Elle et Lui/10

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Calmann-Lévy (p. 99-107).



X


Quelques jours après, Thérèse reçut une lettre de Genève. Laurent s’y accusait par écrit de tout ce dont il s’était accusé en paroles, comme s’il eût voulu consacrer ainsi le témoignage de son repentir.

« Non, disait-il, je n’ai pas su te mériter. J’ai été indigne d’un amour si généreux, si pur et si désintéressé. J’ai lassé ta patience, ô ma sœur, ô ma mère ! Les anges aussi se fussent lassés de moi ! Ah ! Thérèse, à mesure que je reviens à la santé et à la vie, mes souvenirs s’éclaircissent, et je regarde dans mon passé comme dans un miroir qui me montre le spectre d’un homme que j’ai connu, mais que je ne comprends plus. À coup sûr, ce malheureux était en démence ; ne penses-tu pas, Thérèse, que, marchant vers cette épouvantable maladie physique dont tu m’as sauvé par miracle, j’ai pu, trois et quatre mois d’avance, être sous le coup d’une maladie morale qui m’ôtait la conscience de mes paroles et de mes actions ? Oh ! si cela était, n’aurais-tu pas dû me pardonner ?… Mais ce que je dis là, hélas ! n’a pas le sens commun. Qu’est-ce que le mal, sinon une maladie morale ? Celui qui tue son père ne pourrait-il pas invoquer la même excuse que moi ? Le bien, le mal, voici la première fois que cette notion me tourmente. Avant de te connaître, et de te faire souffrir, ma pauvre bien-aimée, je n’y avais jamais songé. Le mal était pour moi un monstre de bas étage, la bête apocalyptique qui souille de ses embrassements hideux le rebut des hommes dans les bas-fonds infects de la société ; le mal ! pouvait-il approcher de moi, l’homme de la vie élégante, le beau de Paris, le noble fils des Muses ! Ah ! imbécile que j’étais, je me figurais donc, parce que j’avais la barbe parfumée et les mains bien gantées, que mes caresses purifiaient la grande prostituée des nations, l’orgie, ma fiancée, qui m’avait lié à elle d’une chaîne aussi noble que celle qui lie les forçats dans les bagnes ? Et je t’ai immolée, ma pauvre douce maîtresse, à mon brutal égoïsme, et, après cela, j’ai relevé la tête en disant : « C’était mon droit, elle m’appartenait ; rien ne saurait être mal de ce que j’ai le droit de faire ! » Ah ! malheureux, malheureux que je suis ! j’ai été criminel ; et je ne m’en suis pas douté ! Il m’a fallu, pour le comprendre, te perdre, toi mon seul bien, le seul être qui m’eût jamais aimé et qui fût capable d’aimer l’enfant ingrat et insensé que j’étais ! C’est seulement quand j’ai vu mon ange-gardien se voiler la face et reprendre son vol vers les cieux, que j’ai compris que j’étais à jamais seul et abandonné sur la terre ! »

Une longue partie de cette première lettre était écrite sur un ton d’exaltation dont la sincérité se trouvait confirmée par des détails de réalité et un brusque changement de ton, caractéristique chez Laurent.

« Croirais-tu qu’en arrivant à Genève, la première chose que j’aie faite avant de songer à t’écrire, c’est d’aller acheter un gilet ? Oui, un gilet d’été, fort joli, ma foi, et très-bien coupé, que j’ai trouvé chez un tailleur français, rencontre agréable pour un voyageur pressé de quitter cette ville d’horlogers et de naturalistes ? Me voilà donc courant les rues de Genève, enchanté de mon gilet neuf, et m’arrêtant devant la boutique d’un libraire où une certaine édition de Byron, reliée avec un grand goût, me paraissait une tentation irrésistible. Que lire en voyage ? Je ne peux pas souffrir les livres de voyage précisément, à moins qu’ils ne parlent de pays où je ne pourrai jamais aller. J’aime mieux les poëtes, qui vous promènent dans le monde de leurs rêves, et je me suis payé cette édition. Et puis j’ai suivi au hasard une très-jolie fille court vêtue qui passait devant moi, et dont la cheville me paraissait un chef-d’œuvre d’emmanchement. Je l’ai suivie en pensant beaucoup plus à mon gilet qu’à elle. Tout à coup elle a pris à droite, et moi à gauche sans m’en apercevoir, et je me suis trouvé de retour à mon hôtel, où, en voulant serrer mon livre de nouveau dans ma malle, j’ai retrouvé les violettes doubles que tu avais semées dans ma cabine du Ferruccio au moment de nos adieux. Je les avais ramassées une à une avec soin, et je les gardais comme une relique ; mais voilà qu’elles m’ont fait pleurer comme une gouttière, et, en regardant mon gilet neuf, qui avait été le principal événement de ma matinée, je me suis dit :

«

— Voilà pourtant l’enfant que cette pauvre femme a aimé ! »

Ailleurs, il disait :

« Tu m’as fait promettre de soigner ma santé, en me disant : « Puisque c’est moi qui te l’ai rendue, elle m’appartient un peu, et j’ai le droit de te défendre de la perdre. » Hélas ! ma Thérèse, que veux-tu donc que j’en fasse, de cette maudite santé qui commence à m’enivrer comme le vin nouveau ? Le printemps fleurit, et c’est la saison d’aimer, je le veux bien ; mais dépend-il de moi d’aimer ? Tu n’as pu m’inspirer le véritable amour, toi, et tu crois que je rencontrerai une femme capable de faire le miracle que tu n’as pas fait ? Où la trouverai-je, cette magicienne ? Dans le monde ? Non, certes : il n’y a là que des femmes qui ne veulent rien risquer ou rien sacrifier. Elles ont bien raison certainement, et tu pourrais leur dire, ma pauvre amie, que ceux à qui l’on se sacrifie ne le méritent guère ; mais moi, ce n’est pas ma faute si je ne peux pas plus me résoudre à partager avec un mari qu’avec un amant. Aimer une demoiselle ? l’épouser alors ? Oh ! pour le coup, Thérèse, tu ne peux pas penser à cela sans rire… ou sans trembler. Moi, enchaîné de par la loi, quand je ne peux pas seulement l’être par ma propre volonté !

« J’ai eu jadis un ami qui aimait une grisette et qui se croyait heureux. J’ai fait la cour à cette fidèle amante, et je l’ai eue pour une perruche verte que son amant ne voulait pas lui donner. Elle disait naïvement : « Dame ! c’est sa faute, à lui ; que ne me donnait-il cette perruche ! » Et, depuis ce jour-là, je me suis promis de ne jamais aimer une femme entretenue, c’est-à-dire un être qui a envie de tout ce que son amant ne lui donne pas.

« Alors, en fait de maîtresse, je ne vois plus qu’une aventurière, comme on en rencontre sur les chemins, et qui sont toutes nées princesses, mais qui ont eu des malheurs. Trop de malheurs, merci ! Je ne suis pas assez riche pour combler les abîmes de ces passés-là. — Une actrice en renom ? Cela m’a tenté souvent ; mais il faudrait que ma maîtresse renonçât au public, et c’est là un amant que je ne me sens pas la force de remplacer. Non, non, Thérèse, je ne peux pas aimer, moi ! Je demande trop, et je demande ce que je ne sais pas rendre ; donc, il faudra bien que je retourne à mon ancienne vie. J’aime mieux cela, parce que ton image ne sera jamais souillée en moi par une comparaison possible. Pourquoi ma vie ne s’arrangerait-elle pas ainsi : des femmes pour les sens et une maîtresse pour mon âme ? Il ne dépend ni de toi, ni de moi, Thérèse, que tu ne sois pas cette maîtresse, cet idéal rêvé, perdu, pleuré, et rêvé plus que jamais. Tu ne peux t’en offenser, je ne t’en dirai jamais rien. Je t’aimerai dans le secret de ma pensée sans que personne le sache, et sans qu’aucune autre femme puisse jamais dire : « Je l’ai remplacée, cette Thérèse. »

» Mon amie, il faut que tu m’accordes une faveur que tu m’as refusée pendant ces derniers jours si doux et si chers que nous avons passés ensemble : c’est de me parler de Palmer. Tu as cru que cela me ferait encore du mal. Eh bien, tu t’es trompée. Cela m’aurait tué lorsque pour la première fois je t’ai questionnée avec emportement sur son compte : j’étais encore malade et un peu fou ; mais, quand la raison m’est revenue, quand tu m’as laissé deviner le secret que tu n’étais pas forcée de me confier, j’ai senti, au milieu de ma douleur, qu’en acceptant ton bonheur je réparais toutes mes fautes. J’ai examiné attentivement votre manière d’être ensemble : j’ai vu qu’il t’aimait passionnément et qu’il me témoignait pourtant la tendresse d’un père. Cela, vois-tu, Thérèse, m’a bouleversé. Je n’avais pas l’idée de cette générosité, de cette grandeur dans l’amour. Heureux Palmer ! comme il est sûr de toi, lui ! comme il te comprend, comme il te mérite par conséquent ! Cela m’a rappelé le temps où je te disais : « Aimez Palmer, vous me ferez bien plaisir ! » Ah ! quel odieux sentiment j’avais alors dans l’âme ! Je voulais être délivré de ton amour, qui m’accablait de remords, et pourtant, si alors tu m’avais répondu : « Eh bien, je l’aime !… » je t’aurais tuée ?

« Et lui, ce bon grand cœur, il t’aimait déjà, et il n’a pas craint de se consacrer à toi au moment où peut-être tu m’aimais encore ! Moi, en pareille circonstance, je n’aurais jamais osé me risquer. J’avais une trop belle dose de cet orgueil que nous portons si fièrement, nous autres hommes du monde, et qui a été si bien inventé par les sots pour nous empêcher de vouloir conquérir le bonheur à nos risques et périls, ou de savoir seulement le ressaisir quand il nous échappe.

» Oui, je veux me confesser jusqu’au bout, ma pauvre amie. Quand je te disais : Aimez Palmer, je croyais quelquefois que tu l’aimais déjà, et c’est là ce qui achevait de m’éloigner de toi. Il y a eu, dans les derniers temps, bien des heures où j’ai été prêt à me jeter à tes pieds ; j’étais arrêté par cette idée : « Il est trop tard, elle en aime un autre. Je l’ai voulu, mais elle n’eût pas dû le vouloir. Donc, elle est indigne de moi ! »

« Voilà comme je raisonnais dans ma folie, et pourtant, j’en suis sûr à présent, si j’étais revenu à toi sincèrement, quand même tu aurais commencé à aimer Dick, tu me l’aurais sacrifié. Tu aurais recommencé ce martyre que je t’imposais. Allons, j’ai bien fait, n’est-ce pas, de m’enfuir ? Je le sentais en te quittant ! Oui, Thérèse, c’est là ce qui m’a donné la force de me sauver à Florence sans te dire un seul mot. Je sentais que je t’assassinais jour par jour, et que je n’avais plus d’autre manière de réparer mes torts que de te laisser seule auprès d’un homme qui t’aimait véritablement.

« C’est encore là ce qui a soutenu mon courage à la Spezzia, durant cette journée où j’aurais encore pu tenter d’obtenir ma grâce ; mais cette détestable pensée ne m’est pas venue ; je t’en fais le serment, mon amie. Je ne sais pas si tu avais dit à ce batelier de ne pas nous perdre de vue ; mais c’était bien inutile, va ! Je me serais jeté dans la mer plutôt que de vouloir trahir la confiance que Palmer me témoignait en nous laissant ensemble.

« Dis-le-lui donc, à lui, que je t’aime véritablement, autant que je puis aimer. Dis-lui que c’est à lui, autant qu’à toi, que je dois de m’être condamné et exécuté comme j’ai fait. J’ai bien souffert, mon Dieu, pour accomplir ce suicide du vieil homme ! Mais je suis fier de moi-même à présent. Tous mes anciens amis jugeraient que j’ai été un sot ou un lâche de ne pas tâcher de tuer mon rival en duel, sauf à abandonner ensuite, en lui crachant au visage, la femme qui m’avait trahi ! Oui, Thérèse, c’est ainsi que, moi-même, j’eusse probablement jugé chez un autre la conduite que j’ai pourtant tenue vis-à-vis de toi et de Palmer avec autant de résolution que de joie. C’est que je ne suis pas une brute, Dieu merci ! je ne vaux rien ; mais je comprends le peu que je vaux, et je me rends justice. « Parle-moi donc de Palmer et ne crains pas que j’en souffre ; loin de là, ce sera ma consolation dans mes heures de spleen. Ce sera ma force aussi : car ton pauvre enfant est encore bien faible, et, quand il se met à penser à ce qu’il eût pu être et à ce qu’il est maintenant pour toi, sa tête s’égare encore. Mais dis-moi que tu es heureuse et je me dirai avec orgueil : « J’aurais pu troubler, disputer et peut-être détruire ce bonheur : je ne l’ai pas fait. Il est donc un peu mon ouvrage, et j’ai droit maintenant à l’amitié de Thérèse. »

Thérèse répondit avec tendresse à son pauvre enfant. C’est sous ce titre qu’il était désormais enseveli et comme embaumé dans le sanctuaire du passé… Thérèse aimait Palmer, du moins elle voulait ou croyait l’aimer. Il ne lui semblait pas qu’elle pût jamais regretter le temps où, tous les matins, elle s’éveillait, disait-elle, en regardant si la maison n’allait pas lui tomber sur la tête.

Et pourtant quelque chose lui manquait, et je ne sais quelle tristesse s’était emparée d’elle depuis qu’elle habitait ce livide rocher de Porto-Venere. C’était comme un détachement de la vie qui, par moment, n’était pas sans charme pour elle ; mais c’était quelque chose de morne et d’abattu qui n’était pas dans son caractère et qu’elle ne s’expliquait pas à elle-même.

Il lui fut impossible de faire ce que Laurent lui demandait à propos de Palmer : elle lui en fit brièvement le plus grand éloge et lui dit de sa part les choses les plus affectueuses ; mais elle ne put se résoudre à le prendre pour confident de leur intimité. Elle répugnait à faire part de sa véritable situation, c’est-à-dire à confier des engagements sur lesquels elle ne s’était pas dit à elle-même son dernier mot. Et, quand même elle eût été fixée, n’eût-il pas été trop tôt pour dire à Laurent : « Vous souffrez encore, tant pis pour vous ! moi, je me marie ! »

L’argent qu’elle attendait n’arriva qu’au bout de quinze jours. Elle fit de la dentelle pendant quinze jours avec une persévérance qui désolait Palmer. Lorsqu’elle se vit enfin à la tête de quelques billets de banque, elle paya largement sa bonne hôtesse et se permit de sortir avec Palmer pour se promener autour du golfe ; mais elle désira rester à Porto-Venere encore quelque temps, sans trop pouvoir expliquer pourquoi elle tenait à cette morne et misérable résidence.

Il est des situations morales qui se sentent mieux qu’elles ne se définissent. C’est avec sa mère que Thérèse venait à bout, dans ses lettres, de s’épancher.

« Je suis encore ici, lui écrivait-elle au mois de juillet, en dépit d’une chaleur dévorante. Je me suis attachée comme un coquillage à ce rocher où jamais un arbre n’a pu songer à pousser, mais où soufflent des brises énergiques et vivifiantes. Ce climat est dur mais sain, et la vue continuelle de la mer, que je ne pouvais souffrir autrefois, m’est devenue en quelque sorte nécessaire. Le pays que j’ai derrière moi, et qu’en moins de deux heures je peux gagner en barque, était ravissant au printemps. En s’enfonçant dans les terres au fond du golfe, à deux ou trois lieues de la côte, on découvre les sites les plus étranges. Il y a une certaine région de terrains déchirés par je ne sais quels anciens tremblements de terre, qui présente les accidents les plus bizarres. C’est une suite de collines de sable rouge recouvertes de pins et de bruyères, s’échelonnant les unes sur les autres, et offrant sur leurs crêtes d’assez larges voies naturelles qui tout à coup tombent à pic dans les abîmes et vous laissent fort embarrassé de continuer. Si l’on revient sur ses pas et que l’on se trompe dans le dédale des petits sentiers battus par les pieds des troupeaux, on arrive à d’autres abîmes, et nous sommes restés quelquefois, Palmer et moi, des heures entières sur ces sommets boisés, sans retrouver le chemin qui nous y avait amenés. De là, on plonge sur une immensité de pays cultivé, coupé de place en place avec une sorte de régularité par ces accidents étranges, et au delà de cette immensité se déploie l’immensité bleue de la mer. De ce côté-là, il semble que l’horizon n’ait pas de limites. Du côté du nord et de l’est, ce sont les Alpes Maritimes, dont les crêtes, hardiment dessinées, étaient encore couvertes de neige quand je suis arrivée ici. « Mais il n’est plus question de ces savanes de cistes en fleurs et de ces arbres de bruyère blanche qui répandaient un parfum si frais et si fin aux premiers jours de mai. C’était alors un paradis terrestre : ces bois étaient pleins de faux ébéniers, d’arbres de Judée, de genêts odorants et de cytises étincelant comme de l’or au milieu des noirs buissons de myrte. À présent, tout est brûlé, les pins exhalent une odeur acre, les champs de lupin, si fleuris et si parfumés naguère, n’offrent plus que des tiges coupées, noires comme si le feu y avait passé ; les moissons enlevées, la terre fume au soleil de midi, et il faut se lever de grand matin pour se promener sans souffrir. Or, comme il faut d’ici quatre heures au moins, tant en barque que sur les pieds, pour gagner la partie boisée du pays, le retour n’est pas agréable, et toutes les hauteurs qui entourent immédiatement le golfe, magnifiques de formes et d’aspect, sont si nues, que c’est encore à Porto-Venere et dans l’île Palmaria que l’on peut respirer le mieux.

« Et puis il y a un fléau à la Spezzia : ce sont les moustiques engendrés par les eaux stagnantes d’un petit lac voisin et des immenses marécages que la culture dispute aux eaux de la mer. Ici, ce n’est pas l’eau des terres qui nous gêne : nous n’avons que la mer et le rocher, pas d’insectes par conséquent, pas un brin d’herbe ; mais quels nuages d’or et de pourpre, quelles tempêtes sublimes, quels calmes solennels ! La mer est un tableau qui change de couleur et de sentiment à chaque minute du jour et de la nuit. Il y a ici des gouffres remplis de clameurs dont vous ne pouvez vous représenter l’effroyable variété ; tous les sanglots du désespoir, toutes les imprécations de l’enfer s’y sont donné rendez-vous, et, de ma petite fenêtre, j’entends dans la nuit ces voix de l’abîme qui tantôt rugissent une bacchanale sans nom, tantôt chantent des hymnes sauvages encore redoutables dans leur plus grand apaisement.

« Eh bien, j’aime tout cela maintenant, moi qui avais les goûts champêtres et l’amour des petits coins verts et tranquilles. Est-ce parce que j’ai pris dans ce fatal amour l’habitude des orages et le besoin du bruit ? Peut-être ! Nous sommes de si étranges créatures, nous autres femmes ! Il faut que je vous le confesse, ma bien-aimée, j’ai passé bien des jours avant de m’habituer à me passer de mon supplice, je ne savais que faire de moi, n’ayant plus personne à servir et à soigner. Il eût fallu que Palmer fût un peu insupportable ; mais, voyez l’injustice, dès qu’il a fait mine de l’être, je me suis révoltée, et, à présent qu’il est redevenu bon comme un ange, je ne sais plus à qui m’en prendre de l’épouvantable ennui qui m’envahit par moments. Hélas ! oui, c’est comme cela !… Dois-je vous le dire ? Non, je ferais mieux de ne pas le savoir moi-même, ou, si je le sais, de ne pas vous affliger de ma folie. Je voulais ne vous parler que du pays, de mes promenades, de mes occupations, de ma triste chambre sous les toits, ou plutôt sur les toits, et où je me plais à être seule, ignorée, oubliée du monde, sans devoirs, sans clients, sans affaires, sans autre travail que celui qui me plaît. Je fais poser des petits enfants, et je m’amuse à composer des groupes ; mais tout cela ne vous suffit pas, et, si je ne vous dis pas où j’en suis de mon cœur et de ma volonté, vous serez encore plus inquiète. Eh bien, sachez-le, je suis bien décidée à épouser Palmer et je l’aime ; mais je n’ai pas encore pu me résoudre à fixer l’époque du mariage, je crains pour lui et pour moi-même le lendemain de cette union indissoluble. Je ne suis plus dans l’âge des illusions, et, après une vie comme la mienne, on a cent ans d’expérience et, par conséquent, de terreurs ! Je me suis crue absolument détachée de Laurent, je l’étais absolument en effet à Gênes, le jour où il me dit que j’étais son fléau, l’assassin de son génie et de sa gloire. À présent, je ne me sens plus si indépendante de lui ; depuis sa maladie, son repentir et les lettres adorables de douceur et d’abnégation qu’il m’a écrites pendant ces deux derniers mois, je sens qu’un grand devoir m’attache encore à ce malheureux enfant, et je ne voudrais pas le froisser par un abandon complet. C’est pourtant ce qui peut arriver au lendemain de mon mariage. Palmer a eu un moment de jalousie, et ce moment peut revenir le jour où il aura le droit de me dire : Je veux ! Je n’aime plus Laurent, ma bien-aimée, je vous le jure, j’aimerais mieux mourir que d’avoir de l’amour pour lui ; mais, le jour où Palmer voudra briser l’amitié qui a survécu en moi à cette malheureuse passion, peut-être n’aimerai-je plus Palmer.

« Tout cela, je le lui ai dit ; il le comprend, car il se pique d’être un grand philosophe, et il persiste à croire que ce qui lui paraît juste et bon aujourd’hui ne changera jamais d’aspect à ses yeux. Moi aussi, je le crois, et cependant je lui demande de laisser couler les jours, sans les compter, sur la situation calme et douce où nous voici. J’ai des accès de spleen, il est vrai ; mais, par nature, Palmer n’est pas très-clairvoyant et je peux les lui cacher. Je peux avoir devant lui ce que Laurent appelait ma figure d’oiseau malade, sans qu’il en soit effarouché. Si le mal futur se borne à ceci, que je pourrai avoir les nerfs irrités et l’esprit assombri sans qu’il s’en aperçoive et s’en affecte, nous pourrons vivre ensemble aussi heureux que possible. S’il se mettait à scruter mes regards distraits, à vouloir percer le voile de mes rêveries, à faire enfin tous les cruels enfantillages dont m’accablait Laurent dans mes heures de défaillance morale, je ne me sens plus de force à lutter, et j’aimerais mieux que l’on me tuât tout de suite, ce serait plus tôt fait. »

Thérèse reçut de Laurent à la même époque une lettre si ardente, qu’elle en fut inquiète. Ce n’était plus l’enthousiasme de l’amitié, c’était celui de l’amour. Le silence que Thérèse avait gardé sur ses relations avec Palmer avait rendu à l’artiste l’espoir de renouer avec elle. Il ne pouvait plus vivre sans elle ; il avait fait de vains efforts pour retourner à la vie de plaisir. Le dégoût l’avait saisi à la gorge.

« Ah ! Thérèse, lui disait-il, je t’ai reproché autrefois d’aimer trop chastement et d’être plus faite pour le couvent que pour l’amour. Comment ai-je pu blasphémer ainsi ? Depuis que je cherche à me rattacher au vice, c’est moi qui me sens redevenir chaste comme l’enfance, et les femmes que je vois me disent que je suis bon à faire un moine. Non, non, je n’oublierai jamais ce qu’il y avait entre nous de plus que l’amour, cette douceur maternelle qui me couvait durant des heures entières d’un sourire attendri et placide, ces épanchements du cœur, ces aspirations de l’intelligence, ce poème à deux dont nous étions les auteurs et les personnages sans y songer. Thérèse, si tu n’es pas à Palmer, tu ne peux être qu’à moi ! Avec quel autre retrouveras-tu ces émotions ardentes, ces attendrissements profonds ? Tous nos jours ont-ils donc été mauvais ? N’y en a-t-il pas eu de beaux ? Et, d’ailleurs, est-ce le bonheur que tu cherches, toi, la femme dévouée ? Peux-tu te passer de souffrir pour quelqu’un, et ne m’as-tu pas appelé quelquefois, quand tu me pardonnais mes folies, ton cher supplice et ton tourment nécessaire ? Souviens-toi, souviens-toi, Thérèse ! Tu as souffert, et tu vis. Moi, je t’ai fait souffrir, et j’en meurs ! N’ai-je pas assez expié ? Voilà trois mois d’agonie pour mon âme !… »

Puis venaient des reproches. Thérèse lui en avait dit trop ou trop peu. Les expressions de son amitié étaient trop vives si ce n’était que de l’amitié, trop froides et trop prudentes si c’était de l’amour. Il fallait qu’elle eût le courage de le faire vivre ou mourir.

Thérèse se décida à lui répondre qu’elle aimait Palmer, et qu’elle comptait l’aimer toujours, sans pourtant parler du projet de mariage qu’elle ne pouvait se résoudre à regarder comme une résolution arrêtée. Elle adoucit autant qu’elle put le coup que cet aveu devait porter à l’orgueil de Laurent.

« Sache bien, lui dit-elle, que ce n’est pas, comme tu le prétendais, pour te punir, que j’ai donné mon cœur et ma vie à un autre. Non, tu étais pleinement pardonné le jour où j’ai répondu à l’affection de Palmer, et la preuve, c’est que j’ai couru à Florence avec lui. Crois-tu donc, mon pauvre enfant, qu’en te soignant comme j’ai fait durant ta maladie, je ne fusse réellement là qu’une sœur de charité » ? Non, non, ce n’était pas le devoir, qui m’enchaînait à ton chevet, c’était la tendresse d’une mère. Est-ce qu’une mère ne pardonne pas toujours ? Eh bien, il en sera toujours ainsi, vois-tu ! Toutes les fois que, sans manquer à ce que je dois à Palmer, je pourrai te servir, te soigner et te consoler, tu me retrouveras. C’est parce que Palmer ne s’y oppose pas que j’ai pu l’aimer, et que je l’aime. S’il m’eût fallu passer de tes bras dans ceux de ton ennemi, j’aurais eu horreur de moi ; mais ç’a été le contraire. C’est en nous jurant l’un à l’autre de veiller toujours sur toi, de ne t’abandonner jamais, que nos mains se sont unies. »

Thérèse montra cette lettre à Palmer, qui en fut vivement ému et voulut écrire de son côté, à Laurent, pour lui faire les mêmes promesses de sollicitude constante et d’affection vraie.

Laurent fit attendre une nouvelle lettre de lui. Il avait recommencé un rêve qu’il voyait s’envoler sans retour. Il s’en affecta vivement d’abord ; mais il résolut de secouer ce chagrin qu’il ne se sentait pas la force de porter. Il se fit en lui une de ces révolutions soudaines et complètes qui étaient tantôt le fléau, tantôt le salut de sa vie, et il écrivit à Thérèse :

« Sois bénie, ma sœur adorée ; je suis heureux, je suis fier de ton amitié fidèle, et celle de Palmer m’a touché jusqu’aux larmes. Que ne parlais-tu plus tôt, méchante ? je n’aurais pas tant souffert. Que me fallait-il, en effet ? Te savoir heureuse, et rien de plus. C’est parce que je t’ai crue seule et triste que je revenais me mettre à tes pieds pour te dire : « Eh bien, puisque tu souffres, souffrons ensemble. Je veux partager tes tristesses, tes ennuis et ta solitude. » N’était-ce pas mon devoir et mon droit ? —

— Mais tu es heureuse, Thérèse, et moi aussi par conséquent ! Je te bénis de me l’avoir dit. Me voilà donc enfin délivré des remords qui me rongeaient le cœur ! Je veux marcher la tête haute, aspirer l’air à pleine poitrine et me dire que je n’ai pas souillé et gâté la vie de la meilleure des amies ? Ah ! je suis plein d’orgueil de sentir en moi cette joie généreuse, au lieu de l’affreuse jalousie qui me torturait autrefois !

« Ma chère Thérèse, mon cher Palmer, vous êtes mes deux anges gardiens. Vous m’avez porté bonheur. Grâce à vous enfin, je sens que j’étais né pour autre chose que la vie que j’ai menée. Je renais, je sens l’air du ciel descendre dans mes poumons, avides d’une pure atmosphère. Mon être se transforme. Je vais aimer !

« Oui, je vais aimer, j’aime déjà !… J’aime une belle et pure enfant qui n’en sait rien encore, et auprès de qui je trouve un plaisir mystérieux à garder le secret de mon cœur, et à paraître et à me faire aussi naïf, aussi gai, aussi enfant qu’elle-même. — Ah ! qu’ils sont beaux, ces premiers jours d’une émotion naissante ! N’y a-t-il pas quelque chose de sublime et d’effrayant dans cette idée : je vais me trahir, c’est-à-dire je vais me donner ! demain, ce soir peut-être, je ne m’appartiendrai plus ?

« Réjouis-toi, ma Thérèse, de ce dénouement de la triste et folle jeunesse de ton pauvre enfant. Dis-toi que ce renouvellement d’un être qui semblait perdu et qui, au lieu de ramper dans la fange, ouvre ses ailes comme un oiseau, est l’ouvrage de ton amour, de ta douceur, de ta patience, de ta colère, de ta rigueur, de ton pardon et de ton amitié ! Oui, il a fallu toutes les péripéties d’un drame intime où j’ai été vaincu pour m’amener à ouvrir les yeux. Je suis ton œuvre, ton fils, ton travail et ta récompense, ton martyre et ta couronne. Bénissez-moi tous les deux, mes amis, et priez pour moi, je vais aimer ! »

Tout le reste de la lettre était ainsi. En recevant cet hymne de joie et de reconnaissance, Thérèse sentit pour la première fois son propre bonheur complet et assuré. Elle tendit les deux mains à Palmer et lui dit :

— Ah ça ! où et quand nous marions-nous ?