Einstein et l’Univers/02

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Hachette (p. 27-52).

CHAPITRE DEUXIÈME

LA SCIENCE DANS UNE IMPASSE

La vérité scientifique et les mathématiquesLe rôle exact d’EinsteinL’expérience de Michelson, nœud gordien de la ScienceLes hésitations de PoincaréL’hypothèse étrange mais nécessaire de Fitzgerald-LorentzLa contraction des corps en mouvementDifficultés philosophiques et physiques.


Ce serait folie de prétendre pénétrer dans les moindres recoins des nouvelles théories d’Einstein, sans le secours de la tarière mathématique. Je crois pourtant qu’on peut donner au moyen du langage ordinaire, c’est-à-dire par des images et des raisonnements verbaux, une idée assez approchée de ces choses dont la complexité se modèle d’habitude sur le jeu infiniment subtil et souple des formules et des équations analytiques.

Après tout, la mathématique n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais autre chose qu’un langage particulier, une sorte de sténographie de la pensée et du raisonnement. Son objet est de franchir les méandres compliqués des raisonnements superposés, avec une rapide hardiesse que ne connaissent pas la lourdeur et la lenteur mérovingiennes des syllogismes exprimés par des mots.

Si paradoxal que cela puisse paraître à ceux qui considèrent les mathématiques comme étant par elles-mêmes une source de découverte, on n’en sortira jamais autre chose que ce qui était implicitement inhérent aux données jetées dans la double mâchoire des équations. Pour employer une image triviale qu’on me pardonnera, j’espère, les raisonnements mathématiques sont tout à fait analogues à ces machines qu’on voit à Chicago — à ce que disent les hardis explorateurs de l’Amérique, — à l’entrée desquelles on met des bestiaux vivants et qui restituent à la sortie d’odorantes charcuteries. Nul parmi les spectateurs n’eût pu ou du moins n’eût voulu tenter d’absorber l’animal vivant, tandis que, sous la forme où il se présente à la sortie, il est immédiatement assimilable et digéré. Pourtant ceci n’est que cela convenablement trituré. Ce n’est pas autre chose que font les mathématiques. Elles extraient des données toute leur substantifique moelle, par le moyen d’une machinerie merveilleuse. Celle-ci est efficace là où les rouages du raisonnement verbal, là où l’imbrication des syllogismes seraient bientôt arrêtés et coincés.

Faut-il en conclure que les mathématiques ne sont pas, à proprement parler, des sciences ? Faut-il du moins en conclure qu’elles ne sont sciences qu’autant qu’elles se modèlent sur la réalité et se nourrissent de données expérimentales, puisque « l’expérience est la source unique de la vérité », et puisque la science est la recherche de la vérité ? Je me garderai bien de répondre à cela, étant de ceux qui pensent que tout est matière de science. Cette question n’en méritait pas moins d’être posée, car on a peut-être un peu trop tendance chez nous à considérer une éducation purement mathématique comme constituant une éducation scientifique. Rien n’est plus faux. La mise en équations n’est par elle-même qu’une forme abréviative donnée au langage et à la pensée logique. Elle ne peut rien nous apprendre intrinsèquement sur le monde extérieur ; elle ne peut nous renseigner sur lui qu’autant qu’elle s’y lie docilement. C’est de la mathématique surtout qu’on pourrait dire : naturæ non imperatur nisi parendo.

Les théories d’Einstein ne sont-elles, comme certaines personnes mal informées l’ont prétendu, qu’un jeu de formules transcendantes (et j’entends ce mot à la fois dans le sens des mathématiciens et dans celui des philosophes) ? Si elles n’étaient qu’un vertigineux édifice mathématique où les enroulent leurs volutes en arabesques étourdissantes, où les intégrales au col de cygne dessinent des motifs Louis XV, elles ne seraient pas, elles ne seraient guère intéressantes pour le physicien, pour celui qui regarde et examine la nature des choses avant d’en disserter. Elles ne seraient, comme toutes les métaphysiques cohérentes, qu’un système plus ou moins plaisant, mais dont on ne peut démontrer l’exactitude ou la fausseté.

La théorie d’Einstein est bien autre chose, bien plus que cela. C’est sur les faits qu’elle se fonde. C’est aussi à des faits, à des faits nouveaux qu’elle aboutit. Jamais une doctrine philosophique, jamais non plus une construction mathématique purement formelle n’ont fait découvrir des phénomènes nouveaux. Parce qu’elle en a fait découvrir la théorie d’Einstein n’est ni l’une ni l’autre. Là est ce qui différencie la théorie scientifique de la spéculation pure et qui fait, j’ose le dire, la supériorité de celle-là.

Ainsi qu’un audacieux pont suspendu jeté à travers l’abîme, la synthèse d’Einstein s’appuie d’un côté sur des phénomènes expérimentaux, pour aboutir, par son côté opposé, à d’autres phénomènes jusque-là insoupçonnés, et que grâce à elle on découvre. Entre ces deux solides piliers phénoménaux, le raisonnement mathématique est l’enchevêtrement merveilleux des milliers de croisillons d’acier qui dessinent l’architecture élégante et translucide du pont. Il est cela, il n’est que cela. Mais l’agencement des poutrelles et des croisillons pourrait être différent et le pont réunir quand même, — avec moins de gracieuse légèreté peut-être, — les faits où il s’arc-boute des deux parts.

Bref le raisonnement mathématique n’est en physique qu’une induction, dans un langage particulier, entre des prémisses expérimentales et des conclusions justiciables de l’expérience et vérifiables par elle. Or il n’est point de langage qui, — tant bien que mal, — ne puisse être traduit dans un autre langage. Les hiéroglyphes eux-mêmes ont dû céder devant Champollion. C’est pourquoi, finalement, je suis persuadé que les difficultés mathématiques des théories d’Einstein seront un jour remplacées par un jeu de formules plus simples et plus accessibles. C’est pourquoi je crois aussi qu’il est dès maintenant possible de donner, au moyen du langage ordinaire, une idée peut-être un peu superficielle mais pourtant exacte dans les grandes lignes, de ce merveilleux monument einsteinien où toutes les conquêtes de la science viennent se classer, ainsi qu’en un admirable musée, selon un ordre nouveau et d’une splendide unité. Essayons.

On peut récapituler très brièvement de la manière suivante ce qui a été l’origine, la tranchée de départ du système d’Einstein : 1o l’observation des astres prouve que l’espace interplanétaire n’est pas vide, mais est occupé par un milieu particulier, l’éther, dans lequel se propagent les ondes lumineuses ; 2o l’existence de l’aberration et d’autres phénomènes semble prouver que l’éther n’est pas entraîné par la Terre dans son mouvement circumsolaire ; 3o l’expérience de Michelson semble prouver au contraire que l’éther est entraîné par la Terre dans ce mouvement.

Cette contradiction entre des faits également bien établis a fait pendant des années le désespoir et l’étonnement des physiciens. Elle fut le nœud gordien de la science. On chercha longtemps et en vain à le dénouer, jusqu’à ce qu’Einstein, d’un seul coup de son esprit merveilleusement aiguisé, le tranche net.

Pour comprendre comment cela se fit, — et là est le point vital de tout le système, — il nous faut revenir un peu sur les conditions exactes de la fameuse expérience de Michelson.

J’ai indiqué dans le chapitre précédent que Michelson s’est proposé d’étudier la vitesse de propagation d’un rayon lumineux que l’on produit au laboratoire et qui est dirigé de l’Est à l’Ouest ou de l’Ouest à l’Est, c’est-à-dire suivant la direction même où la Terre se meut à la vitesse de 30 kilomètres environ par seconde, dans son mouvement autour du Soleil.

Mais en réalité l’expérience de Michelson est un peu plus compliquée que cela et il importe d’y revenir.

En fait, elle revient à disposer dans le laboratoire quatre miroirs équidistants et se faisant face deux à deux. Deux des miroirs opposés sont placés suivant la direction Est-Ouest, direction du mouvement de translation de la Terre autour du Soleil ; les deux autres sont placés suivant la direction perpendiculaire à la précédente, la direction Nord-Sud. On produit deux rayons lumineux se propageant respectivement suivant les directions des deux couples de miroirs. Le rayon provenant du miroir Est va au miroir Ouest, est réfléchi par lui et revient au miroir Est. Ce rayon est amené à coïncider avec celui qui a fait le trajet aller et retour entre les miroirs Nord-Sud ; il interfère avec lui en produisant des franges d’interférences, qui, ainsi que je l’ai expliqué, permettent de connaître exactement la différence des trajets parcourus par les deux rayons entre les miroirs. S’il se produisait une variation de la différence entre ces deux distances, on verrait immédiatement se déplacer un certain nombre des franges d’interférences, ce qui fournirait la grandeur de cette variation.

Et maintenant une analogie va nous faire comprendre ce qui se passe. Supposons qu’un vent violent et régulier Est-Ouest souffle au-dessus de Paris et qu’un avion se propose de faire le trajet d’Auteuil à Charenton et retour sans escale, c’est-à-dire contre le vent à l’aller et avec le vent en poupe au retour. 12 kilomètres séparent Auteuil de Charenton. Supposons qu’en même temps un autre avion identique au premier se propose de franchir, en partant également d’Auteuil, un trajet aller et retour entre Auteuil et un point situe à 12 kilomètres au Nord. De la sorte ce deuxième avion aura, à l’aller comme au retour, un trajet perpendiculaire à la direction du vent. Ces deux avions étant supposés partir en même temps et faire demi-tour instantanément, seront-ils de retour en même temps à Auteuil, et sinon, quel est celui qui aura fini son double parcours le premier ?

S’il n’y avait pas de vent, il est clair que les deux avions seraient de retour en même temps, puisqu’ils parcourent tous deux 24 kilomètres à la même vitesse, que je suppose, pour fixer les idées, de 200 mètres à la seconde.

Mais il n’en sera plus de même s’il y a du vent soufflant dans la direction Est-Ouest, ainsi que je l’ai admis. Il est facile de voir, dans ces conditions, que l’avion qui va d’Auteuil à Charenton et retour aura fini son parcours plus tard que l’autre avion. En effet, imaginons, pour fixer les idées, que le vent ait la même vitesse que l’avion (200 mètres par seconde). L’avion, qui va perpendiculairement au vent, sera déporté vers l’Ouest de 12 kilomètres, pendant qu’il franchit lui-même 12 kilomètres du Sud au Nord. Il aura donc franchi dans le vent une distance réelle égale à la diagonale d’un carré de 12 kilomètres de côté. Au lieu de franchir 24 kilomètres, il en aura franchi réellement 34 dans le vent, qui est le milieu par rapport auquel il possède sa vitesse.

En revanche, l’avion qui part d’Auteuil vers l’Est n’arrivera jamais à Charenton, puisqu’il est déporté vers l’Ouest, chaque seconde, d’une quantité égale à celle dont il progresse vers l’Est ; il restera sur place ; il lui faudrait donc franchir dans le vent une distance infinie pour effectuer son voyage.

Si, au lieu de supposer au vent une vitesse égale à celle de l’avion (ce qui est un cas limite choisi pour la clarté de ma démonstration), je lui avais attribué une vitesse plus faible, on trouverait pareillement, et par un calcul très simple, que, pour effectuer son trajet aller et retour, l’avion Nord-Sud parcourt dans le vent un espace moins grand que l’avion Est-Ouest.

Remplaçons nos avions par des rayons lumineux, le vent par l’éther, et nous aurons presque exactement les conditions de l’expérience de Michelson. Un courant d’éther, un vent d’éther (puisque celui-ci a été antérieurement reconnu immobile par rapport à la translation terrestre), va de l’un à l’autre de nos deux miroirs Est-Ouest. Donc le rayon lumineux qui fait le trajet aller et retour entre ces deux miroirs doit parcourir dans l’éther un trajet plus long que le rayon qui fait le trajet aller et retour entre les miroirs Nord-Sud. Comment mettre en évidence cette différence, assurément très faible, puisque la Terre a une vitesse infime par rapport à celle de la lumière, 10 000 fois plus petite ?

Il y a pour cela un moyen très simple, un de ces artifices ingénieux chers à la malice des physiciens, un de ces procédés différentiels dont l’élégance et la netteté donnent toute sécurité.

Supposons que mes quatre miroirs soient collés, placés rigidement sur un plateau un peu semblable aux tourniquets numérotés des loteries foraines. Supposons qu’on puisse faire tourner ce plateau à volonté, sans choc et sans le déformer, ce qui est aisé si on le fait flotter sur un bain de mercure. J’observe à la loupe les franges d’interférences immobiles qui définissent la différence des trajets parcourus par mes rayons lumineux Nord-Sud et Est-Ouest. Puis, sans perdre de l’œil ces franges, je fais tourner mon plateau d’un quart de cercle. Cette rotation fait que les miroirs qui étaient Est-Ouest deviennent Nord-Sud et réciproquement. Le double trajet parcouru par le rayon lumineux Nord-Sud est devenu Est-Ouest, s’est donc soudain allongé ; au contraire, le double trajet du rayon Est-Ouest est devenu Nord-Sud, s’est donc soudain raccourci. Les franges d’interférences, qui indiquent la différence de longueur de ces deux trajets, laquelle a soudain beaucoup varié, doivent nécessairement s’être déplacées, et d’une grande quantité, ainsi que le montre le calcul.

Eh bien ! pas du tout. On constate une immobilité complète des franges. Elles n’ont pas plus bougé que souches. C’est renversant, révoltant même, car enfin la précision de l’appareil est telle que, si la Terre n’avançait dans l’éther qu’à la vitesse de 3 kilomètres par seconde (dix fois moins que sa vitesse réelle !), le déplacement des franges serait suffisant pour manifester cette vitesse.

Lorsque fut connu le résultat négatif de cette expérience, ce fut presque de la consternation parmi les physiciens. Puisque l’éther, — cela avait été prouvé par l’observation, — n’était pas entraîné par la Terre, comment était-il possible qu’il se comportât comme s’il avait participé à son mouvement ? Casse-tête chinois, qui ébranla mainte tête chenue et vénérable.

Il fallait à toute force sortir de cette inexplicable contradiction, venger ce paradoxal pied de nez que les faits décochaient aux prévisions les plus sûres du calcul. C’est ce qu’on fit. Comment ? Mais par la méthode habituelle en pareil cas, par des hypothèses supplémentaires. Les hypothèses sont dans la science une sorte de mortier souple et rapidement durci à l’air libre, qui permet d’une part de joindre les blocs disparates d’un édifice, d’autre part de remplir par du faux, que le passant superficiel prendra demain pour de la pierre de taille, les brèches creusées dans la muraille par les projectiles adventices. Et c’est parce que les hypothèses sont dans la science quelque chose qui ressemble à cela, que les meilleures théories scientifiques sont celles dont l’assemblage comporte le moins d’hypothèses.

Mais j’ai tort d’écrire, à propos de tout ceci, ce mot au pluriel, car il se trouva finalement qu’une seule et unique hypothèse permettait, à l’exclusion de toute autre, d’expliquer convenablement le résultat négatif de l’expérience de Michelson. Ceci d’ailleurs est rare et remarquable, car en général les hypothèses poussent comme des champignons dans chaque coin un peu sombre de la science, et on en trouve tout de suite vingt différentes pour expliquer la moindre incertitude.

Cette hypothèse unique, qui semblait pouvoir tirer les physiciens de l’embarras où les avait plongés Michelson, fut imaginée d’abord par le savant irlandais Fitzgerald, puis reprise et fécondée par l’illustre Hollandais Lorentz, le Poincaré néerlandais, qui est un des plus merveilleux cerveaux de ce temps, et sans qui Einstein n’aurait pas plus existé que Képler sans Copernic et Tycho-Brahé.

Voici maintenant en quoi consiste l’hypothèse aussi simple qu’étrange de Fitzgerald-Lorentz…

Mais auparavant, une remarque importante s’impose. Beaucoup de bons esprits ont, — d’ailleurs après coup, — prétendu que le résultat de l’expérience de Michelson ne pouvait être que négatif a priori. En effet, — ont-ils raisonné, ou à peu près, — le principe de relativité classique, celui que Galilée et Newton connaissaient déjà, veut qu’il soit impossible à un observateur participant à la translation uniforme d’un véhicule, de mettre en évidence, par des faits observés sur le véhicule, les mouvements de celui-ci. Cela fait que quand deux navires ou deux trains se croisent[1], il est impossible aux passagers de connaître lequel est en mouvement, lequel va plus vite : tout ce qu’ils peuvent connaître, c’est la vitesse de l’un des trains ou des navires par rapport à l’autre. On ne peut connaître que des vitesses relatives.

Or, ont dit les bons esprits auxquels je fais allusion, si l’expérience de Michelson avait donné un résultat positif, elle nous aurait fait connaître la vitesse absolue de la Terre dans l’espace. Ce résultat aurait été contraire au principe de relativité de la philosophie et de la mécanique classiques qui est une vérité d’évidence. Donc, il ne pouvait être que négatif.

Il y a là, ainsi qu’on va voir, une ambiguïté et, — si j’ose ainsi m’exprimer, — une erreur de raisonnement à laquelle il semble que n’aient pas échappé certains physiciens remarquables et notamment le professeur Eddington, qui est pourtant le plus averti des einsteiniens anglais. Par lui furent organisées les observations de l’éclipse du 29 mai 1919 qui ont fourni, comme nous verrons, la vérification la plus frappante des inductions d’Einstein.

Tout d’abord, si l’expérience de Michelson avait donné un résultat positif, ce qu’elle aurait mis en évidence, c’est la vitesse de la Terre par rapport à l’éther. Mais, pour que cette vitesse fût une vitesse absolue, il faudrait que l’éther fût identique à l’espace. Rien n’est moins certain que cette identité, et la preuve, c’est que nous pouvons très bien concevoir entre deux astres un espace, ou, pour mieux dire, une discontinuité, vide d’éther même, et à travers laquelle ne se propagerait ni la lumière, ni aucune des formes d’énergie connues.

Lorsque Eddington dit qu’« il est légitime et rationnel », qu’il est « inhérent aux lois fondamentales de la nature », qu’on ne puisse déceler un mouvement des objets par rapport à l’éther, que cela est certain, « même si les preuves expérimentales sont insuffisantes », il affirme une chose qui ne serait évidente que si l’identité de l’espace et de l’éther était elle-même évidente. Or, il n’en est rien. Si l’expérience de Michelson avait donné un résultat positif, si on avait décelé une vitesse de la Terre, aurait-on décelé une vitesse par rapport à un point de repère absolu ? Nullement. Il se peut, il se pourrait très bien que l’Univers stellaire que nous connaissons, avec ses centaines de milliers de Voies lactées que la lumière ne franchit qu’en des millions d’années, il se peut que tout cela soit le contenu d’une bulle d’éther qui roule dans un abîme vide d’éther et semé çà et là d’autres univers, d’autres gouttes d’éther gigantesques dont rien, dont aucun rayon lumineux ne nous viendra jamais. Ceci n’est en tout cas pas inconcevable. Mais alors, l’éther ayant les propriétés que lui attribue la physique classique, si le mouvement de la Terre par rapport à lui avait pu être décelé, ce n’est pas un mouvement absolu qu’on aurait connu, c’est tout au plus un mouvement par rapport au centre de gravité de notre Univers à nous, point de repère lui-même irréductible à un autre absolument immobile. Le principe de relativité classique n’aurait été en rien choqué.

Le résultat de l’expérience de Michelson pouvait donc, dans ces hypothèses, être aussi bien positif que négatif sans heurter, — quoi qu’on en ait dit, — le relativisme classique. En fait, il s’est trouvé négatif, et voilà tout : l’expérience a prononcé, mais elle seule pouvait prononcer.

Ces nuances n’ont pas échappé à Poincaré, qui disait notamment : « Par véritable vitesse de la Terre, j’entends, non sa vitesse absolue, ce qui n’a aucun sens, mais sa vitesse par rapport à l’éther… » L’existence possible d’une vitesse décelable par rapport à l’éther n’apparaissait donc nullement comme une absurdité à celui qui a écrit : « Quiconque parle de l’espace absolu emploie un mot vide de sens. »

Il est assez digne de remarque que, dans tout ceci, la démarche de la pensée de Poincaré a marqué quelque hésitation. À propos d’expériences analogues à celles de Michelson, il s’écriait : « Je sais ce qu’on va dire, ce n’est pas la vitesse absolue qu’on mesure, c’est la vitesse par rapport à l’éther. Que cela est peu satisfaisant ! Ne voit-on pas que du principe ainsi compris on ne pourra plus rien tirer ? » D’où il ressort que Poincaré en dépit de lui-même, et tout en s’en défendant, avait une tendance à trouver « peu satisfaisante » la discrimination de l’espace et de l’éther.

J’avoue que l’argument de Poincaré ne me paraît pas, lui non plus, tout à fait satisfaisant, ou du moins convaincant. « La nature, a dit Fresnel, ne se soucie pas des difficultés analytiques. » Je pense qu’elle ne se soucie pas non plus des difficultés philosophiques ou purement physiques. Penser qu’une conception des phénomènes est d’autant plus adéquate au réel qu’elle est plus « satisfaisante », qu’elle s’adapte mieux aux infirmités de notre esprit, n’est peut-être pas un criterium inattaquable. Sinon il faudrait bon gré mal gré en arriver à penser que l’Univers est nécessairement adapté aux catégories de notre esprit, qu’il est constitué de manière à nous causer le moins de perplexités possibles. Ce serait, par un chemin détourné, un étrange retour au finalisme et à l’orgueil anthropocentriques. Le fait que les voitures n’y passent pas, et que les passants y doivent rebrousser chemin, ne prouve pas qu’il n’y ait pas des impasses dans nos villes. Il y a peut-être et même probablement aussi des impasses dans l’Univers considéré comme objet de science.

Assurément on peut me répondre ; ce n’est pas l’Univers qui est adapté à notre esprit, mais au contraire celui-ci à celui-là par l’évolution nécessaire due au frottement réciproque de l’un sur l’autre. Notre esprit doit évoluer en s’adaptant au mieux à l’Univers, c’est-à-dire de sorte que le principe de moindre action de Fermat, — qui est peut-être le plus profond principe du monde physique, biologique et moral, — soit réalisé. Et alors les conceptions les plus économiques, les plus simples sont bien les plus adéquates à la réalité.

Oui, mais qu’est-ce qui prouve que notre évolution conceptuelle est achevée et parfaite, surtout quand il s’agit de phénomènes auxquels notre organisme est insensible ?

L’expérience, seule, a prouvé et était capable de prouver qu’on ne peut mesurer la vitesse d’un objet par rapport à l’éther. Mais enfin, elle l’a bien prouvé.

Après tout, puisqu’il est évidemment dans la nature des choses que nous ne puissions déceler de mouvement absolu, n’est-ce pas parce que la vitesse de la Terre par rapport à l’éther constitue une vitesse absolue, que nous n’avons pu la déceler ? Peut-être, mais c’est indémontrable. Si oui, — mais il n’est pas sûr que ce soit oui, — c’est finalement l’expérience, seule source de la vérité, qui tend à nous montrer ainsi, indirectement, que l’éther est réellement identique à l’espace. En ce cas un espace vide d’éther, ou dans lequel rouleraient des bulles d’éther, cesse d’être concevable, et il n’existe rien qu’une masse unique d’éther où baignent les astres. En un mot, le résultat négatif de l’expérience de Michelson ne pouvait être déduit a priori de l’identité problématique de l’espace absolu et de l’éther. Mais ce résultat négatif ne permet pas d’exclure a posteriori cette identité.

Il importe que nous revenions maintenant à nos moutons, je veux dire à l’hypothèse de Fitzgerald-Lorentz qui explique le résultat de l’expérience de Michelson, et qui fut en quelque sorte le tremplin d’où Einstein prit son essor. Voici cette hypothèse.

Le résultat de l’expérience est celui-ci : quand le parcours aller et retour d’un rayon lumineux entre deux miroirs est transversal au mouvement de la Terre à travers l’éther, et qu’on le rend parallèle à ce mouvement, on devrait constater que ce parcours a été allongé. Or, on constate qu’il n’en est rien. Cela provient, d’après Fitzgerald et Lorentz, de ce que les deux miroirs se sont rapprochés dans le second cas, autrement dit de ce que le support sur lequel ils sont fixés s’est contracté dans le sens du mouvement de la Terre, et s’est contracté d’une quantité qui compense exactement l’allongement, qu’on aurait dû observer, du parcours des rayons lumineux.

Or, en refaisant l’expérience avec les appareils les plus variés, on constate que le résultat est toujours le même (aucun déplacement des franges). Donc, la nature de la matière formant l’instrument (métal, verre, pierre, bois, etc.) n’a aucune influence. Donc, tous les corps subissent, dans le sens de leur vitesse par rapport à l’éther, un raccourcissement égal, une contraction pareille. Cette contraction est telle qu’elle compense précisément l’allongement du trajet des rayons lumineux entre deux points de la matière. Cette contraction est donc d’autant plus grande que la vitesse des corps par rapport à l’éther est plus grande.

Telle est l’explication proposée par Fitzgerald. Elle sembla au premier abord tout à fait étrange et arbitraire, et pourtant il n’apparaissait pas d’autre moyen d’expliquer le résultat de l’expérience de Michelson.

D’ailleurs, si on y réfléchit, cette contraction devient bientôt une chose moins extraordinaire, moins choquante pour le sens commun qu’il ne semblait d’abord. Si on jette très vite, contre un obstacle, un objet déformable, tel qu’un de ces petits ballons de baudruche que les enfants tiennent en laisse, on constate qu’il est légèrement déformé par l’obstacle, et précisément dans le sens de la contraction Fitzgerald-Lorentz. Le ballon cesse d’être sphérique, il s’aplatit un peu et de telle sorte que son diamètre dans la direction de l’obstacle devient plus petit. C’est à peu près, avec plus de violence, le même phénomène qui se produit lorsqu’un grain de plomb ou une balle vient s’aplatir sur un blindage. Si donc les corps solides sont déformables, — et ils le sont, puisque le froid suffit à resserrer leurs molécules, — il n’est, après tout, pas absurde, pas impossible d’imaginer qu’un violent vent d’éther les déforme.

Mais il est beaucoup moins admissible que cette déformation soit identique, soit égale, dans des conditions données, pour tous les corps quelle que soit la matière dont ils sont formés. Notre petit ballon de tout à l’heure ne serait pas du tout aplati autant, s’il était en acier au lieu d’être en baudruche.

Enfin, il y a dans cette explication quelque chose de tout à fait invraisemblable, quelque chose qui choque à la fois le bon sens et sa caricature, le sens commun. Est-il admissible que la contraction des objets, quelles que soient les circonstances des expériences (et on les a beaucoup variées), compense toujours exactement l’effet optique qu’on cherche à déceler ? Est-il admissible que la nature agisse comme si elle jouait à cache-cache avec nous ? Par quel mystérieux hasard se trouverait-il pour chaque phénomène une circonstance spéciale, providentiellement et exactement compensatrice ?

Évidemment, il doit y avoir quelque affinité, quelque liaison d’abord inaperçue, qui lie étroitement la mystérieuse contraction matérielle de Fitzgerald et l’allongement, compensé par elle, des trajets lumineux. Nous verrons tout à l’heure comment Einstein a élucidé le mystère, démonté le mécanisme jumelé qui lie les deux phénomènes, et projeté sur tout cela un faisceau de brillante lumière. Mais n’anticipons pas…

Elle est d’ailleurs extrêmement faible, la contraction de l’appareil dans l’expérience de Michelson. Elle l’est tellement que si l’instrument avait une longueur égale au diamètre de la Terre, c’est-à-dire 12 000 kilomètres, il ne serait raccourci dans le sens de la translation terrestre que de 6 centimètres et demi ! C’est dire que ce raccourcissement ne pourrait en aucun cas, étant donnée son extrême petitesse, être mesurable au laboratoire.

Il y a une autre raison à cela : même si l’appareil de Michelson était raccourci de plusieurs centimètres (c’est-à-dire même si la Terre avait une translation des milliers de fois plus rapide), cela ne pourrait être ni mesuré ni constaté. En effet, les mètres dont nous nous servirions pour faire cette mesure seraient raccourcis proportionnellement d’autant. La déformation d’un objet terrestre par la contraction de Fitzgerald-Lorentz ne peut être en aucun cas mise en évidence par un observateur d’ici-bas. Seul pourrait la constater un observateur ne participant pas à la translation de la Terre et placé par exemple sur le Soleil, ou sur une planète lente, comme Jupiter ou Saturne.

Micromégas, avant que de quitter, pour nous faire visite, sa planète d’origine, aurait donc pu, par des moyens optiques, constater que notre globe est raccourci de quelques centimètres dans la direction de son orbite, supposé que l’aimable héros voltairien fût muni d’appareils de triangulation infiniment plus précis que ceux de nos géodésiens et de nos astronomes. Arrivé sur la Terre, Micromégas, muni des mêmes appareils précis, eût été dans l’impossibilité de constater à nouveau ce raccourcissement. Il en eût éprouvé assurément une grande surprise jusqu’à ce que, rencontrant Einstein, celui-ci lui eût expliqué, — comme il fera pour nous, — et élucidé le mystère.

Mais je n’ai hélas ! pas le loisir ni l’espace, — car c’est ici surtout que l’espace est relatif et sans cesse raccourci par le mouvement même de la plume, — pour décrire ce qu’aurait pu être le dialogue de Micromégas et d’Einstein. Peut-être d’ailleurs, pour rester dans la vraisemblance du pastiche, ce dialogue eût-il été fort superficiel, car — ceci dit confidentiellement, — je crois bien que Voltaire, encore qu’il en ait fort discuté, n’a jamais trop bien compris Newton, lequel était moins difficile qu’Einstein. Mme du Chatelet non plus, dont on a vanté à tort la traduction des Principes… des immortels Principes… Cette traduction fourmille de non-sens prouvant que, si elle savait bien le latin, l’Égérie du philosophe n’entendait guère le Newton. Mais tout ceci est une autre affaire, comme dit Kipling.

Selon l’heure et la saison où l’on fait l’expérience de Michelson et les expériences analogues, la translation de l’appareil dans l’éther est plus ou moins rapide. Comme la compensation se produit toujours exactement, on peut se proposer de calculer la loi exacte qui règle la contraction en fonction des vitesses, et rend celle-là, ainsi qu’on le constate, exactement compensatrice pour toutes celles-ci. C’est ce qu’a fait Lorentz. Si nous désignons par la vitesse de la lumière, par la vitesse du mobile dans l’éther, Lorentz a trouvé que, pour qu’il y ait compensation dans tous les cas, il faut que la longueur du corps mobile soit raccourcie, dans le sens de sa marche, dans la proportion de à Si à titre d’exemple nous prenons le cas de la translation terrestre où 30 kilomètres, on voit que la Terre est raccourcie suivant son orbite dans la proportion de la différence entre ces deux nombres est de 1/200 000 000, et la deux cent millionième partie du diamètre terrestre est égale à 6 centimètres et demi. C’est le nombre déjà trouvé.

Cette formule, qui donne la valeur de la contraction dans tous les cas, est élémentaire, et même pour un profane, la signification en est claire. Elle nous permet de calculer la valeur du raccourcissement pour toute grandeur de la vitesse. On en déduit facilement que si la Terre avait une translation non plus de 30 kilomètres, mais de 260 000 kilomètres par seconde, elle serait raccourcie de moitié dans le sens de son déplacement (sans avoir ses dimensions altérées dans le sens perpendiculaire). À cette vitesse, une sphère devient un ellipsoïde aplati dont le petit axe égale la moitié du grand ; à cette vitesse un carré devient un rectangle dont le côté parallèle au mouvement est deux fois plus petit que l’autre.

Ces déformations doivent apparaître à un observateur immobile ; mais elles sont inappréciables à un observateur participant au mouvement, pour la raison que nous avons dite : les mètres et instruments de mesure et l’œil lui-même de cet observateur sont eux-mêmes et pareillement déformés.

Mettez-vous devant une de ces glaces étrangement bombées et déformantes qu’on voit dans certaines salles de spectacle ; les unes vous montreront de vous-même une image extraordinairement allongée, sans que votre corpulence ait varié ; d’autres au contraire vous montreront une image où vous aurez votre hauteur habituelle, mais où votre largeur multipliée sera grotesque. Essayez pourtant, avec un mètre gradué, de mesurer dans la glace et sur ces images déformées, votre hauteur et votre largeur. Si votre taille réelle est de 1 m. 70 et votre largeur réelle de 60 centimètres, le mètre juxtaposé à votre étrange image dans la glace vous indiquera toujours que cette image a 1 m. 70 de hauteur et 60 centimètres de largeur. C’est que le mètre vu dans la glace a subi les mêmes déformations que l’image.

Cela fait que, même si le globe terrestre avait la vitesse fantastique dont nous avons parlé plus haut, les habitants de la Terre n’auraient aucun moyen de constater qu’elle et qu’eux-mêmes sont raccourcis de moitié dans le sens Est-Ouest. Un homme de 1 m. 70, couché et orienté du Nord au Sud dans un vaste lit carré, et à qui il prendrait fantaisie de se coucher ensuite en travers, orienté de l’Est à l’Ouest, n’aurait plus, à son insu, que 0 m. 85 de taille ; en revanche sa corpulence aurait doublé dans le même temps, puisque tout à l’heure c’est elle qui était orientée de l’Est à l’Ouest. Mais la Terre ne se déplace que de 30 kilomètres par seconde, et sa déformation totale n’est, dans ces conditions, que de quelques centimètres.

À côté de cette vitesse de la Terre, celle de nos véhicules les plus rapides n’est que d’une faible fraction de kilomètre par seconde. Pour un avion faisant 360 kilomètres à l’heure, la vitesse n’est que de 100 mètres par seconde. La contraction Fitzgerald-Lorentz maxima de nos véhicules les plus rapides ne peut donc être que d’une fraction si infime de milliardième de millimètre qu’elle nous est complètement inappréciable. C’est pour cela, mais pour cela seulement, que la forme des objets solides qui nous sont familiers semble être invariable et constante, quelle que soit la vitesse à laquelle ils passent devant nos yeux. Il en serait tout autrement si cette vitesse était des centaines de milliers de fois plus grande.

Tout cela est bien étrange, bien étonnant, bien fantastique, bien difficile à admettre. Et pourtant cela est, si la contraction Fitzgerald-Lorentz, seule explication possible — du moins jusqu’ici — de l’expérience de Michelson, existe réellement. Mais nous avons déjà vu quelques-unes des difficultés qu’il y a à concevoir l’existence de cette contraction.

Il en est d’autres. Si tout ce que nous venons de dire est vrai, les objets immobiles dans l’éther conserveraient seuls leur figure vraie ; celle-ci serait déformée dès qu’il y a déplacement dans l’éther. Parmi les objets que nous voyons sphériques dans le monde extérieur (planètes, étoiles, projectiles, gouttes d’eau, que sais-je), il y en aurait donc qui sont réellement des sphères, tandis que d’autres, parce que leur mouvement est plus rapide ou plus lent, ne seraient que des ellipsoïdes allongés ou aplatis que la vitesse a déformés ? Ainsi, parmi les divers objets carrés, il y en aurait qui seraient de vrais carrés, d’autres qui, animés de vitesses différentes par rapport à l’éther, ne seraient que des rectangles réels dont la vitesse a raccourci en apparence le plus long côté ? Et nous n’aurions aucun moyen de savoir jamais quels sont, parmi ces objets animés de vitesses différentes, ceux dont nous voyons la vraie forme, ceux dont la forme n’est qu’apparente, puisque nous ne pouvons, l’expérience de Michelson le prouve, déceler une vitesse par rapport à l’éther ?

Non, non, et cent fois non, s’écrient les relativistes. Il y a dans tout cela trop de difficultés. Pourquoi parler sans cesse, comme fait Lorentz, de vitesses par rapport à l’éther puisque aucune expérience ne peut mettre en évidence une pareille vitesse et que l’expérience est la source unique de la vérité scientifique ? Pourquoi d’autre part admettre que, parmi les objets sensibles, il en est de privilégiés qui, à l’exclusion des autres, se montrent sous leur aspect réel, sans déformation ? Pourquoi admettre une chose pareille qui, en soi, répugne à l’esprit scientifique toujours ennemi des exceptions dans la nature, — il n’est de science que du général, — surtout quand ces exceptions sont indiscernables ?

Les choses en étaient là, — fort avancées, au point de vue de l’expression mathématique des phénomènes, mais fort embrouillées, décevantes, contradictoires et choquantes même au point de vue physique — lorsque « enfin Malherbe vint »… je veux dire Einstein.

  1. On suppose, bien entendu, qu’il n’y a ni roulis ni tangage dans le navire ni trépidation dans le train.