague: il y a dans le monde des sociétés de bien des sortes, et il n’est pas impossible que ce qui sert a l’une nuise a l’autre. Voyons: la méthode favorite de mes agresseurs est toujours d’ofl`rir avec art des idées indéterminées; continuons pour toute réponse a tacher de les fixer. Le chapitre dont je parle est destiné, comme on le voit par le titre, a examiner comment les institutions religieuses peuvent entrer dans la constitution de l’Etat. Ainsi ce dont il s’agit ici n’est point de (r) Contra! social, liv. IV, chap. vm.
� I
. APPENDICE VII. 395
considérer les religions comme vraies ou fausses, ni méme comme
bonnes ou mauvaises en elles-mémes, mais de les considérer unique-
ment par leurs rapports aux corps politiques, et comme parties de la
législation.
Dans cette vue, l’auteur fait voir que toutes les anciennes reli-
gions, sans en excepter la juive, furent nationales dans leur origine,
appropriées, incorporées ia l’Etat, et formant la base, ou du moins
faisant partie du systeme législatit.
Le christianisme, au contraire, est dans son prineipe une religion
universelle qui n’a rien d’exclusif, rien de local, rien de propre a tel
pays p1ut6t qu’a tel autre. Son divin auteur, embrassant également
tous les hommes dans sa charité sans bornes, est venu lever la bar-
riere qui séparait les nations, et réunir tout le genre humain dans un
peuple de fréres : u Car, en toute nation, celui qui le craint et qui
s’adonne A la justice lui est agréable (1). » Tel est le véritable esprit
de 1·Ev¤¤g11e.
Ceux qui ont voulu faire du christianisme une religion nationale
et l’introduire comme partie constitutive dans le systéme de la légis-
lation ont fait par la deux fautes nuisibles, l’une a la religion, et
l’autre a l’Etat. Ils se sont écartés de l’esprit de Jésus-Christ, dont
le régne n’est pas de ce monde; et, mélant aux intéréts terrestres
ceux de la religion, ils ont souillé sa pureté céleste, ils en ont fait
l’arme des tyrans et l’instrument des persécuteurs. Ils n’ont pas moins
blessé les saines maximes de la politique, puisque, au lieu de simpli-
Her la machine du gouvernement, ils l’ont composée, ils lui ont
‘ donné des ressorts étrangers, superflus; et, Passujettissant a deux
mobiles diiférents, souvent contraires, ils ont causé les tiraillements
qu’on sent dans tous les Etats chrétiens ou l’on a fait entrer la reli-
gion dans le systéme politique.
Le parfait christianisme est l’institution sociale universelle ; mais,
pour montrer qu’il n’est point un établissement politique, et qu’il ne
concourt point aux bonnes institutions particuliéres, il fallait 6ter
les sophismes de ceux qui mélent la religion a tout, comme une prise
avec laquelle ils s’emparent de tout. Tous les établissements humains
sont fondés sur les passions humaines, et se conservent par elles: ce
qui combat et détruit les passions n’est donc pas propre a fortifier
ees établissements. Comment ce qui détache les coeurs de la terre
nous donnerait·il plus d’intérét pour ce qui s’y fait? comment ce qui
nous occupe uniquement d’une autre patrie nous attacherait-il davan-
tage a celle-ci?
Les religions nationales sont utiles a l’Etat comme parties de sa
constitution, cela est incontestable; mais elles sont nuisibles au
genre humain, et méme a l’Etat dans un autre sens: j’ai montré
comment et pourquoi.
(1) Act., x, 35.
� l
3g6 DU CONTRAT SOCIAL-.
Le christianisme, au contraire, rendant les hommes iustes, mo-
dérés, amis de la paix, est tres avantageux A la société générale;
mais il énerve la force du ressort politique, il complique les mouve·
ments de la machine, il rompt l’unité du corps moral; et, ne lui étant
pas assez approprié, il faut qu’il dégénere, ou qu’il demeure une piece
_ étrangere et embarrassante.
VoilA donc un préiudice et des inconvéni ents des deux c6tés rela-
tivement au corps politique. Cependant il importe que l’Etat ne soit
pas sans religion, et cela importe par des raisons graves, sur les-
quelles j’ai partout fortement insisté: mais il vaudrait mieux encore
n’en point avoir, que d’en avoir une barbare et persécutante, qui,
tyrannisant les lois memes, contrarierait les devoirs du citoyen. On
dirait que tout ce qui s’est passé dans Geneve A mon égard n’est fait
que pour établir ce chapitre en exemple, pour prouver par ma propre
histoire que j’ai tres bien raisonné.
Que doit faire un sage législateur dans cette alternative? De deux
choses l’une: la premiere, d’établir une religion purement civile, dans
laquelle, renfermant les dogmes fondamentaux de toute bonne reli-
gion, tous les dogmes vraiment utiles A la société, soit universelle,
soit Particuliere, il omette tous les autres qui peuvent importer A la
foi, mais nullement au bien terrestre, unique objet de la législation:
car comment le mystere de la Trinité, par exemple, peut-il concourir
A la bonne constitution de l’Etat? en quoi ses membres seront-ils
meilleurs citoyens quand ils auront reieté le mérite des bonnes ceuvres?
et que fait au lien de la société civile le dogme du péché originel?
Bien que le vrai christianisme soit une institution de paix, qui ne voit
que le christianisme dogmatique ou théologique est, par la multitude
et l’obscurité de ses dogmes, surtout par l’obligation de les admettre,
un champ de bataille touiours ouvert entre les hommes, et cela sans
qu’A force d’interprétations et de décisions on puisse prévenir de
nouvelles disputes sur les decisions memes?
L’autre expédient est de laisser le christianisme tel qu’il est dans
son véritable esprit, libre, dégagé de tout lien de chair, sans autre
obligation que celle de la conscience, sans autre gene dans les dogmes
que les moeurs et les lois. La religion chrétienne est, par la pureté de
sa morale, touiours bonne et saine dans l’Etat, pourvu qu’on n’en
fasse pas une partie de sa constitution, pourvu qu’elle y soit admisc
uniquement comme religion, sentiment, opinion, croyance; mais,
comme loi politique, le christianisme dogmatique est un mauvais
établissement.
Telle est, monsieur, la plus forte conséquence qu’on puisse tirer
de ce chapitre, ou,bien loin de taxer le pur Evangile(1) d’étre perni-
cieux A la société, je le trouve en quelque sorte trop sociable, embras·
(1) Lettre: écrites de la campagne, page 30.
� . APPENDICE VII. 3gy
sant trop tout le genre humain, pour une législation qui doit étre
exclusive; inspirant l’humanité plutot que le patriotisme, et tendant
a former des hommes plutot que des citoyens(1).Si je me suis trompé,
j’ai fait une erreur en politique; mais oi: est mon impiété?
La science du salut et celle du gouvernement sont tres difiérentes:
vouloir que la premiere embrasse tout est un fanatisme de petit es-
prit: c’est penser comme les alchimistes, qui, dans l’art de faire de
l’or, voient aussi la médecine universelle, ou comme les mahometans,
qui prétendent trouver toutes les sciences dans l’Alcoran. La doc-
trine de l’Evaugile n’a qu’un objet: c’est d’appeler et sauver tous les
hommes; leur liberté, leur bien·étre ici-bas n’y entre pour rien;
Jésus l’a dit mille fois. Méler e cet objet des vues terrestres, c’est
altérer sa simplicité sublime, c’est souiller sa sainteté par des intéréts
humains: c’est cela qui est vraiment une impiété.
Ces distinctions sont de tout temps établies: on ne les a confon-
dues que pour moi seul. En otant des institutions nationales la reli-
gion chrétienne, je I’établis la meilleure pour le genre humain. L’au-
teur de l’Esprit des Iois a fait plus: il a dit que la musulmane était ·
la meilleure our les contrées asiati ues 2. Il raisonnait en oli-
. . P . q P .
t1que,et moi aussi. Dans quel pays a-t·on cherché querelle, je ne dis
pas A l’auteur, mais au livre (B)? Pourquoi donc suis-je coupable? ou
pourquoi ne l’était·il pas?
LETTRE vi
S’il est vrai que l’auteur attaque les gouvernements. Courte analyse
de son livre. La procedure faire a Geneve es: sans exemple, et n’a
été suivie en aucun pays (a).
Encore une lettre, monsieur(4), et vous étes délivré de moi. [Mais
je me trouve, en la commencant], dans une situation bien bizarre,
(il C'est merveille de voir Passortimeut de beaux sentiments qu`on va nous entas-
ant dans lcs livres; il ne faut pour cela que des mots. et les vertus eu papier ne coiltent
guere; mais elles ne s‘agencent pas tout in fait ainsi dans Ie cceur de l'liomme, et il y a
loin des peintures aux realizes. Le patriotisme et Fhumanité sont, par exemple, deux
vertus incompatibles dans leur éuergie, et surtout chez un peuple entier. Le législateur
qui les voudra toutes deux ifobtiendra ni l'une ni l'autre : cet accord ne s'est iamais vu
il ne se verra iamais, parce qu'il est contraire a la nature, et qu`on ne peut donner
deux obiets A la meme passion.
(2) Voy. liv. XXIV, chap. xxvi.
(3) ll est bon de remarquer que le livre de l'Espril des Lois fut imprimé pour la pre-
miere fois A Geneve, sans que les scolarques y trouvassent rien xl reprendre, et que ce
fut un pasteur qui corrigea l‘edition.
(4) Me voici.
(a) Le manuscrit de Rousseau, catalogue A la bibliotheque de Neuchiltel sous le n• 7840
renferme,entre aunres morceaux.Ie brouillon dc plusieurs Lettres de la Montague et en
particulicr celui de la lettre sixieme. Cette piece est curieuse. On y surprend l‘auteur
dans le feu de Fimprovisation. En pleine possession de ses idées, il les jette sur Ie pa-
I
� 398 DU CONTRAT SOCIAL.
obligé (1) de l’écrire, et ne sachant de quoi (2) la remplir. Concevez·
vous qu’on ait A se iustifier [d’un crime qu’on ignore, et qu’il faille se
défendre] sans savoir de quoi l’on est accusé (3)?C’est pourtant ce que
j’ai A faire au sujet des gouvernements. Je suis, non pas accusé, mais
jugé, mais flétri (4), pour avoir (5) publié deux ouvrages ¤< téméraires,
scandaleux, impies, tendant A détruire la religion chrétienne et tous
les gouvernements ». Quant A la religion, nous avons eu du moins
quelque prise pour trouver ce qu’on a voulu dire, et nous l`av0ns
examiné. Mais, quant aux gouvernements, rien ne peut nous fournir
le moindre indice. On a toujours évité toute espéce d’explication sur l
ce point; on n’a jamais voulu dire en quel lieu i’entreprenais ainsi de l
les détruire, ni comment, ni pourquoi, ni rien de ce qui peut con- l
stater que le délit n’est pas imaginaire. C’est comme si l’on jugeait l
quelqu’un pour avoir tué un homme, sans dire ni ou, ni qui, ni ·
quand, pour un meurtre abstrait. A l’inquisition, l’on force bien l’ac· (
cusé de deviner de quoi on l’accuse; mais on ne le juge pas sans dire
sur quoi. (
L’auteur des Lettres écrites de la campagne évite avec le meme soin
de s’expliquer sur ce prétendu délit; il joint également la religion et
les gouvernements dans la meme accusation générale; puis, entrant “
en matiére sur la religion, il déclare vouloir s’y borner, et il tient l
parole. Comment parviendrons-nous A vérifier l’accusation qui
regarde les gouvernements, si ceux qui l’intentent refusent de dire (
sur quoi elle porte?
Remarquez de méme comment, d’un trait de plume, cet auteur
change l’état de la question. Le Conseil prononce que mes livres
tendent A détruire tous les gouvernements; l’auteur des Leures dit
seulement que les gouvernements y sont livrés A la plus audacieuse
critique. Cela est fort différent. Une critique, quelque audacieuse
qu’elle puisse étre, n’est point une conspiration. Critiquer ou blamer
quelques lois n’est pas renverser toutes les lois. Autant vaudrait
accuser quelqu’un d’assassiner les malades lorsqu’il montre les fautes
des médecins.
Encore une fois, que répondre A des raisons qu’on ne veut pas
dire? Comment se justifier contre un iugement porté sans motif? Que,
pier, d'une main fiévreuse. L'éeriture a peine A suivre le mouvement de la pensée; vivc
et nerveuse, elle semble s‘élancer comme pour le combat.
_ Nous publions en note les variantes qui distinguent la version du manuscrit de celle
du texte uélinitif. Les mots placés entre crochets ne se trouvent pas dans le brouillon.
Rousseau a écrit sur la page en regard de la premiere feuille la réllexion suivante:
La société politique est foudéc sur un contra: entre se: membres: tacite ou fennel,
rfimporte. il n`existe pas mains virtuellemeut.
(r) Forcé.
(2) N’a_yaut rien pour.
(3) Nous accuse.
(4) Coudamné.
(5) Dil-ou.
Lé
� APPENDICE VII. 3gg
sans preuve de part ni d’autre, ces messieurs disent (1) que je veux
renverser (2) tous les gouvernements; et que je (3) dise, moi, que je
ne veux pas renverser tous les gouvernements, il y A dans ces asser-
tions parité exacte; excepté que le préjugé est pour moi : car il est
A présumer que je sais mieux que personne ce que (4) je veux faire.
Mais ou la parité manque, c’est dans l’efI`et de l’Assertion. Sur la
leur, mon livre est brulé, ma personne est décrétée; et ce que j’aff·lrme
ne rétablit rien. Seulement, si je prouve que l’accusation est fausse
et le jugement inique, 1’afI`ront qu'ils m’ont fait retourne A eux-
mémes : le décret, le bourreau, tout y devrait retourner, puisque nul
ne détruit si radicalement le gouvernement que celui qui en tire un
usage directement contraire A la fin pour laquelle il est institué.
Il ne suffit pas que j’afi·irme, il faut que je prouve; et c’est ici qu’on
voit combien est déplorable le sort d’un particulier soumis A d’injustes
magistrats, [quand ils n’ont rien A craindre du souverain, et qu’ils se
mettent au-dessus des lois.] D’une affirmation sans preuve ils font une
démonstration: voilA l’innocent puni. Bien plus, de sa défense méme
ils lui font un nouveau crime, et il ne tiendrait pas A eux de le punir
encore d’avoir prouvé qu’il était innocent.
Comment m’y prendre pour montrer qu’ils n’ont pas dit vrai, pour
prouver que (5) je ne détruis point les gouvernements? Quelque en-
droit de men écrits que je défende, ils diront que ce n’est pas celui-IA
qu’ils ont condamné, [quoiqu’ils aient condamné tout, le bon comme le
mauvais, sans nulle distinction.] Pour ne leur laisser aucune défaite,
il faudrait donc tout reprendre, tout suivre d’un bout A l’autre, livre
A livre, page A page, ligne A ligne, et presque enfin mot A mot. ll fau-
drait de plus examiner tous les gouvernements du monde, puisqu’ils
disent que je les (6) détruis tous. Quelle entreprise! Que d’années y
faudrait-il employer? Que d’in·folio faudrait·il écrire? et, apres cela,
qui les lirait?
Exigez de moi ce qui est faisable. Tout homme sensé doit se
contenter de ce que j'ai A vous dire: vous ne voulez surement rien
de plus.
De mes deux livres brillés A la fois sous des imputations com-
munes il n’y en a qu'un qui traite du droit politique et des matieres
de gouvernement. Si l’Autre en traite (7), ce n’est que dans un extrait
du premier. Ainsi je suppose que c’est sur celui-ci seulement que
tombe l’accusation. Si cette accusation portait sur quelque passage
particulier, on l’aurait cité [sans doute]; on en aurait du moins
(n) S`il: discnt.
(2) J'ai attaqué.
(3) N‘ai pa: attaqué.
(4) J'a£ fait et ce que jc n'ai pasfait.
(5) N'ai point renversé les fondements.
(6) Attaque tous.
(7) Aussi. ‘
� x
400 · DU CONTRAT SOCIAL.
extrait quelque maxime (1) fidéle ou infidele, comme on a fait sur les
points concernant la religion.
C’est donc le systéme établidans le corps de l’0uvrage qui détruit(2)
les gouvernements : il ne s’agit donc que d’exposer ce systéme, ou de
faire une analyse du livre; et si nous n’y voyons évidemment les
principes destructifs dont il s’agit, nous saurons du moins ou les
chercher dans l’ouvrage(3), en suivant la méthode de l’auteur.
Mais, monsieur, si, durant cette analyse (4), qui sera courte, vous
trouvez quelque conséquence a tirer, de grace, ne vous pressez pas;
attendez que (5) nous raisonnions ensemble : aprés cela vous y re-
viendrez si vous voulez.
Qui est·ce qui fait que l’Etat est un? C’est l’union de ses membres.
Et d’ou nait (6) l’union de ses membres? De l’obligation [qui les lie.] (
Tout est d’accord jusqu`ici.
Mais quel est le fondement de cette obligation? Voila ou les l
auteurs se divisent. Selon les uns, c’est la force; selon d’autres, l’au· (
torité paternelle; selon d’autres, la volonté de Dieu. Chacun établit
son principe et attaque celui des autres : je n’ai pas moi-méme fait
autrement; et, suivant la plus saine partie de ceux qui ont discuté
ces matiéres, j’ai posé pour fondement du corps politique la co¤veu· (
tion de ses membres; j’ai réfuté (7) les principes différents du mien. i
, . , . . . l
Independamment de la vérite de ce principe, 1l l’emp0rte [surtous (
les autres] par la solidité du fondement qu’il établit (8); car quel {on- “
dement plus sur peut (g) avoir l’obligation [parmi les hommes], que
le libre engagement de celui qui s’oblige? On peut dtsputer tout (
autre (ro) principe(a); on (II) ne saurait(r2) disputer celui-la. (
Mais par cette condition de la liberté, qui en renferme d’autres,
toutes sortes d’engagements ne sont pas valides, meme devant les (
tribunaux humains. Ainsi, pour déterminer celui·ci, 1’on doit en l
expliquer la nature, on doit en trouver l'usage et la fin, on doit prou· l
ver qu’il est convenable at des hommes, et qu’il n’a rien de contraire (
aux lois naturelles : car il n’est pas plus permis d’enfreindre les lois
(1) Proposition.
(2) Renverse.
(3) Le livre.
(4i Exposition.
(5) Tout soit dit et.
(6) Vient.
(7) Tous les autres fondemeuts. _ (
(S) Par sa force et sa solidité.
(g) Ou dormer de.
(xo) Les autres. (
(tt) Mais ou.
(t2) Pourrait.
(a) Meme celui de Ia volonté de Dieu, du moins quant a l’applicati0n.Car, bien qu`1l (
soitclair que ce que Dieu vcut l'h0mme doit le vouloir, il n’est pas clair que Dieu veuille (
qu‘on préfere tel gouvernement a tel autre, ni qu`0u obéisse in Jacques plutot qu'a Gail- l
laume. Or voila de quoi il s‘agit. _
l
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· (
� 4
APPENDICE VII. 401 )
naturelles par le contrat social, qu’il n’est permis d’enfreindre les lois '
positives par les contrats des particuliers; et ce n’est que par ces lois 1
mémes qu’existe la liberté qui donne force a l’engagement.
.l’ai, pour résultat de cet examen, que l’établissement du contrat
s0cial(t)est un pacte (2) [d’une espéce particuliére], par lequcl cha-
cun s’engage envers tous; d’ou s’ensuit (3) l’engagement réciproque
de tous envers chacun, qui est l’objet immédiat de l’union.
J e dis que cet engagement (4) est d’une espéce particuliere, en ce
qu’étant absolu, sans condition, sans réserve, il ne peut toutefois
étre injuste ni susceptible d’abus, puisqu’il n’est pas possible que le
corps se veuille nuire a lui-méme (5), tant que le tout ne veut que
pour tous. ·
[Il est encore d’une espece particuliére, en ce qu’il lie les contrac-
tans sans les assujettir A personne, et qu’en leur donnant leur seule
volonté pour régle, il les laisse aussi libres qu’auparavant.]
La volonté de tous est donc l’ordre, la régle supréme; et cette
régle [générale et] persomiifiée est ce que j’appelle le souverain.
Il suit de la que la souverainetéestindivisible, inaliénable, et qu’elle
réside essentiellement dans tous les membres du corps.
Mais comment agit cet étre abstrait et collectif? I1 agit par des
lois, et il ne saurait agir autrement.
Et qu’est-ce qu’une loi? C’est une déclaration publique et solen-
nelle de la volonté générale sur un objet d’intérét commun.
Je dis sur un objet d’intérét commun, parce que la loi perdrait sa
force et cesserait d’étre légitime si l’objet n’en importait (6) a tous.
La loi ne peut (7) par sa nature avoir un objet particulier] et indi-
viduel; mais l’application de la loi tombe sur des objets particuliers
et individuels.
Le pouvoir législatif, qui est le souverain, a donc besoin d’un
autre pouvoir qui exécute, [c’est-A-dire qui réduise la loi en actes par-
ticuliers.] Ce second pouvoir doit étre établi de maniére qu’ilexécute
[toujours] la loi, et qu’il n’exécute jamais que la loi. Ici vient l’insti-
tution du gouvernement.
Qu’est·ce que le gouvernement? C’est un corps intermédiaire éta-
bli entre les sujets et le souverain pour leur mutuelle correspon-
dance, chargé de l’exécution des lois et du maintien de la liberté tant
civile que politique.
[Le gouvernement, comme partie intégrante du corps politique,
(t) Corps politique.
(2) Une convcntton, un contra:.
(3) Et de ld résulte nécessairement.
(4) Engagement par lequel ckacun devient membre d’un corps duquel depend son
action, sa vie, son existence civile, etc.
(5) l.’uu de ses membres.
(6) Egalement.
(7) Done.
26
� 4oz DU CONTRAT SOCIAL.
• participe A la volonté générale qui le constitue; comme corps lui-
méme, il a sa volonté propre. Ces deux volontés quelquefois s’accor-
dent, et quelquetois se combattent. C’est de l’efl`et combiné de ce con-
cours et de ce conflit que résulte le jeu de toute la machine.]
Le principe qui constitue les diverses formes du gouvernement
consiste dans le nombre des membres qui le composent. Plus ce
nombre est petit, plus le gouvernement a de force; plus le nombre
est grand, plus le gouvernement est faible; et comme la souveraineté
tend toujours au reléchement, le gouvernement tend toujours A se
renforcer. [Ainsi] le corps exécutif doit l’emporter A la longue sur le
corps législatit`; et quand la loi est enfin soumise aux hommes, il ne
reste que des esclaves et des maitres; l’Etat est détruit.
Avant cette destruction, le gouvernement doit, par son progres
naturel, changer de forme et passer [par degrés] du grand nombre
au moindre(1).
Les diverses formes dont le gouvernement est susceptible se rédui-
sent A trois principales. Apres les avoir comparées par leurs avan-
tages et leurs inconvénients, je donne la préférence A celle qui est
intermédiaire entre les deux extremes, et qui porte le nom d’aristo-
cratie. On doit se souvenir ici que la constitution de l’Etat et celle
du gouvernement sont deux choses tres distinctes, et que je ne les ai
pas co nfondues. Le meilleur des gouvernements est l’aristocratique;
la pire des souverainetés est 1’aristocratique.
Ces discussions en amenent d’autres sur la maniere dont le gou-
vernement dégénere et sur les moyens de retarder la destruction du
corps politique (2).
Eniin, dans le dernier livre, j’examine, par voie de comparaison
avec le meilleur gouvernement qui ait existé, savoir celui de Rome,
la police la plus favorable A la bonne constitution de l’Etat; puis je
termine ce livre et tout l’ouvrage par des recherches sur la maniere
dont la religion peut et doit entrer comme partie constitutive dans la
composition du corps politique.
Que pensiez·vous, monsieur, en lisant cette analyse courte et
iidele de mon livre? Je le devine. Vous disiez en vous-meme : A VoilA
l’histoire du gouvernement de Geneve. » C’est ce qu’ont dit A la lec-
ture du meme ouvrage tous ceux qui connaissent votre constitution.
Et en effet, ce contrat primitif, cette essence de la souveraineté,
cet empire des lois, cette institution du gouvernement, cette maniere
de le resserrer A divers degrés pour compenser l’autorité par la force, A
cette tendance A l’usurpation, ces assemblées périodiques, cette
(1) Petit.
(1) lci se trouve écrit avec la mention : ailleurs, le passage suivaut : Entre ces
moyens je compte pour un des meilleur: les assemblies géuérales et périodiqxes ·
dans lesquelles le gouvernement doit étre recti/ié ou ratyié par la loi, a_/in de se `
maintenir ou de se rétablir dans l'ordre qui lui convient. Un gouvernement peut étre
bon sans ces assemblées, mais sans elles il lui est dif/icile de se maintenir tel.
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APPENDICE VII. 403
adresse A les eter, cette destruction prochaine, enfin, qui vous me-
nace et que je voulais prévenir, n’est-ce pas trait pour trait I’image
de votre république, depuis sa naissance jusqu’A ce jour?
J’ai donc pris votre constitution, que je trouvais belle, pour mo-
dele des institutions politiques; et, vous proposant (1) en exemple A
l’Europe, loin de chercher A vous détruire, [j’exposais les moyens de
vous conserver. Cette constitution, toute bon ne qu’elle est, n’est pas
sans défaut; on pouvait prévenir les alterations qu’elle a souffertes,
la garantir du danger qu’elle court aujourd’hui. J ’ai prévu ce danger,
je l’ai fait entendre, j’indiquais des préservatifs : était-ce la vouloir
détruire que de montrer ce qu’il fallait faire pour la maintenir?
C’était par mon attachement pour elle que j’au rais voulu que rien ne
piit l’altérer]. VoilA tout mon crime : j’avais tort peut·etre; mais si
l’amour de la patrie m’aveugle sur cet article, était·ce A elle de m’en
punir?
Comment pouvais·je tendre A renverser tous les gouvernements,
en posant en principes tous ceux du v6tre(z)? Le fait seul détruit l’accu-
sation. Puisqu’il y avait un gouvernement existant sur mon modéle.
je ne tendais done pas A détruire tous ceux qui existaient. Eh! [mon-
sieur] (3), si je n’avais fait qu’un systeme, vous etes bien stir qu’on n’au·
raitrien dit: on se fdt contenté de reléguer le Contra! social avec [la Ré-
publique de Platon,] l’U!opie et les Sévarambes, dans le pays des chi-
meres. Mais je peignais un objet existant, et l’on voulait que cet objet
changeiit de face. Mon livre portait témoignage contre l’attentat qu’on
allait faire : voilA ce qu’on ne m’a pas pardonné.
Mais voici qui vous paraitra bizarre. Mon livre attaque tous les(4)
gouvernements, et il n’est proscrit dans au cun I Il en établit un seul,
[il le propose en exemple], et c’est dans celui-lA qu’il est br0lé! N’est-il
pas singulier que les gouvernements attaqués se taisent, et que le gou-
vernement respecté sévisse? Quoi! le magistrat de Geneve se fait le
protecteur des autres gouvernements contre le sien meme! Il punit
son propre citoyen d’avoir préféré les lois de son pays A toutes les
autres! Cela est·il concevable? et le croiriez-vous si vous ne l’eussiez
vu? Dans toutle reste de I’Europe quelqu’un s’est·il avisé (5)de flétrir
l’ouvrage? Non,pas meme l’Etat ou il a été imprimé (a); pas meme la
France, ou les magistrats (6) sontlA-dessus si sévéres. Y A-t-on défendu
le livre? Rien de semblable zon n’a pas laissé d’abord entrer l’édition
(1) Donnan!.
(2) En suivan! ce qui se passai! dans le vdtre.
(3) Décri! qu'une· chimere.
(4) Légitime.
(5) D'user de la meme rigueur.
(6) Le gouvernemen!.
(a) Dans le fort des premieres clameurs causées par les procedures de Paris et de
Geneve, le magistrat surpris défendit les deux livres : mais, sur son propre examen, ce
magistrat a bien change de sentiment, surtout quant au Contra! social.
I
� de Hollande; mais on l’a contrefaite (1) en France, [et l'ouvrage y
court sans difficulté.] C’était donc une affaire de commerce et non (1)
de police : on préférait le profit du libraire de France au profit du libraire étranger : voila tout.
Le Contrat social n’a été brillé nulle part qu’a Geneve, [ou il n’a pas été imprimé;] le seul magistrat de Geneve y atrouvé des principes destructifs de tous les gouvernements. A la vérité, ce magistrat n’a point dit quels étaient ces principes; en cela je crois qu’il a fort pru- demment fait.
L’effet des défenses indiscretes est de n’étre point observées et d’énerver la force de l’autorité (3). Mon livre est dans les mains de tout le monde aGeneve;et que n’est-il (4) également dans tous les cwurs! Lisez-le, monsieur, ce livre si décrié, mais si nécessaire; vous y verrez(5) partout la loi mise au·dessus des hommes; [vous y verrez partout la liberté réclamée, mais touiours sous l’autorité des lois, sans lesquelles la liberté ne peut exister, et sous lesquelles on est toujours libre, de quelque facon qu’on soit gouverné]. Par l ie ne fais pas, [dit·on], ma cour aux puissances : [tant pis pour elles; car je fais leurs vrais intéréts], si (6) elles savaient les voir et les suivre. Mais les passions aveuglent les hommes sur leur propre bien. Ceux qui soumettent les lois aux passions humaines sontles vrais destructeurs des gouvernements : voila les gens qu’il faudrait punir. ”
Les fondements de l’Etat sont les memes dans tous les gouvernements, et ces fondements sont mieux posés dans mon livre que dans aucun autre. Quand il s’agit ensuite de comparer les diverses formes de gouve rnement, on ne peut éviter de peser [séparément] les avantages et les inconvénients de chacun: c’cst cé quejé crois avoir fait(·;) avec impartialité. Tout balancé, i’ai donné la préférence au gouvemement de mon pays; cela était naturel et raisonnable; on m’aurait bl§mé(8) si je ne 1’eusse pas fait: mais je n’ai point donné d’exclusion aux autres gouvernements; au contraire, j’ai montré que chacun avait sa raison qui pouvait le rendre préférable A tout autre, selon les hommes, les temps et les lieux. [Ainsi, loin de détruire tous les gouvernements, je les ai tous établis.
En parlant du gouvernement monarchique en particulier,] j’en ai bien fait valoir l’avantage, et je n’en ai pas non plus déguisé les défauts. Cela est, je pense, du droit d’un homme qui raisonne : et quand je lui aurais donné l’exclusion, ce qu’assurément je n’ai pas fait, s’en·
(1) En a fait une.
(2) Plus que.
(3) Defaire négliger celles méme: qui se font à proves.
(4) Plut d Dieu qu’il fut.
(5) Pour principe fondamental.
(6) Mais elles m’en sauraient gré.
(7) Sinon avec sagacité, du moins.
(8) J’aurais été reprehensible. APPENDICE VII. ` :405 suivrait-il qu’on dflt m’en punir a Geneve? Hobbes a-t-il‘ été décrété dans quelque monarchic, parce que ses principes sont destructifs de tout gouvernement républicain? et fait·on le. proces chez les rois aux auteurs qui (1) rejettent et dépriment les républiques?Ledroit n’est·il pas réciproque? et les républicains ne sont-ils pas souverains dans leur pays comme les rois le sont dans le leur? Pour moi (z),[jen’ai rejeté aucun gouvernement, je n’en ai méprisé aucun.] En les examinant, en les comparant, j’ai tenu la balance, et j’ai calculé les poids : je n’ai rien fait de plus. On ne doit punir la raison nulle part, ni meme le raisonnement; [cette punition prouverait trop contre ceux qui Pinfligeraient.] Les représentants ont tres bien établi que mon livre, [ou je ne sors pas de la these générale,] n’attaquant point le gouvernement de Geneve, et imprimé hors du territoire, ne peut étre considéré que dans le nombre de ceux qui traitent du droit naturel et politique, sur lesquels les lois ne donnent au Conseil aucun pouvoir, et qui se sont toujours vendus publiquement dans la ville,. [quelque principe qu’on y avance, et quel- que sentiment qu’ony soutienne.] Je ne suis pas le seul qui, discutant [par abstraction] des questions (3)de politique, ait pu les traiter avec quelque hardiesse: [chacun nele fait pas, mais tout homme a droit de le faire;plusieurs usent de ce droit],et je suis le seul qu’on punisse (4) pour en avoir usé(5). L’int`ortuué Sidney pensait comme moi, mais il agissait; c’est pour son fait et non pour son livre (6) qu’il eut 1’honneur de verser son sang. Althusius (a), en`Allemagne, s’attira des ennemis; mais on ne s’avisa pas de le poursuivre criminellement (7). Locke, Montesquieu, [l’abbé de Saint·Pierre,] ont traité les memes matieres et souvent avec la méme liberté tout au moins. Locke en particulier les a traitées exactement dans les memes principes [que moi] (8). Tous trois (g) sont nés sous des rois, ont vécu tranquilles, et sont morts honorés dans leurs pays. Vous savez comment j’ai été traité dans le mien (to). [Aussi soyez sur que, loin de rougir de ces Hétrissures, je m’en glo- rifie, puisqu’elles ne servent qu’a mettre en évidence le motif qui me (i) Parlent avec mépris. (2) Je ogailméprisé persmme, j’ai dit partout des raisons et rien de plus. r es.
prfni.
(5) Pour cela. (6) Discours sur le Gouveruement, par Algernon Sidney, traduit de l’anglais par P. A. Samson, a Ia Haye chez Louis et Henri van Dole, marchauds libraires dans le P0?·i[nE;'r?liir¤°iii;Iri;!i·[e iiiiciczoeit Ftmmorlel Montesquieu. (as) Je ae veux en rien nrégaler d ces illustres aureus méme pour la hardiesse, mais. iii>)D.;";:i·ai tmp dit déjd. (a) Althusen ou Althusius, auteur d’un livre intitule Politica methodice digesta. et exemplis sacris et profauis illustrata. Herbormz Nassoviorum ex of/icina Christo- phori Corvtni, t6o3 (469 pages). `
� les attire, et que ce motif n’est que d’avoir bien mérité de mon pays. La conduite du Conseil envers moi m’afflige sans doute, en rompant des nœuds qui m’étaient si chers ; mais peut-elle m’avilir ? Non, elle m’élève, elle me met au rang de ceux qui ont souffert pour la liberté. Mes livres, quoi qu’on fasse, porteront toujours témoignage d’eux-mêmes, et le traitement qu’ils ont reçu ne fera que sauver de l’opprobre ceux qui auront l’honneur d’être brûlés après eux.] VII I
ROUSSEAU ET LE SYSTEME FEDERATIF
[Extraits de son analyse du Projet de Paix perpétuelle
dc l’abbé de Saint-Pierre (1).]
Je vais voir, du moins en idée, les hommes s’unir et s’aimer, je
vais penser a une douce et paisible société de freres vivant dans une .
concorde éternelle, tous conduits par les mémes maximes, tous heu-
reux du bonheur commun et réalisant en moi·méme un tableau si
touchaut, l’image d’une félicité qui n’est point m’en fera gouter quel-
ques instants une véritable...
Si l’on pouvait remonter au droit solide et primitif, il y aurait peu
de souverains en Europe qui ne dussent rendre tout ce qu’ils ont...
On sait que ce sont les hommes seuls qui font la force des rois...
Il ne faut pas avoir longtemps médité sur les moyens de perfec-
tionner un gouvernement quelconque pour apercevoir des embarras
et des obstacles qui naissent moins de sa constitution que de ses
relations externes; de sorte que la plupart des soins qu’il faudrait
consacrer in sa police, on est contraint de les donner a sa sureté et de
songer plus a le mettre en état de résister aux autres qu’a le rendre
parfait en lui-meme. Si l’ordre social était, comme on le prétend, l’ou-
vrage de la raison plutot que des passions, edt-on tardé si longtemps
a voir qu’on a fait trop ou trop peu pour notre bonheur, que chacun
de nous étant dans l’état civil avec ses concitoyens, et dans l’état de
nature avec tout le reste du monde, nous n’avons prévenu les guerres
particulieres que pour en allumer de générales qui sont mille fois
plus terribles et que, nous unissant a quelques hommes, nous deve-
nons réellement les ennemis du genre humain.
S’il y a quelque moyen de lever ces dangereuses contradictions, ce
(1) Nous avons réuni ici quelques idécs de Rousseau sur lc Systéme fédératif qui,
mélées in son analyse du livre de l’abbé de Saint-Pierre, n’avaient peut-étre pas attire
siiffisamment Yattention. Nous les faisons suivre de quelques citations dc Machiavel et
de Montesquieu sur la méme question.
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4o8 DU CONTRAT SOCIAL. L
ne peut étre que par une forme de gouvernement confédératif qui unis· l
sant les peuples par des liens semblables A ceux qui unissent les in-
dividus soumette également les uns et les autres A l’autorité des lois.
Le gouvernement parait d’ailleurs préférable A tout autre en ce qu’i1
comprend A la fois les grands et les petits Etats, qu’il est redoutable
au dehors par sa puissance, que les lois y sont en vigueur, et qu’il est
le seul propre A contenir également les sujets, les chefs et les étran- L
gers.
Chacun voit que toute société se forme par les intéréts communs,
que toute division nait des intéréts opposés, que mille événements
fortuits pouvant changer et modiiier les uns et les autres, des qu’il y
a société, il faut nécessairement une force coactive qui ordonne et
concerte les mouvements de ses membres aiin de donner aux com-
muns intéréts et aux engagements réciproques la solidité qu’ils ne
sauraient avoir par eux·mémes.
Si jamais vérité morale fut démontrée, il me semble que c’est
l’utilité générale et particuliere de ce projet. Les avantages qui résul· L
teraient de son execution, et pour chaque prince, et pour chaque
peuple, et pour toute l’Europe sont immenses, clairs, incontestables.
On ne peut rien de plus solide et de plus exact que les raisonnements
par lesquels 1’auteur les établit. Réaliser sa république européenne
durant un seul jour, c’est assez pour la faire durer éternellement,
tant chacun trouverait par Pexpérience son profit particulier dans le
bien commun. Cependant ces memes princes qui la défendraient de
toutes leurs forces, si elle existait, s’opposeraient maintenant de méme
A son exécution et Pempécheraient infailliblement de s’établir comme L
ils Pempécheraient de s’étendre. Aussi l’ouvrage de l’abbé de Saint-
Pierre sur la paix perpétuelle parait d’abord inutile pour la produire
et superflu pour la conserver. C’est donc une vaine spéculation, dira
quelque lecteur impatient. Non, ciest un livre solide et sensé, et il est
tres important qu’il existe.
Les ministres ont besoin de la guerre pour se rendre nécessaires,
pour jeter le prince dans des embarras dont il ne puisse se tirer sans
eux, et pour perdre l’Etat s’il le faut, plutot que leur place; ils en ont
besoin pour vexer le peuple sous prétexte des nécessités publiques,
ils en ont besoin pour placer leurs créatures, gagner sur les marches
et faire en secret mille odieux monopoles; ils en ont besoin pour
satisfaire leurs passions et s’expulser mutuellement; ils en ont besoin
pour s’emparer du prince en le tirant de la cour quand il s’y forme
contre eux des intrigues dangereuses; ils perdraient toutes ces res-
sources par la paix perpétuelle.
- l
� APPENDICE VIII. 4og
Il ne faut pas non plus croire avec l’abbé de Saint-Pierre que
meme avec la bonne volonté que les princes et les ministres n’auront
jamais, il fut aisé de trouver un moment favorable a Pexécution de ce
systéme; car il faudrait pour cela que la somme des intérets parti-
culiers ne Pemportet pas sur Pintérét commun et que chacun crilt
voir dans le bien de tous le plus grand bien qu’il put espérer ·pour lui-
meme.
Si nous avons bien raisonné dans l’¢-exposition de ce projet, il est
démontré premiérement que 1’étabIissement de la paix perpétuelle
dépend uniquement du consentement des souverains et n’ofl`re point
a lever d’autres difiicultés que leur résistance.
Toute l’occupation des rois ou de ceux qu’ils chargent de leurs
fonctions se rapporte a deux seuls objets: étendre leur domination
au dehors, et la rendre plus absolue au dedans. Toute autre vue ne
se rapporte a l’une de ces deux, ou ne leur sert que de prétexte.Telles
sont celles du bien public, du bonheur des sujets, de la gloire de la
nation, mots a jamais proscrits du cabinet et si lourdement employés
dans les édits publics qu’ils n’annoncent jamais que des ordres funestes
et que le pc uple gémit d’avance quand ses maitres lui parlent de leurs
soins paternels...
J e demande s’il y a dans le monde un souverain qui, borne ainsi
pour jamais dans ses projets les plus chéris, supportét sans indigna-
tion la seule idée de se voir forcé d’etre iuste,non seulement avec les
étrangers, mais meme avec ses propres sujets.
Une autre semence de guerre plus cachée et non moins réelle
c’est que les choses ne changent point de forme en changeant de nature,
que des Etats héréditaires en eifet restent électifs en apparence, qu’il y
ait des parlements ou Etats nationaux dans des monarchies, des chefs
héréditaires dans des républiques, qu’une puissancedépendante d’une
autre conserve encore une apparence de liberté, que tous les peuples
soumis au meme pouvoir ne soient pas gouvernés par les memes lois,
que l’ordre de succession soit différent dans les divers états d’un
meme souverain, enlin que chaque gouvernement tende toujours a
s’altérer sans qu’il soit possible d’empecher ce progres...
Ce serait d’ailleurs une grande erreur d’espérer que cet état put
changer par la seule force des choses et sans le secours de l’art...
Ce qui est utile au public ne s’introduit guere que par la force,
attendu que les intérets particuliers sont presque toujours opposés.
Sans doute la paix perpétuelle est a présent un projet tres absurde;
� l
4to DU CONTRAT SOCIAL. l
mais qu’on nous rende un Henri IV et un Sully, la paix perpétuelle
redeviendra un projet raisonnable, ou plutot admirons un si beau
plan, mais consolons·nous de ne pas le voir exécuter, car cela ne peut
se faire que par des moyens violents et redoutables a l’humanité.
On ne voit point de ligues fédératives s’établir autrement que par
des révolutions, et, sur ce principe, qui de nous oserait dire si cette
ligue européenne est a désirer ou a craindre. Elle ferait peut-étre
plus de mal tout d’un coup qu’elle n’en préviendrait pour des siécles.
On sent bien que par la diete européenne le gouvernement de
_chaque Etat n’est pas moins fixé que par ses limites, qu’on ne peut
garantir les princes de la révolte des suiets sans garantir en méme
temps les sujets de la tyrannie des princes et qu’autrement l’institu-
tion ne saurait subsister.
Quant aux différends entre prince et prince, peut·on espérer de
soumettre a un tribunal supérieur des hommes qui se sont vantés
de ne tenir leur pouvoir que de leur épée et qui ne font mention de
Dieu méme que parce qu’il est au ciel.
oouvrznuzumvr nr: r>ox.oc1~tr-:. Chap. v.
Presque tous les petits Etats, républiques et monarchies indiffe-
remment, prospérent par cela seul qu’ils sont petits...
Appliquez-vous a étendre et a perfectionner le systéme des gou-
vernements fédératifs, le seul qui réunisse les avantages et des grands
et des petits Etats...
MACHIAVEL. - Discours sur Tite-Live. Liv. II, chap. rv.
Si le moyen des confédérations est en lui·méme un obstacle a des
conquétes, il en résulte deux avantages, le premier, c’est d’avoir ra-
rement la guerre; le second, la facilité de conservcr ce qu’on peut
avoir acquis. Ce qui empéche des Etats ainsi associés de s’agrandir,
c’est qu’ils forment une république éparse... ils éprouvent peu le be-
soin de dominer, la nécessité de partager ce pouvoir avec un grand l
nombre de confédérés rend le désir de l’obtenir moins vif que pour
une république qui se flatterait avec raison d’en jouir seule... l
L’expérience nous apprend d’ailleurs que cette espéce de corps i
politique a des bornes au dela desquelles il n’est pas d’exemple qu’il
se soit jamais étendu, il se compose de la réunion de douze ou qua-
torze Etats tout au plus.
L
� APPENDICE VIII. 4u
MONTESQUIEU• — Esprit des lois. Liv. IX, chap. 1.
Si une république est petite, elle est détruite par une force étran-
gére ; si elle est grande, elle se détruit par un vice intérieur.
Ce double inconvénient infecte également les démocraties et les
aristocraties, soit qu’elles soient bonnes, soit qu’elles soient mau-
vaises. Le mal est dans la chose méme, il n’y a aucune forme qui
puisse y remédier.
Ainsi il y a grande apparence que les hommes auraient été it la
fin obligés de vivre toujours sous le gouvernement d’un seul, s’ils
n’avaient imaginé une maniere de constitution qui a tous les avan-
tages intérieurs du gouvernement républicain et la force extérieure
du monarchique. Je parle de la république fédérative.
Cette forme de gouvernement est une convention par laquelle
plusieurs corps politiques consentent a devenir citoyens d’un Etat
plus grand qu’ils veulent former. C’est une Société de Sociétés qui
en font une nouvelle, qui peut s’agrandir par de nouveaux associés
iusqu’a ce que sa puissance suffise a la snlreté de ceux qui se sont
unis...
Cette sorte de république,capable de résistera la force extérieure,
peut se maintenir dans sa grandeur sans que l’intérieur se corrompe,
la forme de cette société prévient tous les inconvénients...
Composé de petites républiques, il iouit de la bonté du gouverne-
ment intérieur de chacune et a l’égard du dehors, il a, par la force de
l’association, tous les avantages des grandes monarchies.
uouresquxsu. — Esprit des lois, liv. tx, chap. Il.
Que Ia Constitution fédérative doit étre composée
d'Etats de méme nature, surtout d’Etats républicains.
...La nature des petites monarchies n’est pas la confédération...
L’esprit de la monarchie est la guerre et l’agrandissement; l’es-
prit de la république est la paix et la modération. Ces deux sorte
de gouvernement ne peuvent que d’une maniere forcée subsister dans
une république fédérative.
uourssqutzu. — Esprit des lois. Liv. IX, chap. m.
Dans la république de Hollande une province ne peut faire une
alliance sans le consentement des autres. Cette loi est tres bonne et
méme nécessaire dans la république fédérative... Une république
qui s’est unie par une confédération politique s’est donnée tout en-
tiére et n’a plus rien at donner...
� - IX
ROUSSEAU ET LES PROTESTANTS
Lettre d M. de P***.
· 23 mai 1764.
a Je n’avais pas attendu les exhortations des protestants de France
pour réclamer contre les mauvais traitements qu’ils essuient. Ma
lettre at M. l’archevéque de Paris porte un témoignage assez éclatant
du vif intérét que je prends a leurs peines; il serait difficile d’ajouter
a la torce des raisons que j’apporte pour engager le gouvernement a !
les tolérer et j’ai meme lieu de présumer qu’il y a fait quelque atten· L
tion. Quel gré m’en ont-ils su? On dirait que cette lettre, qui m’a !
ramené tant de catholiques, n’a fait qu’achever d`aliéner les protes· l
tants et combien d’entre eux ont osé m’en faire un nouveau crime!
Comment voudriez-vous, monsieur, que je,prisse avec succés leur
défense lorsque j’ai moi—méme a me défendre de leurs outrages!
Opprimé, persécuté, poursuivi chez eux de toutes parts comme un R
scélérat, je les ai vus tous réunis pour achever de m’accabler, et lors- q
que enfin la protection du roi a mis ma personne a couvert, ne pouvant l
plus autrement me uuire, ils n’ont cessé de m’injurier. Ouvrez jusqu’a R
vos Mercures et vous verrez de quelle facon ces charitables chrétiens .
m’y traitent; si je continuais a prendre leur cause, ne me demau—
derait-on pas de quoi je me méle? Ne iugerait-on pas qu’apparem- l
ment, je suis de ces braves qu’on mene au combat a coups de baton? q
a Vous avez bonne grace de venir nous précher la tolérance, me !
dirait·on, tandis que vos gens se montrent plus intolérants que nous. !
Votre propre histoire dément vos principes et prouve que les réfor- !
més, doux peut·étre quand ils sont faibles, sont trés violents, sit6t l
qiiils sont les plus forts. Les uns vous décrétent, les autres vous
bannissent, les autres vous regoivent en rechignant. Cependant, vous
voulez que nous les traitions sur des maximes de douceur qu’ils
n’ont pas eux·mémes. Non, puisqu’ils persécutent, ils doivent étre
persécutés, c’est la 1oi de l’équité qui veut qu’on fasse a chacun
L
L
� APPENDICE IX. 4¤3
comme ils font aux autres. Croyez-nous, ne vous mélez plus de leurs
affaires, car ce ne sont point les v6tres. Ils ont grand soin dc le dé-
clarer tous les jours en vous reniant pour leur frére, en protestant que
votre religion n’est pas la leur. n
it Si vous voyez, monsieur, ce que j’aurais de solide A répondre A ·
ces discours, ayez la bonté de me le dire, quant A moi, je ne le vois
pas. Et puis, que sais-je encore, peut-étre en voulant les défendre,
avancerais-ie par mégarde quelque hérésie, pour laquelle on me
ferait saintement briller. Eniin, je suis abattu, découragé, souf-
frant, et l’on me donne tant d’aH`aires A moi-meme que je n’ai plus le
temps de me méler de celles d’autrui.
tt Recevez, etc. »
Lettre A M. Foulquier au sujet du mémoire de M. de J.
sur les mariages des protestants.
· ¤ Motiers, le 18 octobre t76.;.
it Voici, monsieur, le mémoire que vous avez eu la bonté de
m’envoyer, il m’a paru fort bien fait, il dit assez et ne dit rien de
trop. ll y aurait seulement quelques petites fautes de langue A corri-
ger, si l’on voulait le donner au public, mais cc n’est rien, l’ouvrage
est bon et ne sent point trop son théologien.
it Il me parait que depuis quelque temps, le gouvernement de
France, éclairé par quelques bons écrits, se rapproche assez d’une
tolérance tacite en faveur des protestants. Mais, ie pense aussi que le
moment de l’expulsion des jésuites le force A plus de circonspection
que dans un autre temps, de peur que ces fréres et leurs amis ne se
prévalent de cette indulgence pour contondre leur cause avec cellc
de la religion. Cela étant, ce moment ne serait pas le plus favorable `
pour agir A la cour; mais en attendant qu’il vint, on pourrait conti-
nuer d’instruire et d’intéresser le public par des écrits sages et modé-
rés, forts de raisons d’Etat, claires et précises et dépouillés de toutes
ces aigres et puériles déclamations trop ordinaires aux gens d’église.
' Je crois méme qu’on doit éviter d’irriter trop le clergé catholique, il
faut dire les faits sans les charger de réflexions offensantes. Conce-
vez, au contraire, un mémoire adressé aux évéques de France en
termes décents et respectueux et ou, sur des principes qu’ils n’ose-
raient désavouer, on interpellerait leur équité, leur charité, leur
commisération, leur patriotisme et méme leur christianisme. Ce mé-
moire, je le sais bien, ne changerait pas leur volonté, mais il leur _
ferait honte de la montrer et les empécherait peut-étre de persécuter
si ouvertement et si durement nos malheureux freres. Je puis me
tromper, voilA ce que je pense. Pour moi, je n’écrirai point, cela ne
m’est pas possible; mais partout ou mes soins et mes conseils pour-
� 414 DU CONTRAT SOCIAL.
ront etre utiles aux opprimés, ils trouveront toujours en moi, dans
le malheur, l’intéret et le zele que dans les miens je n’ai trouvés chez
personne. »
Lettre d }l***. Au sujet d’un mémoire en faveur des protestann,
que Pon devait adresser aux évéques de France. M
• :765.
e La lettre, monsieur, et le mémoire de M. *** que vous m’avez
envovés, coniirment bien l’estime et le respect que j’avais pour leur
auteur. ll y a dans ce mémoire des choses qui sont tout A fait bien, p
cependant il me semblerait que le plan et l’exécution demanderaient l
une refonte conforme aux excellentes observations contenues dans
votre lettre. L’idée d’adresser un mémoire aux évaques n’a pas tant R
pour but de les persuader eux·memes que de persuader indirecte-
ment la cour et le clergé catholique qui seront plus portés e donner i
au corps épiscopal le tort dont on ne les chargera pas eux-memes.
D’Ol:1 il doit arriver que les éveques auront honte d’élever des oppo-
sitions e la tolérance des protestants ou que s’ils font ces oppositions,
ils attireront contre eux la clameur publique et peut·etre les rebuf-
fades de la cour.
er Sur cette idée, il parait qu’il ne s’agit pas tant, comme vous le N
dites tres bien, d’exp1ications sur la doctrine, qui sont assez connues
et ont été données mille tois, que d’une exposition politique et adroite
de l’utilité dont les protestants sont a la France, A quoi l’on peut
ajouter la bonne remarque de M. *** sur Pimpossibilité reconnue de
les réunir a l’Eglise et par consequent sur l’inutilité de les opprimer,
oppression qui ne pouvant les détruire ne peut servir qu’e les
aliéner.
at En prenant les éveques, qui, pour la plupart, sont des plus
grandes maisons du royaume, du cété des avantages de leur nais· q
` sance et de leurs places, on peut leur montrer avec force combien ils l
doivent étre attachés au bien de l’Etat a proportion du bien dont il i
les comble et des privileges qu’il leur accorde; combien il serait i
horrible e eux de préférer leur intéret et leur ambition particuliere R
au bien général d’une société dont ils sont les principaux membres; l
on peut leur prouver que leurs devoirs de citoyens, loin d’etre oppo- i
sés a ceux de leur ministere, en regoivent de nouvelles forces; que i
l’humanité, la religion, la patrie leur prescrit la meme conduite et la l
meme obligation de protéger leurs malheureux freres opprimés plutet
que de les poursuivre. Il y a mille choses vives et saillantes e dire
la·dessus, en leur faisant honte, d’un c6té, de leurs maximes bar-
bares sans pourtant les leur reprocher et de 1’autre, en excitant contre
eux l’indignation du ministere et des autres ordres du royaume sans
pourtant paraitre y techer.
� APPENDICE IX. 415
44 Je suis, monsieur, si pressé, si accablé, si surchargé de lettres, que
ie ne puis vous ieter ici quelques idées qu’avec la plus grande rapi-
dité. Je voudrais pouvoir entreprendre ce mémoire, mais cela m’est
absolument impossible et j’en ai bien du regret, car, outre le plaisir
de bien faire, j’y trouverais un des plus beaux sujets qui puissent
honorer la plume d’un auteur. Cet ouvrage peut étre un chef·d’muvre
de politique et d’éloquence, pourvu qu’on y mette le temps; mais je
ne crois pas qu’il puisse étre bien traité par un théologien.
<< Je vous salue, monsieur, de tout mon coeur. »
Lettre d M. de Beaumont (Extrait).
44 En considérant la seule raison d’Etat, peut·étre a-t·on bien fait
d’6ter aux protestants francais tous leurs chefs, mais il fallait s’arréter
la. Les maximes politiques ont leurs applications et leurs distinctions.
Pour prévenir des dissensions qu’on n’a plus a craindre, on s'6te des
ressources dont on aurait grand besom. Un parti qui n’a plus ni grands
ni noblesse in sa téte, quel mal peut-il faire dans un royaume tel que
la France?
<< Si j’étais roi, non; ministrc, encore moins, mais homme puissant
en France, je dirais : 44 Tout tend parmi nous aux emplois,aux charges;
tout veut acheter le droit de mal faire; Paris ct la cour engouffrent
tout. Laissons ces pauvres gens remplir le vide des provinces; qu’ils
soient marchands, et toujours marchands; laboureurs, et touiours
laboureurs, Ne pouvant quitter leur état, ils en tireront le meilleur
parti possible; ils remplaceront les notres dans les conditions privées
dont nous cherchons tous a sortir; ils feront valoir le commerce et
l’agriculture que tout nous fait abandonner; ils alimenteront notre
luxe; ils travailleront, et nous jouirons. »
u Si ce projet n’était pas plus équitable que ceux qu’on suit, il serait
du moins plus humain, et silrement il serait plus utile. C’est moins la
tyrannie et c'est moins l’ambition des chefs que ce ne sont leurs pré-
jugés et leurs courtes vues qui font le malheur des nations.
<¢ Le seul cas qui force un peuple ainsi dénué de chefs a prendre les
armes, c'est quand, réduit au désespoir par ses persécuteurs, il voit
qu’il ne lui reste plus de choix que dans la maniére de périr. Telle fut,
au commencement de ce siécle, la guerre des camisards. Alors on est
tout étonné de la force qu’un parti méprisé tire de son désespoir; c'est
ce que jamais les persécuteurs n’ont su calculer d’avance. Cependant
de telles guerres coutcnt tant de sang, qu'ils dcvraient bien y songer
avant de les rendre inévitablcs... »
� C X
. NOTE SUR LA CONSTETUTION DE GENEVE(1)
Il s’en fallait beaucoup que dans la république de Geneve tous ses
membres fussent égaux en droits, soit politiques, soit civils. Les Ge-
nevois étaient, sous ce double rapport, divisés en cinq classes bien
distinctes : les citoyens, les bourgeois, les habitants, les natifs, et les
sujets.
Les deux premieres classes seules prenaient part au gouverne-
ment et a la législation, avec cette différence entre elles qu’il n’y
avait que les citoyens qui pussent parvenir aux principales magistra-
tures. Le citoyen devait étre fils d’un citoyen ou d’un bourgeois, et
étre né dans la ville. Le bourgeois était celui qui avait obtenu des
. lettres de bourgeoisie; elles lui donnaient le droit de se livrer a tous
les genres de commerce, et il ne pouvait étre expulsé que par juge-
ment. Le fils d’un bourgeois restait bourgeois comme son pére, s’il
naissait hors du territoire. Le nombre des citoyens et bourgeois en-
semble n’a jamais excédé seize cents.
La classe des habitants se composait des étrangers qui avaient
acheté le droit d’habiter dans la ville.
Les natifs étaient les enfants de ces habitants, nés dans la ville.
Quoiqu’ils eussent acquis quelques prérogatives dont leurs peres
étaient privés, ils n’avaient le droit de faire aucun commerce; beau-
coup de professions leur étaient interdites, et cependant c’était sur
· eux principalement que portait le fardeau des impots. En toute espéce
de charge publique, la personne et les propriétés du natif étaient
taxées plus que celles du citoyen et du bourgeois.
Enfin, les sujets étaient les habitants du territoire, qu’ils y fussent
nés ou non. Leur dénomination seule donne l’idée de leur nullité
sous tous les rapports.
` Si l’organisation civile et politique de l’Etat de Geneve présentait
ainsi cinq classes d’hommes, le gouvernement de cet Etat offrait
aussi, dans son ensemble, cinq ordres ou centres d’autorité dépen-
dants les uns des autres, et dont voici les noms et les attributions :
1° Le petit Conseil ou Conseil des Vingt·Cinq, quelquefois nommé
Sénat, composé de membres a vie, avait la haute police et l’admi-
(1) Cette analyse des ouvrages de Picot et d‘Yvernois est de Petitain.
� nistration des affaires publiques, était juge en troisieme ressort des proces civils, et iuge souverain des causes criminelles ; il donnait le droit de bourgeoisie, et avait l’initiative dans tous les autres Conseils, dont il faisait lui-méme partie.
2° Quatre syndics, élus annuellement par le Conseil général, dont il sera ci-apres parlé, et choisis parmi les membres du petit Conseil, dirigeaient ce dernier, et se partageaient toutes les branches d’administration. Le premier syndic présidait tous les Conseils.
3° Le Conseil qui avait conservé la denomination du Deux·Cents, quoique depuis 1738 le nombre e0t été porté A deux cent cinquante, nommait aux places vacantes dans le petit Conseil, qui présentait lui-méme deux candidats pour chacune d’elles. Le Deux-Cents A son tour était élu par le petit Conseil, qui faisait une promotion toutes les fois que la mort avait réduit le nombre des membres A deux cents. Il avait le droit de faire grâce, de battre monnaie, jugeait en second ressort les proces civils, présentait au Conseil général les candidats pour les premieres charges de la république, et faisait au petit Conseil, qui était tenu d’en délibérer, toutes les propositions qu’il jugeait convenables au bien de l’Etat; mais lui-meme ne pouvait délibérer et prendre une décision que sur les questions qui lui étaient portées par le petit Conseil.
4° Le Conseil des Soixante, formé des membres du petit Conseil et de trente-cinq membres du Deux-Cents, ne s’assemblait que pour délibérer sur les alfaires secretes et de politique extérieure. C’était moins un ordre dans l’Etat qu’une espece de comité diplomatique, sans fonctions spéciales et sans autorité réelle.
5° Enfin, le Conseil général ou Conseil souverain, formé de tous les citoyens et bourgeois sans exception, avait seulement le droit d’approuver ou de rejeter les propositions qui lui étaient faites, et rien n’y pouvait étre traité sans l’approbation du Deux-Cents. D’ailleurs, aucune loi ne pouvait étre faite ni aucun impot percu sans la participation du Conseil général, qui de plus avait le droit de guerre et de paix. Un procureur général, pris dans le conseil des Deux·Cents, mais qui n’était attaché A aucun corps en particulier, faisait office de partie publique pour la poursuite des délits, pour la surveillance des tutelles et curatelles, pour défendre et soutenir en toute chose les droits du Esc et du public en général. C’était, en un mot, l’homme de la loi, et, quoique sans autorité personnelle, il jouissait de beaucoup de considération. Il était nommé par le Conseil général, sur une presentation en nombre double, faite par le Deux-Cents, et était élu pour trois ans, avec faculté d’étre réélu pour trois autres années. La surveillance de la police ordinaire et le jugement des causes civiles en premiere instance appartenaient A un tribunal de six membres nommés auditeurs, et élus par le Conseil général. Ce tribunal était présidé par un membre du petit Conseil, qui portait le titre de lieutenant. Deux châtelains, élus de meme, exercaient dans la campagne le meme pouvoir que le tribunal dans la ville.
Le militaire de la république se composait d’une garnison soldée de sept cent vingt hommes, divisés en douze compagnies; de quatre regiments de milice bourgeoise, commandés par des membres du petit Conseil. Il y avait en outre trois cents artilleurs et une compagnie de dragons.
Tout citoyen en charge était sujet au grabeau, véritable censure, dont l’usage meme subsiste encore, mais beaucoup restreint et modifié. Voici quelle en était la forme : chaque conseil s’assemblait in une époque déterminée pour grabeler ses subordonnés, et meme, en certains cas, ses propres membres. En l’absence du grabelé, chaque membre, opinant A son tour, disait ce qu’il pensait du sujet dont il s’agissait, tant en bien qu’en mal. Un certain nombre d’opinions défavorables était pour le grabelé un titre d’exclusion; mais, dans les temps tranquilles, cette exclusion était A peu pres sans exemple, et le président du corps grabelant, qui venait rendre compte du résultat de l’opération au grabelé, n’avait, pour l’ordinaire, e lui faire que des compliments. Les candidats pour un office étaient également, avant l’élection, grabelés par les corps élisants.
Outre cette censure dans l’ordre politique, il en existait une seconde dans l’ordre moral, exercée d’un coté par le Consistoire, de l’autre par la Chambre de ref/’orme. Cette Chambre, composée d’un syndic et de quelques membres du petit Conseil et du Deux·Cents, veillait uniquement A la répression du luxe et au maintien des lois somptuaires.
Quand des citoyens ou bourgeois, réunis en plus ou moins grand nombre, adressaient, sous forme de representations, soit au petit Conseil, soit au Deux-Cents, leurs plaintes ou griefs contre quelque transgression de loi ou empiétement d’autorité, chacun de ces deux Conseils faisait souvent valoir, pour toute raison, ce qu’ils appelaient leur droit négatif, droit par lequel ils se prétendaient autorisés a rejeter, sans étre tenus d’en donner aucun motif, les demandes qui leur étaient faites.
Tous ces documents nous sont fournis par deux historiens genevois (1), et l’un d’eux y ajoute cette observation que le gouvernement de Geneve, sous ces formes populaires en apparence, formait une véritable aristocratie héréditaire. ii Un assez petit nombre de familles patriciennes étaient en possession des honneurs et des places importantes. Les affaires de l’Etat se traitaient presque uniquement dans le petit Conseil ou dans celui des Deux·Cents, et le Conseil général n’était assemblé chaque année que pour quelques élections, et
(1) D’Yvernois, Tableau des deux dernieres revolutions de Geneve, 1789, 2 vol. in-8, Picot, Histoire de Geneve, 1841, 3 vol. in-8. APPENDICE X. 41g encore se trouvait-il tellement dans la dépendance du petit Conseil, que son iniluence était presque touiours nulle... Son élection, quelle qu’elle fut, tombait toujours sur les memes familles... D`ailleurs, il était composé d’individus dont un grand nombre dépendait, sous 1 divers rapports, des chefs de l’Etat; et si quelques citoyens avaient essayé de remuer et de faire valoir d’anciennes prérogatives, le petit Conseil leur aurait facilement fermé la bouche par un acte d’auto- rité. » (Picot, tome III, page tgz.) A la vérité, le meme historien nous apprend encore que ec si les citoyens ne possédaient pas des droits politiques considérables... un gouvernement paternel ne négligeait rien de ce qui pouvait contri- buer 21 leur bonheur... Ils étaient aussi heureux qu’ils pouvaient rai- sonnablement le désirer. » (Ibid., page 193.) Cet heureux état de choses se concoit aisément dans une si petite ` république; mais il faut dire aussi que cette paternité du gouverne- ) ment n’avait aucune garantie réelle, et elle se démentait cruellement ~ _ elle-meme quand ce gouvétnemént, ayant regu des réclamations ou l demandes auxquelles il s’était refusé d’accéder, avait pu concevoir N quelques craintes pour le maintien de son pouvoir. Les faits que ’ Rousseau rapporte, et qui n’ont pas été contestés, et beaucoup d’au· ~ tres non moins graves et dont il ne parle pas, prouvent trop bien que tres souvent les lois fondamentales et les formes conservatrices de la vie et des propriétés furent violées de la maniere la plus odieuse,no· tamment lorsqu’en 18o7, a l’occasion d’un mouvement populaire, le petit Conseil, s’étant procuré le secours de quatre cents soldats ber- nois et zurichois, fit fusiller en secret et dans sa prison Pierre Fatio, qui s’était montré le plus ardent défenseur de la liberté a cette épo- que, et qu’au rnépris d’une amnistie solennelle plus de quatre-vingts personnes furent exilées et Hétries. De nouveaux abus d’autorité exciterent, en 1738, un mouvement semblable; il y Cut prise d’armes et meme hostilités ouvertes, pour la cessation desquelles la France, Zurich et Berne offrirent leur ar- bitrage. Cet arbitrage fut accepté, et il en résulta l’édit constitution- nel de la meme année, auquel les puissances médiatrices ajouterent un acte de garantie mutuelle. Enfin, le décret lancé contre Rousseau, en 1762, fut le signal d’une troisieme révolution, en donnant lieu 21 des representations _ sur l’inobservation des lois a son égard. Le petit Conseil ne répondit aux représentants que par l’exercice du droit négatif. Ce refus de rendre justice amena, de la part des citoyens et bourgeois, réunis en Conseil général, celui d’élire des syndics, selon l’usage; ce qui était sans exemple dans les fastes de la république. A peu pres dans le meme temps, un citoyen, nommé Robert Co- velle, qui avait encouru les censures ecclésiastiques pour une faute honteuse, refusa de se mettre e genoux devant le Consistoire, suivant l
� l’usage, et ce refus, qui, dans un autre temps, eut a peine attiré l’attention, appuyé cette fois par un assez grand nombre de citoyens, fut une cause nouvelle de discorde. Dans ces circonstances, l’affaire de Rousseau et une Réponse aux Lettres écrites de la campagne, brochure composée par quelques représentants, ne contribuèrent pas peu à exaspérer les esprits. « Genève, dit l’historien cité plus haut, retraçait le tableau que Rome avait déjà offert au monde : d’un côté les patriciens, formant le petit nombre, entraînés à des concessions qui devenaient chaque jour plus considérables ; de l’autre, le peuple, abusant de sa force, et demandant toujours davantage la mesure qu’on lui accordait. »
Quatre ans s’étaient passés ainsi, quand le Sénat, pressé plus vivement que jamais, eut recours aux trois puissances garantes de l’exécution de l’édit de 1738. Les médiateurs, n’ayant pu parvenir à accorder les parties contestantes, se retirèrent à Soleure, où ils rédigèrent une espèce de jugement, sous le nom de prononcé, auquel le duc de Choiseul tenta de soumettre les Genevois, en employant contre eux tous les moyens possibles de contrainte, excepté pourtant la force ouverte ; mais la fermeté des citoyens rendit ces moyens inutiles. Ils allèrent jusqu’à s’armer de pistolets au moment de se réunir en Conseil général, menaçant de casser la tête au premier qui consentirait à entendre seulement la lecture de ce prononcé, ou ils ne voyaient autre chose que la loi de l’étranger, qu’on voulait leur faire subir. Ils avaient réussi d’un autre côté à intéresser l’Angleterre en leur faveur, et Voltaire lui-même, en prenant intérêt à leur cause, y ajoutait tout le poids de son influence personnelle. Enfin, renonçant à l’emploi de la force, le Sénat entama avec les citoyens des négociations qui amenèrent le traité de 1768, nommé Édit de pacification. Par cet édit, le Conseil général obtint l’élection de la moitié des membres du petit Conseil, et le droit appelé de réélection, c’est-à-dire de pouvoir chaque année exclure du Sénat quatre de ses membres, lesquels, après une seconde exclusion de ce genre, n’y pouvaient plus rentrer. Ce droit fut surtout accordé au Conseil général pour balancer l’abus du droit négatif, sur lequel on ne stipula rien.
Deux ans après, les dissensions recommencèrent, et cette fois ce furent les prétentions des natifs qui les firent naître. Mais comme, dès ce moment, il n’est plus question de Genève dans aucun écrit de Rousseau, ni dans ses lettres, ces dissensions deviennent étrangères
à notre sujet[41]…
XI
LE CONTRAT SOCIAL CONDAMNÉ À GENÈVE
Conclusions de M. le procureur général Henri-Robert Tronchin, sur le Contrat social et l’Émile de Rousseau.
Magnifiques et Trés-honorés seigneurs, les devoirs de mon ministère m’obligent de déférer à vos seigneuries deux livres intitulés : le premier du Contrat social, etc.
Les précautions prises par vos seigneuries pour arrêter la distribution de ces deux ouvrages, au moment même où ils ont été annoncés, ne m’ont pas permis de les examiner en détail, mais le coup d’œil le plus rapide ne découvre que trop la nécessité d’en flétrir sans retard les principes et de prémunir le public contre des poisons d’autant plus dangereux qu’ils sont plus habilement préparés.
On trouve dans ces deux livres, qui étincellent d’audace et de génie, des vérités sublimes et des erreurs pernicieuses, l’anarchie et la liberté confondues, le chaos de l’état de nature porté dans le système des sociétés civiles, la cognée mise, si je l’ose dire, à la racine de tous les gouvernements ; la morale la plus pure et le scepticisme le plus décidé sur les objets de la foi ; le christianisme exalté et insulté tour à tour ; les principes de la religion naturelle annoncés avec une lumière et une énergie majestueuses, mais scandaleusement établis sur les ruines de la religion révélée.
Dans le Contrat social, l’auteur, après avoir fait dériver l’autorité des gouvernements des sources les plus pures, après avoir heureusement développé les avantages immenses de l’état civil sur l’état de nature, ramène bientôt tous les désordres de cet état primitif ; les lois constitutives de tout gouvernement lui paraissent toujours révocables, il n’aperçoit aucun engagement réciproque entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés ; les premiers ne lui paraissent que des instruments que les peuples peuvent toujours changer ou briser à leur gré. Il suppose dans les volontés générales des peuples la même instabilité que dans les volontés particulières des individus, et partant du principe qu’il est de l’essence de la volonté des nations, comme de celle des particuliers, de ne pouvoir se gêner elle-même, qu’elle est également mobile et indestructible, il ne voit toutes les formes de gouvernement que comme des formes provisionnelles, comme des essais qu’on peut toujours varier ; ce n’est pas chez lui un y principe métaphysique dont il serait trop rigoureux peut-être de lui imputer les conséquences ; c’est selon lui la base de tous les gouvernements. Il ne connaît point d’autre moyen d’en prévenir les usurpations que de fixer des assemblées périodiques pendant lesquelles le gouvernement est suspendu et où, sans qu’il soit besoin de convocation formelle, on discute séparément et à la pluralité des suffrages si l’on conservera la forme du gouvernement reçu et les magistrats établis.
Ces assemblées périodiques, expressément proscrites par nos lois et qui rendent la liberté plus accablante que la servitude même, ne peuvent en être regardées que comme le délire ; mais cette liberté extrême est la divinité de l’auteur, c’est à cet objet qu’il immole les principes les plus sacrés et, trouvant dans l’Évangile des préceptes qui gênent cette funeste indépendance, une république chrétienne n’est à ses yeux qu’une contradiction dans les termes, la religion, qu’un appui pour la tyrannie et les chrétiens que des hommes faits pour ramper dans le plus vil esclavage.
S’il n’y avait dans Émile, c’est-à-dire dans le Traité de l’Éducation, que ces maximes outrées qui y sont éparses, ce morceau ne devrait être regardé que comme un rêve philosophique d’autant moins dangereux qu’il est plus singulier et qu’on y rencontre aussi des conseils très sages ; mais on y trouve des peintures licencieuses d’autant plus séduisantes qu’elles sont plus finies et plus animées, une satire indécente de la religion du pays où il fut accueilli ; des traits insultants contre une nation puissante et respectable, dont il n’a encore éprouvé que la patience et la bonté. Ces excès ne sont que des degrés à de plus grands excès ; la religion révélée, objet capital de l’éducation, devient chez lui l’objet de la discussion la plus téméraire ; il lève d’une main hardie le voile de ses mystères ; il en mesure les dogmes à ses idées particulières, il n’en sape pas les fondements, il s’efforce tout ouvertement de les renverser ; il voudrait en arracher les plus fermes appuis, les prophéties et les miracles, et s’il paraît étonné de la sublimité de sa morale et de la majesté de son auteur, il déclare n’être pas moins confondu par les difficultés qui lui paraissent environner le système évangélique et il ne trouve de certain que l’impossibilité d’être obligé de s’y soumettre.
La plus sévère animadversion de la justice paraît à peine suffire contre l’auteur de deux ouvrages où la religion et le gouvernement ne furent jamais plus directement attaqués et auxquels il met audacieusement son nom. Cependant, j’estime que dans l’état actuel des choses, la sévérité doit se borner aux ouvrages mêmes…
(Extrait des registres du Petit Conseil du 19 juin 1762.) Vu les conclusions du sieur Procureur général et ouï le rapport des seigneurs scholarques sur deux livres intitulés, le premier Contrat social ou Principes du droit politique, par J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, avec cette devise : Fœderis æquas dicamus leges (Énéide, XI), imprimé à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, 1762 ; le second Émile ou de l’Éducation, par J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, ayant pour devise : Sanabilibus ægrotamus malis, ipsaque nos in rectum genitos, natura si emendari velimus, juvat (Seneca, De Ira, cap. XIII). avec privilège de nos seigneurs des États de Hollande et de Westfrise, l’avis a été de condamner les livres sus-mentionnés à être lacérés et brûlés par l’exécuteur de la haute justice, devant la porte de l’hôtel de ville, comme téméraires, scandaleux, impies, tendant à détruire la religion chrétienne et tous les gouvernements, faisant expresses institutions et défenses à tous imprimeurs, libraires et colporteurs, de les imprimer, vendre ou distribuer, enjoignant à quiconque aurait des exemplaires de les rapporter en chancellerie dans l’espace de trois jours pour y être supprimés, lequel jugement a été prononcé à huis ouverts et mis à exécution.
On a opiné ensuite ce qu’il y a à faire par rapport à la personne dudit J-J. Rousseau absent, et l’avis a été qu’en cas qu’il vienne dans la ville ou dans les terres de la seigneurie, il devra être saisi et appréhendé pour être ensuite prononcé sur sa personne ce qu’il appartiendra (arrêt du 9 juin, mis à exécution le 11).
On a lu une lettre du sieur Sellon, datée de Paris, du 1er de ce mois, par laquelle il mande qu’il a communiqué à M. le comte de Choiseul le jugement du Magnifique conseil sur les deux livres de J.-J. Rousseau et que Son Excellence lui a témoigné qu’elle voyait avec plaisir que ces ouvrages eussent fait à Genève la même impression qu’à Paris, et que le gouvernement y eût pourvu de la même manière que le Parlement.
« Les frères des Délices ont reçu les lettres du 19 juin de leur cher frère. Ils chercheront le Contrat social ; ce petit livre a été brûlé à Genève dans le même bûcher que le fade roman d’Émile, et Jean-Jacques a été décrété de prise de corps comme à Paris. Ce Contrat social ou insocial n’est remarquable que par quelques injures dites grossièrement aux rois par le citoyen du bourg de Genève et par quatre pages insipides contre la religion chrétienne. Ces quatre pages ne sont que des centons de Bayle. Ce n’était pas la peine d’être plagiaire. L’orgueilleux Jean-Jacques est à Amsterdam, où l’on fait plus de cas d’une cargaison de poivre que de ses paradoxes[42]. »
IMPRIMÉ
PAR
CHAMEROT ET RENOUARD
19, rue des Saints-Pères, 19
PARIS
- ↑ R. Émile, liv. V. — Ces questions et propositions sont la plupart extraites du Traité du Contrat social, extrait lui-même d’un plus grand ouvrage entrepris sans consulter mes forces et abandonné depuis longtemps.
- ↑ R. Confessions, 2e partie, liv. X. — Renonçant à cet ouvrage (les Institutions politiques), je résolus d’en tirer ce qui pouvait se détacher et de brûler tout le reste.
- ↑ R. Émile, liv. IV. — Il faut étudier la société par les hommes, et les hommes par la société, ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux.
- ↑ Platon, La République, liv. V. — Ne nous étions-nous pas proposé d’examiner si cette nouvelle institution était possible et en meme temps avantageuse ?…
Machiavel, Discours sur la 1re Décade de Tite-Live, dédicace}}. — « J’ai tdché d’y renfermer tout ce qu’une longue expérience et une recherche assidue ont pu m’apprendre en politique. »
Spinoza, Tractatus politicus, chap. i. — Quum igitur animum ad politicam applicuerim, nihil quod novum vel inauditum est, sed tantum ea quæ cum praxi optime conveniunt, certa et indubita ratione demonstrare, aut ex ipsa humanæ naturæ conditione deducere intendi.
- ↑ Frédéric II, Anti-Machiavel (Avant-propos). — J’ose prendre la défense de l’humanité contre le monstre qui veut la détruire ; j’ose opposer la raison et la justice au sophisme et au crime et i’ai hasardé mes réflexions sur le Prince de Machiavel, chapitre à chapitre, afin que l’antidote se trouve immédiatement auprès du poison.
- ↑ R. Économie politique. — Pour exposer ici le système économique d’un bon gouvernement, j’ai souvent tourné les yeux vers celui de cette République (Genève), heureux de trouver ainsi dans ma patrie l’exemple de la sagesse et du bonheur que je voudrais voir régner dans tous les pays !
- ↑ Frédéric II, Anti-Machiavel, chap. ix. — La liberté est un bien qu’on apporte en naissant.
- ↑ R. Émile, liv. Il. — Ta liberté, ton pouvoir, ne s’étendent qu’aussi loin que tes forces naturelles, et pas au delà ; tout le reste n’est qu’esclavage, illusion, prestige. La domination même est servile, quand elle tient à l’opinion ; car tu dépends des préjuges de ceux que tu gouvernes par les préjugés. Pour les conduire comme il te plait, il faut te conduire comme il leur plait. Ils n’ont qu’a changer de manière de penser, il faudra bien par force que tu changes de manière d’agir. Ceux qui t’approchent n’ont qu’à savoir gouverner les opinions du peuple que tu crois gouverner, ou des favoris qui te gouvernent, ou celles de ta famille, ou les tiennes propres : ces visirs, ces courtisans, ces prêtres, ces soldats, ces valets, ces caillettes, et jusqu’à des enfants, quand tu serais un Thémistocle en génie, vont te mener comme un enfant toi-même au milieu de tes légions. Tu as beau faire, jamais ton autorité réelle n’ira plus loin que tes facultés réelles. Sitôt qu’il faut voir par les yeux des autres, il faut vouloir par leurs volontés. Mes peuples sont mes sujets, dis-tu fièrement. Soit. Mais toi, qu’es-tu ? le sujet de tes ministres. Et tes ministres, a leur tour, que sont-ils ? les sujets de leurs commis, de leurs maîtresses, les valets de leurs valets. Prenez tout, usurpez tout, et puis versez l’argent à pleines mains ; dressez des batteries de canon ; élevez des gibets, des roues ; donnez des lois, des édits, multipliez les espions, les soldats, les bourreaux, les prisons, les chaines : pauvres petits hommes, de quoi vous sert tout cela ? vous n’en serez ni mieux servis, ni moins volés, ni moins trompés, ni plus absolus. Vous direz toujours : Nous voulons ; et vous ferez toujours ce que voudront les autres.
- ↑ R. Inégalité (Préface). — L’histoire hypothétique des gouvernements est pour l’homme une leçon instructive a tous égards.
- ↑ Spinoza, Tractatus politicus, chap. v, De optimo imperii statu. — Homines enim civiles non nascuntur sed fiunt.
Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, liv. I. Des principales de la société parmi les hommes. — Art. 2. « De la société générale du genre humain naît la société civile, c’est-à-dire, celle des États, des peuples et des nations. »
- ↑ Algernon Sidney, Discours sur le Gouvernement, chap. 1, section ii. — Il n’y a jamais eu d’homme qui se soit élevé sur les autres que de leur consentement ou par la force. Ce qui est injuste dans son commencement ne peut jamais changer de nature ni devenir légitime par la suite du temps.
- ↑ Aristote, Politique, liv. I, chap. i. — L’association naturelle de tous les instants, c’est la famille. — (Traduction de Barthélemy Saint-Hilaire, 2e édition, Paris, Dumont, 1848.)
- ↑ Hobbes, De Cive, chap. viii. — Le droit sur les bêtes s’acquiert de la même façon que sur les hommes, à savoir, par la force et par les puissances naturelles.
Id., chap.ix. — Le droit de nature veut que le vainqueur soit maître et seigneur du vaincu. D’où s’ensuit que par le même droit un enfant est sous la domination immédiate de celui qui le premier le tient en sa puissance. Or est-il que l’enfant qui vient de naître est en puissance de sa mère avant qu’en celle d’aucun autre, de sorte qu’elle le peut élever ou l’exposer, ainsi que bon lui semble et sans qu’elle en soit responsable à personne. Si, par le contrat de mariage, la femme s‘oblige à vivre sous la puissance de son mari, les enfants communs seront sous la domination paternelle à cause que cette même domination étant déjà sur la mère…
Locke, Gouvernement civil, chap. v. — Lorsqu’il est parvenu à cet état qui a rendu son père homme libre, le fils devient homme libre aussi.
- ↑ Locke, Gouvernement civil, chap. v. Du pouvoir paternel. — Il y a apparence que le gouvernement du père fût établi par un consentement exprès ou tacite des enfants.
- ↑ Grotius, Du Droit de la guerre et de la paix, liv. III, chap. v. — Quoique le pouvoir paternel soit tellement personnel et attaché à la relation de père qu’il ne peut en être séparé ni transporté à autrui, cependant, à en juger par le droit naturel tout seul et indépendamment de la défense des lois civiles, rien n’empêche qu’un père n’engage et ne vende même, s’il le faut, son propre fils lorsqu’il ne trouve pas d’autre moyen de le faire subsister. En effet la nature même est censée donner droit de faire tout ce sans quoi on ne peut obtenir une fin qu’elle prescrit…
Algernon Sidney, Discours sur le Gouvernement, chap. ii, section 20. — Tous les hommes du monde étant nés également libres, il ne faut pas imaginer que les uns soient d’humeur à résigner ce qui leur appartient si les
autres ne veulent pas faire la même chose. Le consentement général des hommes qui, d’un commun accord, se dépouillent de telle partie de leur liberté qu’ils jugent à propos pour le bien public est la voix de la nature. - ↑ Platon, Des lois, liv. III. — Il paraît que ceux de ce temps-la (après le déluge) ne connaissaient point d’autre gouvernement que le patriarcat, dont on voit encore quelques vestiges en plusieurs lieux, chez les Grecs et les Barbares. Homère dit quelque part que ce gouvernement était celui des Cyclopes. « Ils ne tiennent point de conseil commun. On ne rend point chez eux la justice. Ils demeurent dans des cavernes profondes sur le sommet des hautes montagnes ; là, chacun donne des lois à sa femme et à ses enfants, se mettant peu en peine de son voisin. »
Le poète se sert d’une fable pour représenter l’état primitif comme un état sauvage.
Le plus ancien n’y a-t-il point d’autorité par la raison qu’elle lui est transmise de père et mère comme un héritage, de sorte que les autres, rassemblés autour de lui comme des poussins autour de leur mère, ne forment qu’un seul troupeau et vivent soumis à la puissance paternelle et à la plus juste des royautés…
Par suite de cette variété d’usage (des familles), il aura fallu que les diverses familles s’assemblassent en commun et qu’elles chargeassent quelques-uns de leurs membres de divers usages particuliers. Ceux-ci après avoir pris dans chacun de ces usages ce qu’ils jugeaient de meilleur, l’avaient proposé aux chefs et aux conducteurs des familles comme à autant de rois et se seront acquis ainsi le titre de législateurs. Ensuite on aura nommé des chefs et le patriarcat aura fait place à l’aristocratie et à la monarchie.
Aristote, Politique, liv. I, chap. 1 (Début). — Tout État est évidemment une association et toute association se forme en vue de quelque bien, puisque les hommes, quels qu’ils soient, ne font jamais rien qu’en vue de ce qui leur parait être bon. Il est donc clair que toutes associations visent à un bien d’une certaine espèce et que le plus important de tous les biens doit être l’objet de la plus importante des associations, de celle qui renferme toutes les autres, et celle-là, on la nomme précisément État et association politique. Des auteurs n’ont donc pas raison d’avancer que les caractères de roi, de magistrat, de père de famille et de maître se confondent ; c’est supposer qu’entre chacun d’eux, toute la différence est du plus au moins sans être spécifique…
L’association première de plusieurs familles… c’est le village qu’on pourrait justement nommer une colonie naturelle de la famille…Si les premiers États ont été soumis à des rois et si les grandes nations le sont encore aujourd’hui, c’est que ces États étaient formés d’éléments habitués à l’autorité royale, puisque dans la famille le plus âgé est un véritable roi, et les colonies de la famille ont filialement suivi l’exemple qui leur était donné. Homère a donc pu dire : Chacun gouverne en maître ses femmes et ses fils. Dans l’origine, en effet, toutes les familles isolées se gouvernaient ainsi. De la encore cette opinion commune qui soumet les dieux à un roi ; car tous les peuples ont eux-mêmes jadis reconnu ou reconnaissent
encore l’autorité royale et les hommes n’ont jamais manqué de donner leurs habitudes aux dieux, de même qu’ils les représentent à leur image.Bodin, La République, liv. I, chap. vi. — La seconde partie de la définition de république que nous avons posée touche la famille qui est la vraie source et origine de toute république et membre principal d’icelle…
Tout ainsi donc que la famille bien conduite est la vraie image de la république, et la puissance domestique semble à la puissance souveraine ; aussi est-ce le droit gouvernement de la maison le vrai modèle du gouvernement de la république. Et tout ainsi que les membres, chacun en particulier, faisant leur devoir, tout le corps se porte bien, aussi les familles étant bien gouvernées, la république ira bien.
- ↑ Bodin, La République, liv. I, chap. iv. — Le mot de puissance est propre à tous ceux qui ont pouvoir de commander à autruy. Ainsi le prince, dit Sénèque, commande aux sujets, le magistrat aux citoyens, le père aux enfans, le maistre aux disciples, le capitaine aux soldats, le seigneur aux esclaves. Mais de tous ceux-là, il n’y en a pas un à qui la nature donne aucun pouvoir de commander et moins encore d’asservir autruy, hormis au père qui est la vraie image du grand Dieu souverain.
- ↑ Grotius, Le Droit de la guerre et de Ia paix, liv. I, chap. iii. — On tire un autre argument de ce que disent les philosophes, que tout pouvoir est établi en faveur de ceux qui sont gouvernés et non pas en faveur de ceux qui gouvernent, d’où il s’ensuit, à ce que l’on prétend, que ceux qui sont gouvernés sont au-dessus de ceux qui gouvernent, puisque la fin est plus considérable que les moyens. Mais il n’est pas vrai généralement et sans restrictions que tout pouvoir soit établi en faveur de ceux qui sont gouvernés. Il y a des pouvoirs qui, par eux-mêmes, sont établis en faveur de celui qui gouverne, comme le pouvoir d’un maître sur son esclave…
Il y a d’autres pouvoirs qui tendent à l’utilité commune de celui qui commande et de celui qui obéit, comme l’autorité du mari sur sa femme. Aussi, rien n’empêche qu’il n’y ait des gouvernements civils qui soient établis pour l’avantage du souverain, comme les royaumes qu’un prince acquiert par droit de conquête sans que pour cela on puisse traiter ces gouvernements de tyranniques… Il y en peut aussi avoir d’autres dont l’établissement ait pour but l’utilité réciproque du souverain et des sujets, comme quand un peuple qui ne se sent pas en état de se défendre, se met sous la domination d’un prince puissant. Je ne nie pas, du reste, que dans l’établissement de la plupart des gouvernements civils, on ne se propose directement l’utilité des sujets ; mais, il ne s’ensuit pas, comme on le veut,
que les peuples soient au-dessus des rois, car les tuteurs ont sans doute été établis pour le bien des pupilles et cependant la tutelle donne au tuteur un pouvoir sur ses pupilles… - ↑ « Les savantes recherches sur le droit public ne sont souvent que l’histoire des anciens abus ; et on s’est entêté mal à propos quand on s’est donné la peine de les trop étudier. » (Traité des intérêts de la France avec ses voisins, par M. le marquis d’Argenson.) Voilà précisément ce qu’a fait Grotius. (Note du Contrat Social, édition de 1762.) L’ouvrage, alors manuscrit, du marquis d’Argenson a été imprimé chez Rey, à Amsterdam, 1765.
- ↑ « Caius s’efforçant de se faire croire Dieu, on·dit qu’au commencement de cette folle appréhension, il usa de ce propos : à tout ainsi que les pastoureaux des animaux comme bouviers, chevriers, bergers ne sont ni chèvres, ni bœufs, ni agneaux, ains sont hommes d’une meilleure condition et qualité, aussi faut penser que moi qui suis le Gouverneur de ce très bon troupeau d’hommes suis différent des autres et que je ne tiens point de l’homme mais d’une part plus grande et plus divine (Œuvres de Philon traduites par Bellier, Paris, 1598). »
- ↑ Aristote, Politique, liv. I, chap. 1. — La nature, par des vues de conservation, a créé certains êtres pour commander et d’autres pour obéir. C’est elle qui a voulu que l’être doué de raison et de prévoyance commandât en maître ; de même encore la nature a voulu que l’être capable, par ses facultés corporelles, d’exécuter des ordres, obéit en esclave ; et c’est par la que l’intérêt du maître et celui de l’esclave se confondent…
- ↑ Voy. un petit traité de Plutarque, intitulé : Que les bêtes usent de la raison. (Note du Contrat social, édition de 1762.)
- ↑ R. Lettre à M. de Beaumont. — Si le traité du Contrat social n’existait pas, et qu’il fallut prouver de nouveau les grandes vérités que j’y développe, les compliments que vous faites à mes dépens aux puissances seraient un des faits que je citerais en preuve ; et le sort de l’auteur en serait un autre encore plus frappant.
- ↑ Bossuet, 5e Avertissement aux protestants sur les lettres du ministre Jurieu. — Dieu qui est le père et le protecteur de la société humaine, qui a ordonné les rois pour la maintenir, qui les a appelés ses christs, qui les a faits ses lieutenants et qui leur a mis l’épée en main pour exercer sa justice, a bien voulu, à la vérité, que la religion fut indépendante de leur puissance et s’établit dans leurs États malgré les efforts qu’ils feraient pour la détruire ; mais il a voulu en même temps que, bien loin de troubler le repos de leurs empires ou d’affaiblir leur autorité, elle la rendit plus inviolable et montrât par la patience qu’elle inspirait à ses défenseurs, que l’obéissance qu’on leur doit est à toute épreuve.
- ↑ Platon, Des Lois, liv. III. — Dans tous les États, grands ou petits, et pareillement dans les familles, quels sont les titres en vertu desquels les uns commandent et les autres obéissent ?… Le premier de ces titres n’est-ce pas la qualité de père et de mère, et n’est-il pas reçu chez toutes les nations que les parents ont un empire naturel sur leurs enfants ?…
Le second titre est la noblesse, qui assujettit les conditions inférieures aux supérieures. Le troisième est l’âge… Le quatrième, n’est-ce pas ce qui assure aux maîtres des droits sur leurs esclaves ?… Le cinquième est, je pense, celui qui veut que le plus fort commande au plus faible. C’est là un empire auquel on est bien forcé de se soumettre. C’est aussi le plus commun à tous les êtres, et, comme dit Pindare le Thébain, il a son droit dans la nature. Mais de tous les titres le plus juste est le sixième, qui ordonne à l’ignorant d’obéir et au sage de gouverner et de commander. Mettons le sort pour le septième titre, fondé sur le bonheur et sur une certaine prédilection des dieux…
Grimm, Correspondance littéraire, décembre 1765. — Ne soyons pas enfants et n’ayons pas peur des mots… De fait, il n’y a pas d’autre droit dans le monde que le droit du plus fort, et, puisqu’il faut le dire, ce droit est le seul légitime. Le monde moral est un compose de forces comme le monde physique ; ne vouloir pas que le plus fort soit le maître, c’est à peu près aussi raisonnable que de ne pas vouloir qu’une pierre de cent livres pesant pèse plus qu’une pièce de vingt livres… Que ce soit par la force des armes ou par celle de la persuasion, ou par celle de l’autorité paternelle que les hommes aient été subjugués des le commencement, cela est égal ; le fait est qu’il n’ont pu éviter d’être soumis et qu’ils le seront toujours…
- ↑ Grotius, Du Droit de la Guerre et de la Paix, liv. I, chap. iii. — Il est permis à chaque homme en particulier de se rendre esclave de qui il veut, comme cela parait par la loi des anciens Hébreux et par celle des Romains ; pourquoi donc un peuple libre ne pourrait-il pas se soumettre à une ou plusieurs personnes en sorte qu’il leur transférât entièrement le droit de gouverner sans s’en réserver aucune partie ? Il ne servirait de rien de dire qu’on ne présume pas un transport de droit si étendu, car il ne s’agit point ici des présomptions sur lesquelles on doit décider dans un doute mais de ce qui peut se faire légitimement. En vain aussi allègue-t-on les inconvénients qui naissent ou qui peuvent naître de là ; car on ne saurait imaginer aucune forme de gouvernement qui n’ait ses incommodités, et d’où il n’y ait quelque chose à craindre… Ce n’est point par l’excellence d’une certaine forme de gouvernement, sur quoi les opinions sont fort partagées, qu’il faut juger du droit qu’a le souverain sur ses sujets, mais par l’étendue de la volonté de ceux qui ont conféré ce droit.
- ↑ Locke, Gouvernement civil, chap. xviii. De la Dissolution des gouvernements. — Cette paix, qu’il y aurait entre les grands et les petits, entre les puissants et les faibles, serait semblable à celle qu’on prétendrait y avoir entre les loups et les agneaux lorsque les agneaux se laisseraient déchirer et dévorer paisiblement par les loups. Ou si l’on veut, considérons la caverne de Poliphème comme un modèle parfait d’une paix semblable. Le gouvernement auquel Ulysse et ses compagnons s’y trouvaient soumis était le plus agréable du monde. Il n’y avait autre chose à faire qu’à souffrir avec quiétude qu’on les dévorât. Et qui doute qu’Ulysse qui était un personnage si prudent ne prêchât alors l’obéissance passive, et n’exhortât à une soumission
- ↑ (a) Sous les mauvais gouvernements, cette égalité n’est qu’apparente et illusoire ; elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans sa misère, et le riche dans son usurpation. Dans le fait, les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien : d’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose, et qu’aucun d’eux n’a rien de trop (Note du Contrat social, édition de 1762). — R. Émile, liv. IV. — L’esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser toujours le fort contre le faible, et celui qui a contre celui qui n’a rien : cet inconvénient est inévitable, et il est sans exception.
- ↑ Hobbes, Léviathan, ch. xxx. — Quoniam juribus summa : potestatis essentialibus civitas dissolvitur reditque omnium in omnes belli calamitas, (id quod civitati malum maximum est) summis imperantis officium est, jura illa retinere integra. Itaque contra ofiicium facit primo si vel aliqua eorum deponit, vel ad alium transfert ; qui enim media idem finem deserit.
- ↑ R. Œuvres inédites publiées par Streckeisen-Moultou. — Toutes les fois qu’il est question d’un véritable acte de souveraineté, qui n’est que la déclaration de la volonté générale, le peuple me peut avoir des représentants parce qu’il lui est impossible de s’assurer qu’ils ne substitueront point leurs
- ↑ R. Manuscrit de Neuchâtel (n• 7840). — 0n est libre quoique soumis aux lois, non quand on obéit à un homme, parce qu’en ce dernier cas
j`obéis à la volonté d’autrui, mais en obéissant à la loi je n’obéis qu’à la
volonté publique qui est autant la mienne que celle de qui que ce soit.
D’ailleurs un maitre peut permettre à l’un ce qu’il défend à l’autre, au lieu
que la loi, ne faisant aucune exception, la condition de tous est égale et
par conséquent il n’y a ni maître ni serviteur.
R. 8° Lettre de la Montagne. — Toute condition imposée à chacun par tous ne peut être onéreuse à personne ; et la pire des lois vaut encore mieux que le meilleur maitre : car tout maitre a des préférences, et la loi n’en jamais.
- ↑ Hobbes, De Cive, chap. XIV. — Puis donc que l’on n’obéit pas aux lois à cause de la chose même qui y est commandée mais en considération de
la volonté du législateur, la loi n’est pas un conseil mais un édit ou une
ordonnance, et je la définis de cette sorte : La loi est une ordonnance de cette personne (soit d’un seul homme qui gouverne ou d’une assemblée) dont le commandement tient lieu d’une raison suffisante pour y obéir...
Locke, Gouvernement civil, chap. X. — Le pouvoir législatif ne doit conférer à qui que ce soit le pouvoir de faire des lois ; ce pouvoir ne pouvant résider de droit que là où le peuple l’a établi.
- ↑ Platon, Des Lois, liv. IV. — Si j’ai appelé les magistrats serviteurs des lois, ce n’est pas que je veuille rien changer aux termes établis par |’usage, c’est que je suis persuadé que le salut d’un État dépend principalement de là, et que le contraire cause infailliblement sa perte ; c’est que je vois très prochaine la ruine d’un État où la loi est sans force et soumise à ceux qui gouvernent, et qu’au contraire partout où la loi est seule souveraine et où les magistrats sont ses premiers sujets, avec le salut public, je vois l’assemblage de tous les biens que les Dieux ont jamais versés dans les États.
- ↑ Locke, Gouvernement civil, ch. XVIII. — Un gouvernement sans lois est, à mon avis, un mystère dans la politique, inconcevable à l’esprit de l’homme, et incompatible avec la société humaine.
- ↑ Aristote, Politique, liv. III, chap. vi. — C’est un grand probleme de savoir à qui doit appartenir la souveraineté dans l’État… L’embarras est, ce semble, égal de toutes parts…
Attribuer la souveraineté à la multitude plutot qu’aux hommes distingués qui sont toujours en minorité peut sembler une solution équitable et vraie de la question, quoiqu’elle ne tranche pas encore toutes les difficultés. On peut admettre en etfet que la majorité, dont chaque membre,
- ↑ (a) Ces fragments se trouvent au verso du premier feuillet manuscrit. (Voir Contrat social, liv. III, ch. viii-ix.)
- ↑ (*) Les variantes du manuscrit, effacées par l’auteur, sont notées ici en caractères italiques.
- ↑ Le titre est barré dans le manuscrit.
- ↑ Le malheureux.
- ↑ D’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie. — Ce serait peut-être ici le lieu de repousser les traits qu’un écrivain éloquent et philosophe a lancés depuis peu contre les sciences et les arts…
Nous le prierons d’examiner si la plupart des maux qu’il attribue aux sciences et aux arts ne sont point dus à des causes toutes différentes dont l’énumération serait ici aussi longue que délicate. Les lettres contribuent certainement à rendre la société plus aimable ; il serait difficile de prouver que les hommes en sont meilleurs et la vertu plus commune, mais c’est un privilège qu’on peut disputer à la morale même. Et pour dire encore plus, faudra-t-il proscrire les lois parce que leur nom sert d’abri à quelques crimes dont les auteurs seraient punis dans une république de sauvages ?… Finissons cette histoire des sciences en remarquant que les diverses formes de gouvernement qui influent tant sur les esprits et la culture des lettres déterminent aussi les espèces de connaissances qui doivent principalement y fleurir et dont chacune a son mérite particulier. Il doit y avoir en général dans une république plus d’orateurs. d’historiens et de philosophes, et dans une monarchie plus de poètes, de théologiens et de géomètres. Cette règle pourtant n’est pas si absolue, qu’elle ne puisse être altérée et modifiée par une infinité de causes.
- ↑ Cette note est de 1819.
- ↑ Voir pour plus amples détails l’intéressant opuscule : Documents officiels et contemporains sur quelques-unes des condamnations dont l’Émile et le Contrat social ont été l’objet en 1762, par Marc Viridet, Genève, 1850.
ligue naturelle que celle des forts ; et ce qui fait la faiblesse des faibles est de ne pouvoir se liguer ainsi. Tel est le destin du peuple, d’avoir toujours au dedans et au dehors ses parties pour juges. Heureux quand il en peut trouver d’assez équitables pour le protéger contre leurs propres maximes, contre ce sentiment si gravé dans le cœur humain, d’aimer et favoriser les intérêts semblables aux nôtres !