Du principe de l'art et de sa destination sociale/Chapitre VI

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CHAPITRE VI


Le moyen age : Idéalisme ascétique.


J’ai dit tout à l’heure que l’Église latine, admettant une certaine tolérance, sauva l’art, à condition qu’il se ferait dévot. Fit-elle preuve en cela d’une véritable intelligence du christianisme ? C’est un point que je laisse à décider par d’autres ; tout ce que je puis dire, et qu’il suffit ici que je rappelle, c’est qu’à l’idéalisme. idolâtrique des Grecs succéda l’idéalisme spiritualiste et ascétique des chrétiens, qui donna naissance à l’art gothique. Platon, avec ses théories des idées et de l’idéal, avait été, pour ainsi dire, le théologien de l’art grec ; saint Paul, avec sa distinction de l’homme animal et de l’homme spirituel, et sa théorie du péché originel, de la mortification et de la grâce, fut le véritable inspirateur du gothique.

Reprenons le fil de toute cette généalogie.

En Égypte, l’art procéda d’un idéal typique, emblématique et zoomorphique ; cet art était vrai pour le milieu où il se produisait et pour tout le temps que devaient durer les institutions dont il était devenu l’auxiliaire ; il reçut en conséquence de la pensée générale qui le réclamait une vigoureuse impulsion. Mais, borné à des généralités ethnographiques et métaphysiques, abstrait et disciplinaire plutôt qu’esthétique, il n’était susceptible, malgré sa longue efflorescence, que d’un développement limité. Il convenait, je le répète, à un pays, à une race, à une période ; il ne pouvait devenir universel, perpétuel. Par son inflexible uniformité et sa tradition immobiliste, il était condamné à mourir.

L’art grec se donna pour mission de représenter les dieux, non plus seulement par des types intelligibles à l’esprit, mais en personne, sous des traits visibles et véritables : c’est-à-dire que les Grecs aspirèrent à représenter la beauté surnaturelle, absolue. On dit le type grec pour dire la forme la plus régulière, la plus noble, la plus idéale du visage humain. On devrait dire le type divin ; car s’il y eut en Grèce, peut-être plus qu’ailleurs, de beaux hommes et de belles femmes, à coup sûr ils étaient loin, en masse, de ressembler à leurs dieux, comme les Égyptiens ressemblaient, en masse, au type représenté par leurs artistes. Ce que la statuaire grecque contenait de vérité venait donc bien moins de la fidélité au type ethnique que d’un certain besoin des âmes, tourmentées par l’idéal, et qui voulaient dès cette vie contempler les dieux comme ils étaient, face à face, sicuti erant, facie ad faciem. Ce type divin une fois révélé par la comparaison des plus beaux modèles, par l’élimination scrupuleuse de tout ce que la figure humaine peut conserver de la physionomie animale, par le renforcement de tous les traits que l’on considérait, comme exprimant l’intelligence, le caractère, la noblesse, la volonté, la majesté, la justice, l’œuvre était accomplie ; il n’y avait plus qu’à en tirer des exemplaires : les dieux immortels devaient régner à jamais sur le genre humain. L’idéal, par nature, est aussi immobiliste que le dogme ; son immortalité n’est pas la vie, le progrès ; l’art grec, si faiblement soutenu par sa doctrine, devait disparaître plus rapidement que n’avait fait l’art égyptien.

Je juge de l’art chrétien, spiritualiste et ascétique, par les cathédrales et autres monuments de l’architecture gothique, par les statues qui jadis les peuplaient, et dont une partie a été conservée ; par quelques peintures pieuses du quinzième et du seizième siècle ; par les hymnes et la musique de plain-chant. A première vue, il est aisé de se convaincre qu’il en a été de l’art gothique comme de l’art égyptien et de l’art grec : ce n’a point été, comme l’imagine le vulgaire, qui ne sait apercevoir, même dans une bataille, que des actions individuelles, le fait de quelques particuliers heureusement doués, et qui, sollicités par les villes, les pontifes et les princes, se sont mis à improviser de toutes pièces ces merveilles, auparavant inconnnes. Le gothique est né. comme l’hellénique, d’un besoin des âmes ; il a été le produit d’une force de collectivité sociale. Quand donc reviendrons-nous de cette opinion absurde qui, dans certains artistes, poëtes et écrivains de l’antiquité, nous fait voir des génies prodigieux que la nature épuisée est aujourd’hui impuissante à produire, et dont les œuvres sont pour nous inimitables ? Le génie ne se montre pas isolé, il n’est pas un homme, c’est une légion ; il a ses précédents, sa tradition, ses idées faites et lentement accumulées, ses facultés agrandies et rendues plus énergiques par la foi intense des générations ; il a son compagnonnage, ses courants d’opinion ; il ne pense pas seul, dans un égoïsme solitaire ; c’est une âme multiple, épurée et fortifiée pendant des siècles par la transmission héréditaire. Certainement, nous ne referons pas les œuvres, du ciseau grec, pas même celles du ciseau gothique et égyptien ; nous ne pouvons plus en donner que des copies ou contre-façons, et pourquoi ? Parce que l’âme grecque est morte, aussi bien que l’âme égyptienne ; parce que nous ne participons plus de sa pensée et de son sentiment ; parce que nous sommes animés d’un tout autre esprit, qui ne fait même que de naître et ne s’est pas encore manifesté, au point de vue esthétique, dans sa collectivité. A peine connaissons-nous nos principes, les principes de la Révolution ; quant à l’art, nous ne sommes que des chauvins.

L’homme des bords du Nil s’attachait, dans ses figures, à exprimer le type ; il était plus concret, plus réaliste, et, sous ce rapport, plus vrai ; — l’homme des îles (la Grèce) cherchait mieux que le type : il voulait la beauté pure, parfaite, absolue ; il était donc plus idéaliste, moins concret, et, sous ce rapport, moins vrai. L’artiste chrétien se soucie médiocrement de la beauté, entant qu’elle n’appartient qu’à la forme extérieure, au corps ; ce qu’il veut, c’est la beauté de l’âme, telle du moins que. la comprenait le chrétien. Cet idéalisme est plus raffiné que le précédent : il y a progrès dans les trois périodes. Nous voici montés au dixième ciel : c’est ce qu’indiquent assez clairement ces immenses cathédrales avec leurs flèches aiguës, leurs colonnes effilées et leurs voûtes mystérieuses. Tout a été dit à cet égard, et je m’abstiens de plus longs développements.

La foi, l’esprit de componction et de charité, le détachement des vanités (beautés) terrestres méditation de l’éternité, la pratique des vertus théologales et ascétiques, plus faites pour édifier que pour charmer, voilà ce que l’art du moyen âge s’efforce d’exprimer dans ses figures, peu curieux du reste de l’idéalité de la forme. On abandonne le nu,à l’exception toutefois de l’image du Crucifié, dans lequel la foi découvre d’ailleurs, non plus l’homme, mais l’agneau pascal, une hostie. Dès qu’on abandonne l’idéal de la figure pour ne suivre que celui de l’esprit, il est naturel que les personnages les plus saints redeviennent de simples types, voire des portraits : qu’importe la figure à qui ferme les yeux sur la forme et n’est occupé que du sentiment de religion ? C’est ainsi que j’ai retrouvé dans les rues de Bruges les originaux qui servirent à Memling pour son fameux mariage mystique de sainte Catherine. Les peintres de cette époque ne se gênaient guère pour trouver leurs têtes de saintes ; ils s’appliquaient à rendre l’invisible au moyen des traits visibles, et tout leur était bon pour cela. Ils copiaient le modèle qui posait devant eux, en attitude de vierge et de martyre, ajoutant seulement de leur invention, corrigeant et rectifiant ce qu’il pouvait y avoir de défectueux, au point de vue d’une piété vive, dans la mondanité du modèle. En un sens, l’art chrétien, en même temps qu’il s’attachait à l’idéal quintessencié de sa foi, fut un retour à la vérité concrète et positive, oubliée depuis les Grecs. Rubens, prenant ses modèles chez les beautés d’Anvers et de la Campine, fut, sous ce rapport, un vrai réaliste.

A ceux qui nient l’art chrétien, on peut se contenter de citer le Dies iræ. Chaque strophe se compose de trois vers de huit syllabes sur une seule rime. Les strophes sont couplées pour le chant de la manière suivante : les deux premières se chantent alternativement parles chantres et le chœur, sur une mélodie ; les deux suivantes sur une seconde mélodie ; les deux suivantes encore sur une troisième. Puis, après ces six strophes, les mêmes mélodies recommencent dans le même ordre jusqu’à trois fois. Cette variété dans la monotonie des rimes et du chant produit la mélodie la plus effrayante, la plus douloureuse qu’on ait jamais imaginée. Aussi, dans le Dies iræ, la musique ne doit pas se séparer des parole’s. Les deux dernières strophes sont écourtées : elles n’ont chacune que deux vers, deux rimes, au lieu de trois ; puis, après ces deux strophes, un dernier cri en trois paroles, sans rime, mesure rompue. Les derniers accents des chantres et des choristes et les derniers sons de l’orgue s’arrêtent ensemble, dans une note sombre dirigée sur la pensée de l’éternité ; je ne connais vraiment rien, ni dans les psaumes, ni dans les Latins, ni dans les Grecs, ni dans les Français, qui soit de cette force : la description du jugement est effrayante ; la prière du défunt, avec ses répétitions en mode hébraïque, encore plus lugubre ; à la troisième strophe, on croit entendre le résonnement de la trompette finale à travers les sépulcres des régions (sans habitants ) ; ce vers : Per sepulcra regionum, est le sublime de la désolation et de la mort.

Du reste, tous les dogmes principaux du christianisme se trouvent résumés dans cette ode unique, et c’est ce qui en fait le caractère extraordinaire :

La fin du monde,

Le jugement dernier.

L’enfer et la. béatitude éternelle,

La résurrection,

La gratuité du salut,

La terreur des peines,

La miséricorde infinie,

Le salut par le Christ, sa vie, sa passion, sa mort, La nécessité du repentir et son efficacité auprès de Dieu.

Cicéron, Virgile, revenant sur la terre, ne comprendraient mot à ces paroles, à ces rimes étranges ; ils diraient : Voces quidem latinœ, sermo autem barbarus, ignotus.

Pour moi, je l’avoue, me plaçant successivement à tous les points de vue, je trouve autant d’art dans le Dies irœ, le Lauda Sion, que dans les plus belles odes d’Horace ; dans la statuaire du moyen âge que dans la grecque.

Les mêmes causes qui, après avoir exalté l’art en Égypte et en Grèce, déterminèrent sa chute irrévocable, devaient le précipiter encore chez les chrétiens. L’humanité devait se lasser bientôt de ce régime de pénitence, qui n’eût pas duré âge d’homme, si à l’enseignement ecclésiastique n’était venue s’ajouter la constitution féodale ; si, tandis que la multitude assistait aux mystères, la noblesse n’avait cultivé dans ses châteaux la gaie science ; si, au moindre mouvement que faisaient les villes pour s’émanciper, barons et clercs n’étaient accourus, armés de la sainte inquisition, pour les réprimer. La Beauté était prisonnière ; il ne pouvait manquer à la fin de chevaliers pour la délivrer. L’art chrétien finit à la Renaissance : chose singulière, la papauté, en maintenant contre l’hérésie de Constantinople le culte des images, lui avait, pour ainsi dire, donné le baptême ; la papauté, en se faisant la patronne du nouveau mouvement, célébra ses funérailles.