Dupleix et l’Inde française/2/4

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Ernest Leroux (2p. 89-150).


CHAPITRE IV

Les Comptoirs.


§ 1. — Chandernagor.
Dirois, Burat, Duval de Leyrit se succèdent à la direction.
Invasion des Marates. Dettes de Chandernagor ; le commerce.
Faiblesse de l’administration de Burat. Fin de la Compagnie d’Ostende. Nouvelles invasions marates. Répercussions de la guerre européenne à l’embouchure du Gange. Situation embarrassée de nos comptoirs. Destitution de Burat.
Dernières invasions marates. La navigation dans le Gange paralysée par les Anglais.
§ 2. — Karikal.
Février, Paradis et Leriche successivement ou alternativement directeurs du comptoir.
Tracasseries du roi de Tanjore : ses réclamations pécuniaires. Attaques des Tanjoriens contre Negapatam (1743). Guerre avec le Tanjore (1744). Attaques et contre-attaques : succès de Paradis. Mort de Février (11 juin).
Sous Paradis, on continue d’être en guerre sans combattre effectivement. Les négociations traînent en longueur.
Avec Leriche, la guerre se réduit à des demandes d’argent de la part du roi de Tanjore et se termine par une avance de 2.000 pagodes.
Paradis reprend l’administration de Karikal en février 1748. Leriche lui succède à nouveau cinq mois après.
§ 3. — Mahé.
Dirois, Signard, Duval de Leyrit et Louet se succèdent à la direction.
Cession des deux montagnes de Mahé. Guerre avec Bayanor : la Bourdonnais la termine. Traité du 22 janvier 1742.
Convention de neutralité avec Geckie, gouverneur de Tellichéry. Menaces de guerre avec les Anglais. Dordelin à la côte Malabar.
Nos rapports avec les Angrias.

§ 4. — Mazulipatam et Yanaon.
Boyelleau et Lenoir, Choisy et Sainfray se succèdent respectivement à Mazulipatam et à Yanaon. Instabilité des affaires.
§ 5. — Surate.
Le Verrier, chef à Surate. Stagnation du comptoir.


Pendant les douze à treize ans qu’il fut gouverneur de Pondichéry, Dupleix ne visita aucun de nos établissements de l’Inde et à plus forte raison aucun de nos autres comptoirs, comme Moka dans la mer Rouge et Canton en Chine. Il les administrait d’après les nécessités imposées par leur éloignement, en leur laissant à tous une grande initiative. Mais telles étaient alors les institutions qu’à part quelques faits sans gravité l’ordre le plus absolu ne cessa pas de régner en chacun d’eux ; les désirs d’indépendance des chefs préposés à leurs destinées n’allèrent jamais jusqu’à l’insubordination. Une règle uniforme et puissante comprimait tous les mauvais désirs et faisait qu’en général, leur valeur à part, tous les citoyens concouraient également à la bonne marche des affaires et à l’heureuse renommée de la nation. Seuls les militaires étaient les plus indisciplinés et leurs désertions étaient ininterrompues.

Dupleix n’en surveillait pas moins avec la plus grande vigilance tous les mouvements qui pouvaient se produire. Dans les établissements les plus rapprochés comme Karikal, il s’intéressait de très près à la politique locale et souvent il la dirigeait, mais dans les plus éloignés, comme Chandernagor et même Mahé, il ne pouvait guère intervenir avec assurance que dans les affaires purement commerciales, dont il était pour ainsi dire le régulateur par le maniement des fonds dont il avait la répartition. Il donnait alors à ses subordonnés le « conseils les plus précis et les recommandations les plus minutieuses, en homme qui savait que le chargement des navires était le principal objet de leur mission et qu’on ne devait rien négliger pour satisfaire aux demandes de la Compagnie.

§ 1. — Chandernagor.

Malgré la récente acquisition de Karikal, Chandernagor restait le plus riche et le plus florissant de nos établissements. Dupleix y avait vécu pendant dix ans dans une paix profonde et y avait développé les affaires au point le plus haut qu’elles pussent atteindre avec les moyens financiers dont il disposait. Grâce à son inlassable énergie, il était parvenu à charger annuellement pour l’Europe deux ou trois navires, qui transportaient chacun de 1.800.000 à 2 millions de marchandises et il en armait une dizaine d’autres pour les mers de l’Inde, avec un chargement moyen de 3 à 400.000 livres. Ainsi les deux commerces arrivaient à peu près à se balancer.

À son départ, l’administration fut confiée à Dirois qui l’avait exercée par intérim onze ans auparavant. Dupleix n’avait pour lui aucune estime et il n’est pas de sarcasmes ni d’injures dont il ne l’ait couvert dans sa correspondance de 1730 à 1736. Cependant, au cours d’un congé qu’il prit en France de 1734 à 1736, Dirois avait produit une impression favorable auprès de la Compagnie et l’animosité de Dupleix avait paru quelque peu exagérée. À son retour, il avait été nommé directeur à Mahé. Si on eut écouté Dupleix, il n’eut été nommé ni là ni ailleurs, mais la Compagnie n’épousait pas toujours les querelles de ses employée, même quand elle avait en eux pleine confiance.

Dirois ne fut pas un administrateur prudent ou avisé ; sur de faux rapports de son interprète, il provoqua ou prolongea la guerre avec Bayanor, le souverain du pays. Mais ces faits qui déterminèrent ultérieurement sa révocation, étaient encore inconnus lorsque la Compagnie, tenant compte de l’ancienneté de ses services, le désigna pour Chandernagor.

Dirois rejoignit son poste en mars 1742 et son administration dura jusqu’à l’automne de 1743. Elle fut moins tranquille que celle de son prédécesseur. On ne peut cependant lui en faire un grief ; si Dupleix était resté au Bengale, il eut rencontré les mêmes difficultés et ne s’en serait pas tiré d’une autre façon. Elles vinrent principalement des Marates. Ils avaient jusqu’alors négligé de s’attaquer au Bengale, la province la plus éloignée de leur pays. Mais à la suite de la prise de Trichinopoly sur Chanda Sahib (26 mars 1741), ils remontèrent vers le nord et, au début de 1742, ils envahirent le Bengale par l’ouest, sous la conduite de Ragogy Bonsla. Mourchidabad fut un instant en danger. Dans cette occurrence, Dirois conclut avec les Hollandais en vue de leur défense commune un accord auquel les Anglais refusèrent de s’associer. Le Conseil de Pondichéry, qui venait de terminer l’expédition de Mahé, fit passer 260 hommes à Chandernagor sous les ordres du capitaine Meder, en même temps que le Conseil de cette ville prenait, par délibération du 11 mai, l’initiative de quelques travaux de défense parmi lesquels la construction du fort d’Orléans. Dupleix n’approuva pas ce travail qu’il jugeait inutile contre les Maures et insuffisant contre les Marates ; il pensait que l’érection de deux bastions et le creusement d’un fossé circulaire suffiraient soit pour contenir l’ennemi, soit pour rassurer la population ; sur ses ordres réitérés, les travaux furent interrompus en février 1743.

Aliverdi Khan acheta la retraite des Marates ; mais ils revinrent en 1743 et par suite du trouble que leur incursion jeta dans le pays, nos communications avec Cassimbazar furent un instant interrompues. Le danger fut toutefois moins pressant que l’année précédente ; dès le mois de juillet, Hagogy retira ses troupes pour les ramener dans le Bihar du côté de Patna.

Ces invasions et les menaces qui en résultaient pour les factoreries paralysèrent les affaires de toutes les nations européennes ; mais comme dans le même temps les fonds envoyés de France furent moins nombreux que d’habitude, notre commerce fut plus gravement atteint que celui de nos concurrents.

À son arrivée au Bengale, Dirois pensait pouvoir contracter pour trois vaisseaux d’Europe, mais il n’en reçut que deux, l’Hercute et le Brillant. Il fallait de l’argent pour les charger de marchandises. Dupleix ne jugea pas qu’il fut prudent d’envoyer à Mourchidabad des lingots monnayables qui, à leur sortie de Chandernagor, auraient pu être arrêtés et saisis par les Marates ; il préféra envoyer 920.000 rs. arcates, qui à 8 % de change en firent au Bengale 993.600. Dirois emprunta de son côté 1.256.750 rs. sicca, dont la majeure partie à Fatechem au taux habituel mais fort lourd de 12 % par an. À la suite du renvoi des vaisseaux d’Europe, dont les cargaisons se montèrent à environ 15 lacks ou 1.500.000 rs., il se trouva que le comptoir de Chandernagor était endetté de 1.100.000 rs. Dupleix ne jugea pas que ce fut une bonne situation ni même une situation régulière ; à son avis, avec toutes les marchandises de l’ancien contrat, il aurait dû rester 7 à 800.000 rs., après le chargement des vaisseaux. La vérité est que Dirois, escomptant l’arrivée de trois navires, avait emprunté plus qu’il n’était nécessaire ; dans l’incertitude où l’on était des affaires d’Europe, ce zèle était peut-être excessif et Dirois risquait, comme il arriva en effet, de se trouver exposé au danger de ne pouvoir remplir tous ses engagements, de payer de gros intérêts, et de compromettre ainsi le crédit de la Compagnie. C’est de cette manière que s’était enlisé le comptoir de Surate. Dupleix estimait en conséquence que les contrats de 1743 ne devaient pas dépasser 8 à 10 lacks, suffisants pour charger un seul navire, sauf à renvoyer l’excédent des marchandises à Pondichéry par un navire de l’Inde (Cor. P. Ch., t. 2, p. 269 et 275).

Dirois se trouva en effet réduit en 1743 à recourir à de nouveaux emprunts pour rembourser une partie de ceux de 1743, ce qui revenait à payer les intérêts des intérêts. Quant aux chargements prévus par la Compagnie, ils comprenaient l’envoi de deux navires, l’Argonaute et le Penthièvre et de 43.844 marcs, soit environ 2 millions de francs.

À part ces difficultés, l’administration de Dirois fonctionna dans des conditions normales ; les quelques autres événements qui s’accomplirent ne furent pas d’une grande importance et ne donnèrent lieu à aucun conflit avec Dupleix. Les bateaux allèrent et vinrent comme à l’ordinaire. Le nombre des conseillers, des sous-marchands et des commis, qui excédait de quelques unités celui fixé par la Compagnie, fut ramené au chiffre réglementaire. Le conseiller Barthélémy fut désigné comme second à Mahé ; Ladhoue, Finiel et Boulet furent nommés conseillers. Groiselle, ancien chef de Patna, mourut.

L’histoire des comptoirs ne comporte non plus rien d’essentiel. Bural était chef à Cassimbazar, Guillaudeu à Patna et Caillot à Balassor. Tous trois souffraient plus ou moins du malaise général, mais comme le disait Dupleix à propos des Impériaux de Banquibazar, « tant que les Européens font du commerce dans le Bengale, nous ne pensons pas que les Maures les attaquent directement ; ils ont des moyens plus sûrs pour leur faire payer les injustes contributions qu’ils exigent d’eux[1] ». Le seul fait un peu grave à signaler est la perte dans le Gange d’une partie de notre flottille qui se rendait à Patna, sous la conduite d’un nommé Hélivant.

Dirois mourut en septembre 1743, avant de savoir qu’il avait été révoqué ; il fut remplacé par son second, Burat, chef de la loge de Cassimbazar.

Burat était un ancien serviteur de la Compagnie. Il avait été chef du comptoir de Moka de 1727 à 1730 et il était chef de la loge de Cassimbazar depuis 1731. Soit fatigue, soit incapacité, soit plutôt extrême bonté et par suite extrême faiblesse, il ne fut pas à la hauteur de la mission qui lui était confiée. L’autorité indispensable à tout chef lui fit défaut : peu à peu tout le monde prit l’habitude de commander. Les conseillers eux-mêmes donnaient l’exemple de l’indiscipline ; invités par la Compagnie à faire des économies, ils s’y refusèrent absolument. Burat n’eut pas la force de leur imposer sa volonté. « L’esprit d’insubordination, de parti et d’intérêt particulier guide absolument la plupart des avis de votre Conseil, écrivait Dupleix le 2 octobre 1745… Nous ne concevons rien à une pareille conduite de la plupart d’entre vous. »

La vérité est que, profitant de la faiblesse de Burat, les conseillers ne poursuivaient plus que leurs intérêts personnels. Les marchands avec qui l’on passait habituellement les contrats jouissaient d’une trop grande indépendance acquise par une longue collaboration ; le Conseil entreprit de les remplacer par des gens plus malléables et s’entendit, à la suite d’une délibération officielle, avec des marchands hollandais de Chinsura, qui n’avaient cependant aucun intérêt à voir nos affaires prospérer ; seulement, en agissant ainsi, les conseillers auraient toute liberté pour recevoir ou refuser à leur gré les marchandises. Il leur importait peu que la Compagnie s’en trouvât lésée.

Pour atteindre plus aisément ce but, la « clique », comme la qualifie Dupleix, entreprit de dégoûter notre courtier Indinaram de rester au service de la Compagnie. Ces messieurs avaient fait un commerce de riz fort considérable et, à titre de conseillers, ils voulaient se dispenser d’en payer le droit, appelé cohaly. Indinaram ne voulant pas se prêter à leurs désirs, ils formèrent le projet de l’expulser de la ferme et de la mettre en régie. Ils avaient compté sans Dupleix. Lorsqu’il eut connaissance de toutes ces manœuvres, il n’hésita pas à interdire du service les sieurs Gazon, Boutet et Allezon, qui étaient les plus turbulents.

Cette mesure énergique rétablit un peu la discipline, mais ne modifia guère les mauvais principes. Un quatrième conseiller, nommé Ladhoue, mourut en 1746, laissant 50.000 rs. de dettes envers la Compagnie. Le courtier indigène de Patna, Dipchom, ne devait pas moins et, fort de son crédit auprès du nabab, ne voulait rien payer.

Mais où l’anarchie fut portée au comble, ce fut lorsque cinq officiers, dont un capitaine nommé Macaffry et une cinquantaine de soldats désertèrent pour aller servir Schonamille à Banquibazar.

Schonamille, qui ne faisait aucun commerce au Bengale et ne contribuait par conséquent en rien à alimenter le budget du nabab, avait été informé fin juin 1744 que le faussedar d’Ougly avait l’intention d’enlever trois de ses agents pour les relâcher ensuite sous rançon. Schonamille surprit les espions qui devaient exécuter le projet et les fit arrêter. Le faussedar riposta en envoyant 5 à 600 hommes investir Banquibazar. Ce fut alors que se produisirent les désertions de Chandernagor. Par la facilité avec laquelle elles s’étaient opérées, on pouvait présumer quelque complaisance de notre part et le soupçon était d’autant plus justifié que Burat se doutait de la fuite du capitaine et ne prit que quinze jours plus tard des mesures pour interdire aux habitants de Chandernagor de sortir des frontières sans permission et pour empêcher toute communication par le fleuve avec Banquibazar.

Dupleix eut peur que cette sorte de connivence avec les Impériaux ne nous attirât quelque mauvaise affaire avec le nabab ; aussi, complétant les mesures prises par Burat, fit-il apposer des affiches à Chandernagor pour interdire toute relation avec Banquibazar et recommanda-t-il de placer auprès de Schonamille des agents secrets qui devaient essayer de pénétrer ses desseins : il craignait qu’on aboutit à une redoutable aventure.

Ce fut en effet d’une terrible façon que l’affaire se termina. Schonamille avait pu réunir autour de lui environ 300 soldats européens de différentes nationalités, mais pressé par des forces supérieures et faute de vivres et de munitions, il dut abandonner la partie à la fin de l’année et il évacua le Bengale au début de février 1745, après avoir brûlé et ravagé toutes les aldées depuis Fulta jusqu’à Ingely. Les Impériaux s’embarquèrent sur quatre navires, dont l’équipage était presque entièrement composé d’Européens et mirent à la voile pour le Pégou. Mal reçus au cap Négrailles, où ils touchèrent d’abord pour faire de l’eau et du bois, ils y laissèrent une quarantaine des leurs tant tués que réduits en esclavage. Arrivés au Pégou, Schonamille se mit à la tête d’une centaine d’hommes pour demander au roi la permission de s’établir dans le pays ; s’étant présenté chaussé et accompagné de tout son monde, il ne fut pas reçu. Furieux, il se mit à brûler les maisons et les récoltes avec une brutalité toute germanique, mais bientôt après il fut entouré par plusieurs milliers d’indigènes et massacré avec sa troupe. Sur cette nouvelle, Macaffry qui l’attendait au bas de la rivière, se rembarqua avec ses hommes et gagna Merguy. En route il rencontra le Charles, vaisseau français appartenant à des particuliers ; nos déserteurs s’en emparèrent et tuèrent le capitaine, Baudran de la Limonnais. Ils furent peu de temps après recueillis par un navire anglais qui les transporta à Malacca.

Ainsi s’acheva cette tragique équipée, terminant elle-même l’existence si imprécise et si mal définie de la Compagnie d’Ostende depuis 1714. Ce fut assurément une des aventures les plus tristes et l’une des moins honorables pour la civilisation. Le dénouement dut affecter profondément Dupleix. Malgré la qualité d’ennemis du roi qu’avaient les Impériaux, il ne pouvait pas ne pas se souvenir que, jadis, au Bengale, Schonamille avait été son ami et que plusieurs mois auparavant, son fils Corneille avait épousé Suzanne Ursule Vincens, fille de Madame Dupleix.

La faiblesse de Burat, qui ne sut même pas faire un procès aux déserteurs et renvoya l’affaire à la Compagnie, n’eut pas toutes les conséquences graves que Dupleix paraissait redouter ; les Maures ne cherchèrent point à nous faire quitter le pays, comme ils avaient fait pour les Impériaux ; leur intérêt était de nous conserver comme contribuables et surtout comme corvéables ; mais ils nous réclamèrent une somme de 45.000 roupies et ils se retournèrent de même du côté des Anglais et des Hollandais, qui avaient fourni plus de déserteurs encore à la petite troupe de Schonamille.

Nous n’avions pas d’argent ; il nous fallut emprunter. Notre grand préteur, Fatechem ou Jogot Chet, le plus puissant banquier du Bengale, venait de mourir. Quoiqu’il eut souvent usé de son crédit pour nous imposer des conditions léonines, il ne nous était pas hostile et son autorité auprès du nabab, qui lui devait son élévation, avait plusieurs fois servi nos intérêts. Son neveu et successeur, encore très jeune, Chet Matabray, n’avait pas eu le temps d’acquérir la même influence ; il ne put nous dispenser de payer les 45.000 rs., réclamées par Aliverdi Khan[2]. Mais il nous prêta l’argent.

Cependant les Marates étaient revenus en 1744. Ils prirent cette fois le chemin de la côte d’Orissa et s’emparèrent de Catec et de Balassor. Nous dûmes évacuer notre loge. Aliverdi Khan se débarrassa d’eux en attirant à une conférence leur général Baskir Pandit et une vingtaine de ses principaux officiers, après avoir juré sur le Coran qu’ils pouvaient venir en toute sûreté (mai 1744). Lorsqu’ils furent tous réunis, il les fit massacrer. Les troupes privées de leurs chefs se retirèrent aussitôt.

Loin de rétablir la tranquillité, cet attentat ne fit que jeter plus de trouble dans les esprits ; dès le premier jour, chacun comprit que les Marates chercheraient à tirer vengeance de ce guet-apens. Aussi les transactions commerciales furent-elles interrompues ou du moins paralysées.

Les Marates reparurent en effet en 1745 : Ragogy Bonsla par Patna et Mir Abib par Catec et Balassore. Mir Abib s’approcha jusqu’aux portes de Chandernagor ; quelques coureurs pénétrèrent même dans nos limites, et l’on en tua une quinzaine.

Quels étaient nos moyens de défense ? Les troupes envoyées en 1742 ayant été rappelées à la fin de cette même année, nos forces ne comprenaient plus que 116 soldats français, formant une seule compagnie et, comme on était en guerre avec le roi de Tanjore, Dupleix ne pouvait envoyer de renforts. Pour parer aux dangers les plus immédiats, le Conseil de Chandernagor avait fait fermer par des retranchements les trois principales rues du côté du sud, restaurer les anciens postes et il avait mis partout des canons. On avait levé cent topas et les habitants montaient la garde.

Mais Chandernagor était une proie de trop peu d’importance pour les Marates ; ils dédaignèrent de l’attaquer et remontèrent vers le nord jusqu’à Noudia et la rivière de Katoua ; là ils se rabattirent sur Burdouan pour se joindre à Ragogy Bonsla.

Jamais la situation d’Aliverdi Khan n’avait été aussi critique ; elle fut encore aggravée par la révolte d’un de ses généraux Moustapha Khan, qui réclamait le paiement de quatre mois de solde. Lorsqu’il les eut touchés, comme il savait que son maître avait récemment posté des assassins dans son appartement pour le tuer, il jugea prudent de quitter Mourchidabad avec ses troupes et, levant de nouveau l’étendard de la révolte, il marcha sur Patna, où gouvernait un neveu d’Aliverdi Khan ; il le battit, mais fut tué lui-même au milieu de sa victoire.

Ce fut le salut pour Aliverdi Khan : il prit à son tour l’offensive contre les Marates qui, ne tenant nullement à conquérir le pays mais simplement à le piller, se retirèrent sans opposer de résistance. Très faiblement poursuivis, ils reparurent de nouveau en septembre du côté de Patna, jetant partout un tel émoi que les Européens se transportèrent avec leurs marchandises de l’autre côté du fleuve. Aliverdi fit encore reculer l’envahisseur, mais ne le lassa pas ; les Marates revinrent une troisième fois en novembre avec des forces nouvelles. Elles étaient telles qu’Aliverdi Khan faillit être entouré par elles et tomber entre leurs mains ; il parvint pourtant à se dégager et toujours fuyant ne trouva de sécurité qu’en sa capitale (fin 1745).

Ragogy le poursuivit jusqu’aux environs de Burdouan, sans plus se soucier qu’auparavant de faire la moindre conquête effective. Au mois d’avril 1746 et sans attendre la saison des pluies, qui commence en juin, il se retira selon l’usage au delà de Patna et ne reparut plus le reste de l’année. Mir Abib de son côté établit son campement à Folta, au bas du Gange.

Le pays eut pu jouir alors d’une certaine tranquillité ; malheureusement le nabab n’ayant plus rien à craindre de ses ennemis, se livra à une tyrannie plus cruelle que jamais, sous le prétexte de récupérer les frais que la guerre lui avait occasionnés. Ses vexations furent telles que les Européens en vinrent à regretter les Marates ; par crainte de son insatiable avidité, on n’osait plus risquer l’envoi de fonds dans le pays ni passer de contrats avec les marchands et ceux-ci n’étaient pas sûrs de pouvoir livrer leurs produits : sans aucun motif, les gens d’Aliverdi Khan arrêtaient nos goumastas ou commissionnaires dans les harams ou centres de fabrication.

Nos opérations commerciales continuèrent néanmoins à peu près comme à l’ordinaire. La Compagnie avait envoyé en 1743 2.110.000 rs. au Bengale avec deux navires, l’Argonaute et le Penthièvre : elle en envoya 1.600.000 en 1744 avec un seul, le Neptune. En raison de la guerre avec les Anglais, il ne fut plus possible, les années suivantes, de correspondre avec la France ni même avec Pondichéry, et Chandernagor dut vivre en partie avec ses seules ressources.

On verra plus loin dans quelles conditions cette guerre affecta le Bengale. Il suffira de dire ici qu’en dépit de la neutralité spéciale qui devait y régner, deux vaisseaux Anglais, le Preston et le Lively, sous les ordres de lord Northesk, vinrent s’embosser à l’embouchure de l’Hougly à la fin d’août 1745 et qu’ils y restèrent jusqu’en octobre. Nos navires confiants dans les traditions suivies jusqu’alors, se firent capturer comme dans une souricière. L’Heureux et le Dupleix, venant respectivement de Surate et de Moka, furent pris les 2 et 26 septembre, en même temps que les bots qui attendaient nos vaisseaux en rade de Balassore. Le Chandernagor, appartenant à des Maures mais portant le pavillon français, tomba également au pouvoir des Anglais à son retour de Bassora ; il est vrai qu’il fut rendu peu de jours après sur les sollicitations du nabab, protecteur plus attentif de ses nationaux, mais les deux autres furent considérés comme de bonne prise. Ce fut en vain que dès le 1er octobre, le conseiller Golard et le secrétaire du conseil, la Porterie, se rendirent à Calcutta pour demander raison au directeur anglais ; on les reçut mal et on ne daigna leur faire aucune réponse, Burat présenta alors une requête au nabab, intéressé, semblait-il, à faire exécuter les ordres donnés à son gouvernement pour la neutralité. Aliverdi Khan lui promit de nous faire rendre nos vaisseaux, bots et équipages, mais pour une solution effective, il fallut plus d’un an de négociation et un don de 40.000 rs. Rien ne se terminait autrement à Mourchidabad. La somme de 40.000 rs. fut remboursée par les armateurs de l’Heureux et du Dupleix.

L’année suivante, en 1746, l’Insulaire, vaisseau de l’escadre de la Bourdonnais, vint au Bengale pour s’y faire réparer ; en route il prit un navire anglais le Tevenapatam’, lui enleva la majeure partie de ses marchandises et l’emmena à sa suite. Or, par un funeste accident, l’Insulaire se perdit le 3 août dans le Gange, aux environs de la rivière de Tambouly, avec la plus grande partie de son équipage et de sa cargaison. Les Anglais eussent volontiers saisi l’épave avec le reste du bateau et amariné le Tevenapatam ; mais le Conseil de Chandernagor fut plus expéditif, il envoya des lascars et des soldats qui sauvèrent ce qu’ils purent des débris de l’Insulaire et amenèrent le Tevenapatam à Chandernagor dès le 9 août.

Ce fut alors un autre genre de difficultés. Les marchands patanes qui avaient armé ce dernier navire, réclamèrent les effets qu’ils y avaient embarqués, qu’ils fussent pris ou perdus, et leurs demandes furent d’autant plus fortes que tout moyen de les contrôler avait disparu. Après de longs et inutiles pourparlers, le Conseil de Chandernagor jugea plus sage de porter l’affaire devant le nabab et en effet celui-ci, après avoir reçu un cadeau fort utile de 7.000 roupies, réduisit les exigences de ses sujets et leur fit accepter nos propositions. La prise du Tevenapatam n’en resta pas moins pour nous une assez mauvaise affaire[3].

Ces malheurs achevèrent d’isoler nos comptoirs du nord, mais ne les ruinèrent pas. Le directeur de Surate leur fit passer par voie de terre des lettres de change sur des marchands indigènes ; le Conseil de Pondichéry leur envoya 100.000 roupies de cauris en 1746 par un navire portugais et 100.000 autres en janvier 1747. Enfin le Conseil de Chandernagor vendit les unes après les autres les marchandises qui lui restaient en magasin et le 30 juin 1745, il en avait pour 1.157.227 rs.[4] Ainsi notre situation ne fut jamais désespérée ; elle fut seulement embarrassée et pénible.

Le commerce lui-même ne fut pas complètement interrompu ; on se livra à quelques petites opérations sous le couvert des vaisseaux maures ou arméniens. D’aucuns allèrent jusqu’à s’associer aux Hollandais ; en 1746, il y eut tout un exode de commerçants français à Chinsura et quelques-uns de nos capitaines y vendirent leurs navires : tant il est vrai que quelque fois le commerce et le patriotisme ne se concilient pas.

« Nous vous exhortons, écrivit Dupleix aux conseillers de Chandernagor, à être extrêmement en garde contre les nouveautés de cette espèce, dans lesquelles trop souvent l’intérêt particulier est couvert du prétexte spécieux du bien du service… Quel moyen y aura-t-il de rétablir les choses, lorsque le temps fera sentir le mal qui doit nécessairement résulter de ce qui vient de se passer ? le repentir viendra trop tard, le mal sera sans remède et la confiance entièrement perdue[5]. »

La situation des Anglais n’était guère meilleure. En 1745, ils ne reçurent aucun vaisseau d’Europe. Ils avaient contracté pour 22 lacks de roupies, mais ils en devaient 40 et payaient des intérêts considérables. Comme ils étaient maîtres de la mer, ils pouvaient néanmoins continuer comme à l’ordinaire leur commerce d’Inde en Inde, sans courir les moindres risques.

Un fléau résultant de la guerre, la famine, s’abattit sur le pays en mars 1745 ; elle se fit si cruellement sentir que nous dûmes un instant renoncer à la perception de certains impôts. Mais elle fut moins redoutable encore que la peste qui éclata en juin et dura jusqu’à la fin de juillet. À Chandernagor, il ne mourut pas moins de 150 personnes par jour, et l’on vit des parents vendre leurs enfants pour une poignée de riz.

Ces calamités ou alarmes sans cesse renaissantes avaient fini par rendre de peu d’utilité l’existence de nos comptoirs secondaires. Dans les circonstances où se trouvait la Compagnie, ils lui étaient plutôt devenus une charge, puisqu’on n’y pouvait faire aucun commerce. Après 1745, où nos bots et nos pilotes furent pris par les Anglais à l’embouchure du Gange, le poste de Balassor ne rendit plus aucun service. Cassimbazar avait l’avantage de nous tenir en rapports plus étroits avec le nabab ; mais ce voisinage avait aussi ses inconvénients ; il était moins facile de faire traîner en longueur les discussions qu’on pouvait avoir intérêt à ne pas précipiter. Aussi parut-il à Dupleix qu’il convenait d’évacuer momentanément le comptoir. Il donna en conséquence des ordres dès 1745 pour son abandon progressif et pour ainsi dire clandestin. Telle était en effet la situation des Européens dans leurs établissements qu’ils ne pouvaient s’en aller à leur gré, même s’ils étaient l’objet d’avanies criantes. Il fallait l’autorisation du nabab et elle était généralement refusée par crainte de perdre un contribuable important. Fournier, chargé de l’exécution des ordres de Dupleix, ne comprenait pas son rôle de la même façon ; il jugeait au contraire nécessaire de rester à Cassimbazar et en 1746 il s’y trouvait encore. De crainte de perdre un gage assuré par l’enlèvement de nos marchandises en magasin, les Chets s’opposaient à son départ. Ils n’y consentirent que le jour où on leur donna sur le comptoir de Patna des garanties équivalentes et Fournier put enfin quitter Cassimbazar le 15 octobre 1746.

Dernier né de la Compagnie et l’un de ses plus doux espoirs, le Comptoir de Patna traînait lui aussi une existence languissante. Contrariées par les invasions marates qui depuis 1742 avaient le Bihar pour objectif, nos opérations étaient rendues plus difficiles encore par les prétentions de notre courtier, Dipchom, fermier de la loge de Chapra, qui s’était fait concéder par le nabab de Patna le monopole de la vente du salpêtre. Il est juste d’ajouter que malgré la guerre européenne, les trois nations intéressées à la liberté du commerce s’entendirent pour ne pas se soumettre à ces prétentions, et c’est peut être le seul exemple de solidarité complète dont elles aient fait preuve.

Dupleix ne resta point étranger à ces négociations auxquelles il tint à donner leur véritable caractère :

« Écrivez à votre chef de Patna, mandait-il à Chandernagor le 18 mars 1746, de vivre le plus qu’il lui sera possible en bonne intelligence avec les Anglais et les Hollandais, particulièrement de s’entendre avec eux pour le contrat du salpêtre. Mais il ne faut pas que la condescendance soit servile ; qu’il mette du sien autant que les autres mettront du leur, sans s’engager à des avances qui dans leur esprit pourraient passer pour bassesse. » (Cor. P. Ch., t. 2, p. 404).

Il était peut-être difficile d’être un grand administrateur au milieu d’une situation aussi trouble. Burat, quoique d’une honnêteté reconnue, finit par succomber à la tâche. Sa conduite dans l’affaire des déserteurs et l’anarchie qui régnait dans tous les services détermina la Compagnie à le relever de ses fonctions et à le remplacer par Duval de Leyrit, chef de la loge de Mahé. Il en reçut notification par lettre du Conseil Supérieur du 11 octobre 1746 et fut invité à rejoindre aussitôt Pondichéry.

Après son départ (fin janvier 1747). on acquit une nouvelle preuve de sa faiblesse. En 1742, alors qu’il était chef du comptoir de Cassimbazar pendant l’intérim de Burat à Chandernagor, Ladhoue avait emprunté au nom de la Compagnie une somme de 50.000 rs. à un banquier indigène du nom de Robram Katma, et avait employé cette somme dans une société particulière où Burat était intéressé. Celui-ci n’eut connaissance de l’emprunt que le jour où le remboursement en fut demandé ; il lui était alors loisible d’invoquer son ignorance : seulement c’était découvrir Ladhoue, c’était aussi jeter quelque discrédit sur un conseil qui comptait de pareils membres. N’ayant pas plus que son associé assez d’argent pour remplir ses obligations, et comptant sur des remises de fonds qu’il avait à Mahé, il n’hésita pas à fournir un billet signé du Conseil pour le montant de la dette, dans la pensée qu’avec le temps il pourrait régulariser la situation sans que personne s’en aperçut. Le malheur voulut qu’il partit précipitamment.

La Compagnie était disposée à le révoquer ; mais il plaida ses bonnes intentions plutôt que la justice de sa cause, restitua assez vite les fonds qu’il devait, fut soutenu par Dupleix et sans exercer aucune fonction continua cependant de recevoir une solde de la Compagnie. Il mourut en 1754 à Chandernagor où il était revenu habiter.

*

En attendant l’arrivée de Duval de Leyrit, ce fut Saint-Paul, second du comptoir de Chandernagor, qui remplit les fonctions de directeur ; il les exerça pendant huit mois, de janvier à septembre 1747. Leyrit, qui avait commencé par être arrêté par les Anglais à sa sortie de Karikal, puis échangé, arriva le 9 de ce dernier mois à son poste par un vaisseau portugais. Son premier soin fut de rétablir la discipline ; il avait reçu pleins pouvoirs pour casser, interdire réformer, renvoyer les employés, officiers ou autres qui avaient suscité des troubles ou pourraient en créer de nouveaux.

La guerre continuant, sa situation ne fut guère plus gracieuse que celle de ses prédécesseurs. Les Marates revinrent, selon leur habitude en 1747 et 1748, mais ils se livrèrent à moins de pillages que les années précédentes et ils ne massacrèrent personne. En 1747 ils s’établirent comme à demeure le long du Gange depuis Ingely jusqu’à la rivière de Tambouly, se contentant d exiger des gens du pays des droits de passage sur tous les bateaux sans exception qui remontaient la rivière. Plusieurs des nôtres ayant été arrêtés, Saint-Paul obtint sans peine leur élargissement ; il obtint même que toute embarcation munie d’un passeport de la Compagnie circulerait sans aucun empêchement. Depuis leur rencontre avec Dumas en 1741, les Marates n’avaient jamais eu en réalité de mauvaises dispositions à notre égard. Ils le prouvèrent encore en 1748, où ils s’approchèrent de Chandernagor plus qu’ils n’avaient encore fait ; notre comptoir ne courut aucun danger et si nous prîmes quelques mesures de défense, de notre propre aveu elles étaient inopérantes.

Quant aux Anglais, la prise de Madras en septembre 1746 les avait exaspérés. Ils songèrent un instant, pour compenser cette perte, à s’emparer de Chandernagor et ils rassemblèrent à cet effet un état major à Calcutta sous un prétexte quelconque, mais quelques mesures opportunes que nous prîmes leur firent abandonner cette idée et ce furent eux au contraire qui tirèrent parti de nos mesures pour prétendre que nous avions les desseins contre Calcutta. Restait la navigation du Gange, par où ils pouvaient nous incommoder en violant la neutralité. Ce ne fut point ce scrupule qui arrêta Forster, le nouveau directeur du Bengale. Dès le début de 1747, il arma des soldats, des bots et des chaloupes qui, depuis Calcutta jusqu’à Ingely, se mirent à visiter les bateaux hollandais maures, gentils et arméniens, sous prétexte d’enlever les français qui pourraient se trouver à bord. C’est ainsi qu’en janvier le commodore Griffin arrêta à Ingely un vaisseau maure de Surate frété au sieur Dumont, français d’origine mais naturalisé hollandais depuis quatre ans et ne le relâcha qu’après une détention de plusieurs jours. Plusieurs officiers français, faits prisonniers en cette circonstance, furent envoyés en Angleterre à la ration des matelots.

Un autre vaisseau hollandais appartenant au directeur de Calcutta, Huyghens, successeur de Sichtermann, fut également arrêté à Ingely pour le même motif et n’eut la permission de continuer son voyage qu’après un délai de quinze jours. Le Saint-Louis, vaisseau portugais qui avait à bord Duval de Leyrit, fut pareillement saisi dans les mêmes parages. Leyrit parvint à s’échapper, mais les conseillers Bruyère et Nicolas, qui l’accompagnaient, furent faits prisonniers et conduits à Calcutta sous une escorte. Un vaisseau arménien, destiné pour Mazulipatam et l’Anne-Elisabeth, appartenant à Messieurs de Chinsura, subirent le même sort : les Anglais poussèrent leurs recherches jusqu’à ouvrir les balles de marchandises.

Enfin, au mois d’août, un navire français, la Béquille, cap. Caignon, fut rencontré aux environs d’Ingely par trois chaloupes anglaises armées de canons et de soldats, attaqué et pris. Conformément aux principes posés et appliqués par les Anglais en 1745, le capitaine Caignon s’était peu de jours auparavant emparé en rade de Balassor de deux petits bâtiments anglais, la Marguerite et le Fort Saint-Georges ; ils tombèrent également aux mains de l’ennemi. Duval de Leyrit les réclama en même temps que la Béquille au Conseil de Calcutta, en l’invitant à considérer les fâcheux inconvénients qu’entraîneraient de pareilles hostilités dans une rivière où les bâtiments une fois entrés devaient avoir la liberté de naviguer en temps de guerre comme en temps de paix.

Les Anglais ne sont jamais embarrassés par des scrupules juridiques. Forster répondit à Duval de Leyrit en des termes que celui-ci jugea injurieux et la conversation se termina, semble-t-il, le 8 novembre suivant par ces mots du directeur français :

« Les nations policées observent toujours entre elles certains égards qu’elles se doivent naturellement, quoi qu’en guerre les unes contre les autres. Vous en parlez en plusieurs endroits de votre lettre et vous nous insultez dans la personne de M. Dupleix. Toutes vos ironies frappent à faux et vous nous mettez dans le cas de vous dire qu’elles retombent sur vous mêmes et de finir par une plaisanterie, mais en vous déclarant que nous ne répondrons plus à vos lettres si vous ne changez de style[6]. »

Il n’apparait pas que les Hollandais nous aient dans ces circonstances prêté le moindre appui. La saisie du vaisseau du sieur Dumont les laissa indifférents et quand nous nous plaignîmes à eux des procédés britanniques, qui les lésaient également, ils renvoyèrent l’affaire à l’examen de la direction générale à Batavia. Outre que leur sympathie ne nous était naturellement pas acquise, ils sentaient que les chances de guerre en Europe entre les deux nations devenaient chaque jour plus grandes et en effet Louis XV se résolut le 17 avril 1747 à faire entrer ses armées dans le territoire de la République, sans cependant rompre encore avec elle. Huyghens n’avait pas attendu de connaître cette situation pour nous témoigner des sentiments hostiles. Dans le courant de 1747 il défendit expressément aux gens de Chinsura d’avoir la moindre communication avec Chandernagor, sans égard lui aussi à la neutralité du Gange et à la politique d’union entre Européens prescrite par le nabab. Dans l’incertitude où le plaçait cette conduite, Duval de Leyrit fit occuper les bâtiments d’un petit jardin que les Hollandais possédaient dans nos limites à quarante ou cinquante pieds seulement des fortifications.


La vie de nos comptoirs continua d’être aussi peu active. Après le départ de Fournier, celui de Cassimbazar fut géré par le sous marchand Dalbert, « bon sujet et capable de travailler » disent ses notes, mais qui mourut neuf jours après (24 octobre). On lui donna comme successeur un autre sous-marchand, nommé Lamarre, qui malgré le peu d’importance actuelle de son poste, se montra inférieur à sa tâche. Il n’y resta que quelques mois et fut remplacé par Law qui n’était encore que sous-marchand[7].

Le comptoir de Patna était occupé depuis 1716 par Renault, successeur de Guillaudeu. Faute d’argent, il y trouva les mêmes difficultés pour faire le commerce et, comme à Chandernagor, il dut vendre presque toutes les marchandises qu’il avait en magasin pour faire subsister le comptoir. Dipchom continuait à revendiquer le monopole de la vente du salpêtre et il fallut que les trois nations s’entendissent pour racheter au nabab ce privilège moyennant 50.000 rs. La part de la France, proportionnelle à son commerce ordinaire, fut fixée à 15 p. cent.

En dehors des invasions marates qui étaient devenues pour ainsi dire annuelles, le pays fut encore troublé au début de 1748 par l’assassinat du nabab de Patna par un aventurier audacieux, nommé Chamser Khan, qui prit le pouvoir.

Son premier soin fut d’exiger des Européens un tribut spécial comme don de joyeux avènement. Il régna peu de temps : Aliverdi Khan arriva en mai avec des forces et le pouvoir de Chamser Khan tomba avec autant de facilité qu’il s’était établi.

Balassor, sous la direction de Colle, successeur de Caillot, nommé conseiller à Chandernagor, n’était plus qu’un poste de transit pour les lettres envoyées de Chandernagor à Pondichéry et inversement. Les communications par mer étant interrompues, le Conseil supérieur avait établi des relais plus nombreux pour les tapis ou courriers piétons qui faisaient le service.

Dacca et Jougdia méritent à peine d’être cités. Nous n’y avions pas d’agents attitrés, mais de simples représentants occasionnels, indiens ou topas, qui faisaient acheter des marchandises suivant les ordres qu’on leur adressait.

Telle était la situation du Bengale, lorsque la paix y fut proclamée.

§ 2. — Karikal .

Karikal est aujourd’hui une ville de 15.000 habitants, orientée du nord au sud, sur une longueur de 1.000 mètres contre 7 à 800 de large, à moins d’un kilomètre de la mer, dont elle est séparée par des terrains bas et le plus souvent inondés. Les rues y sont droites et bien tracées et si les maisons ne sont pas des palais, elles ne sont pas non plus des masures. L’aisance, sinon la prospérité, semblent y régner. La population y est aux trois quarts brahmanique ; à part quelques catholiques, les autres sont des musulmans dont quelques uns disposent de grandes richesses, acquises ou consolidées dans le commerce à Siam ou dans les détroits.

La ville était infiniment moins importante en 1740 ; elle ne comptait que 4845 habitants et n’avait que 638 maisons en briques contre 240 paillottes. On y chargeait du nelly et différentes sortes de pagne pour Ceylan et pour Malacca, d’où l’on rapportait de l’araque, des chevaux, du cachou, du sucre, du beurre, des palmiers, du ganja, des cocos et quelques sortes de toiles. Les revenus annuels étaient d’environ 15.000 pagodes ; le roi de Tanjore était en principe possesseur de toutes les terres, qu’il affermait à ses sujets.

Le pays environnant, merveilleusement arrosé par une multitude de cours d’eau, dont le principal est l’Arselar qui limitait la ville au sud, produisait sans effort une grande quantité de riz, et c’est pourquoi Dumas en avait accepté l’acquisition, pour suppléer aux disettes assez fréquentes des environs de Pondichéry, où les terres sont moins naturellement irriguées.

La possession de Karikal, ne donna pas d’abord les résultats espérés[8] ; pendant de longues années il fallut se disputer avec le roi de Tanjore et même lui faire la guerre et durant ce temps il n’y eut aucun commerce. Au mois de janvier 1742, on se querellait avec lui au sujet d’une somme de 500 pagodes qu’il prétendait lui être due. Le conseiller Février, directeur de Karikal, avait beau montrer les reçus ; on lui répondait que n’ayant pas le cachet du roi, ils n’étaient pas signés des personnes compétentes. La somme étant assez modique, Février était d’avis de céder ; sans s’y opposer absolument, Dupleix recommanda de traîner les choses en longueur et, en attendant, de refuser. Par représailles, les gens du roi empêchèrent en mars la coupe du nelly dans nos aldées de nantissement, et chassèrent nos écrivains, chargés de surveiller les récoltes, avec menace de les tuer, s’ils résistaient.

C’était une guerre en perspective. Un délégué du roi, Annapachetty, nous proposa un accommodement onéreux que Dupleix écarta. Février, qui n’avait que 139 blancs et 74 topas[9] pour défendre 36 aldées asses éloignées les unes des autres, était inquiet sur l’issue des événements ; Dupleix lui envoya en avril un petit détachement.

Le mois suivant, le visiador de la ville, chargé de la police, se sauva dans l’espérance de nous intimider et invita les notables à le suivre. Février, averti à temps, en fit arrêter quatorze, par qui il fit rembourser toutes les dépenses supplémentaires auxquelles cet incident l’avait obligé. Le visiador revint peu de temps après, couvert par une amnistie.

En juin, le roi ne réclamait plus les 500 pagodes, mais une avance de quatre années de tribut, en sus du présent annuel de 2.000 pagodes que nous nous étions engagé à lui verser comme l’une des conditions de notre occupation. En retour il offrait de nous affermer les terres de Tirnoular et celles de Pologdam et d’échanger trois aldées assez éloignées contre quatre autres à proximité de Karikal.

Février eut volontiers accepté ces propositions, dont les avantages étaient évidents, mais Dupleix ne voulut à aucun prix entendre parler de payer quatre années de tribut. Le roi, qui avait besoin de cette avance pour écarter une invasion possible des Marates, envoya néanmoins le 12 août son ministre Ayengar à Karikal reprendre la négociation ; Février, obéissant aux instructions de Pondichéry, commença par refuser d’écouter ses propositions et Ayengar repartit le même jour très mécontent. Mais dans la nuit des marchands de Tanjore, venus pour prendre éventuellement la ferme des aldées, allèrent représenter à Février combien la Compagnie avait tort d’être aussi intransigeante ; ils lui firent observer que s’il plaisait à Ayengar de couper les eaux de la ville, ce serait sa ruine, et, dernier argument, ils offrirent d’avancer eux-mêmes les quatre années du tribut. Sans doute jugeaient-ils que l’affermage des terres les indemniserait de leurs débours. Février, qui n’avait épousé qu’à contre-cœur les idées de Dupleix, se laissa aisément convaincre et le 15 août, dans la matinée, notre courtier Pregachem vint informer Ayengar que l’on agirait suivant le désir du roi. Dans une lettre du 18 août, adressée à Dupleix, Février se flattait d’avoir heureusement terminé cette affaire.

Mais brusquement tout fut remis en question. Dans les derniers jours du mois, Ayengar fut arrêté à Tanjore et jeté en prison. Dans le même temps, il survint une grande sécheresse qui eut rendu l’affermage des aldées très onéreux. Février, très satisfait d’avoir conclu l’accord, se félicita davantage encore que l’opération n’eut pas été réalisée.

Cette satisfaction fut de courte durée ; au commencement d’octobre, il apprit que le roi faisait de grands armements contre la ville hollandaise de Negapatam et il craignit lui-même d’être attaqué. Les troupes se trouvant alors réduites à 115 blancs, il demanda des renforts à Dupleix, mais celui-ci ne put les envoyer en raison de l’assassinat de Sabder Ali, nabab d’Arcate, récemment accompli (2 octobre) dans des conditions qui inspirèrent des inquiétudes pour Pondichéry.

Les craintes de Février étaient heureusement sans fondement, les Tanjoriens n’en voulaient qu’à Negapatam. Loin de nous attaquer, leur générai Srinavas Pantoulou, nous fit demander des canons et des munitions de guerre et nous pria d’envoyer deux vaisseaux pour canonner la ville par mer. Février justifia aisément son refus par l’état de paix où nous étions avec les Hollandais. L’attaque de Negapatam, mal conduite, n’aboutit pas ; les Hollandais firent deux sorties et au cours de la seconde le général tanjorien fut blessé à mort. Son armée se retira alors jusqu’à trois lieues de la ville par une fuite précipitée, si précipitée même que le roi, en signe de mépris, envoya des vêtements de femmes à ces hommes si courageux. Un autre général, Sillasipa, ne fut pas plus heureux en reprenant l’offensive. Dans une attaque du 24 novembre, il perdit 150 hommes et il en résulta un certain arrêt dans les hostilités.

Fidèles à la neutralité, nous n’avions prêté aucun secours aux Tanjoriens ; Mossel, gouverneur de Negapatam n’en accusa pas moins Février (27 novembre) de leur avoir procuré de la poudre et des boulets. Dupleix à qui la plainte fut retournée le jour même répondit sans tarder (1er décembre) en invitant Mossel à fournir ses preuves et, comme il fallait s’y attendre, aucune ne fut produite. Les Hollandais, cédant à l’esprit qui les animait dans l’Inde, tenaient surtout à nous manifester leurs mauvaises dispositions.

Cependant le roi de Tanjore n’avait pas perdu de vue la demande d’une avance de quatre années de tribut. Les pourparlers un instant suspendus par la disgrâce — d’ailleurs momentanée — d’Ayengar furent continués par Annapachetty en décembre et janvier. À la fin Dupleix se laissa également convaincre et dans la première quinzaine du mois suivant, il fit savoir à Février que dès l’arrivée des vaisseaux de France, on paierait au roi 6.000 pagodes. Il en fut ainsi fait : Février les reçut de Pondichéry le 5 août 1743 et les remit dix jours après au représentant du roi. Celui-ci nous avait de son côté remis dès le 20 juin le sanad d’échange des 3 aldées de Condigué, Kenoucoutalom et Mattacoudy contre celles de Poudoutoré, Covilpatou, Vadamaracadou, Kilacachacoudy et Taleterou dont nous primes aussitôt possession.

Avec l’incertitude du lendemain qui était le propre des affaires de l’Inde, on comprendra que malgré les avantages qui lui avaient été offerts, Dupleix ait hésité à consentir à l’opération. Qui lui garantissait que ses avances ne seraient pas perdues ? Depuis 1736, où le royaume de Trichinopoly avait succombé sous les coups de Chanda-Sahib, l’existence de celui de Tanjore était devenue précaire. Chanda-Sahib l’avait envahi dès 1738, sous prétexte de lui demander le tribut que tous les princes de l’Inde payaient au Mogol ou à ses mandataires, et c’est même à cette invasion que nous avions dû la confirmation de la possession de Karikal. Il avait lui-même disparu en 1741 sous les coups des Marates, qui lui avaient pris Trichinopoly et l’avaient emmené prisonnier en leur pays. Maintenant, c’était un de leurs chefs, Morari Corpadé, qui menaçait le Tanjore pour son compte personnel et c’était aussi Nizam qui réclamait le tribut au nom du Mogol.

Alternative peu séduisante ! Dans cette occurrence, on vit se reproduire à Tanjore ce qui s’était passé dans le Carnatic après la mort de Dost Ali ; les familles des ministres et de hauts personnages, même alliés à Nizam, envoyèrent demander à Negapatam et à Karikal si l’on ne consentirait pas à les recevoir. L’ancien roi de Tanjore, Sahaji, retiré à Trichinopoly, demanda aussi à Février l’hospitalité à Karikal pour lui et les siens, avec l’arrière-pensée de nous demander ensuite notre concours pour remonter sur le trône paternel. Mossel, Dupleix et Février furent moins gracieux que ne l’avait été Dumas ; ils firent la sourde oreille à ces demandes peu opportunes et durant leur silence, le temps travailla pour eux. Nizam reprit Trichinopoly aux Marates le 25 août 1743, mais il ne fit point la guerre au Tanjore qui au mois d’octobre suivant consentit à lui payer 45 lakhs de roupies, dont 10 comptant.

Où trouver ces 45 lakhs ? Les réserves royales en fourniront une partie : les sujets donnèrent le reste, sous forme de contribution plus ou moins volontaire. Le roi, pour avoir de l’argent, envoya piller de tous côtés et Annapachetty lui suggéra, en ce qui nous concernait, de s’emparer du produit[10] des aldées qui nous avaient été données en nantissement. Il fallut, pour empêcher cette spoliation, que Dupleix fit intervenir Nizam lui-même par l’entremise de son ministre Iman Sahib, notre ami.

La sécurité se trouva ainsi rétablie dans le Tanjore. Les Hollandais avaient fait la paix le 1er juillet, mais cette paix fut de courte durée et cette fois nous fûmes entraînés dans la guerre.

Les fortifications que les Hollandais avaient élevées autour de Negapatam déplaisaient au roi. En mars 1744, Govindachetty, frère d’Annapachetty, vint avec 1.000 chevaux et 2.000 pour sommer le gouverneur de les détruire. Sur son refus, il pilla les aldées autour de la ville, puis comme pour nous faire visite, il vint à Karikal le 1er avril en compagnie d’Ayengar, rétabli dans ses fonctions. Govindachetty paraissait animé à notre égard des meilleurs sentiments, mais Ayengar voulait une affaire. Il jugea insuffisant le cadeau d’usage que Février lui offrait et qui était de 100 pagodes, et réclama en plus un cheval de 110 pagodes et une chaîne en or de 80. Mais, comme s’il craignait qu’on ne les lui donnât, il partit précipitamment le même jour pour Tricoulour où il demanda qu’on lui apportât les présents, et qu’on les lui fit remettre par notre courtier et nos écrivains, soit disant pour ajuster les comptes. Février, se doutant qu’on retiendrait ses hommes pour exiger d’eux une rançon, refusa de les laisser partir.

Ayengar envoya alors dans la nuit qui suivit et qui fut celle du 3 au 4 avril, des pions et 50 cavaliers pour empêcher le riz d’entrer dans nos aldées de nantissement. Février répondit à cette provocation en donnant ordre au lieutenant Guesdon de chasser cette troupe en lui recommandant toutefois de ne tirer que si nous étions attaqués les premiers. Ce fut ce qui se passa : les pions d’Ayengar, invités à se retirer, répondirent d’abord par des insolences puis par des coups de feu : nous eûmes cinq blessés. Guesdon riposta et les repoussa un instant, mais n’ayant pas assez de monde pour garder le terrain, il rentra le même jour à Karikal (5 avril).

Dupleix, informé de cet incident, prit aussitôt des dispositions pour renforcer Février. Dans la nuit du 7 au 8 avril, il fit partir le Fidèle, la Rose et le bot l’Expédition avec des hommes, de la poudre, des balles, du riz et des provisions ; puis il écrivit à Mahé, où se trouvaient le Fleury et le Pondichéry, pour inviter les commandants de ces navires à toucher à Karikal à leur retour et y déposer des soldats et des munitions. Les renforts ainsi assurés par Dupleix en avril et en mai se montèrent à 360 hommes, sans compter les cipayes et 80 topas.

Le premier détachement commandé par Paradis arriva le 17 avril. Dès le lendemain, il prit l’offensive par une attaque imprévue, qui fit perdre aux Tanjoriens 500 hommes, tandis que nous comptions seulement trois morts. D’autres attaques qui eurent lieu en mai coûtèrent aux ennemis une cinquantaine d’hommes et ce qui restait de la forteresse de Karcangery : la place se trouva ainsi dégagée. À la suite de ces exploits où Paradis se distingua par sa résolution et son audace, ce ne fut qu’une voix dans tout le Tanjore pour dire que depuis qu’il y avait des Européens dans le pays, jamais les Tanjoriens n’avaient été si bien battus.

Cependant l’ennemi n’avait pas renoncé à la lutte ; il avait assemblé 5.000 chevaux et 1.500 fantassins, avec l’intention bien arrêtée de prendre Karikal. Il nous attaqua le 29 mai. Afin que les chevaux ne craignissent pas le feu, on avait pris le soin de leur bander les yeux. L’affaire fut chaude : nous commençâmes par faire plier l’infanterie, mais la cavalerie nous prit de flanc et mit le désordre dans nos rangs. Nous eûmes cinq tués, dont les têtes furent envoyées à Tanjore comme trophées de guerre.

Les jours suivants, l’ennemi, renonçant à une attaque directe, jugea plus utile de nous fatiguer en nous tenant sans cesse en éveil par des escarmouches. La partie devenait sérieuse et peut-être se fut-elle terminée par un désastre, si le 7 juin, dans l’après-midi l’armée de Govindachetty n’avait été subitement rappelée à Tanjore par une attaque des Maures. Ce fut notre salut, d’autant que le 11 juin un accident grave créa un nouveau danger. Une explosion provoquée par l’imprudence de quelques canonniers occupés à faire des fusées à bombe, mit le feu à la poudrière qui sauta, en engloutissant Février et sept à huit blancs et en détruisant 19 à 20 milliers de poudre.

Lorsque ces événements furent connus à Paris l’année suivante, ils y produisirent une pénible impression ; ce fut le triomphe de ceux qui n’avaient cessé de protester contre « la manie des agrandissements » et c’étaient presque tous les directeurs. Nul ne proposa pourtant de renoncer à cette acquisition. Quant à Dumas, il eut le courage assez rare de reconnaître qu’ayant maintenant part à tous les secrets de la Compagnie, il pensait bien différemment de ce qu’il faisait dans l’Inde et il écrivit à Dupleix le 11 mars 1746 « qu’il se repentait très fort d’avoir formé cet établissement[11] ». Après cette déclaration d’un homme qui avait organisé l’expédition de Moka et rêvé d’acquérir Colèche et Ganjam, on s’étonnera moins que dix ans plus tard la Compagnie tout entière n’ait pas approuvé les conquêtes de Dupleix : sa politique exclusivement commerciale ne s’inspirait pas de principes influencés par les circonstances.

*

Cependant le Conseil Supérieur avait fait choix de Paradis pour remplacer Février. Le nouveau chef se trouva dès l’abord en face de propositions de paix qui, disons-le de suite, se déroulèrent pendant trois ans pour n’aboutir qu’en 1747. Paradis eut désiré, pour débuter, ne pas notifier au roi sa prise de possession, sous prétexte que c’était celui-ci qui avait provoqué la guerre, mais Dupleix l’invita formellement à se conformer aux usages. Nous ne le suivrons pas, non plus que les ministres du roi, dans le détail des négociations qu’ils échangèrent : il semble qu’à l’origine tout au moins la conversation ait été peu aimable de part et d’autre. Le roi, invoquant une promesse verbale de Février, réclamait un nouveau prêt de 100.000 pagodes ; d’autre part Paradis demandait l’abolition du tribut annuel.

La guerre qui éclata dans l’intervalle avec l’Angleterre n’était pas faite pour fortifier notre situation ; néanmoins Paradis continua de répondre avec vigueur à ce qu’il appelait les friponnerie » du roi ou de ses gens. En décembre 1745, il fit même arrêter sept ou huit notables qui, pour nous priver du produit des aldées de nantissement, laissaient périr les nellys ou en suspendaient la récolte, et il maintint l’arrestation jusqu’à ce que la récolte fut terminée. Quoique, de l’aveu même de Dupleix, cet acte d’autorité fut le seul bon pour régler nos affaires avec les indigènes, Dupleix se crut obligé de le désapprouver officiellement auprès de la Compagnie ; il craignait que l’état de guerre avec les Anglais ne l’entrainât en des complications imprévues du côté de Karikal.

On sait déjà que la guerre européenne n’y eut d’autre répercussion directe que le rappel de Paradis au mois de juillet 1746, pour prendre part au siège de Madras puis aux autres opérations qui se déroulèrent autour de Pondichéry.

Paradis, qui s’appliquait à connaître le génie et le caractère des Tanjoriens, assurait que la meilleure façon de se comporter avec eux était de s’en faire craindre, sans cependant chercher à leur prendre des terres ; il suffirait, à son sens, lorsqu’on était mécontent de la Cour, de faire défense aux chefs des aldées, à cinq lieues à la ronde de notre établissement, de cultiver leurs terrains. Ce moyen était d’autant plus convenable qu’il n’occasionnait pas de dépenses et était cependant capable de faire entendre raison à la Cour de Tanjore, extrêmement intéressée[12].

Informée de ces dispositions, la Compagnie écrivit à Dupleix le 20 novembre 1747 :

« Si suivant le sentiment de M. Paradis, vous pensez qu’il faille en imposer aux Tanjoriens pour bien vivre avec cette Cour, vous êtes à portée de donner sur cela les ordres que vous croirez convenables. Mais nous ne saurions trop vous faire observer la nécessité dont il est d’obvier à tout ce qui peut perpétuer la guerre dont les suites sont toujours à redouter. »

Dupleix était loin d’être hostile à une entente :

« Quelque désavantageuses que fussent les propositions du roi, répondit-il à la Compagnie le 18 octobre précédent, elles convenaient cependant mieux aux intérêts de la Compagnie que la guerre dont le succès était toujours douteux et dispendieux[13]. »

Un an plus tard, il n’avait plus tout à fait les mêmes sentiments ; ses succès sur les Maures et sur les Anglais les avaient un peu modifiés. Dans sa réponse à la lettre de la Compagnie, il paraissait moins disposé à accepter à l’égard des princes indiens la politique de ménagement et de pusillanimité qui avait été considérée jusqu’alors comme une loi intangible : « L’expérience de ces pays-ci, disait-il, nous a fait connaître qu’il serait souvent plus expédient d’en imposer non seulement aux Tanjoriens, mais à tous les Asiatiques en général : mais notre situation ne nous permet pas toujours d’user de ce violent remède[14]. »

*

Paradis fut remplacé intérimairement par un conseiller du nom de Leriche. Celui-ci, comme son prédécesseur, commença par ne pas admettre le ton de supériorité avec lequel lui écrivaient les autorités de Tanjore, sous prétexte qu’il représentait une Compagnie de marchands : « nous sommes des marchands, répondit-il, mais qui savons nous défendre ».

L’arrestation dans les mêmes jours puis la mise à mort d’Anapachetty et de quelques autres notables servit dans une certaine mesure nos intérêts en faisant arriver au pouvoir un nommé Macossy, qu’on disait homme d’esprit et moins absolu que son prédécesseur ; les gens du roi ne s’en crurent pas moins autorisés, au moment de la récolte d’octobre, à couper les eaux pour mettre le nelly en péril. Il fallut que Leriche envoyât des soldats dans les aldées pour rompre les digues et il en fallut d’autres pour enlever la récolte.

La prise de Madras sur les Anglais, qui eut lieu le 21 septembre, donna un cours plus favorable aux négociations, le roi se montra plus disposé à un accommodement. Mais Dupleix lui fit répondre d’une façon évasive, persuadé que le meilleur moyen d’avoir une bonne paix était de paraître ne pas la désirer. Pour empêcher qu’elle ne fut conclue, il n’est pas de sollicitations que ne firent les Anglais ; ils envoyèrent même, en décembre, une escadre qui croisa durant plusieurs mois devant Karikal. En ne cédant pas alors à leurs suggestions, il n’est pas douteux que le roi nous évita bien des ennuis et des inquiétudes.

Pas plus que les Anglais, les Hollandais ne désiraient une entente entre nous et les Tanjoriens ; mais ils venaient eux-mêmes de renouveler la guerre contre le roi en lui enlevant au début de l’année Rameswaram et deux forts des environs ; ces hostilités étaient pour nous fort opportunes.

La prise de Madras n’eut cependant pas sur la conclusion de la paix une action aussi directe et aussi efficace qu’on eut pu le penser ; à vrai dire elle empêcha seulement la guerre de reprendre effectivement ; mais les négociations elles-mêmes continuèrent de marcher avec une extrême lenteur ; elles étaient retardées par les Hollandais qui faisaient courir le bruit que d’accord avec les Anglais, ils viendraient attaquer Karikal et chacun pouvait savoir que si nous avions construit pour protéger la ville un fossé et trois forts : les forts Saint-Joseph, Saint-Louis et Dauphin, nous n’avions plus en mars 1747 que 30 hommes pour nous défendre : les autres avaient été rappelés pour l’attaque de Madras ou la défense éventuelle de Pondichéry. D’autre part, puisque la guerre était en réalité suspendue, la discussion ne portait pas sur des principes nécessitant une solution urgente ; Macossy nous demandait de faire quelques sacrifices d’argent ; l’amitié du roi, disait-il, pouvait nous être fort utile, s’il faisait la guerre aux Hollandais qui se préparaient ouvertement à nous combattre ; mais il ne formulait pas de propositions fermes et Dupleix était d’avis qu’il fallait les attendre.

Macossy précisa enfin ses intentions. En janvier et on mars 1747, il nous demanda l’avance d’une puis de deux années de tribut et des présents pour le roi, notamment un beau cheval de Perse et des chiens de Cochin. Nous ne pouvions, pensait-il, être moins généreux que les Hollandais qui, malgré leur état de guerre avec le roi, lui avaient fait en novembre 1746 un présent de 400 pagodes et lui avaient payé trois années de tribut, dont deux d’avance. — Le 20 mai, Leriche, autorisé par Dupleix, paya effectivement 2.000 pagodes sur les 3.000 d’avance qu’on lui réclamait, mais pour les autres il déclara n’être disposé à les verser que si on lui écrivait des lettres polies. Ainsi furent terminées en fait les hostilités, réduites depuis longtemps déjà à de simples contestations pécuniaires.

§ 3. — Mahé.

Notre établissement de Mahé était situé sur la mer à l’embouchure méridionale d’une petite rivière qui séparait les états de Bayanor, prince de Bargaret, au sud et ceux de Coguinair au nord. Par traité du 8 novembre 1726, Bayanor nous avait confirmé la possession d’un petit territoire, cédé on 1721, qui n’englobait guère plus de 25 à 30 hectares, dominé à l’est par deux petites montagnes au pied desquelles s’arrêtaient nos possessions. Au début de 1732, Coguinair nous avait cédé moyennant quelques redevances annuelles la montagne du Grand Calay, située au nord de la rivière, qui occupait une superficie encore moins étendue.

L’intérêt de ce modeste établissement résidait exclusivement dans le commerce du poivre, qui pouvait nous donner chaque année 1500 à 1600 candils, mais au nord de la rivière et jusqu’à dix ou quinze lieues le long de la côte ou dans l’intérieur des terres s’étendaient cinq petits états se livrant au même trafic. Or nos voisins anglais de Tellichéry ne voyaient, selon leur habitude, que leurs intérêts immédiats qui étaient de nous empêcher de faire le moindre commerce, afin d’être les maîtres du marché. De là une série de manœuvres ténébreuses et inavouées, mais sérieusement délibérées et résolument poursuivies pour détacher de nous ces états et les déterminer au besoin à nous faire la guerre. Chériquel, qui était le plus éloigné, et les quatre Nambiars qui confinaient à la rivière de Mahé, étaient assez disposés à suivre les inspirations anglaises, mais tel n’était pas le sentiment du sultan de Cannanore, du roi de Cottiate ni de Coguinair. Sans refuser de fournir du poivre aux Anglais, ils n’entendaient nullement leur en concéder le monopole. Le roi de Cottiate notamment dont l’état en produisait le plus, tenait à ne pas être soumis aux exigences de Tellichéry, mais entre ses états et notre établissement s’étendait le territoire des quatre Nambiars. Les Anglais entreprirent de nous fermer ce passage et sur leurs suggestions, les Nambiars nous firent la guerre au mois d’août 1739. Cette guerre, où nous fûmes plus ou moins soutenus par Coguinair, le roi de Cottiate et le sultan de Cannanore, sans que les Anglais intervinssent autrement que pour fournir à nos ennemis des munitions de guerre et des canonniers, se termina à notre avantage par un traité signé le 22 décembre, par lequel les Nambiars nous cédaient les montagnes de Poitara et de Chambara, conquises au cours des événements, et promettaient de laisser venir librement à Mahé tous les poivres qui passeraient par leurs terres.

Ce succès encouragea Dirois, chef de notre comptoir, à demander à la mère de Bayanor, régente de Bargaret, de nous céder les deux montagnes dominant Mahé, que nous convoitions depuis dix ans. Il fut assez heureux pour pouvoir les obtenir le 1er janvier 1740 et l’ingénieur Paradis commença aussitôt à les mettre en état de défense. Les forts qu’on y édifia s’appelèrent le fort Condé et le fort Dauphin.

Cette nouvelle acquisition contrista les Anglais au delà de toute expression. Comme on s’attendait chaque jour à apprendre que la guerre était déclarée entre la France et l’Angleterre, Wake, chef de Tellichéry, ne se crut pas tenu à notre égard à beaucoup de ménagements et envoya plusieurs émissaires plus ou moins secrets dans l’état de Bargaret pour représenter aux notables indigènes que la cession des deux montagnes était une trahison de leurs intérêts ; il persuada la régente qu’elle avait commis une erreur, s’assura le concours du roi de Calastry et quand il jugea que nous étions hors d’état de nous défendre, ouvrit lui-même les hostilités le 22 juin, en s’emparant de la montagne d’Andalimalla, en arrière de Tellichéry, qui nous fermait le chemin de Cottiate.

Nous ne décrirons pas les différentes péripéties de cette lutte, où les Anglais déployèrent infiniment d’habileté pour nous combattre, tout en niant leur participation à la guerre. Il n’est rien qu’ils ne tentèrent pour débaucher nos alliés et pour nous susciter de nouveaux ennemis. Les hostilités se bornèrent d’ailleurs à l’occupation de quelques hauteurs et à divers faits d’armes de peu d’importance, mais assez graves pourtant pour paralyser notre commerce et nous engager dans des dépenses ruineuses, qui nous affaiblissaient peu à peu et risquaient de nous conduire à un désastre.

Il ne semble pas, d’autre part, que Dirois ait eu le tact nécessaire pour empêcher nos voisins et amis de se détacher insensiblement de nous, pour faire cause commune avec Bayanor.

Aussi nos affaires étaient-elles compromises et même désespérées lorsque la Bourdonnais arriva à Pondichéry avec une escadre le 30 septembre 1741 dans le but de secourir cette ville contre les Marates.

Il ignorait qu’on eut fait avec eux une paix honorable et il serait revenu tout de suite aux îles si Dumas ne lui avait représenté que, le comptoir de Mahé étant en danger, il pouvait utilement y employer ses forces. La Bourdonnais n’hésita point et mit à la voile le 20 octobre, le jour même où Dumas s’embarquait pour France par le Duc de Penthièvre, ayant pour ainsi dire décidé l’expédition militaire qui mit un à la guerre.

La Bourdonnais arriva à Mahé le 24 novembre. Il était temps. Presque tous les Malabars étaient ligués contre nous, les Nambiars notamment étaient devenus des ennemis déclarés ; ils ne nous avaient certes pris aucun poste, mais sans nous attaquer ils nous tenaient sans cesse en éveil et nos troupes étaient extrêmement fatiguées. Après s’être rendu un compte exact de la situation, la Bourdonnais se résolut à une grande attaque le 3 décembre. Après un feu des plus meurtriers qui dura cinq heures, l’ennemi prit la fuite et se retira dans l’intérieur du pays, nous abandonnant ses canons et plusieurs postes. Cette victoire nous avait coûté 28 tués sur place et une trentaine d’hommes qui moururent de leurs blessures ; l’ennemi perdit environ 500 hommes.

Le gouverneur de Tellichéry vint peu de temps après à Mahé féliciter la Bourdonnais du succès de nos armes, mais, dit un narrateur anonyme de ces événements[15], « je crois que ce n’était pas de bon cœur ».

La régente de Bargaret, informée de nos désirs de rétablir la paix, répondit favorablement à nos ouvertures et des négociations assez laborieuses s’ouvrirent presque aussitôt tant avec Bayanor qu’avec les Nambiars et avec les Anglais. La Bourdonnais, quoique victorieux, tint à ne pas quitter Mahé avant qu’elles n’eussent abouti à des résultats positifs. Ces résultats se traduisirent par trois traités ou conventions en date des 26 décembre 1741, 3 et 22 janvier 1742.

Par le premier signé avec les quatre Nambiars, ceux-ci confirmaient l’accord du 22 décembre 1739, s’engageaient à remettre à la Compagnie 14 palmeraies situées au bas du Grand Calay et obtenaient de la Bourdonnais la promesse qu’il s’entremettrait auprès de la Compagnie pour leur faire remise d’une somme de 180.000 fanons qu’ils étaient obligés de lui payer en vertu dudit accord.

Par le second, conclu avec les Anglais sous forme « d’arrangements pour le bien commun des Compagnies de France et d’Angleterre et pour la tranquillité de leurs établissements », les deux parties s’engageaient mutuellement à démolir et abandonner les forts qu’elles avaient établis dans la province d’Iruvelinad et notamment ceux d’Andalimalla, Chambara et Poytara. Pour assurer la sincérité et la liberté du commerce, le poivre ne pourrait être plus acheté qu’à Mahé et à Tellichéry.

Par le troisième enfin, conclu avec Bayanor, la propriété des deux forts de Mahé nous était confirmée, mais nous rendions les quatre ou cinq forts que nous avions pris pendant la guerre. Le poivre de Bargaret ne pourrait désormais être vendu qu’à la Compagnie de France et Bayanor s’engageait à confisquer tous les poivres et embarcations qui en porteraient hors de son pays. On échangea des présents et la Bourdonnais s’embarqua dès le lendemain pour l’Île de France où il arriva le 9 février.

Cette paix avait coûté à la Compagnie 125.000 fanons, autrement dit nous l’avions achetée plutôt qu’imposée. Il avait été entendu par le traité qu’on délimiterait le territoire contigu aux deux montagnes dont la possession définitive venait de nous être reconnue ; la régente qui gouvernait au nom de son fils âgé de dix ans ne voulut point se prêter à cette opération et son refus faillit rallumer la guerre, qui resta comme une menace sur notre petit établissement jusqu’au mois de septembre. Fort heureusement, Dirois avait été remplacé au printemps comme directeur de Mahé par le conseiller Signard[16]. Celui-ci était loin d’être aussi passionné que son prédécesseur ; il lui suffit d’être en possession des deux montagnes et de pouvoir les fortifier et il attribua moins d’importance aux quelques champs qui pouvaient les environner du côté de l’ouest et du sud ; il ne fatigua point la régente par ses réclamations ; d’ailleurs il mourut lui-même dans la nuit du 23 au 24 octobre suivant.

La question cependant ne fut pas perdue de vue et fut à plusieurs reprises soulevée avec plus ou moins d’insistance. On pensa notamment en 1746 que la présence de l’escadre de la Bourdonnais à la côte Coromandel pourrait faire quelque impression sur la régente, mais elle expliqua sans s’émouvoir que l’affaire pouvait parfaitement attendre que son fils eut atteint l’âge de trente ans. On ne pouvait plus galamment ajourner sine die les négociations.

Le successeur de Signard fut son second, Duval de Leyrit, dont le frère Duval d’Espréménil était déjà conseiller au Conseil supérieur de Pondichéry. C’était un caractère conciliant et mesuré et il entretint d’abord de bonnes relations avec la régente, au point de lui prêter de la poudre et des balles contre un de ses sujets révoltée. Dupleix n’eut aucune part à cet événement, d’ailleurs des plus insignifiants ; il est intéressant néanmoins de noter au passage comment il l’apprécia. S’il avait eu dès ce moment l’idée ou du moins l’intuition de la politique qu’il pratiqua huit ans plus tard, il est vraisemblable qu’il eut approuvé l’initiative de Leyrit : ce fut le contraire qui arriva. Il écrivit à Leyrit qu’il eut été plus convenable d’éluder la demande de la régente, dans la crainte de s’attirer avec les princes du pays de nouvelles affaires dont la Compagnie n’avait pas besoin[17].

Malgré la guerre avec l’Angleterre qui suivit de deux ans sa prise de possession de la direction de Mahé, Leyrit administra nos affaires au milieu d’un calme relatif. Dès la fin de 1744, il s’était entendu avec son collègue Geckie, gouverneur de Tellichéry, pour observer la neutralité à la côte Malabar, quoi qu’il dut arriver en d’autres parties de l’Inde. Aussi lorsque l’année suivante, les gens du pays disposés à faire la guerre aux Anglais, nous demandèrent de nous joindre à eux, ce ne fut l’avis ni de Leyrit ni de Dupleix. La guerre éclata néanmoins, mais elle fut de peu d’importance et de courte durée. Le conseil de Bombay la désapprouvait et, pour faciliter la paix, il fit remise à Cheriquel de 40.000 rs. qu’il devait à la Compagnie d’Angleterre (février 1746).

Sur ces entrefaites Geckie fut remplacé par Dudley. Celui-ci parut d’abord disposé comme son prédécesseur à entretenir de bons rapports avec Leyrit, mais ses sentiments étaient-ils sincères ? Dès le mois de mai, il avait noué avec Bayanor d’étroites intelligences et son interprète Domingue Rodriguez avait essayé d’obtenir de la régente un établissement anglais à Moutongué, à six kilomètres au sud de Mahé, sur la côte.

L’arrivée de l’escadre de la Bourdonnais à Pondichéry qui eut lieu deux mois plus tard, exaspéra les susceptibilités des Anglais et les jeta dans les plus grandes alarmes. Comme ils oublient facilement leurs engagements, — si même ils croient en prendre — ils s’imaginèrent que nous n’aurions pas plus de scrupules qu’eux et que nous irions les attaquer ; dans cette crainte ils accrurent les fortifications de Moilan, à deux kilomètres environ au sud de Tellichéry et augmentèrent de 300 maures, noirs et tives, leur garnison qui était déjà de 1.500 hommes. De notre côté nous n’avions à Mahé que 377 hommes, tant blancs que topas, 130 cipayes, 100 tives et 100 maures, au total 700 hommes environ ; il est vrai que ces forces pouvaient éventuellement recevoir un précieux appoint par l’entrée en guerre du roi de Cotiatto et des quatre Nambiars, qui nous étaient restés fidèles et Coguinair venait, en réponse aux fortifications de Moilan, qui menaçaient aussi son territoire, de nous céder la montagne des Ostendais, qui avec la Montagne Verte ou Fort Saint-Georges constituait une excellente défense pour l’entrée de la rivière de Mahé[18].

La situation devint encore plus trouble après la prise de Madras. Craignant plus que jamais qu’on ne vint les attaquer, les habitants de Tellichéry émigrèrent en masse et il ne resta plus guère dans la ville que les troupes anglaises. En novembre, Dudley parut disposé à ouvrir réellement les hostilités : il fit passer 600 hommes au sud de Moilan, comme s’il voulait venir nous attaquer et toute correspondance fut suspendue entre les deux établissements. Il n’y eut cependant aucune opération militaire effective tant sur terre que sur mer, sinon que sur mer les Anglais arrêtèrent un navire chargé de blé que Leverrier envoyait de Surate et qu’ils présumaient nous être destiné.

Leyrit n’était plus à ce moment directeur de Mahé : il avait été désigné en octobre pour aller remplacer Burat au Bengale. Toutefois, faute de navires, il ne put partir qu’au mois d’avril suivant ( 1747) et il continua jusqu’à cette date d’exercer ses fonctions. Avant son départ, il reçut la visite de l’escadre de Dordelin partie de Pondichéry en janvier. Le roi de Travancore prévenu que cette escadre s’arrêterait à Colèche avait répondu par une nouvelle démonstration de son attachement à la France. Dordelin ne fit malheureusement que passer comme s’il avait les Anglais à ses trousses et Dupleix regretta pour notre prestige cette timidité mal placée.

À Mahé, Dordelin reçut la visite d’Ali Rajah, sultan de Cannanore. Ce souverain maure venait nous proposer une entente contre les Anglais. Comme il ne nous parut pas possible d’entrer dans ses vues, il alla faire les mêmes propositions au roi de Cotiatte, qui se déclara prêt à faire la guerre si nous y participions nous-mêmes. « C’eut été pour nous, écrivit Dupleix à la Compagnie le 30 novembre 1747, une circonstance bien favorable, si nous eussions été à lieu de profiter de la haine invétérée de ces deux princes contre nos ennemis. » La visite d’Ali Rajah nous avait coûté 1.000 pagodes et un prêt de 3.000 piastres.

Le voyage de Dordelin ne servit donc à rien. Leyrit eut beau le presser de tenir la mer pour arrêter les vaisseaux anglais venant de Surate et de Bombay, assuré, disait-il, qu’aucun n’échapperait à cette croisière. Dordelin répondit que ses équipages étaient trop fatigués. Lorsque Dupleix connut cette conduite, il ne trouva pas de termes assez vifs pour exprimer son indignation ; mais quelle action pouvait-il avoir sur Dordelin à la côte Malabar, alors qu’à Pondichéry il avait eu tant de peine à décider la Bourdonnais à entreprendre le siège de Madras ?

Le successeur de Leyrit fut le plus ancien conseiller, Louet, qui servait à Mahé depuis vingt ans. Il avait eu maille à partir avec la Compagnie en 1739 à propos de la gestion du directeur Bunel et avait même été renvoyé en France pour fournir des explications sur sa conduite et sur ses comptes.

Son administration jusqu’en 1749 fut des plus calmes et des moins agressives ; il ne résolut pas la question des limites et il ne chercha pas à accroître nos possessions[19]. Les Anglais, sans reprendre avec nous des relations cordiales, ne lui créèrent pas non plus de grandes difficultés.

Les Angrias de leur côté, ces farouches pirates de la côte, nous étaient absolument favorables depuis 1746. Auparavant ils ne nous traitaient pas mieux que leurs ennemis de prédilection, les Anglais. Lorsqu’ils pouvaient s’emparer d’un de nos navires, ils ne laissaient pas perdre l’occasion. En 1742, ils nous avaient pris le Jupiter, un de nos meilleurs vaisseaux d’Europe, que la Bourdonnais avait envoyé à Goa pour aller chercher des vivres et des provisions[20]. L’année suivante, le 27 mars, ce fut le Neptune, qui tomba entre leurs mains à la hauteur de Calicut, avec le sous-marchand de Brain, de Pondichéry. La libération de ce dernier coûta 5.000 roupies à la famille.

À la suite de ce double malheur, le Conseil supérieur décida d’armer en guerre le vaisseau le Fleury, afin de protéger les navires français à la côte Malabar. Bien lui en prit ; car le Diligent, armé pour Bassora, était à peine arrivé à Mahé le 10 janvier 1744 que le lendemain plusieurs embarcations des Angrias parurent en vue des côtes. Elles y restèrent jusqu’au retour du Fleury, qui était allé à Goa ; alors elles se dispersèrent et le Diligent, escorté par le Fleury jusqu’aux Laquedives, put continuer sa route.

Les Angrias ne nous inquiétèrent plus les années suivantes ; dès l’ouverture de la guerre entre la France et l’Angleterre, leurs sympathies s’étaient manifestées pour les Français et ce furent au contraire à nos ennemis qu’ils s’en prirent, avec leur activité toujours en éveil. Sur la fin de 1746, alors que les Anglais craignaient tant que nous ne vinssions les attaquer à Tellichéry, ils transportèrent une partie de leurs fonds à Mangalore, dans la loge portugaise. Les Angrias ne l’eurent pas plutôt appris qu’ils vinrent les y chercher avec une soixantaine d’embar cations de 3.500 hommes, puis ils pillèrent la ville elle-même comme complément de butin.

Peu de temps après cet exploit, deux envoyés de leur roi vinrent à Mahé complimenter Louet sur nos succès à la côte Coromandel et comme, disaient-ils, les Anglais avaient accepté le secours des Maures et du nabab d’Arcate, ils nous offrirent leur flotte et 6.000 hommes pour les attaquer à leur tour ; ils nous offrirent aussi de nous réinstaller à Rajpour, une loge que nous occupâmes un instant à la fin du xviie siècle.

Dupleix ne trouva jamais une occasion aussi favorable de mettre à mal les établissements anglais de la côte de Malabar, et il est vraisemblable que cinq ans plus tard il n’eut pas hésité à répondre favorablement à l’offre qui nous était faite ; mais il était sous l’impression que les Angrias n’étaient qu’une bande de pirates avec qui les Européens ne pouvaient pas se commettre ; comme directeur du Bengale, il n’avait cessé de préconiser contre eux une action collective des puissances européennes ; il écrivit à de Leyrit qu’il convenait assurément de répondre aux intentions du roi en entretenant ou plutôt en paraissant entretenir avec lui une bonne intelligence, mais qu’il fallait se garder de lui faire de vaines promesses ni de prendre le moindre engagement. Il lui répugnait sans doute de tendre la main à des pirates.

Quoiqu’il en soit, lorsque Dordelin quitta Pondichéry en janvier 1747 pour se rendre à la côte malabar, il reçut comme instructions de ne pas attaquer les Angrias. Ceux-ci se trouvèrent ainsi en meilleure situation pour continuer leurs déprédations sur mer, et dans le temps même où ils causaient avec nous, ils prirent un vaisseau anglais en vue de Cochin et dans la rade même de cette ville un bot hollandais.

Malgré les dangers que lui créèrent les Anglais, notamment au moment du siège de Pondichéry, les dispositions de Dupleix à l’égard des Angrias ne se modifièrent pas ; par une lettre du 10 Janvier 1749, il écrivait à leur sujet à la Compagnie : « Il serait bien à souhaiter que les Angrias qui deviennent de jour en jour plus puissants et plus entreprenants fussent entièrement détruits. » Il est vrai qu’à ce moment la paix était signée en Europe et que nous n’avions plus ni le droit ni le pouvoir de conclure avec eux une entente même occulte : chaque parti avait repris son jeu d’avant-guerre sur l’échiquier indien.


Nous en aurons fini avec les événements essentiels de la côte malabar en indiquant simplement qu’en 1744 un navire danois se perdit corps et biens aux îles Maldives, que presque tout l’équipage périt et que 23 hommes seulement furent retrouvés et ramenés à Mahé. La même année, les Hollandais abandonnèrent leurs petits comptoirs et ne laissèrent à Cannanore qu’un chef avec deux commis[21].

Notre établissement lui-même continuait d’être l’objet des sollicitudes de la Compagnie, qui trouvait pourtant qu’on y était trop souvent en guerre et que les transactions commerciales répondaient rarement aux espérances qu’elle en avait conçues. Alors que le pays devait fournir annuellement de 15 à 1600 candils de poivre, on n’en tirait généralement que 5 à 600 : les frais d’administration absorbaient d’ordinaire les bénéfices des affaires. Cependant nul ne songeait à l’évacuer. Mahé est l’un des endroits les plus charmants du monde ; la population y est de mœurs douces et délicates. C’étaient autant d’attraits pour nous y retenir, autant toutefois que les Européens vont aux colonies et y restent pour y jouir des beautés de la nature.

§ 4. — Mazulipatam et Yanaon.

Les comptoirs de Mazulipatam et de Yanaon, situés l’un à l’embouchure de la Kistna, et l’autre sur le Godavéry à 15 kilomètres environ de la mer, n’étaient pas considérés, même au {{|xviii}}, comme de première importance ; il s’y faisait peu de commerce. La Compagnie demandait en moyenne 15 à 20.000 pagodes de marchandises à Mazulipatam et le triple à Yanaon. Ces marchandises consistaient essentiellement en mouchoirs ou en toiles blanches ou peintes, blanchies ou écrues, auxquelles venaient s’ajouter parfois quelques toiles de Paliacate : les unes et les autres n’étant fabriquées que sur commande, suivant l’usage de tous les comptoirs. Les avances de fonds se faisaient en monnaie de Pondichéry, roupies et pagodes courantes ou à trois figures[22].

L’écoulement de ces monnaies dans des pays séparés de Pondichéry par une distance de 250 lieues, n’allait pas parfois sans les plus sérieuses difficultés ; les faussedars des villes du voisinage, Chicacole, Rajamandry et celui de Mazulipatam lui-même ne se gênaient pas pour en arrêter le cours dans l’espérance d’obtenir de l’argent pour le rétablir. Les années 1737 à 1740 furent, à cet égard, particulièrement troublées ; sous un prétexte ou sous un autre, les faussedars ou les marchands trouvaient que nos monnaies n’avaient pas le titre nécessaire et ils les refusaient en paiement, à moins de les leur donner à des changes excessifs ; une fois même ils ne voulurent à aucun prix de nos pagodes à trois figures ; quand après deux ans de résistance nous les eûmes rapatriées à Pondichéry, il se trouva que ce furent celles-là seulement qui obtinrent leur faveur.

Il fallait beaucoup d’habileté et surtout beaucoup de patience pour manœuvrer au milieu de ces obstacles toujours les mêmes et sans cesse renaissants ; si riche que fut la Compagnie, il y avait des sacrifices qu’elle ne pouvait consentir sous peine de ne plus réaliser aucun bénéfice. Lorsque les prétentions étaient trop dures, on menaçait d’évacuer les comptoirs et généralement elles s’adoucissaient. C’est en vain que le nabab, le nizam et le mogol lui-même donnaient des ordres formels de recevoir nos monnaies ; les faussedars faisaient la sourde oreille et ne les exécutaient qu’autant qu’ils s’accordaient avec leurs intérêts personnels.

À part ces difficultés, la situation politique du pays était généralement tranquille, et notre commerce pouvait se développer sans crainte d’être interrompu par quelque guerre ou révolte. En 1740, le Conseil supérieur tira 661 balles de Mazulipatam et d’Yanaon ; en 1741 Yanaon seul en fournit 627 et Mazulipatam 120. C’était plus qu’il ne fallait pour charger un vaisseau d’Europe.

À lire ces chiffres, on serait tenté de penser qu’Yanaon était une grande ville et Mazulipatam un gros bourg. Cependant alors comme aujourd’hui Yanaon était une agglomération de 4 à 5.000 habitants, et Mazulipatam en comptait une quarantaine de mille. Seulement le pays d’Yanaon jusqu’à Rajamandry se prêtait mieux à la production des toiles. Mazulipatam devait surtout sa valeur à sa situation maritime, qui permettait aux gros navires d’y aborder. Yanaon n’était accessible qu’aux bots et à quelques brigantins.

Aussi, bien que les deux comptoirs fussent placés sur un pied d’égalité et qu’il n’y eut aucune prééminence officielle de l’un sur l’autre, une certaine préférence était-elle attachée à celui de Mazulipatam. Les employés y venaient d’Yanaon comme par un avancement normal. Plus rapproché de Pondichéry, le chef de Mazulipatam avait d’ailleurs le privilège de recevoir le premier communication de tous les ordres intéressant notre politique dans la légion et le faussedar résidait dans la ville elle-même, tandis que celui dont dépendait Yanaon résidait à Rajamandry. C’étaient des avantages politiques plutôt que commerciaux qui avaient déterminé la supériorité effective du comptoir de Mazulipatam.

Le chef d’Yanaon était au début de 1742 de Choisy et celui de Mazulipatam Boyelleau. L’un et l’autre avaient sous leurs ordres deux employés européens et correspondaient en principe tous les quinze jours avec le Conseil supérieur[23].

Boyelleau ne déploya pas beaucoup de zèle pour accroître notre commerce. Il était très négligent et quand on lui demandait 15.000 pagodes de marchandises, il en trouvait à grand’peine la moitié. Il faisait, nous dit Dupleix, peu de cas des fréquentes réprimandes qui lui étaient adressées. Le Conseil supéireur songea plusieurs fois à le rappeler, mais il y avait eu avant lui tellement de mutations de personnel dans le comptoir qu’on recula devant cette mesure radicale.

Un autre eut-il mieux réussi ? il est permis d’en douter. Le commerce de la côte et de l’intérieur était souvent paralysé par ceux qui auraient dû le favoriser. Lorsqu’un faussedar nouveau était nommé, il lui fallait récupérer les fonds qu’il avait déboursés pour obtenir la fonction et c’était toujours aux commerçants qu’il s’adressait de préférence ; aussi ceux-ci n’avaient-ils qu’un maigre souci de développer ostensiblement leurs affaires. Leur prospérité, c’était l’arbre qui attire la tempête. Parfois même les faussedars jugeaient au dessous de leur mérite de venir à Mazulipatam qu’ils considéraient comme un poste inférieur ; tel un ancien ministre de Catec, nommé Moussoud Kouli Kh., en 1746. Quand ils l’acceptaient, c’était avec l’arrière-pensée d’obtenir bientôt un poste plus lucratif. Cette instabilité permanente était déjà pendant la paix un grand obstacle au développement de notre commerce. La guerre fit le reste ; pendant des mois entiers les croisières anglaises tinrent la côte et toutes les relations furent interrompues avec Pondichéry.

Boyelleau, malade, demanda en 1747 à revenir à Pondichéry ; il fut remplacé par Lenoir.

La situation politique et commerciale de Yanaon était sensiblement la même ; peut-être même était-elle pire. Il y avait à peu près chaque année un nouveau faussedar à Rajamandry et presque tous nous cherchaient les plus mauvaises querelles. Choisy avait beau leur faire des dons de joyeux avènement qui nous coûtaient assez cher ; les cadeaux reçus, adieu toute bonne grâce. Les persécutions commençaient. Un nommé Amatou Kouli Kh., nommé en 1745, mit littéralement en fuite tous nos commerçants, et Choisy se trouva ainsi dans l’impossibilité pendant toute une année de fournir les moindres marchandises à Pondichéry. Son successeur, Mircaliloukh, parut, il est vrai, mieux disposé pour les Européens ; il rappela les marchands et vint à Yanaon faire une visite à Choisy. La guerre avec l’Angleterre nous empêcha, comme à Mazulipatam, de profiter de ses bonnes dispositions. D’ailleurs en 1747 il y eut des querelles fort vives entre les nababs de Chicacole et de Rajamandry et tout commerce fut arrêté.

Choisy se sentant depuis longtemps malade se retira à Mazulipatam en 1747 ; peu de jours après son arrivée, il y mourut (27 octobre). Ce fut Sainfray qui lui succéda.

§ 5. — Surate.

Notre établissement de Surate ne s’était jamais relevé des dettes que l’ancienne compagnie des Indes y avait contractées et depuis 1724 la nouvelle avait cessé d’y faire le commerce. Nous y entretenions cependant un chef et deux agents, mais ils ne devaient s’y considérer que comme des marchands particuliers, au même titre que les autres Français, et s’ils avaient la qualité d’agents de la nation, c’était pour y conserver et maintenir nos privilèges plutôt que pour les exercer ; ils étaient les intermédiaires obligés entre nos nationaux et les autorités locales et, comme nos consuls des Échelles du Levant, ils percevaient un droit de 2 pour cent sur toutes les marchandises vendues sous notre pavillon[24]. Le trafic de Surate se trouvait ainsi réservé exclusivement au commerce d’Inde en Inde, bien que Dupleix eut suggéré en 1737 de faire visiter annuellement le port par un vaisseau d’Europe, mais ces suggestions, admises en principe, n’avaient été suivies d’aucun effet.

Quelle était l’importance du trafic ? Nous n’avons aucun chiffre précis, mais il n’était pas négligeable. Chandernagor envoyait chaque année un ou deux navires à Surate et Dupleix avait caressé pendant plusieurs années le rêve d’y amorcer un mouvement commercial direct avec la Chine. Nos vaisseaux desservant Moka et le golfe Persique y touchaient presque toujours à l’aller et au retour. Il en était toutefois du port de Surate comme de celui d’Yanaon ; situé à quelque distance de la mer, sur la Tapti, il n’offrait pas de facilités suffisantes pour la navigation et son importance diminuait chaque année au profit de sa rivale, l’opulente Bombay, qui étalait au bord de la mer ses rades successives et bien abritées.

En 1742, le comptoir de Surate avait pour chef le conseiller Leverrier, qui avait remplacé dans le courant de 1739 Jean-Baptiste Martin, mort en 1738 et successeur lui-même de Flacourt, décédé en 1736. Leverrier eut d’abord comme second un nommé Cornet, un des rares Français dont il reste encore aujourd’hui des descendants à Pondichéry, puis un nommé Boucard. Suivant ses instructions, Leverrier devait être un consul plutôt qu’un chef de comptoir, en attendant que le titre conforme à la fonction, fut officiellement confié à l’un de ses successeurs. Leverrier était encore chef du comptoir en 1749.

Par décision de la fin de 1727, le Conseil supérieur avait fixé à 220 rs. par mois les dépenses du comptoir, mais ce chiffre était inférieur aux besoins réels. Pendant les dix années de sa gestion, Flacourt en dépensa 40.992, dont 11.206 pour des appointements d’employés dus depuis dix ans. En deux ans et demi, Leverrier trouva le moyen d’en dépenser 21.146, ce qui parut excessif. Aussi par lettre du 2 janvier 1743, le Conseil supérieur lui fit-il savoir qu’il ne pourrait disposer chaque année que de 5.089 roupies.

Avec ces maigres ressources, le chef de notre comptoir ne pouvait jouir d’un grand prestige. Il ne lui était alloué d’autre part que six pions ; les frais de carosses et autres équipages étaient à son compte ; d’ailleurs en aucun de nos comptoirs, la Compagnie ne donnait d’équipage à ses employés ; ceux qui voulaient avoir des palanquins les payaient. La maison où notre loge était installée ne nous appartenait pas et lorsqu’en 1743, Leverrier proposa d’en acheter une, le Conseil supérieur refusa.

Le comptoir jouissait en général d’une grande tranquillité, sous l’autorité de deux gouverneurs maures, dont l’un commandait dans le fort et l’autre dans la ville. Ces gouverneurs ne nous aimaient guère et se plaisaient souvent à nous le faire sentir ; mais nos affaires étaient si peu importantes que, bons ou mauvais, leurs sentiments nous louchaient assez faiblement.

En 1747, il y eut une révolution assez importante. Un nommé Mir Mamoud Kh. attaqua à l’improviste avec 200 hommes le gouverneur de la forteresse, le fit prisonnier et du même coup se rendit maître de la ville ; puis il se proclama gouverneur. Le Mogol, sans doute gagné par quelque bon argument, le confirma dans ses fonctions.

Mir Mamoud passait pour un honnête homme et pour être de nos amis. Il entretint de bonnes relations avec Leverrier et lui fit d’abord cadeau d’un cheval, dont ce dernier se trouva fort embarrassé. Il accorda ensuite à la nation elle-même un privilège dont jouissaient déjà les Anglais et les Hollandais ; c’était de fabriquer nous-mêmes notre monnaie. Nous y gagnions ainsi 14 roupies par mille, sans compter parfois de 5 à 7 mois d’intérêt à ¾ pour cent par mois que les gouverneurs tiraient de ces mêmes matières. Au moyen de ce privilège, les zélottes de Perse dont Leverrier ne tirait auparavant que 124 rs. ¾ pour le poids de cent piastres, lui en donnèrent 129 ½. (Ariel, 8930, p. 190). Il n’en coûta à Leverrier que de petits cadeaux au divan et à d’autres officiers.

L’étroitesse de nos affaires ne donnait pas à cette concession une valeur considérable. La Compagnie ne faisait plus d’affaires pour son compte depuis les dettes qui avaient épuisé son crédit et compromis sa réputation ; et nos agents à Surate ne servaient plus qu’à couvrir et à régler les opérations que pouvaient encore faire nos compatriotes ou les Indiens se réclamant de notre pavillon. Cependant, au cours de la guerre avec les Anglais, où nos approvisionnements devinrent parfois difficiles, il arriva plusieurs fois que le Conseil supérieur demanda à Leverrier de lui procurer d’assez importantes quantités de blé et d’essayer de les lui faire passer par des vaisseaux arméniens ou maures. Une partie de ces expéditions fut enlevée au début de 1746 par une flottille marate partie de Basseïn. Lorsque la paix fut rétablie en 1749, un des désirs de la Compagnie fut de recevoir 10.000 livres de coton filé de Surate.

En résumé, malgré la guerre avec les Anglais, la situation de nos établissements secondaires ne fut jamais désespérée ni même réellement désastreuse ; ils purent à peu près tous se suffire à eux-même avec leurs propres ressources et le seul changement grave qui fut apporté dans leurs habitudes fut l’interruption du commerce avec l’étranger. Mais il restait aux négociants locaux la faculté de continuer leurs opérations avec le reste du pays et, quand la paix n’y était pas troublée par quelque guerre entre princes indiens, ces opérations se déroulaient en toute sécurité. Malheureusement Chandernagor et Karikal furent dès 1742 les victimes d’événements dont ces villes étaient plus ou moins directement l’objet et, tout compte fait, la période de 1742 à 1749 ne fut pour nos différents comptoirs de l’Inde ni florissante ni heureuse. Ils purent éviter la guerre elle-même, mais ils en ressentirent tous les contre-coups et tous les inconvénients.

Dans un mémoire qu’il adressa à la Compagnie le 16 octobre 1753, Dupleix jetant un regard rétrospectif sur la valeur de ces établissements au moment de la paix d’Aix-la-Chapelle, estimait qu’ils coûtaient très cher à la Compagnie, sans lui procurer des avantages suffisants pour compenser les pertes.

« La nouvelle Compagnie, disait-il, a fait des efforts considérables et quoiqu’elle ait trouvé la plupart des comptoirs formés par l’ancienne, elle les a augmentés jusqu’en 1751 de quatre qui furent Mahé, Yanaon, Karikal et Patna, mais plus le nombre des comptoirs augmente et plus la dépense augmente de même.

Il est facile de voir sur les livres les sommes immenses que celui de Mahé lui a coûté. Une seule guerre entreprise aussi légèrement que mal terminée lui a couté plus d’un million de roupies. Les conditions d’une paix faite en 1742 ne sont pas pas encore terminées et il faudra une nouvelle dépense pour y obliger le prince avec qui on a traité. L’emplacement de l’établissement a été si mal choisi que pour le mettre à l’abri de l’insulte on a été forcé de fortifier différentes montagnes qui le commandent. Ces fortifications, leur garnison, leur entretien, les pensions des princes voisins entraînent annuellement de si grandes dépenses que l’on peut dire que la nation n’a rien de plus cher dans l’Inde que le poivre qu’elle en retire. Il faut cependant avoir un établissement d’où l’on puisse tirer quand et autant qu’on le veut une épicerie dont l’Europe ne peut se passer… mais il n’en est pas moins vrai que les dépenses emportent tout le bénéfice que la Compagnie fait sur cette denrée. Ainsi un des articles de son commerce qui lui coûte tant et qui lui est nécessaire ne lui produit rien. Je crois même qu’elle n’y a eu jusqu’à présent que de la perte. D’ailleurs ce comptoir si à charge n’a aucun revenu qui puisse couvrir la plus modique dépense.

Karikal, que l’on avait présenté d’abord comme un objet de la dernière importance, a été bientôt réduit au vrai, lorsque les illusions que l’on présentait ont été dévoilées. Nos livres nous font connaître que cet établissement a coûté jusqu’en 1750 1 million 19.000 roupies, sans y comprendre l’artillerie, munitions, etc., somme exorbitante qui a tombé en pure perte pour la Compagnie. Ce comptoir n’ayant procuré aucun objet de commerce, les revenus modiques qu’on y avait joints et qui ont produit jusqu’à la même année 286.769 rs. est la seule indemnité que la Compagnie en eut jamais tirée, s’il était toujours resté sur le même pied. Il est clair que ce comptoir est à charge et diminue considérablement le bénéfice des ventes.

Celui d’Yanaon, qui d’abord était des plus simples et peu à charge, en même temps qu’il pouvait fournir des marchandises à bas prix et en quantité, si on avait été en état de les tirer, est devenu comme les autres un objet de dépense assez considérable, aussitôt qu’il est venu dans l’esprit des chefs d’en faire un comptoir considérable par nombre de bâtiments et autres dépenses, la plupart superflues qui ont fait perdre presque tous les avantages de ce comptoir… Les livres nous présentent qu’il a coûté, depuis 1735 jusqu’en 1750, 400.000 rs.

Le comptoir de Patna a un autre objet plus important que celui d’en tirer des marchandises propres pour l’Europe. C’est celui d’y déboucher les lainages provenant des manufactures du royaume. Les frais de régie et de construction y sont peu de chose (la Compagnie n’y ayant point de maison ; elle en loue une). Certainement ce comptoir serait avantageux, si le gouvernement moins tyrannique et les avanies fréquentes n’en absorbaient point tout le bénéfice, ainsi que les frais des flottes et leur passage en allant et venant que la même tyrannie rend toujours exorbitant, de sorte qu’à dire vrai le bénéfice de la vente des draps et autres denrées se trouve plus qu’absorbé et que les marchandises de retour vendues à Chandernagor, quoiqu’achetées à bon marché à Patna, reviennent à un fort haut prix. Ainsi l’on peut dire de ce comptoir comme de tous les autres qu’il a sa bonne part dans la diminution des bénéfices des ventes en Europe. Nul revenu ne lui est attaché et si ce n’était l’objet du débouché de nos lainages, il ne faudrait pas balancer de l’abandonner.

Les comptoirs de Cassimbazar, Balaçor, Mazulipatam, Calicut, Surate, Moka, n’avaient aucun revenu, mais étaient exposés à des avanies assez fréquentes ou à des dépenses fort inutiles… » (A. C. C2 84, p. 25 et 26.)

Dupleix critiquait surtout ces établissements parce qu’ils n’avaient point de revenus fixes et suffisants pour garantir leur existence, quelqu’événement maritime qui put les menacer, il ne pensait pas de même au sujet de Chandernagor, dont les revenus qui n’étaient que de 8.000 rs. en 1732, avaient plus que triplé sous son administration et avaient permis à ce comptoir de résister, comme Pondichéry lui-même, à toutes les malchances de la guerre et à toutes les avanies des princes du pays. Il considérait Chandernagor et Pondichéry comme ayant un avenir assuré.


  1. C. P. Ch., t. 2, p. 288. Lettre du 4 juin 1743.
  2. La somme s’éleva en réalité à 53.000, dont 45.000 pour le nabab, 5.000 pour son neveu le petit nabab, et 3.000 pour frais de visite. Fournier, chef de Cassimbazar, fit tout ce qu’il put pour différer le paiement ; il escompta un moment la révolte de Mustapha, l’un des généraux d’Aliverdi Khan, mais cette révolte apaisée, les exigences du nabab n’en furent que plus impératives et nous dûmes nous exécuter. Pour récupérer une partie de cette somme, nous levâmes une contribution extraordinaire de 25.000 rs. sur les Indiens de Chandernagor.

    Notons en terminant que Chet Matabray continua de s’appeler Jogot Chet : ce dernier nom étant un titre conféré en 1722 par le Mogol plutôt qu’un nom véritable : il signifiait banquier du monde.

  3. A. P., t. 7. Lettre du 31 janvier 1747.
  4. À la même date, les dettes de nos comptoirs étaient :

    Chandernagor, 467.968 rs. ; Cassimbazar, 193.900 ; Patna, 139.222. Total : 801.090.

    Un an plus tard, le 30 avril 1746, la même dette s’élevait à 853.274 rs.

  5. C. P. Ch., t. 2. p. 391 et 414. Lettres des 23 août 1745 et 18 mars 1746.
  6. C. P. Ch., t. 2, p. 332-349-361.
  7. Il devint conseiller le 11 juillet 1748.
  8. À la suite de l’occupation, l’ingénieur Cossigny avait fait sauter une partie de la forteresse de Cargangéry, située à 900 toises de la ville et 1.000 de la mer, et jugée indéfendable ; avant de commencer un autre fort, on attendait l’arrivée de Dupleix à Pondichéry. La Compagnie, beaucoup moins convaincue que Dumas des avantages du comptoir, avait expressément recommandé de ne faire que les installations dont on ne pourrait absolument pas se passer.

    L’aumônerie avait été confiée aux Jésuites de préférence aux Capucins qui manquaient de personnel. Les premiers étaient d’ailleurs mieux qualifiés que leurs rivaux, comme appartenant à la mission du Maduré dont dépendait le Tanjore : on leur donna une indemnité de 1.200 livres par an.

  9. La proximité de Pondichéry, facilitant l’envoi de secours immédiats, avait permis de réduire très sensiblement la garnison.
  10. D’après le paravana des aldées de nantissement, nous n’avions pas droit aux récoltes elles-mêmes qui revenaient au roi, mais seulement au produit de leur vente, après défalcation de diverses charges. Le produit net qui nous était alors remis venait en déduction de la dette contractée par le roi à notre égard et dont les aldées constituaient le gage.
  11. B. N., f. fr. 9147, p. 222-226.
  12. A. P., t. 7. Lettres des 31 janvier 1747 et 20 novembre 1747.
  13. Sans compter les munitions de guerre et de bouche, et divers effets tant du magasin général que de celui de la marine. Dupleix avait envoyé à Karikal jusqu’au 18 octobre 12.000 pagodes pour subvenir aux besoins de la guerre.
  14. A. P., t. 7. Lettre du 10 janvier 1749.
  15. A. C. C2, p. 80.
  16. Nommé dès le 2 novembre 1741.
  17. A. P., t. 7. Lettre à la Compagnie du 18 octobre 1744.
  18. Les vaisseaux de Dordelin, venant de France, passèrent cette même année à Mahé au mois de septembre. Ils y prirent 100 candis de kaire, 89 sacs de blé de Goa, 49 barriques d’araque et 70 grosses pièces de bois qui furent d’un grand secours pour les vaisseaux de la Bourdonnais.
  19. Il en fut tout différemment après 1749 : Louet créa alors au nord de Cannanore et dans la région du mont Dely l’établissement de Nelisseram, un peu plus important que celui de Mahé, et que nous conservâmes jusqu’en 1760.
  20. Antérieurement, en 1736, ils en avaient pris trois aux Anglais.
  21. Dans le même temps, ils rappelèrent du Bengale une quarantaine d’employés et pour relever leurs affaires languissantes, ils permirent à leurs agents de se livrer au commerce particulier.
  22. Il fallait 109 pagodes courantes pour 100 pagodes à trois figures et respectivement 320 ou 345 roupies pour faire l’équivalent de 100 pagodes courantes et de 100 pagodes à trois étoiles.
  23. Choisy avait eu comme prédécesseur Guillard, qui passa à Mazulipatam en décembre 1738, et Boyelleau n’était en fonctions que depuis le mois de septembre 1741. Lorsque Guillard vint à Mazulipatam, il remplaçait lui-même Leverrier qui joua ensuite un rôle assez important comme chef de la loge de Surate.
  24. Toutes les marchandises étaient en outre frappées d’un droit de 2 ½ %, au profit du gouvernement établi, conformément aux firmans accordés par le Mogol.