Du dernier livre de Victor Hugo

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DU
DERNIER LIVRE

DE M. V. HUGO.


(Littérature et Philosophie mêlées.)

Il y a dans les nouveaux volumes de M. Hugo trois parties bien distinctes et qui méritent une égale attention, mais non pas une louange égale : l’une, générale, théorique, qui traite du style et du caractère de l’art sous ses formes diverses, c’est la préface ; la seconde se compose d’essais littéraires sur quelques noms illustres ; la troisième enfin présente un ensemble de pensées détachées, écloses et recueillies dans l’espace de huit mois, dont la plupart se rapportent aux événemens accomplis en France depuis le mois d’août 1830 jusqu’au mois d’avril 1831. Il convient, je crois, pour estimer la valeur générale du livre, d’examiner séparément chacune de ces trois parties.

La préface est, à mon avis, un des morceaux les plus remarquables que M. Hugo ait écrits depuis la préface de Cromwell, qui souleva, il y a sept ans, une polémique si vive, si agile et si acharnée. Quelques-unes des questions traitées par l’auteur en 1827 sont revenues sous sa plume en 1834. Plusieurs se sont rétrécies en se spécialisant ; d’autres, au contraire, se sont élargies et renouvelées ; mais, pareilles ou diverses, ces questions pouvaient prétendre légitimement à l’intérêt et à la curiosité, car la position littéraire de l’auteur n’est plus la même aujourd’hui qu’en 1827. Alors, on s’en souvient, il marchait hardiment à la conquête d’un monde encore inconnu. Il avait, pour se soutenir et s’animer, l’espérance fervente de quelques amis qui sympathisaient avec ses ambitions, et l’inimitié vigilante de ceux qui voulaient garrotter la langue et la poésie dans l’imitation du passé. Aujourd’hui tout a changé de face. La polémique s’est ralentie ; les inimitiés sont apaisées. Celui qui appelait à la conquête ses disciples dévoués a pris en lui-même une confiance plus entière et plus sereine. Ce qu’il voulait, il l’a conquis ; il a touché la terre inconnue ; il a réalisé, sous des formes choisies et rêvées depuis long-temps, chacune de ses pensées ; il n’en est plus à dire qu’un art nouveau est possible en France ; cet art, il l’a personnifié dans des œuvres nombreuses ; il a jeté sa volonté dans tous les moules ; il a écrit sa fantaisie sur la pierre et le marbre ; il est donc naturel que sa pensée ait changé de style en changeant de puissance, et que la parole du novateur ait pris avec les années le ton du commandement et presque de la dictature. J’ai dit ailleurs ce que signifient et ce que peuvent durer les royautés dans l’art ; je n’ai pas à y revenir. Je me bornerai à extraire de la nouvelle préface de M. Hugo ce qui m’a paru le plus digne d’attention et de critique.

Il y a dans ce morceau des vues ingénieuses et très habilement présentées sur l’histoire de la langue française dans les trois derniers siècles. Si l’on peut blâmer dans ce fragment de philologie l’exubérance fastueuse des images, il faut reconnaître en même temps que les métamorphoses de la langue sont décrites avec une précision frappante et quelquefois caractérisées très heureusement. Pourtant il y aurait à faire plus d’une chicane sur l’exactitude rigoureuse des faits ; ainsi, par exemple, c’est à tort que l’auteur oppose l’idiome de Pascal à l’idiome de Rabelais. Rabelais n’écrivait pas la langue de son temps ; Rabelais est à Montaigne ce que Spenser est à Shakspeare, ce que Paul Courrier est à Benjamin Constant ; Rabelais s’était fait une langue à son usage qui ne relevait guère que de sa prodigieuse érudition et de son inépuisable fantaisie. Ce serait mal connaître l’histoire littéraire du xvie siècle que de chercher ailleurs que dans les joyeuses inventions du curé de Meudon les racines et les étymologies de Pantagruel et de Gargantua.

Chemin faisant, il arrive à M. Hugo d’emprunter des images et des similitudes à toutes les formes de l’art, à tous les ordres de la science. Je ne blâme pas cette manière d’agrandir la pensée en la métamorphosant ; non. Réalisée dans de certaines limites, cette méthode a des avantages incontestables. Tant qu’elle ne franchit pas le domaine des idées générales, elle peut être d’un utile secours. Lorsqu’elle touche aux parties intimes et techniques d’un art ou d’une science, elle a deux écueils à éviter : si l’écrivain possède une science vraie et profonde, il peut obscurcir sa pensée par les caprices de son érudition au lieu de l’éclairer. S’il n’a pas un savoir encyclopédique, il risque de faire des comparaisons fausses. Ce danger très sérieux, M. Hugo ne l’a pas évité. Il compare le style frelaté au vin de Champagne de cabaret, et pour donner à cette similitude un caractère plus frappant et plus net, il essaie d’expliquer la fabrication du vin frelaté. Comme les connaissances chimiques sont aujourd’hui populaires parmi la jeunesse, il ne fallait pas parler légèrement d’une chose aussi facile à vérifier ; il fallait y regarder à deux fois avant de dire que l’acide tartrique et le bicarbonate de soude mêlés au premier vin venu donnent du vin de Champagne. Il n’y a pas un commis voyageur qui ne sache très bien que ce mélange donne de la limonade gazeuse. Il n’y a certes aucun mérite à connaître ces détails, mais il y aurait quelque mérite à n’en pas parler quand on les ignore. C’est une chicane secondaire, je le veux bien. Mais cette chicane, en se multipliant dans plusieurs ordres de science, acquiert une valeur fâcheuse. Or, celle que je fais ici n’est pas la seule que je pourrais faire.

Je dois aussi reprocher à M. Hugo d’avoir parlé des variations et des transformations de la langue, sans essayer d’interpréter de siècle en siècle les révolutions de l’idiome par les révolutions nationales. Si l’on excepte ce qu’il dit de l’époque de la renaissance, il a presque l’air d’envisager la langue comme une chose qui peut exister par elle-même. Ses réflexions, trop exclusivement littéraires, gagneraient beaucoup en s’aidant de l’histoire.

Et puis il se présente une critique plus grave. L’auteur ne semble pas connaître bien précisément quel était l’état de notre langue avant la renaissance. Je veux bien que la prise de Constantinople ait multiplié dans l’idiome français les vocables homériques et virgiliens ; je veux bien que le génie byzantin ait fait invasion dans nos lettres en traversant l’Italie ; à la bonne heure, ceci est dans le vrai. Mais avant François Ier les vocables virgiliens abondaient déjà dans notre idiome ; nous n’avions pas attendu l’érudition des Lascaris et des Politien pour emprunter à la littérature latine des étymologies sans nombre et la plupart des lois de notre syntaxe. Quant à la partie celtique, on sait qu’elle a joué, dans la formation de notre langue, un rôle très inférieur à celui des idiomes teutoniques. Si les philologues ne l’avaient pas démontré, l’histoire le prouverait surabondamment comme une nécessité, et la besogne du grammairien serait facile après celle de l’annaliste.

J’abandonne volontiers cette discussion minutieuse, mais pourtant indispensable, pour aborder un terrain où M. Hugo est plus à l’aise. Il n’y a ni honneur ni plaisir à éplucher ces détails d’érudition, à signaler des erreurs qu’une lecture de quelques semaines suffit à découvrir. Les livres enseignent ce qu’ils savent : il n’y a donc pas lieu à se glorifier d’y avoir appris quelque chose. J’arrive à la partie importante de la préface de M. Hugo, à sa théorie de la poésie dramatique. Si j’ai bien compris sa pensée, si j’ai pénétré le secret de ses intentions, il ne voit dans le drame tel qu’il le conçoit qu’une perpétuelle moralité, résultant d’une perpétuelle antithèse. Je ne crois pas qu’il ait raison, mais je lui sais bon gré d’avoir formulé nettement la poétique qu’il a réalisée depuis sept ans. Je le remercie de nous avoir expliqué dans une théorie précise ce qu’il nous avait montré au théâtre ; je le remercie de nous avoir dit pourquoi Cromwell, Charles-Quint, Richelieu, François Ier, Lucrèce Borgia et Marie Tudor ressemblent si peu à l’histoire dans les poèmes qu’il a baptisés de leurs noms. Jusqu’ici il y avait quelque chose d’embarrassant à concilier ces tragédies si peu historiques avec les théories publiées en 1827 par M. Hugo.

Après avoir blâmé si sévèrement les silhouettes de Bossuet, l’auteur devait s’attendre à être jugé sans indulgence. Aussi n’a-t-il pas dû s’étonner des remontrances de la critique ; c’était justice et bonne foi de confronter d’année en année le poète avec le législateur ; c’était justice de dire à celui qui avait blâmé les timidités de Racine et les travestissemens philosophiques de Voltaire : Vous n’avez pas plus qu’eux la vérité relative, et souvent vous avez de moins la vérité absolue.

Modifier les types tragiques de Sophocle et d’Euripide, altérer pour les plaisirs de Trianon le caractère d’Iphigénie et d’Oreste, mettre dans la bouche d’un Arabe du viie siècle les pensées de d’Alembert et d’Helvétius, était-ce donc une faute plus grande que de choisir dans la chronique européenne des noms gravés en traits ineffaçables et profonds pour les démonétiser au théâtre ? Les âges héroïques de la Grèce n’offrent-ils pas à la fantaisie du poète une carrière plus large et plus libre que les générations auxquelles nous touchons de si près ? Et s’il est vrai, comme je ne veux pas le nier, que Voltaire, en faisant de la poésie un organe assidu de ses pensées philosophiques, ait méconnu une des lois primordiales de l’imagination, celle qui lui commande de se suffire à elle-même, n’est-il pas également vrai que M. Hugo n’est pas moins coupable que Voltaire lorsqu’il fait d’Olivier Cromwell un bouffon fanatique, de Charles-Quint un coureur d’aventures, de Richelieu un tigre altéré de sang, de François v un héros de taverne, de la fille d’Alexandre vi une mère pieuse et dévouée, et enfin de Marie, fille de Henri viii, austère et bigote personne, une libertine effrontée ? Il ne faut pas avoir usé ses yeux dans de longues veilles pour connaître le sens et la valeur de ces noms. Il ne faut pas l’érudition patiente de Sismondi ou de Heeren pour savoir que Charles-Quint a été de bonne heure grave et rusé, et qu’il a pu tout au plus faire de la débauche une distraction de quelques heures ; mais qu’il n’était pas homme à oublier l’empire, fût-ce même une seule nuit, pour les yeux de la femme la plus belle. S’il est arrivé à Cromwell de jouer les têtes-rondes avec son jargon biblique, ce n’est là tout au plus qu’un épisode de la grande épopée à laquelle il a mis la main, et je doute fort qu’il ait eu le temps d’imposer aux cavaliers conjurés contre lui de burlesques mariages qui seraient à leur place dans Scarron. Sans doute l’amant de la belle Diane a quelquefois montré dans le cours de ses aventures une brutalité révoltante ; mais à Chambord et à Fontainebleau le vice n’était-il pas élégant et parfumé ? Le cardinal-ministre, qui gouvernait Louis xiii pour régner sur la France, n’a jamais plié le genou devant les têtes les plus hautes ; toutes les fois qu’il a vu sa puissance en péril, il a traité les couronnes de perles et les couronnes à fleuron comme Tarquin les fleurs de sa villa. Mais, on le sait, Richelieu n’aimait pas le sang pour le voir couler ; les hommes qui lui faisaient obstacle n’étaient à ses yeux que des chiffres importuns qu’il rayait d’un trait de plume. Pour lui, une tête sur l’échafaud, c’était un nom effacé de la liste. Il y a loin du Richelieu de l’histoire au Richelieu de M. Hugo. Il n’est pas absolument impossible que la fille d’Alexandre vi ait rougi de ses déportemens, et qu’une fois en sa vie elle se soit livrée à un élan généreux ; mais cet accident, s’il était constaté, serait tout au plus une anecdote exceptionnelle dans la biographie de cette nouvelle Messaline, et la poésie qui s’adresse aux masses ne doit pas choisir les exceptions. Pareillement je ne voudrais pas affirmer qu’il ne s’est pas rencontré parmi les libellistes protestans une plume assez menteuse pour accuser Marie Tudor d’impudicité ; mais l’histoire tout entière de son règne est là pour témoigner contre cette accusation. Nous avons de ce bourreau catholique des lettres nombreuses adressées à Philippe ii, qui respirent la jalousie la plus désordonnée. Nous avons des négociations entamées avec les marchands de Bruxelles et de Liége pour des prêts usuraires destinés au roi d’Espagne. Est-il probable qu’une femme qui ne reculait devant aucun sacrifice pour ramener son époux, ait peuplé sa cour de favoris et d’aventuriers dissolus ? Marie n’a eu qu’une pensée, le rétablissement du culte catholique, et sous son règne la hache n’est jamais tombée que pour imposer silence aux consciences rebelles.

Depuis que M. Hugo a voulu mettre l’histoire au théâtre, il semble s’être imposé la tâche de mettre le théâtre hors de l’histoire. Depuis qu’il a choisi parmi les noms célèbres de nos annales le baptême de ses fantaisies, il n’a jamais tenu compte de la réalité pour la poétiser ; mais il a créé volontairement des types indépendans de la réalité pour leur imposer ensuite des noms choisis au hasard dans l’histoire. C’est-à-dire que M. Hugo fait, au nom de son caprice, ce que Voltaire faisait au nom de la polémique philosophique.

Cette singularité pouvait paraître inexplicable avant la nouvelle préface que nous avons sous les yeux ; mais aujourd’hui le problème se résout en se posant. Il n’y a pas lieu de s’étonner si M. Hugo viole obstinément les données les plus évidentes de l’histoire après les aveux qu’il a pris soin de nous faire. Puisqu’il ramène toutes les lois de la poésie dramatique à l’antithèse morale, comme il avait précédemment ramené toutes les lois du style à l’antithèse des images, ce n’est pas merveille si l’histoire le gêne et s’il la rudoie pour élargir son chemin. Sans nul doute le contraste des caractères est une source féconde d’émotions et de beautés ; sans nul doute la cagoule à côté du masque peut être quelquefois d’un effet terrible ; mais il y a dans l’histoire et dans l’humanité autre chose que des contrastes ; il y a les ressorts secrets des événemens et le jeu mystérieux des passions. Vouloir fonder la moralité poétique sur les contrastes, c’est s’imposer d’emblée la nécessité de violer l’histoire toutes les fois que les contrastes ne s’y rencontrent pas, de violer la science de l’ame humaine toutes les fois que les passions s’y développent sans se heurter. À ce compte l’histoire et la philosophie ne sont plus pour le poète que des mots vides et sans valeur ; à ce compte, une fois la loi trouvée pour dramatiser la fantaisie, les livres et les hommes ne servent plus de rien ; il est inutile d’avoir étudié, inutile d’avoir vécu. Fouiller au fond de sa conscience pour y remuer les cendres des passions, feuilleter la mémoire de ses amis pour y lire le secret de leurs rides prématurées, c’est une tâche superflue ; essayer dans le commerce familier des penseurs et des hommes d’état de pénétrer le mécanisme des révolutions, c’est une tentative sans profit pour la poésie.

Et quand le poète a rayé de ses méditations les livres et les hommes, que lui reste-t-il donc pour agir sur nous ? Il lui reste un style éblouissant d’images et de broderies, une parole harmonieuses et sonore qui amuse l’oreille sans chercher le chemin de l’âme ; il lui reste le monde visible pour distraire les yeux pendant une soirée : mais ce monde est borné, ce monde de pourpre et de moire s’use bien vite sous la main du poète. Aussi voyez quelle monotonie dans ces spectacles, qui voudraient être si variés ! À Aix-la-Chapelle, à Ferrare, à Londres, nous retrouvons des impressions pareilles, malgré la diversité des lieux et des costumes.

Jusqu’à présent nous avions le droit de gourmander les poèmes de M. Hugo au nom de ses théories ; aujourd’hui ses théories nouvelles réclament en faveur de ses œuvres une complète amnistie. Ce qu’il a fait, il le voulait, il savait qu’il le voulait ; on peut blâmer sans injustice l’œuvre et la pensée, mais il n’y a plus place pour le reproche d’inconséquence.

Je ne crois pas qu’il soit possible d’interpréter autrement la nouvelle préface de M. Hugo ; si les mots n’ont pas perdu leur sens et leur valeur habituelle, cette préface signifie ce que j’y vois et ne signifie pas autre chose. Sous la pompe et la splendeur des métaphores, j’entrevois le constant et fidèle amour de l’antithèse. Ce culte fervent pour l’opposition de la vertu de l’ame et de la hideur du corps se retrouve inscrit à chaque page en traits éclatans ; nous avons le moule dans lequel l’artiste a coulé ses statues ; nous savons pourquoi les proportions de ses héros contrarient si obstinément la réalité historique et la vérité humaine.

Ce que M. Hugo dit de Voltaire, de Lamennais et de Byron, porte la date de 1823 et de 1824 ; l’auteur avait donc à cette époque vingt-un et vingt-deux ans. On ne peut, sans injustice, contester l’éclat et l’abondance du style dans ces trois morceaux. Certes, parmi les hommes de cet âge, il y en a peu qui possèdent aussi bien les secrets de la langue ; il y en a peu qui rencontrent, en traduisant leurs pensées, des images aussi riches, aussi nettes, aussi précises, aussi dociles au mouvement intérieur des idées. Si l’auteur, au lieu d’employer son talent à écrire sur des sujets aussi spéciaux, aussi différens entre eux, se fût borné à traiter des sujets de pure fantaisie, ou bien à raconter des impressions personnelles et presque biographiques, je n’aurais que de l’admiration pour cette précocité littéraire. Mais, à l’exception de Voltaire, que tout le monde croit connaître et que si peu ont sérieusement étudié, les thèmes développés par le critique exigeaient des connaissances que l’inspiration ne peut jamais suppléer. Ces connaissances, je le sais, sont rares parmi les hommes de vingt-un ans, et je ne m’étonne pas que M. Hugo, dans sa vie laborieuse et active, n’ait pas pris le temps de les acquérir. Seulement je regrette qu’il ait pu croire un instant, même à ses débuts littéraires, que le génie poétique n’a pas besoin d’études pour parler des choses et des hommes qu’il ignore.

Ce que le poète a écrit sur Voltaire se retrouve partout ; c’est une amplification de rhétorique qui ne méritait pas les honneurs de la réimpression. Les remarques littéraires, en ce qui concerne le théâtre, ne manquent pas de justesse ; mais toute la partie historique et philosophique est vague, commune, insuffisante, et ne témoigne pas d’une réflexion assez mûre et assez lente. Quant à la partie politique, ce n’est qu’une déclamation de séminaire, réfutée surabondamment par l’étude de l’histoire : il n’y a plus aujourd’hui que les nourrices et les curés de campagne qui attribuent la révolution française à l’auteur de Candide. Comme l’a dit fort spirituellement M. de Barante, il y a quelqu’un en France qui a plus d’esprit que Voltaire ; c’est tout le monde. Ce n’est pas avec un pamphlet qu’on renverse une monarchie de quatorze siècles ; Voltaire n’a fait que populariser sous une forme vive et habile les idées générales qui dominaient son temps. Mais, tout en tenant compte de la prodigieuse influence qu’il a exercée sur son siècle, il ne faut pas oublier les premiers actes du drame historique à l’achèvement duquel il a si puissamment contribué. Fénelon, blâmant la monarchie de Louis xiv sous le voile ingénieux de la fiction érudite, n’était pas moins hardi pour son temps que Voltaire pour le sien. Passerat et d’Aubigné avaient précédé Fénelon et Voltaire dans la satire politique. L’auteur de Candide a beaucoup fait sans doute, mais sans le secours de ses devanciers, sa main toute puissante n’aurait pas ébranlé les murs de la Bastille. De Louis xi au duc de Guise, de la Ligue à Richelieu, de Richelieu à la Fronde, et de la Fronde aux états-généraux, la progression est logique, irrésistible ; Voltaire concluait sur les prémisses posées trois siècles avant lui. Cette remarque est toute simple, et ne vaut pas la peine qu’on y insiste. Je ne dis pas qu’elle se présente naturellement aux portes du collége ; mais il ne faut pas généraliser l’histoire avant de l’avoir étudiée, et je n’aurais pas songé à blâmer le jeune écrivain de s’en tenir à la critique littéraire, puisqu’il ne pouvait embrasser d’un regard l’horizon entier de la question.

Le beau livre de l’abbé de Lamennais s’arrangeait plus mal encore que le génie de Voltaire des idées vagues et superficielles qui s’entassent trop souvent dans les jeunes têtes sans les remplir. Quelques centaines de phrases harmonieuses et bien faites sur la beauté de la religion chrétienne et l’incrédulité de la société française étaient loin à coup sûr de suffire à un pareil sujet. Il y a dans l’esprit éminent de Lamennais une érudition agile et militante qui ne se laisse pas pénétrer dans une lecture de quelques heures. Ce digne successeur de Bossuet, nourri assidûment de la lecture des pères et des philosophes profanes, et qui rappelle par plusieurs côtés la chaleur et l’éloquence de Jean-Jacques, est avant tout un des plus habiles dialecticiens qui se soient jamais rencontrés dans l’histoire de l’église. On le sait, le magnifique traité de l’Indifférence ne prétend pas seulement à la valeur littéraire et à l’interprétation de l’Évangile ; il ne va pas à moins qu’à saper les fondemens de la méthode cartésienne, sur laquelle repose l’édifice entier de la philosophie moderne. Sans la théorie singulière et hardie de la certitude et de l’autorité, le livre de Lamennais ne serait qu’une éloquente déclamation. On peut sans doute, et des plumes habiles l’ont déjà fait, réfuter en plusieurs parties le logicien catholique, mais au moins faut-il tenir compte de ses hardiesses avant de parler du livre, qui, sans elles, ne serait pas. Or, ce que M. Hugo dit de Lamennais s’appliquerait avec une égale justesse à tous les orateurs du christianisme, depuis saint Jean Chrysostôme jusqu’à Massillon. Ici encore, comme dans le morceau sur Voltaire, c’est une amplification ingénieuse, élégante, qui révèle dans l’auteur l’habitude familière des ressources intérieures de notre idiome. On voit qu’il a fréquenté intimement les grands maîtres de notre littérature ; mais rien ne donne à penser qu’il ait lu le livre dont il parle. Rien, dans sa parole et son argumentation, ne révèle l’étude attentive et complète du monument théologique dont il fait l’éloge en fort bons termes. Le traité de l’Indifférence veut être lu lentement, avec des repos fréquens et des haltes ménagées. C’est un livre moins connu de la jeunesse que Zadig ou Candide, mais plus difficile à juger que les œuvres les plus délicates de Voltaire. On peut ne pas se ranger à l’avis du théologien, mais, avant de dire non, il faut suivre pas à pas toutes les évolutions laborieuses et savantes de sa pensée ; il faut pénétrer avec lui dans les replis de la conscience humaine ; il faut épier, sous son regard, les angoisses du doute et du désespoir, afin de comprendre bien nettement comment cet esprit, si puissant et si impérieux dans les formes de son éloquence, s’est réfugié dans l’autorité. Tout cela, sans doute, ne peut se deviner ; les plus grands bonheurs du génie, si précoce qu’il soit, ne vont pas jusqu’à dispenser de l’étude. Il faut donc regretter que M. Hugo ait pris Lamennais comme un thème oratoire, sans se donner la peine d’analyser dans ses moindres parties l’admirable monument dont il avait inscrit le titre en tête de la page.

Pour Byron, on le comprend de reste, la difficulté n’était pas moins sérieuse. Il s’agissait d’un poète étranger dont le nom retentissait partout et dont les œuvres n’étaient familières ni à son pays ni au nôtre ; il s’agissait de mettre à sa place et à son rang un homme plus célèbre encore par les malheurs de sa vie que par la grandeur de ses œuvres. La tâche était vaste. M. Hugo l’a-t-il remplie ? Ce qu’il dit de Byron peut-il servir à nous initier aux secrets de ce génie prodigieux que l’Europe admire et connaît si mal ? Je ne le crois pas. Si l’on excepte quelques détails insignifians et vagues sur les troubles domestiques de l’illustre poète, je ne vois rien dans ces pages qui ne puisse convenir très bien à vingt autres poètes méconnus et calomniés par leur siècle. Il n’y a dans ce morceau, d’ailleurs très habilement écrit, qu’un sentiment dominant qui aurait pu trouver place ailleurs, celui de la fraternité mystérieuse qui unit entre eux les génies éminens malgré la distance des âges et des lieux. Il est bon sans doute que chacun ait la conscience et l’orgueil de son mérite, il est bon que les femmes et les poètes ne se laissent pas aller à une fausse modestie et qu’ils estiment selon leur valeur la beauté de leurs yeux et la profondeur de leurs inspirations ; mais à quoi bon parler de soi-même à propos de Byron ? À quoi bon saisir la mort d’un homme illustre pour proclamer la ferveur de ses sympathies et l’intimité fraternelle de ses affections ?

Je ne sais pas si M. Hugo a changé d’avis sur Byron depuis dix ans. Il est permis sans invraisemblance de l’espérer ; mais il y a plus que de l’étourderie à dire que la poésie européenne était représentée en 1824 par Byron et Chateaubriand. Ni l’un ni l’autre ne représentait la poésie de son pays ; à plus forte raison l’un et l’autre ne représentaient pas la poésie européenne. En 1824 Goëthe était encore de ce monde, et son nom était assez grand pour n’être pas oublié. Manzoni avait déjà doté l’Italie de quelques-uns de ses plus beaux poèmes, et son nom devait être compté pour quelque chose. En Angleterre, il y avait à côté de Byron des noms du premier ordre qui ne pâlissaient pas à côté de lui. Il y avait Wordsworth dont les Esquisses, écrites au bord du Rhin, ont inspiré le troisième chant du Pélerinage, et qui se place par son grand poème de l’Excursion entre Homère et Milton. Coleridge, Wilson, Scott, Robert Burnes, signifient bien aussi quelque chose dans l’histoire littéraire de la Grande-Bretagne. En France, à côté de Chateaubriand, il y avait Lamartine, Mme de Staël, Lamennais, Joseph de Maistre. Si le Génie du Christianisme renferme des pages admirables de description et de rêverie, certes les Méditations, Corinne, les Soirées de Saint-Pétersbourg et le traité de l’Indifférence doivent bien être comptés pour quelque chose.

Rayer l’Allemagne et l’Italie de la carte d’Europe, c’est une faute assez grave ; oublier Goëthe et Manzoni, ce n’est pas une omission vénielle ; dire que Chateaubriand représentait en 1824 l’espérance religieuse tandis que Byron représentait le doute et le désespoir, c’est un caprice de jeune homme qui peut fournir des périodes nombreuses et sonores, mais à coup sûr ce n’est pas une vue littéraire. En Angleterre, l’école des Lacs tout entière était chrétienne. Manzoni n’était pas moins religieux que Chateaubriand ; et Goëthe, on le sait, a suivi, dans tout le cours de sa carrière, une ligne impartiale et désintéressée qui se raillait du doute et se passait de l’espérance.

Je veux croire que M. Hugo aperçoit dès à présent quelques-unes des fautes que je viens de signaler, et qu’il ne donne pas ces trois morceaux comme des modèles achevés de style et de pensée. Je veux croire qu’il est de bonne foi lorsqu’il se raille, dans la première partie de sa préface, des essais littéraires de sa jeunesse. Je consens de bon cœur à le prendre au mot ; mais alors je m’explique difficilement pourquoi il n’a pas reproduit ses premiers essais avec une littéralité scrupuleuse. Ce dernier reproche est plus grave que les autres, et c’est à regret que je me vois forcé de l’adresser à l’auteur. Je n’ai pas sous les yeux la collection complète du Conservateur littéraire et de la Muse française ; mais je dois signaler au public l’altération du premier et du dernier paragraphe dans le morceau qui concerne André Chénier. Dans les pages publiées en 1819 sur l’interprète harmonieux de Mlle de Coigny, on lisait au commencement :

« Un jeune homme, élevé au milieu du siècle des idées nouvelles, de ce siècle remarquable par tant d’erreurs brillantes, s’attache servilement sur la trace des maîtres. Égaré par un excès de modestie, comme tant d’autres par un excès d’orgueil, loin de chercher une renommée prématurée, il se livre à des études solitaires ; les encouragemens de quelques amis lui suffisent, il traverse son siècle également inconnu à la gloire et à la critique. Tout à coup il tombe avant le temps : Je n’ai rien fait pour la postérité, dit-il ; du moins a-t-il fait assez pour sa gloire, en montrant ce qu’il aurait pu faire.

« Tel fut André Chénier, jeune homme d’un véritable talent, auquel peut-être il n’a manqué que des ennemis. »

Voici les lignes substituées en 1834 :

« Un livre de poésie vient de paraître. Et quoique l’auteur soit mort, les critiques pleuvent. Peu d’ouvrages ont été plus rudement traités par les connaisseurs que ce livre. Il ne s’agit pas cependant de torturer un vivant, de décourager un jeune homme, d’éteindre un talent naissant, de tuer un avenir, de ternir une aurore. Non, cette fois, la critique, chose étrange, s’acharne sur un cercueil ! pourquoi ? en voici la raison en deux mots. C’est que c’est bien un poète mort, il est vrai, mais c’est aussi une poésie nouvelle qui vient de naître. Le tombeau du poète n’obtient pas grâce pour le berceau de sa muse. »

On lisait dans les pages de 1819 cette phrase-ci qui ne se retrouve point dans les pages de 1834 :

« Cela ne veut point dire qu’il soit bon auteur, mais cela prouve du moins qu’il avait tout ce qu’il faut pour l’être, les idées ; le reste est d’habitude. »

La dernière ligne publiée en 1819 est donnée comme une pensée de Voltaire. En 1834, la citation subsiste ; mais l’indication de l’origine disparaît.

Sans doute ces modifications n’ont pas grande importance en elles-mêmes, mais, rapprochées de la préface de M. Hugo, elles acquièrent une valeur fâcheuse. Une fois convaincus par ces deux exemples que M. Hugo ne nous a pas donné ses pensées de 1819 à 1824 dans leur littéralité intégrale, nous sommes amenés naturellement à révoquer en doute la sincérité de ses railleries dédaigneuses sur ses premiers essais. Puisqu’il les a corrigés, sans doute il les estime plus haut qu’il ne dit. Il n’avait qu’un moyen de s’assurer notre indulgence, c’était de livrer le texte de ses premières pages tel qu’il est, sans le mutiler, l’enrichir ou le changer.

Il me reste à présenter sur ce morceau une remarque délicate et que je ne dois hasarder que sous la forme du doute. On sait que le Conservateur littéraire était rédigé par MM. Abel, Eugène et Victor Hugo. Or, dans l’exemplaire que j’ai sous les yeux, les pages sur André Chénier sont signées d’un E. Cette initiale se trouve reproduite dans la table du volume. N’est-il pas permis de craindre que ces pages n’aient été insérées par étourderie dans les volumes de 1834 ? Cette erreur, si d’aventure elle était réelle, ne pourrait entamer la gloire poétique de M. Victor Hugo ; mais dans la série totale de ses œuvres ce serait un point bibliographique à éclaircir.

Et puis, pour dresser l’inventaire complet de ses tâtonnemens littéraires, M. Hugo n’aurait-il pas dû réimprimer plusieurs pièces de vers signées du nom de d’Auverney ?


J’ai relu plusieurs fois le Journal d’un révolutionnaire de 1830 avec l’espoir de pénétrer les idées enfouies dans cette série de phrases détachées. J’avais peine à croire du premier coup que M. Hugo eût pris pour thème des questions politiques et sociales sans se résigner au souci de les étudier. Je répugnais à condamner sur une première impression ce cliquetis d’antithèses qui fait bien quelquefois jaillir comme une lumineuse et passagère étincelle les mots de peuple, de gouvernement, de lois, de justice, mais où l’œil le plus clairvoyant ne peut rien apercevoir de solide et de sérieux. Je l’avoue à regret, mais je ne puis pas ne pas l’avouer, je n’ai pas trouvé dans ces soixante pages un sentiment ou une pensée qui n’ait été depuis quatre ans développé en termes plus précis par la polémique de la presse ou de la tribune. Je concevrais très bien qu’un esprit élevé eût le caprice de ramasser parmi les débris des querelles parlementaires un problème oublié et qui ne méritait pas de l’être, et qu’il se dévouât à l’élucidation laborieuse et patiente de toutes les faces diverses que ce problème peut présenter à la réflexion. Je concevrais très bien qu’il donnât à un thème déjà connu une valeur dialectique ou littéraire capable d’en assurer la durée. L’art d’écrire et la logique ont le privilége de rajeunir et de renouveler les choses les plus vieilles ; mais ici, rien de pareil. {{MM.{Carrel}} et Châtelain ont vingt fois posé, vingt fois résolu les questions soulevées par M. Hugo dans le Journal d’un révolutionnaire. Chacune de ces pensées inscrites jour par jour aurait tout au plus valu la peine d’être consultée, si l’auteur ne se fût laissé devancer par la presse, et s’il avait eu le courage de les approfondir pour les éclairer. Telles qu’elles sont, je n’en sais pas une qui mérite les honneurs de la publication.

J’éprouve le besoin de transcrire quelques-unes de ces pensées, afin que le public décide par lui-même de la justesse et de l’opportunité de mes critiques :

« Août 1830. Tout ce que nous voyons maintenant, c’est une aurore. Rien n’y manque, pas même le coq. »

Que signifie ce puéril rapprochement ? Est-ce une mauvaise plaisanterie ? est-ce une idée sérieuse ? est-il possible de deviner l’intention cachée, je veux bien le croire, sous ce frivole entassement d’images ?

« Pour beaucoup de raisonneurs à froid qui font après coup la théorie de la terreur, 95 a été une amputation brutale, mais nécessaire. Robespierre est un Dupuytren politique. Ce que nous appelons la guillotine n’est qu’un bistouri.

« C’est possible. Mais il faut désormais que les maux de la société soient traités, non par le bistouri, mais par la lente et graduelle purification du sang, par la résorption prudente des humeurs extravasées, par la saine alimentation, par l’exercice des forces et des facultés, et par le bon régime. Ne nous adressons plus au chirurgien, mais au médecin. »

La première partie de cette pensée se trouve exprimée en termes beaucoup plus intelligibles dans la préface des Études historiques de M. de Chateaubriand. L’illustre auteur de René a traité sévèrement, mais justement, ces jeunes historiens optimistes qui absolvent à tout propos la nécessité des événemens accomplis. Il a dit ce qu’il y avait à dire sur les panégyristes de la Convention ; mais sa dédaigneuse raillerie n’a pas franchi les limites de la raison et du goût. M. Hugo n’a pas été si bien avisé. Toute la seconde partie de ce singulier paragraphe a l’air d’une gageure contre le sens naturel des mots et la simplicité aujourd’hui populaire des idées médicales. Robespierre et Dupuytren, l’échafaud et le bistouri, ne sont que des trivialités ridicules ; et puis il n’est plus permis à cette heure d’établir une distinction entre la médecine et la chirurgie. Depuis les travaux de Haller et de Bichat, l’unité de la science médicale est désormais hors de doute. Il n’y a pas d’opérations praticables sans une connaissance complète de la physiologie de l’homme sain et de l’homme malade ; il n’y a pas de médecine possible sans une étude précise et sans une courageuse application des procédés opératoires. Diviser par la pensée ce qui est uni dans la réalité, c’est une puérile ignorance. Que veulent dire ces humeurs extravasées qui se résorbent ? En sommes-nous encore aux théories humorales du moyen-âge ? Si cette énigme recèle dans ses entrailles une pensée nette et féconde, j’avoue humblement que ma sagacité ne peut atteindre si loin.

« Septembre 1830. Ne détruisez pas notre architecture gothique. Grâce pour les vitraux tricolores ! »

Quelle peut être la signification de ces deux lignes ? Est-ce une apologie du droit au nom de l’art ou de l’art au nom du droit ? Ou bien, n’est-ce pas tout simplement un jeu de mots oiseux et vide ?

« Napoléon disait : Je ne veux pas du coq, le renard le mange. Et il prit l’aigle. La France a repris le coq. Or, voici tous les renards qui reviennent dans l’ombre à la file, se cachant l’un derrière l’autre : P. — derrière T. — V. derrière M. — Eia ! Vigila ! Galle ! »

J’ai beau retourner dans tous les sens cet apologue satirique, je n’arrive pas à pénétrer la morale de la fable. Ma raison demeure indécise entre le coq, l’aigle et le renard. Je n’ose combattre l’avis de Napoléon, mais je n’ose m’y ranger ; je laisse à de plus fins à prendre un parti.

« Octobre 1830. Les têtes comme celle de Napoléon sont le point d’intersection de toutes les facultés humaines. Il faut bien des siècles pour reproduire les mêmes accidens. »

Comment est-il arrivé à cette sentence d’éclore en octobre 1830 plutôt que l’année précédente ou l’année suivante ? Je ne sais. Je n’aperçois pas la connexion intime qui unit ces idées, si toutefois ce sont des idées, à la date qui les a vues naître. Mais jugée absolument, sans tenir compte du lieu et de la date, que signifie cette sentence ? Qu’est-ce que le point d’intersection de toutes les facultés humaines ? D’aventure les facultés seraient-elles des lignes ? Qu’est-ce que cette singulière géométrie cérébrale ?

« Décembre 1830. Si le clergé n’y prend garde et ne change de vie, on ne croira bientôt plus en France à d’autre trinité qu’à celle du drapeau tricolore. »

Il n’y a rien à dire de cette menace.

« Feuillets sans date. Parmi les colosses de l’histoire, Cromwell, demi-fanatique et demi-politique, marque la transition de Mahomet à Napoléon. »

Je ne sais pas dans quelle histoire d’Europe M. Hugo a saisi cette transition de Mahomet à Napoléon par Cromwell. Si cette transition n’est pas juste, elle possède au moins le mérite de la nouveauté. À la vérité le penseur omet plusieurs points intermédiaires qui ne sont pas sans importance, tels par exemple que Charlemagne, Grégoire vii, Luther, Charles-Quint. C’est une belle chose que la simplicité ; mais la simplicité n’est belle qu’autant qu’elle sert de vêtement à des idées vraies. Il n’y a de vraiment simple que les idées générales ; il n’y a de vraiment général que les idées qui résument les faits. Dans l’ignorance ou l’omission des faits, il n’y a ni généralité ni simplicité ; il y a tout au plus la caricature de ces deux caractères magnifiques de la pensée.

Je m’arrête ici. Je ne veux pas poursuivre plus loin l’analyse déjà trop longue peut-être d’un livre que M. Hugo, dans l’intérêt de sa gloire, n’aurait jamais dû tirer de la poussière où il gisait enseveli. Le courage me manque pour traiter avec sévérité un recueil qui ne mérite qu’un seul châtiment de la part de la critique, l’oubli et le silence. J’aurais voulu prouver, mais la chose est inutile, que la poésie des mots, si habile qu’elle soit, n’est pas une méthode de raisonnement politique. Qui est-ce qui en doute après avoir lu les pensées que je viens de citer ? Si M. Hugo, en publiant ce dernier livre, a cédé aux conseils de ses amis, il doit se repentir dès à présent de sa docilité. Il se dit tous les soirs dans les salons de Paris mille choses plus sérieuses et plus dignes de souvenir que les pages dont je viens de parler. Après avoir écouté seconde par seconde les pulsations de sa pensée, après avoir porté si haut l’adoration et le culte de soi-même, il ne reste plus qu’une chose à faire : c’est de prendre à toutes les heures de la journée la silhouette de son ombre.

Espérons que les poésies politiques de M. Hugo donneront un démenti public à ces deux derniers volumes. Espérons qu’il trouvera, pour traduire les impressions politiques qu’il a éprouvées depuis quatre ans, des vers qui ne soient pas seulement magnifiques par la forme, mais qui le soient aussi par la pensée, et souhaitons-lui de ne pas bluter à l’avenir ses pages oubliées pour en composer un recueil pareil à celui-ci.

Gustave Planche.