Einstein et l’Univers/08

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Hachette (p. 186-201).
VIII. Science et Réalité.

CHAPITRE HUITIÈME

SCIENCE ET RÉALITÉ

L’absolu einsteinienLa Révélation par la ScienceDiscussion des bases expérimentales de la relativitéAutres explications possiblesArguments en faveur de la contraction réelle de LorentzL’espace newtonien peut être distinct de l’espace absoluLe réel est une forme privilégiée du possibleDeux attitudes en face de l’inconnu.


Et maintenant il faut conclure.

La réalité, vue à travers le prisme aigu de la science, a-t-elle changé d’aspect avec les nouvelles théories ? Oui, assurément. La doctrine relativiste prétend avoir rendu plus parfait l’achromatisme de ce prisme, et rectifié du même coup l’image qu’il nous donne du monde.

Le temps et l’espace, ces deux pôles autour desquels tournait la sphère des données sensibles, et qu’on croyait inébranlables se sont vus déposséder de leur puissante fixité. À leur place Einstein fait surgir ce continuum où baignent les êtres et les phénomènes : l’espace-temps à quatre dimensions et où le temps et l’espace sont liés à un joug commun.

Mais ce continuum lui-même n’est plus qu’une forme flasque, sans rigidité et qui docilement s’applique à tout. Plus rien de fixe, puisque aucun repère défini n’existe, où nous puissions encadrer les phénomènes ; puisque au bord de l’océan où flottent les choses, il ne reste plus aucun de ces solides anneaux où les marins naguère amarraient les vaisseaux.

Jusqu’ici la théorie de la relativité mérite bien son nom. Mais voici que malgré elle, encore que par elle et en dépit de son nom même, surgit quelque chose qui dans le monde extérieur semble avoir une existence indépendante et déterminée, une objectivité, une réalité absolue. C’est l’Intervalle des événements qui, lui, à travers toutes les fluctuations des choses, quelle que soit la diversité infinie des points de vue, la mobilité des repères, demeure constant, invariable.

De cette donnée, qui, philosophiquement parlant, participe étrangement des qualités intrinsèques tant reprochées au vieil espace absolu, au vieux temps absolu, dérive en réalité toute la partie constructive de la Relativité, toute celle qui a conduit aux splendides vérifications que nous avons dites.

Ainsi la théorie de la Relativité, dans ce qui en fait un monument scientifique utile, un outil constructif, un instrument de découverte, semble renier son nom et sa source même. Elle est une théorie d’un nouvel absolu : l’Intervalle représenté par les géodésiques de l’Univers quadridimensionnel. Elle est une nouvelle théorie absolue. Tant il est vrai que, même dans la science, on ne construit rien sur la négation pure.

Pour créer il faut affirmer.

La théorie de la Relativité a obtenu des victoires éclatantes que la sanction impérieuse des faits a couronnées. Nous en avons donné, dans les chapitres précédents, les exemples les plus étonnants. Mais dire de cette théorie qu’elle est vraie parce qu’elle a prédit des phénomènes vérifiés ensuite, ce serait la juger d’un point de vue trop étroitement pragmatiste. Ce serait aussi — et il y a là un danger — barrer la route à des élans de la pensée vers d’autres chemins où il y aura encore des fleurs à cueillir. Gardons-nous-en bien.

Il importe donc en dépit et à cause même de ses succès, de diriger sur les bases de la doctrine nouvelle le faisceau lumineux de la critique. César montant au Capitole devait entendre auprès de son char les soldats plaisanter ses travers et rabattre sa superbe. La théorie de la Relativité, si magnifiquement qu’elle avance sur la voie triomphale, doit elle aussi connaître qu’elle a des limites et peut-être des faiblesses.

Avant de la fouiller pourtant, avant d’y projeter une lumière crue, une remarque s’impose.

Quelles que soient les incertitudes des théories physiques, quelle que soit l’imperfection éternelle et fatale de la science, une chose doit être ici affirmée : Les vérités scientifiques sont les mieux fondées, les plus certaines, les moins douteuses des vérités que nous puissions connaître touchant le monde extérieur. Si la science ne peut nous dévoiler tout à fait la nature des choses, il n’est rien qui puisse nous la faire connaître autant qu’elle. Les vérités du sentiment, de la foi, de l’intuition sont irréductibles à celles de la science tant qu’elles restent des vérités du monde intérieur ; elles sont sur un autre plan.

Mais si elles prétendaient se montrer adéquates au monde extérieur — ce qui serait leur seule cause de faiblesse — elles se subordonnent dès cet instant à la réalité sensible, à la recherche scientifique de la vérité.

C’est donc un non-sens de vouloir opposer la prétendue « faillite de la science » à la certitude que d’autres disciplines nous apportent touchant le monde extérieur. La faillite de l’une entraîne celle des autres. Tant qu’il ne s’agit plus de l’oasis intime où fleurissent les sereines réalités du sentiment, mais du désert aride et mal exploré du monde extérieur, les données scientifiques sont la base de toutes les autres. Ébranler celles-là, c’est ébranler celles-ci. Un coup de bélier dans un rez-de-chaussée, s’il le fait écrouler, démolit sûrement aussi les étages supérieurs.

Au vrai, il semble que rien ne manifeste ici-bas la présence mystique du divin autant que cette harmonie éternelle et inflexible qui lie les phénomènes et qu’expriment les lois scientifiques. La science qui nous montre le vaste univers ordonné, cohérent, harmonieux, mystérieusement uni, organisé comme une vaste et muette symphonie, dominé par la loi et non par le caprice, par des règles inéluctables et non par des volontés particulières, la science n’est-elle pas, après tout, une Révélation ?

Là doit être, là sera la conciliation nécessaire entre les esprits dociles à la réalité sensible et ceux qu’obsède le mystère métaphysique.

Proclamer la faillite de la science, si cela veut dire autre chose que proclamer la faiblesse humaine, dont nul ne doute hélas ! c’est en réalité dénigrer cette part du divin qui est accessible à nos sens, celle que la science nous dévoile.

En somme, toute la synthèse einsteinienne découle du résultat de l’expérience de Michelson, ou du moins d’une interprétation particulière de ce résultat.

Le phénomène de l’aberration des étoiles prouve que le milieu qui transmet leur lumière jusqu’à notre œil ne participe pas à la translation de la Terre autour du Soleil. Ce milieu les physiciens l’appellent l’éther. Lord Kelvin qui a mérité l’honneur de reposer à Westminster sous la dalle contiguë à celle où gît Newton, considérait avec raison l’existence de l’éther interstellaire comme aussi bien prouvée que celle de l’air que nous respirons ; car sans ce milieu la chaleur solaire, mère et nourrice de toute vie terrestre, ne parviendrait pas jusqu’à nous.

Dans la théorie de la relativité restreinte, Einstein, nous l’avons vu, interprète les phénomènes sans faire intervenir l’éther, ou du moins sans faire intervenir les propriétés cinématiques habituellement attribuées à cette substance. Autrement dit la relativité restreinte n’affirme ni ne nie l’éther classique ; elle l’ignore.

Mais cette indifférence à l’égard de l’éther, ce dédain disparaît dans la théorie de la Relativité généralisée. Nous avons vu dans un chapitre précédent que les trajectoires des corps gravitants et de la lumière procèdent directement, d’après cette théorie, d’une courbure particulière et du caractère non euclidien du milieu qui, dans le vide, avoisine les corps massifs, c’est-à-dire de l’éther. Celui-ci, bien que ses propriétés cinématiques ne soient pas pour Einstein ce qu’elles sont pour les classiques, devient le substratum de tous les événements de l’Univers. Il reprend son importance, sa réalité objective. Il est le milieu continu où évoluent les faits spatio-temporels.

Donc sous sa forme générale, et en dépit de l’attitude cinématique nouvelle qu’elle lui attribue, la théorie générale d’Einstein admet l’existence objective de l’éther.

L’aberration des étoiles montre ce milieu immobile par rapport à la translation de la Terre sur son orbite.

Le résultat négatif de l’expérience de Michelson tend au contraire à prouver qu’il participe à ce mouvement de la Terre. L’hypothèse de Fitzgerald-Lorentz concilie cette antinomie en admettant que l’éther ne participe réellement pas à la translation terrestre, mais que tous les corps qui s’y déplacent subissent dans le sens de ce déplacement une contraction. Celle-ci croît avec leur vitesse dans l’éther, ce qui explique le résultat négatif de Michelson.

L’explication de Lorentz a paru inadmissible à Einstein, à cause de quelques invraisemblances que nous avons signalées, et surtout parce qu’elle suppose l’existence dans l’Univers d’un système de références privilégiées qui ressuscite l’espace absolu de Newton. Einstein en vertu du principe que tous les points de vue sont également relatifs, n’admet pas qu’il y ait dans l’Univers des observateurs privilégiés — ceux qui sont immobiles dans l’éther — qui verraient les choses telles qu’elles sont tandis que ces choses seraient déformées pour tout autre observateur.

Et alors, tout en conservant la contraction de Lorentz et les formules qui l’expriment, Einstein affirme que cette contraction existe, mais n’est qu’une apparence, une sorte d’illusion d’optique provenant de ce que la lumière qui nous définit les objets ne se propage pas instantanément, mais avec une vitesse finie. Cette propagation de la lumière se fait suivant des lois telles que précisément l’espace et le temps apparent soient déformés conformément aux formules de Lorentz. Telle est la base de la relativité spéciale d’Einstein.

Ainsi les deux premières explications possibles du résultat négatif de l’expérience de Michelson sont :

1oIl y a une contraction des objets mobiles dans l’éther immobile, substratum fixe des phénomènes. Cette contraction est réelle, croît avec la vitesse du mobile par rapport à l’éther. C’est l’explication de Lorentz.

2oIl y a une contraction des objets mobiles par rapport à un observateur quelconque. Cette contraction n’est qu’une apparence due aux lois de la propagation de la lumière. Elle croît avec la vitesse du mobile par rapport à l’observateur. C’est l’explication d’Einstein.

Mais il y a encore — pour le moins — une troisième explication possible. Elle introduit des hypothèses nouvelles et même insolites, mais nullement absurdes. D’ailleurs c’est surtout en physique que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. Elle montrera, que même en dehors de celle de Lorentz, on peut rendre compte du résultat de Michelson autrement que par l’interprétation einsteinienne.

Voici cette troisième hypothèse explicative :

Chaque corps matériel entraîne avec lui, comme une sorte d’atmosphère, l’éther qui lui est lié. Il existe en outre dans le vide interastral un éther immobile, insensible au mouvement des corps matériels qui s’y meuvent, et que, pour le distinguer de l’éther lié aux corps, nous appellerons le suréther. Ce suréther occupe tout le vide interstellaire et se superpose près des astres à l’éther qu’ils entraînent. L’éther et le suréther se transpénètrent de même qu’ils transpénètrent la matière, et les vibrations qu’ils transmettent s’y propagent indépendamment. Quand un corps matériel émet des trains d’ondes dans l’éther qui l’entoure, celles-ci sont animées par rapport à lui de la vitesse constante de la lumière. Mais lorsqu’elles ont traversé la couche relativement mince d’éther liée à ce corps matériel, et qui se fond graduellement dans le suréther, c’est dans celui-ci que se fait leur propagation et c’est par rapport à lui qu’elles prennent progressivement leur vitesse.

C’est ainsi qu’un bateau traversant le lac de Genève avec une certaine vitesse possède, vers le milieu du lac, cette vitesse par rapport à l’étroit courant qu’y fait le Rhône, puis la reprend par rapport au lac immobile.

Ainsi, bien qu’émanées d’astres qui s’éloignent ou s’approchent de nous, les rayons lumineux des étoiles posséderont la même vitesse lorsqu’ils nous parviendront, et qui sera la vitesse commune que leur impose le suréther. Ainsi, d’autre part, les rayons des étoiles arrivant à nos lunettes seront propagés jusqu’à nous par le suréther et sans que la très mince couche d’éther mobile avec la Terre ait pu troubler cette propagation.

Dans ces hypothèses tous les faits s’expliquent et se concilient : 1o l’aberration des étoiles, parce que les rayons qui nous en arrivent nous sont transmis sans altération par le suréther ; 2o le résultat négatif de l’expérience de Michelson, parce que la lumière que nous produisons au laboratoire se propage dans l’éther entraîné par la Terre et où elle est née ; 3o le fait qu’en dépit du rapprochement ou de l’éloignement des étoiles, leurs rayons nous arrivent avec la vitesse commune qu’ils ont acquise dans le suréther, peu après leur émission.

Cette explication, si étrange qu’elle puisse paraître, n’est pas absurde et ne soulève aucune difficulté qu’on ne puisse surmonter. Elle prouve que si le résultat de Michelson constitue une sorte de cul-de-sac, il est pour en sortir d’autres issues que la théorie d’Einstein.

En résumé, pour échapper aux difficultés, aux apparentes contradictions manifestées par l’expérience, à l’antinomie qui existe entre l’aberration et le résultat de Michelson, trois voies nous sont offertes, et qui se ramènent à cette alternative :

1oLa contraction des corps par la vitesse est réelle (Lorentz).

2oLa contraction des corps par la vitesse n’est qu’une apparence due aux lois de propagation de la lumière (Einstein).

3oLa contraction des corps par la vitesse n’est ni une réalité ni une apparence ; elle n’existe pas (hypothèse du suréther conjugué à l’éther).

Cela prouve que l’explication einsteinienne des phénomènes n’est nullement imposée par les faits, ou du moins n’est pas imposée par eux impérativement et à l’exclusion de toute autre.

Est-elle du moins imposée par la raison, par les principes, par le caractère d’évidence de ses prémisses rationnelles, parce qu’elle ne choque pas, à l’égal des autres, le bon sens et nos habitudes mentales ?

On pourrait le croire d’abord, lorsqu’on la compare à la doctrine de Lorentz, — et pour ne pas surcharger cette discussion, je laisserai provisoirement de côté la troisième théorie explicative qui a été esquissée, celle du suréther.

Ce qui a paru choquant dans l’hypothèse de la contraction réelle de Lorentz c’est en premier lieu que cette contraction ne dépend que de la vitesse des objets, nullement de leur nature ; c’est qu’elle est la même pour tous quelle que soit leur substance, leur composition chimique, leur état physique.

À la réflexion cette chose étrange paraît moins inadmissible. Ne savons-nous pas en effet que les atomes sont tous formés des mêmes électrons dont l’arrangement et le nombre atomique diffèrent seuls et seuls différencient les corps.

Si alors les électrons communs à toute matière subissent ensemble, de même que leurs distances relatives, une contraction due à la vitesse, il est en somme assez naturel de penser que le résultat puisse être identique pour tous les objets. Quand la chaleur dilate une grille de fer de longueur donnée, la quantité dont une température de cent degrés surélève et élargit cette grille sera la même, que celle-ci compte dix barreaux ou cent barreaux d’acier au mètre courant, pourvu qu’ils soient identiques.

Ce n’est donc pas là en définitive que réside l’invraisemblance qui a fait rejeter par les relativistes la théorie de Lorentz.

C’est dans les principes mêmes de cette théorie, c’est parce qu’elle admet dans la nature un système de référence privilégié, l’éther immobile par rapport à quoi les corps se déplacent.

Examinons cela d’un peu plus près.

On a dit que l’éther immobile de Lorentz est en somme une résurrection de l’espace absolu de Newton tant attaqué par les relativistes. Rien n’est moins sûr. Si, comme nous l’avons supposé dans le chapitre précédent, notre Univers stellaire n’est qu’une gigantesque bulle d’éther divaguant dans un espace vide d’éther, parmi d’autres bulles d’éther à jamais inconnaissables à l’homme, il est évident que la gouttelette éthérée qui constitue notre Univers peut très bien être un mouvement dans l’espace qui l’entoure et qui serait le véritable espace absolu.

De ce point de vue, l’éther lorentzien ne peut donc être assimilé à l’espace absolu. Faire cette assimilation revient à dire que l’espace dénommé absolu par Newton ne mérite peut-être pas ce nom. Si l’espace newtonien n’est que le continu physique où se déroulent es événements de notre Univers particulier, il n’est alors rien moins qu’absolument immobile.

Toute la querelle faite à Newton revient en ce cas à lui reprocher une impropriété d’expression, et d’avoir appelé absolu ce qui n’est que privilégié pour un Univers donné.

Ce serait une querelle grammaticale, et Vaugelas n’a jamais suffi à bouleverser la Science.

Mais les relativistes, ou du moins ces relativistes impénitents que sont les einsteiniens ne se contenteront pas de cela. Il ne leur suffit point que l’espace newtonien avec tous ses privilèges ne soit peut-être pas l’espace absolu.

Notre conception de l’Univers, île mouvante d’éther, concilierait très bien la prééminence de l’espace newtonien et l’agnosticisme qui nous dénie toute emprise sur l’absolu. Cela encore un coup ne suffit pas aux einsteiniens. Ce qu’ils entendent faire, c’est dépouiller résolument l’espace newtonien sur lequel a été construit la mécanique classique, de tous ses privilèges. C’est faire rentrer cet espace dans le rang, c’est le réduire à être l’analogue de tous les autres espaces qu’on peut imaginer et qui se meuvent arbitrairement par rapport à lui : rien de plus.

Du point de vue agnostique, du point de vue sceptique et douteur, cette attitude est forte et belle. Mais au cours de ce volume nous avons assez admiré la puissante synthèse théorique d’Einstein et les surprenantes vérifications à quoi elle a conduit, pour avoir le droit de faire maintenant nos réserves. On peut mettre en doute même les dénégations des douteurs, car elles aussi, en fin de compte sont des affirmations.

Nous croyons qu’en face de l’attitude philosophique des einsteiniens, en face de ce que j’appellerais volontiers leur relativisme absolu, il est permis de s’insurger un peu et de dire ceci :

Oui, tout est possible, ou du moins beaucoup de choses sont possibles mais toutes ne sont pas. Oui, si je pénètre dans un appartement inconnu, la pendule du salon peut être ronde, carrée ou octogone. Mais lorsque franchissant la porte j’ai vu que cette pendule est carrée, j’ai le droit de dire : elle est carrée ; elle a le privilège d’être carrée, c’est un fait qu’elle n’est ni ronde, ni octogone.

De même dans la nature. Le continu physique qui, comme un vase, épouse les phénomènes de l’Univers, pourrait avoir par rapport à moi — et tant que je ne l’ai pas observé — des mouvements ou des formes quelconques. Mais en fait, il est ce qu’il est, et il ne peut être en même temps des choses différentes. L’horloge du salon ne peut être à la fois toute en or et toute en argent.

On peut donc concevoir, parmi les possibilités que nous imaginons dans le monde extérieur, une possibilité privilégiée : celle qui est effectivement réalisée, celle qui existe.

Le relativisme total des einsteiniens revient à affirmer l’Univers tellement extérieur à nous que nous n’avons aucun moyen d’y distinguer le réel du possible, en ce qui concerne l’espace et le temps. Les newtoniens au contraire affirment que l’espace réel, le temps réel se manifestent à nous par des signes particuliers. Nous analyserons plus loin ces signes.

En somme les relativistes purs ont cherché à échapper à la nécessité de supposer une réalité inaccessible.

C’est un point de vue à la fois beaucoup plus modeste et beaucoup plus outrecuidant que celui des newtoniens, des « absolutistes ».

Plus modeste, parce que selon l’einsteinien nous ne pouvons pas connaître certaines choses que l’absolutiste pense au contraire pouvoir approcher : le temps et l’espace réels. Plus outrecuidant, parce que le relativiste affirme qu’il n’y a pas de réalité autre que celle qui est accessible à l’observation. Pour lui inconnaissable et inexistant sont presque synonymes. C’est pourquoi Henri Poincaré qui fut, avant Einstein, le plus profond des relativistes répétait sans cesse que les questions concernant l’espace et le temps absolus n’ont « aucun sens ».

En définitive les einsteiniens ont fait leur devise du mot d’Auguste Comte : Tout est relatif et cela seul est absolu.

En face, Newton dont Henri Poincaré se refusait énergiquement à admettre les prémisses spatio-temporelles, et avec lui la science classique, ont une attitude que Newton a admirablement définie lui-même lorsqu’il écrivait : « Je ne suis qu’un enfant qui joue sur le rivage, m’amusant à trouver de temps en temps un caillou mieux poli ou un coquillage plus beau que d’ordinaire, pendant que le grand océan de la vérité reste toujours inexploré devant moi. » Newton affirme que cet océan est inexploré, seulement il affirme qu’il existe, et de la forme des coquillages trouvés, il déduit certaines des qualités de cet océan, et notamment celles qu’il appelle le temps et l’espace absolus.

Einsteiniens et newtoniens sont d’accord pour penser que le monde extérieur n’est pas aujourd’hui totalement réductible à la science. Mais leur agnosticisme a des limites différentes. Les newtoniens croient que, si extérieur que nous soit le monde, il ne l’est pas au point que le temps réel et l’espace réel nous soient inaccessibles. Les einsteiniens sont d’un autre avis. Ce qui les sépare c’est seulement une question de degré dans le scepticisme.

Toute la controverse se ramène à une contestation de frontières entre deux agnosticismes.