Du principe de l'art et de sa destination sociale/Chapitre IV

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CHAPITRE IV


ÉVOLUTION HISTORIQUE. — Égypte : Art typique, symbolique, allégorique ; liberté et force de collectivité dans l’art.


Il résulte de ce qui précède que l’art n’a pas sa raison supérieure ou sa fin en lui-même, pas plus que l’industrie ; qu’il n’est pas en nous faculté dominante, mais faculté subordonnée, la faculté dominatrice étant la justice et la vérité. Justice et vérité, conscience et science, droit et savoir, termes complémentaires, corrélatifs et adéquats, qui expriment les deux grandes fonctions de la vie humaine, au service desquelles je répète que sont soumis, ex æquo, l’art et l’industrie.

Mais si l’art est subordonné à la justice et à la science, comment peut-on dire qu’il est libre, l’expression la plus haute de la liberté ? Je crains fort de soulever ici la protestation des artistes, accoutumés à l’idée d’une complète indépendance de l’art, et la pratiquant de leur mieux, soit dit sans les offenser, dans leur vie comme dans leurs œuvres. L’art est libre, disent-ils ; donc l’artiste est maître de faire ce qu’il veut, de choisir ses sujets, de les traiter comme il l’entend ; tant pis pour lui s’il n’est pas goûté, et tant pis pour les autres. — À quoi sert l’art ? demandez-vous. À rien : il n’a pas besoin de servir à quelque chose ; c’est fantaisie : or, la fantaisie exclut l’idée de service, comme de principe, de logique et de règles.-Où va l’art ? où bon lui semble : partout et nulle part. Où va le papillon, où va la brise, où va la nue ballottée, comme un flocon de laine, par les vents ? — Le but, l’objet de l’art ? Tout ce qu’il vous plaira, quodlibet. Pleurez, riez, amusez-vous, trémoussez-vous, et puis dormez, s’il vous en prend envie : voilà le tout de l’art. Hors de là, c’est mécanique, fabrique, métier, pis que cela, pédantisme et grimace…

Je regrette fort de ne pouvoir raisonner avec la légèreté de ces amis de l’art : peut-être réussirais-je mieux à m’en faire comprendre. — La logique a la main lourde, et la justice n’est pas toujours gaie. Essayons pourtant.

Je suppose et je mets en principe que l’art ne demande pas à être plus libre que ne l’est la liberté elle-même. Or, nous voyons, c’est l’expérience de tous les jours,le signe le moins équivoque du progrès, que la .liberté, dont avec raison nous sommes fiers, ne consiste pas à nous affranchir des lois de la vérité et de la justice ; tout au contraire, elle grandit à mesure que nous nous approchons davantage du juste et du vrai ; elle déchoit, en revanche, à mesure que nous nous en éloignons ; en sorte que la plénitude de la liberté coïncide avec la plénitude du droit et du savoir, et la plus profonde servitude avec l’extrême ignorance et corruption. Comment donc en serait-il autrement de l’art, que je regarde, moi aussi, comme l’expression propre et spécifique de la liberté ? Comment se soutiendrait-il, se développerait-il, si, ne possédant en soi ni sa matière, ni sa raison, il ne s’appuyait pas sur ces deux colonnes de toute liberté, le juste et le vrai ? L’art pour l’art, comme on l’a nommé, n’ayant pas en soi sa légitimité, ne reposant sur rien, n’est rien. C’est débauche de cœur et dissolution d’esprit. Séparé du droit et du devoir, cultivé et recherché comme la plus haute pensée de l’âme et la suprême manifestation de l’humanité, l’art ou l’idéal, dépouillé de la meilleure partie de lui-même, réduit à n’être plus qu’une excitation de la fantaisie et des sens, est le principe du péché, l’origine de toute servitude, la source empoisonnée d’où coulent, selon la Bible, toutes les fornications et abominations v de la terre. C’est à ce point de vue que le culte des lettres et des arts a été signalé tant de fois par les historiens et les moralistes comme la cause de la corruption des mœurs et de la décadence des États ; c’est pour le même motifque certaines religions, le magisme, le judaïsme, le protestantisme, l’ont proscrit de leurs temples. L’art pour l’art, dis-je, le vers pour le vers, le style pour le style, la forme pour la forme, la fantaisie pour la fantaisie, toutes ces vanités qui rongent, comme une maladie pédiculaire, notre époque, c’est le vice dans tout son raffinement, le mal dans sa quintessence. Transporté dans la religion et la morale, cela s’appelle encore mysticisme, idéalisme, quiétisme et romantisme : disposition contemplative où le plus subtil orgueil s’unit à la plus profonde impureté, et que combattirent de toute leur énergie les vrais praticiens de la morale, Voltaire aussi bien que Bossuet.

J’ai dit en quoi consiste la liberté de l’art, ou, pour mieux dire, la personnalité artistique : redisons-le encore une fois pour l’instruction de ceux qui, ayant fait de l’art leur profession, pourraient, à leur détriment et au risque de leur considération, s’y méprendre. L’artiste est l’homme doué à un degré éminent de la faculté de sentir l’idéal et de communiquer aux autres, par signes, gestes, figures, descriptions, mélodies, son impression. Or, autant la transmission de la pensée par le langage ordinaire peut être dite impersonnelle, autant les moyens employés par l’artiste sont empreints de sa personnalité. La collection du Moniteur, voilà du style impersonnel, officiel ; l’Histoire de la Révolution par Michelet, voilà de la personnalité, de l’idéal, de l’art. Par sa personnalité, l’artiste agit donc directement sur la nôtre ; il a puissance sur nous, comme le magnétiseur sur le magnétisé ; et cette puissance est d’autant plus grande qu’elle s’exerce avec un idéalisme plus énergique, je veux dire, en me référant à mes observations antérieures, en un style plus original, à l’aide de figures ou formes plus frappantes ; ce qui suppose dans l’artiste une plus grande faculté de création, une plus grande liberté. Jeune écrivain, jeune peintre, jeune statuaire, vous sentez-vous cette puissance ? vous avez la liberté artistique ; hors de là, souvenez-vous-en, vous n’êtes qu’un libertin et un impuissant.

Les faits, au surplus, achèveront peut-être de convaincre ceux sur lesquels le raisonnement n’a pas de prise. L’histoire de l’art est parallèle à celle de la religion : il naît avec elle, il partage sa destinée ; avec elle il s’élève, s’abaisse, renaît et se transforme ; dès qu’elle se généralise, qu’elle se formule en dogmes, qu’elle se constitue en sacerdoce, qu’elle s’élève des monuments, l’art est appelé pour lui servir de ministre. Or, qu’est-ce que la religion ? La symbolique de la morale, la forme première du droit, la manifestation idéaliste de la conscience. L’homme, en pensant Dieu, se rêve lui-même : les figures sous lesquelles il se représente la Divinité ne sont, au-fond, que des témoignages qu’il se rend de lui-même ; et plus il a de piété, en d’autres termes de sens moral, plus il fait à l’objet de son culte l’hommage de ses meilleurs sentiments, plus il l’entoure de poésie et d’art. Trop souvent même, l’esthésie, dont le propre est -de s’étendre sur tout ce qui touche à la vie humaine, de l’envelopper comme d’un manteau de gloire, s’absorbe, pour ainsi dire. dans la superstition ; le croyant reste misérable ; l’art est accaparé par le prêtre.

Dans l’antique Egypte, l’homme est immergé dans la nature ; il se distingue à peine, comme genre, de l’animalité qui l’entoure ; il n’est pas sûr que ses aïeux ne furent pas des animaux ; en tout cas, il ne doute point que les dieux qui le protègent ne se révèlent à lui sous des formes bestiales. Sa religion est tout à la fois zoomorphique et anthropomorphique : son art procédera dela même inspiration. Sa langue, toute jeune, formée par analogie, essentiellement figurative ; son écriture, imaginée d’après sa langue, en partie idéographique et en partie alphabétique, comme nos rébus, achèveront d’imprimer à cet art leur caractère.

On trouve de tout dans la peinture et la statuaire égyptiennes : cérémonies religieuses, batailles, triomphes, travaux agricoles et industriels, chasse, pêche, navigation, supplices, scènes de la vie domestique, funérailles, et jusqu’à des caricatures, dérisions de l’ennemi. J’ignore s’ils faisaient des portraits ; il ne paraît ’pas qu’ils se soient occupés de paysages. L’histoire et la vie de l’Egypte, ses mœurs, ses pensées, sont représentées dans ses temples. Rien n’est oublié de ce que l’art peut entreprendre pour servir de monument et de glorification à une société : c’est tout à la fois une constatation historique embrassant un laps de six mille ans et une apothéose. Par le fond des choses et par le but, l’art égyptien a été fidèle à sa haute mission et n’est resté inférieur à aucune autre. Or commenta-t-il rendu son idéal ? Voilà ce qui nous intéresse.

L’art égyptien est essentiellement métaphorique, comme les hiéroglyphes, emblématique, allégorique et symbolique, voilà pour les idées ; il est surtout typique, amoureux de la symétrie, de la méthode, de certaines s conventions, voilà pour les figures. Tous les visages de rois, de reines, de’prêtres, de guerriers, de simples particuliers, qu’on est d’abord tenté de prendre pour des portraits, autant que j’ai pu en juger sur de simples gravures, se ressemblent : Darius, Cambyse, les Ptolémées, Tibère lui-même, représentés en costume et dans une attitude égyptienne, ne paraissent pas différer d’Aménophis et de Sésostris. Ce sont toujours les mêmes poses, la même physionomie, la même expression conventionnelle. On dirait que les artistes égyptiens ont cru faire honneur à leurs maîtres étrangers en leur donnant les traits de la race indigène, regardée par eux comme la race par excellence, le plus noble échantillon de l’humanité. C’était une espèce de titre de nationalisation qu’ils leur délivraient.

Si les Égyptiens ont parfaitement rendu leur propre type, ils n’ont pas exprimé avec moins de fidélité et d’exactitude les types des nations à eux connues par la guerre et par la victoire : du premier coup d’œil on reconnaît dans leurs peintures murales, non-seulement le nègre avec ses variétés, mais le Juif, l’Assyrien, le Persan, le Grec ou Ionien, le Scythe, Germain ou Gauloisniais, chose singulière, toutes ces figures, si bien caractérisées, se ressemblent, d’un côté, par l’exagération des épaules, l’amincissement de la taille et l’aspect un peu grêle et longuet des membres ; — était-ce une beauté dans l’ancienne Égypte ? — de l’autre, par la disposition des têtes, généralement représentées de profil, avec les yeux vus de face : et quand la figure est vue de face, les pieds maintenus de profil : ce qui, malgré la finesse de certains détails, traduit évidemment l’inexpérience de l’art. Or, comme les mêmes dispositions se rencontrent dans les monuments postérieurs à l’ère chrétienne et dans ceux dont la date est de plus de deux mille ans avant Jésus-Christ, n’y a-t-il pas lieu de croire que cette étrangeté a été conservée à dessein, par respect de la tradition, et qu’il faut y voir, non une preuve d’impuissance, mais un signe volontaire d’immobilisme ?

Joignez à cela une recherche extrême de la symétrie, de la méthode, de certaines règles conventionnelles de pose et de geste que l’on retrouve jusque dans les scènes qui supposent le plus d’agitation, batailles, exercices gymnastiques, fantaisies même ; enfin, la réalité et la symbolique, l’histoire et la mythologie pêle-mêle : et vous aurez une idée générale de l’art et de l’idéalisme égyptiens.

De ces observations générales je tire deux conséquences de la plus haute importance pour le développement de l’art, La première, c’est que l’art ne s’est pas plutôt manifesté dans une agglomération d’hommes tant soit peu régulière, qu’il reçoit une fission sociale, politique et religieuse : en Egypte, ce n’est pas moins que l’écriture, l’histoire, la chronologie, le dogme, la métaphysique, la morale, exprimés par des représentations plus ou moins poétiques et artistement exécutées : instruction élémentaire et supérieure, excitation du patriotisme, attestation des dieux, tout ce qu’il y a de meilleur dans la société est de son ressort. La seconde conséquence, beaucoup moins remarquée que la première, c’est que l’art, devenant un moyen de civilisation, un instrument à la fois politique et religieux, dirigé par le sacerdoce, formant école enfin, acquiert peu à peu, par la communauté des pensées et la constance des traditions, une force de collectivité qui le porte fort au-dessus du niveau individuel. Il n’est pas douteux, par exemple, que c’est grâce à cette force de collectivité que l’art égyptien, malgré les étroites limites dans lesquelles il paraît s’être volontairement retenu, quant à son idéal, à son exécution et à ses moyens, a acquis une originalité et une vigueur de style que l’anarchie esthétique n’eût jamais su produire. Eh quoi ! nous savons quels efforts produisent, par le groupement des forces et le concours des idées, la science, l’industrie, la guerre et la politique, et nous ne paraissons pas nous douter qu’il en puisse être de même de l’idéal !…

L’efflorescence de l’art égyptien a été longue ; elle a duré autant que les institutions, autant que la pensée collective qui l’inspirait. Champollion jeune a signalé sa décadence vers l’époque des Ptolémées ; cette décadence était inévitable. Le contact des Grecs, des Perses, bientôt des Romains et des Juifs, devait amener une révolution des idées, qui n’aurait pas manqué d’aboutir à une rénovation de l’art égyptien, si l’Égypte avait continué de vivre. Mais l’État disloqué, le sacerdoce devenu philosophe, partant hypocrite, tandis que la multitude croupissait dans la plus abjecte superstition, l’autonomie nationale perdue, le génie esthétique de la vieille Égypte devait s’éteindre : cette triste fin ne sera pas la seule que nous aurons à constater dans l’histoire de l’art.