Du principe de l'art et de sa destination sociale/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII


La Réforme : L’art s’humanise ; prélude d’une rénovation esthétique.


Raphaël prétendait que le devoir et la règle du peintre étaient de représenter les choses, non pas telles que les fait la nature, mais telles qu’elle les devrait faire : di fare le cose non como le fa la natura, ma como ella le dovrebbe fare. J’ai lu ce précepte de Raphaël, il y a bien longtemps, je ne sais plus où ; ces paroles me sont restées dans la mémoire. C’est une profession de foi idéaliste, au sens de Platon et des Grecs, la plus nette qu’on puisse faire.

Le précepte fut suivi : l’art redevint partout idolâtrique, ce dont il est aisé de juger à la seule énumération des œuvres des artistes, parmi lesquelles figurent, en quantité à peu près égale, d’un côté les christs, les madones, les vierges et les moines ; de l’autre, les Vénus, les Bacchus, toutes joyeuses divinités de l’air, de la terre et des eaux. Impossible de se reconnaître dans ce pêle-mêle de catholicisme et de mythologie. Comme toutes ces peintures sont de la même date, de la même main, qu’elles sont censées exprimer la même pensée sociale, répondre au même besoin ; que toutes les figures, "en raison de leur idéalité même, se ressemblent, on ne sait vraiment plus, quand on regarde un tableau mythologique, si ce sont les Bienheureux du Nouveau Testament qui font carnaval, ni, quand on reporte ses regards sur un tableau de sainteté, si ce sont les dieux de la Fable qui font pénitence. La corruption qui suivit la Renaissance fut en raison de cet idéalisme, et Rome, c’est-à-dire l’Église, redevint pour les nations scandalisées ce qu’elle avait été au premier siècle, la grande prostituée.

La Renaissance avait vaincu le gothique ; la Réforme, à son tour, fit échec à la nouvelle idolâtrie. Qu’est-ce que la Réforme ? En religion, c’est la liberté d’interprétation et de croyance, le culte en esprit et en vérité, partant la mort de toute peinture et sculpture surnaturaliste et symbolique ; en fait d’Église, la négation du sacerdoce, de l’épiscopat, de la papauté, no popery ! en politique, l’égalité de tous devant la loi, l’abolition des castes, les mœurs citoyennes, la prééminence du principe fédératif sur le principe dynastique. Après une telle débâcle, que restait-il pour l’art ? La fatalité même de l’élimination, la logique des choses l’indiquent : il restait la roture, quoi donc ? la vie laïque, vulgaire et ses triviales occupations. Plus de symboles, plus d’idoles, plus de noblesse, plus de moinerie ; à leur place, l’humanité industrieuse, savante, positive : voilà le nouveau domaine de l’art et sur quoi devra s’exercer l’idéal. Certes ceci est un peu plus difficile que tout l’art des Égyptiens, des Grecs, des chrétiens et’de la Renaissance réunis- : l’art.qui prend pour sujet, matière et moyen, le train de la vie ordinaire est plus difficile que celui qui s’alimente d’allégories, de formes idéales et de pensées béatifiques. Mais telle est la loi : il n’y a pas à reculer. Ce qu’il nous faut, c’est un art pour ainsi dire pratique, qui nous suive dans toutes nos fortunes ; qui, s’appuyant à la fois sur le fait et sur l’idée,, ne puisse plus être débordé tout à coup et brisé par l’opinion ; mais qui progresse comme la raison, comme l’humanité. A lui de nous montrer enfin dans sa dignité, trop longtemps méconnue, l’homme, le citoyen, le savant, le producteur ; à lui de travailler désormais au perfectionnement physique et moral de l’espèce, non plus par d’obscurs hiéroglyphes, des figures érotiques ou d’inutiles spiritualités ; mais par d’intelligentes et vives représentations de nous-mêmes ; à lui, dis-je, de nous avertir, de nous louer, de nous reprendre, de nous faire rougir, en nous présentant le miroir de notre conscience. Infini dans -sa donnée, infini dans son développement, un tel art sera à l’abri de toute corruption spontanée : il ne saurait déchoir ni périr.

Rien de nouveau dans l’art, pas plus que dans la morale. Les vieux Egyptiens, malgré leur amour de la symbolique, se sont représentés dans toutes les conditions de leur activité domestique et sociale ; Raphaël, l’idéaliste par excellence, eut une vision de l’art qui allait l’écarter, lui et tous ses contemporains, quand il peignit son célèbre tableau de l’École d’Athènes. Mais pourquoi, au lieu d’Athènes, n’avoir pas pris Rome, Florence, Paris, Baie ou Amsterdam ? au lie.u d’Aristote, de Platon, d’Euclide, de Zénon, etc., Copernic, Kepler, Galilée, Giordano Bruno ? je cite ces noms au hasard de la chronologie. Raphaël aurait reculé devant ces actualités, qu’il eût désespéré peut-être de rendre idéales. C’était justement la difficulté que l’art avait à vaincre, et c’est pour l’avoir vaincue que la gloire de Rembrandt dépasse de cent coudées celle de Raphaël.

Rembrandt, le Luther de la peinture, fut, au dix-septième siècle, le réformateur de l’art. Tandis que la France, catholique et royaliste, se refaisait l’esprit, hélas ! dans la fréquentation des Grecs et des Latins, la Hollande réformée, républicaine, inaugurait une nouvelle esthétique. Dans le tableau improprement appelé la Ronde de nuit, Rembrandt peint, d’après nature et sur figures originales, une scène de la vie municipale, et d’un seul coup, dans ce chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, il éclipse toute l’ostentation pontificale, les couronnements de princes, les tournois nobiliaires, les apothéoses de l’idéal. Dans la Leçon d’anatormie, autre chef-d’œuvre, où il représente la Science sous les traits du professeur Tulp, le scalpel à la main, l’œil fixé sur un cadavre, il en finit avec les allégories, les emblèmes, les personnifications et incarnations, et réconcilie pour toujours l’idéal et la réalité. Mettez en regard l’une de l’autre l’École d’Athènes, de Raphaël, et la leçon d’anatomie, de Rembrandt ; consultez, dans le silence de votre réflexion, votre sentiment, et dites en- suite lequel a réveillé en vous le plus puissant idéal, du symbolique et idéaliste Italien, ou du positif et réaliste Hollandais. Donc la peinture la plus concrète, la plus réaliste en apparence, peut éveiller un sentiment esthétique plus puissant, suggérer un idéal plus élevé, que la peinture la plus idéaliste, faite par le plus grand des maîtres : à bon entendeur demi-mot. Après la Ronde de nuit et la Leçon d’anatomie de Rembrandt, on peut citer le Banquet des arquebusiers, de Van der Helst, et l’on aura une idée suffisante de ce que j’appellerai la révélation hollandaise.

« La vie, la vie vivante, dit un de nos plus habiles critiques d’art, l’homme, ses mœurs, ses occupations, ses joies, ses caprices, tel est le caractère de l’école hollandaise dans son ensemble ; » — j’ajoute, sans crainte d’être démenti par l’auteur, de l’école humanitaire, rationnelle, progressive et définitive. — «Les uns ont pris le citoyen en action pour la chose publique, qu’il se livre à l’exercice des armes ou à la délibération des affaires ; les autres ont pris les familles chez elles ou dans leurs distraotions extérieures ; ceux-ci les classes distinguées, ceux-là les classes laborieuses ou les classes excentriques. D’autres ont représenté le milieu où s’agite la vie commune, les mers et les plages, avec les épisodes de l’existence maritime, si chère au pays ; scènes agrestes et scènes de chasse ; les canaux et les ruisseaux, avec des moulins, des barques, des pécheurs ; les villes, places et rues où la population circule avec toute sa variété. Partout l’animation, la vie présente, qui est aussi la vie éternelle, l’histoire du peuple et du pays...

« Ah ! ce n’est plus l’art mystique, s’enveloppant de vieilles superstitions, l’art mythologique ressuscitant de vieux symboles, l’art princier, aristocratique, exceptionnel par conséquent, et consacré uniquement à la glorification des dominateurs de l’espèce humaine. Ce n’est plus l’art des papes et des rois, des dieux et des héros...

«Chez les nations latines, l’art est demeuré suspendu en l’air, au double sommet de l’Église et de la cour, bien au-dessus des fidèles et des sujets. En Italie surtout, et même en France, le pays de la littérature claire, significative, indépendante, on n’a presque jamais fait que de la peinture mystagogique, théologique, mythologique et allégorique, ou de la peinture d’apparat, suivant le mot d’Émeric David. Les dogmes et les cérémonies de la religion, les bacchanales et les sacrifices, les hauts faits des souverains, les joutes et divertissements des seigneurs, les images des dieux et des grands, à l’exclusion de la nation entière : voilà le cadre infranchi par les artistes méridionaux. En France, on n’a jamais peint les Français, je ne dis pas seulement les classes populaires, mais les groupes de tout rang qui constituent cet ensemble varié qu’on appelle la France. » (Musées de la Hollande, par W. BURGER [THORÉ], Paris, J. Renouard, 1858.)

Ainsi, de même ; que la Réforme fut une réaction contre le catholicisme romain, de même l’école hollandaise fut une réaction contre l’art catholique, tant celui de la Renaissance que celui du moyen âge. Cependant la Réforme, par ses origines et par la plupart de ses sectes, était iconoclaste. Ce fut justement ce qui détermina la révolution. L’art ne peut périr : chassé du temple, il devait ressusciter à l’hôtel de ville et au foyer domestique ; condamné dans son vieil idéalisme, il allait renaître dans son humanité positive et rationnelle. C’est cette impiété radicale qui fit d’abord anathématiser. l’originalité hollandaise, comme dit W. Bürger, dans les pays catholiques, et, « sous prétexte, tantôt d’ignorance et de dérèglement, tantôt de bassesse et d’immoralité, tantôt de fantaisie et tantôt de matérialisme grossier, ici au nom d’Apollon, la au nom du Christ, » retarder de plus de deux siècles une révolution nécessaire.

J’ai associé le nom de Rembrandt à celui de Luther ; il faut placer à côté d’eux W. Shakespeare. Shakespeare, c’est l’art dramatique, c’est la littérature qui se fait contemporaine, populaire, de grecque et latine, homérique, biblique et académique qu’elle était restée, et que, plus que jamais, nous autres Français, nous allions la faire. Telle était notre destinée malheureuse : en repoussant la Réforme, nous rompions avec notre littérature nationale ; nous n’avions plus qu’à ronger les Grecs, les Latins, les Hébreux, trop heureux que cette lecture, qui faillit, à force de pédantisme, nous rendre fous, ait pu servir enfin, grâce aux efforts des Boileau, des Racine, des Molière, des Voltaire, etc., à l’expurgation de nos âmes.

Shakespeare a surpassé les Hollandais de toute la supériorité de la poésie et du drame sur la peinture. Lui aussi a su mettre en scène, à côté des princes coupables, malheureux et pauvres, les classes inférieures de la société. C’est là qu’il va chercher ses mots les plus profonds ; c’est par ces bouches ignobles qu’il fait passer la pensée et la moralité de ses drames. Panurge chez nous, Gil Blas et l’immortel Martin de Candide sont de cette famille. Nous pouvons juger, par les ouvrages d’un Rabelais, d’un Montaigne, d’un La Fontaine, d’un Le Sage, par ce que nous ont donné de plus personnel Molière et Voltaire, ce qu’aurait été notre pays si, dès le seizième siècle, nous eussions accepté la Réforme. Et c’est le cas de le redire : l’art qui, dans un fossoyeur, dans un chiffonnier, sait trouver un moyen esthétique et en faire surgir un idéal, est dix fois plus. puissant que celui qui a besoin de têtes olympiennes.

Il faut l’avouer cependant : un doute plane sur l’école hollandaise. L’antagonisme religieux ne fut pas la seule cause qui retarda le développement esthétique ; et l’on se demande,-si Rembrandt et ses successeurs étaient entrés dans la véritable voie, — comment leur action s’est ralentie, comment elle a été si peu comprise dans leur propre pays. L’école hollandaise apparaît aujourd’hui comme terminée dans sa période ; il semble qu’elle ait donné tout son contenu : que faut-il penser de cela ? La production artistique serait-elle sujette à des intermittences ? le sentiment national serait-il épuisé ? ou serait-ce que le protestantisme, simple négation, ne pouvait communiquer à l’esthétique qu’il devait,produire une virtualité de développement qu’il ne possédait pas ? Telle est la question à laquelle, pour l’honneur des principes et pour la justification de l’école même dont nous parlons, je crois devoir donner un mot de réponse.

Les artistes ne discutent guère ; la philosophie, même celle de l’art, n’est point leur affaire, et le premier mot sur l’esthétique serait à écrire, si l’art n’avait eu d’autres interprètes, au point de vue des théories, que ses propres maîtres. La pensée qui dirigea l’école hollandaise elle-même n’aurait eu garde de l’expliquer : elle n’en savait rien. Républicaine et rationaliste, n’ayant à s’occuper ni des dieux ni des grands, ni des pontifes ni des moines, forcée de se replier sur la vie séculière, elle peignit modestement de modestes personnages, de simples mortels, tels qu’ils se montraient chez eux, sans façon, à la brasserie ou sur la place publique : voilà tout. On peut dire qu’elle faisait de nécessité vertu. Qui donc aurait soupçonné que cette idée téméraire) ridicule, de représenter de bonnes gens dans leurs occupations quotidiennes et banales ; de les coucher sur la toile, en belle peinture vernissée, à la place des anges et des saints, était la plus grande idée qui fût jamais entrée dans un cerveau d’artiste ? A plus forte raison ne songea-t-on pas à faire de cette idée un principe de pédagogie sociale. Le génie hollandais, bourgeois et conservateur, aimant le terre-à-terre, n’était point à la hauteur d’une pareille conception. Concentré en lui-même, il ne cherchait point à savoir ce qui se passait au delà de son horizon. Et si quelque tableau, échappé des marais de Hollande, tombait sous les yeux d’un amateur orthodoxe, celui-ci, en songeant que cette toile était l’œuvre d’un hérétique, ne pouvait manquer de trouver dans la trivialité des figures le sceau de la réprobation d’un tel art. Puis, les événements marchant toujours sans que la pensée des artistes pût-les suivre, l’école se trouva bientôt dépassée par l’histoire ; elle devint à son tour une tradition, moins que cela, un monument, plus difficile à expliquer.pour la critique qu’aucun autre.

Aussi cet art rénovateur fut-il méconnu jusqu’à nos jours ; l’espèce de répulsion qu’éprouvent aujourd’hui tant de gens pour les tableaux de Courbet n’est que la conséquence de celle qui s’attacha d’abord aux Hollandais, ses devanciers et ses maîtres. — « L’histoire, poursuit l’écrivain que j’ai cité tout à l’heure, la biographie, la critique, principalement la noble esthétique, sont d’accord, dans tous les livres français, pour caractériser avec un souverain mépris cette école étrangère aux règles italiennes, et qui a l’insolence d’interpréter la nature avec un sentiment particulier. M. Fortoul surtout (l’ancien ministre de Napoléon III) a merveilleusement formulé cette antipathie mystagogique contre le naturalisme très-humain de l’école hollandaise. »

Ne soyons donc pas trop surpris de ce qui est arrivé. Les Hollandais n’ayant été ni compris ni suivis, l’art, dans sa dernière, féconde et incorruptible manifestation, n’a pu s’universaliser ; il est resté, dans cette manifestation, chose locale, comme la fédération et la liberté. Entre temps, les jésuites nous ont donné, avec leur morale, leur architecture ; nous avons eu le mysticisme de sainte Thérèse et de saint François de Sales, continuateurs affadis de la trop célèbre Imitation de Jésus-Christ de Gerson, le quiélisme de Molinos, les Torrents amoureux de madame Guyon et les Maximes piétistes de Fénelon [1], marchant de front avec les galanteries de Ninon et les empoisonnements de la Brinvilliers ; la statuaire de Louis XIV, au type charnu et dodu, imité de madame deMontespan ; la peinture Louis XV, personnifiée dans madame de Pompadour ; la littérature Crébillon, Parny et compagnie ; enfin toutes les dégradations d’un idéalisme emprunté, que n’excusaient ni la spontanéité d’origine, ni aucune des qualités de l’indigénat. .

  1. De tous les écrivains et artistes du siècle de Louis XIV, Fénelon est sans contredit celui qui témoigne le mieux de la confusion des idées et de la dépravation du goût à cette époque.Païen en littérature ; jésuite, féodaliste et rétrograde en politique ; quiétiste en religion et en morale ; unissant dans la même pensée l’idéalisme grec et la spiritualité du moyen âge, Fénelon n’est ni de son temps, ni de son Église, ni de son pays ; il n’a aucune des aspirations secrètes de son époque, aucune intuition de l’avenir. Il a servi la langue et les bonnes études en contribuant plus que personneà transporter dans notre littérature les beautés et la grâce du génie grec ; mais ce travail d’humaniste ne suffit pas pour constituer, aux yeux d’une critique élevée, un écrivain de premier ordre, et lui assigner une place parmi les originaux.