Edgar Quinet et les Roumains

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Edgar Quinet et les Roumains
Revue pédagogique, premier semestre 191566 (p. 490-494).

Edgar Quinet et les Roumains.


D’Annunzio a parlé au peuple romain ; et celui-ci a répondu en acclamant la guerre qui doit libérer ses frères encore opprimés. Une fois de plus, un poète a repris le rôle auguste de conducteur des foules et de prophète de l’avenir : car ce qui n’est encore aujourd’hui qu’une parole dans sa bouche, deviendra la réalité demain. On a regretté qu’en France nous n’ayons pas, à l’heure qu’il est, aussi un grand poète pour enthousiasmer les âmes. Mais peut-être n’en avons-nous pas autant besoin ; et puis, nous en avons eu, et même plusieurs, bien que nous ne les ayons pas toujours écoutés, Michelet et Quinet furent en leur temps les maîtres de la jeunesse, et telles de leurs pages méritaient de demeurer classiques : lues en effet dans les classes, elles formeraient encore aujourd’hui la conscience des générations. Telles sont, par exemple, les pages d’Edgar Quinet sur les Roumains. Elles furent écrites en 1856, dans l’exil et dans le deuil : Quinet était à Bruxelles, proscrit de l’Empire ; et il venait de perdre son beau-fils, un enfant de seize ans, né précisément à Jassy, d’un père roumain. Les considérations géographiques, historiques, linguistiques, sociales et religieuses, qu’il présente sur la Roumanie, se retrouvent, à soixante ans de distance, d’une émouvante actualité.

Géographiquement, le pays se compose de deux parties inséparables : d’abord un vaste plateau, que bordent les Karpathes, en demi-cercle, en couronne, disaient les géographes anciens : c’est le massif de Transylvanie, qui regarde au sud et à l’est le cours inférieur du Danube ; plusieurs affluents moldaves ou valaques du grand fleuve prennent leurs sources sur ce plateau. Puis. à sa base, et le contournant du sud-ouest au nord-est, ce sont les vastes plaines de la Valachie et de la Moldavie, qui s’étendent des pentes de la montagne jusqu’au Danube. La Transylvanie est naturellement comme la citadelle du pays : c’est elle qui domine tout le reste, et qui, suivant ceux qui la détiennent, est pour la plaine soit une menace, soit une protection.

Les anciens Romains l’ont parfaitement compris. Pour conquérir et coloniser le pays, ils commencèrent par les hauteurs. Maître de la montagne, on l’est toujours de la plaine ; tandis que, si l’on se borne à occuper celle-ci, on demeure exposé aux incursions des montagnards qui y font des ravages périodiques et remontent ensuite dans leurs repaires inaccessibles. Trajan donc, dans cinq expéditions glorieuses, à partir de 101, conquit sur les Daces le massif de Transylvanie tout d’abord ; et les premières colonies romaines, qui marquèrent comme d’un sceau ineffaçable le sol conquis, furent aussi fondées en Transylvanie. Il appela des colons de toutes les parties de l’empire ; et ils vinrent en si grand nombre que, vingt ans après, l’empereur Hadrien, qui voulait abandonner cette nouvelle province, fut retenu par la crainte de livrer trop de Romains aux barbares. Du noyau primitif avait poussé un arbre que les siècles eux-mêmes ne pourront déraciner. Et les rameaux s’étendaient bien au delà sur la plaine alentour.

Aussi, cent cinquante à deux cents ans plus tard, lorsque l’empire romain dut reculer devant l’invasion des barbares, ceux-ci passèrent à côté de la Transylvanie et se répandirent au delà, la laissant derrière eux, flot de civilisation latine dans un océan de barbarie. Les descendants des colons romains y demeurèrent : ils y sont encore. La race s’est conservée plus pure peut-être que partout ailleurs, et aussi la langue, un latin reconnaissable en dépit des altérations. Vers la fin du xviiie siècle et au commencement du xixe, s’annonça une renaissance littéraire : le mouvement vint de Transylvanie. Une trentaine d’écrivains de ce pays composèrent un dictionnaire comparé de la langue roumaine, qu’on imprima, en 1825, à Budapest. Mais l’Autriche ne voulut pas laisser imprimer un autre livre, Chroniques roumaines, composé aussi en Transylvanie. Il ne fut publié que beaucoup plus tard, en 1853, à Jassy. Grâce à ces promoteurs qui appartenaient tous à la région montagneuse, le pays roumain reconstituait sa langue et son histoire.

D’ailleurs au cours des siècles, Roumains de la montagne et Roumains de la plaine faisaient cause commune, dans les luttes où ils se débattaient au nord contre les Hongrois et aussi les Polonais, au sud contre les Turcs ; et les chefs de la nation, Étienne le Grand, Michel le Brave, par exemple, avaient leur capitale, non pas dans la plaine, trop à portée de l’ennemi, mais dans des endroits élevés et de difficile accès, comme Susciava, en Bukovine, ou Tirgovist, au seuil de la Transylvanie, retraites assurées après leurs expéditions et où ils défiaient toute attaque.

Outre la communauté de race et de langue, tous les Roumains, des deux côtés de la frontière d’Autriche-Hongrie, ont donc les mêmes traditions historiques ; ils ont aussi la même religion. C’est la religion orthodoxe, comme en Russie et en Grèce, ce qui explique l’indifférence, sinon l’aversion, qu’a longtemps témoignée à ces schismatiques l’Église latine de Rome. Mais, avantage inestimable, la Bible fut de bonne heure traduite du grec en roumain ; et c’est aussi dans la langue nationale que se célèbrent les offices religieux. Une portion notable du christianisme s’est donc maintenue là, avec son caractère propre qui le différencie des orthodoxies voisines. Chose unique dans la péninsule des Balkans, les Turcs ont bien pu y imposer leur suzeraineté, mais non pas le culte musulman. Aucune mosquée n’a été bâtie en territoire roumain ; aucun minaret, d’où le nom d’Allah ait été invoqué.

Comme le disait éloquemment Quinet, dès 1856, la Roumanie, la grande Roumanie, fait donc bien partie de la société européenne et même de la cité où de la patrie occidentale. Mieux que cela, elle a produit ses titres de famille, qui font d’elle une sœur de l’Italie, de la France, de l’Espagne, et si l’on considère les origines et l’antiquité de la race, presque une sœur aînée.

Et Quincet, toujours avec la même vue prophétique, met les grandes puissances de l’Europe en face de cette alternative : ou bien étouffer les petites nations qui renaissent ; ou bien les ressusciter du tombeau et les appeler à une vie de plus en plus haute et de plus en plus complète. Les traiter comme des obstacles à l’ambition d’un puissant voisin, qui veut les supprimer : ou les respecter comme des personnes morales qui apportent leurs forces jeunes à la tâche commune, le grand œuvre de la civilisation. Le choix de la France est fait ; elle l’a bien montré avec la Grèce et la Belgique (et certes, elle n’a pas à s’en repentir). Le choix des puissances du centre l’est aussi, pourrions-nous dire : c’est de perpétrer partout autour d’elles une œuvre de destruction et de mort, pour étendre sur des ruines le glacis de leur empire, ou pour y dresser comme le bastion avancé de leur tyrannie. « Plus les nations sont barbares, plus elles ont la vertu d’étouffer autour d’elles les germes nationaux ; au contraire, plus elles sont civilisées, plus elles les conservent. »

C’est en 1856 que Quinct adressait son appel au monde en faveur des Roumains. Il a été entendu par la France cette année même au Congrès de Paris, qui sanctionna l’indépendance des deux principautés danubicnnes, Moldavie et Valachie. Il devait l’être par la France encore, dix ans après, lorsqu’elle consacra l’union des deux Principautés en un royaume, le royaume de Roumanie. Mais le travail de votre indépendance, disait aux Roumains leur grand ami, n’est que commencé : il doit aboutir. Et ce sera, pour le nouveau royaume, la reconstitution de toute l’ancienne province romaine, avec les limites qu’avait assignées Trajan.

Deux monuments subsistent qui marquent les débuts de cette histoire. L’un est la colonne Trajane, élevée à Rome par Trajan lui-même, et dont les bas-reliefs racontent toute la conquête et la colonisation de la Dacie. Aucun peuple ne peut se vanter d’avoir un tel témoin de ses origines, et qui les proclame plus éloquemment ; aussi les Roumains en sont justement fiers. Des inscriptions, des médailles, des récits d’historiens s’y ajoutent. On y voit qu’une des légions victorieuses s’appelait la Secourable, la Pieuse, la Fidèle : quels beaux noms pour des soldats de la civilisation ! Et on y voit aussi que leur chef, Trajan, pour panser les blessés, déchira lui-même un jour ses propres vêtements.

L’autre monument est un pont sur le Danube, jeté par Trajan encore, et qui excita l’admiration des anciens ; pourtant Rome les avait habitués à des prodiges de ce genre. Le pont, situé près de la ville actuelle de Turnu-Severinu, menait les Romains droit au cœur de la Transylvanie, par un défilé à travers les montagnes, aussi bien qu’il leur donnait accès à la plaine danubienne. Il a été détruit ; mais les piles en subsistent et on peut les voir encore, lorsque baissent les eaux du Danube. Ainsi, pourrait-on dire, à mesure que baissera la puissance austro-hongroise, de plus en plus réapparaîtront dans la Roumanie les assises inébranlables de la civilisation latine, sur lesquelles cette nation, si vieille et si jeune à la fois, pourra bâtir plus solidement que jamais.