Elle et Lui/3

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Calmann-Lévy (p. 34-41).


III


Un jour, à la demande de Palmer, Laurent se rendit à l’hôtel Meurice, où demeurait celui-ci, pour s’assurer que le portrait était convenablement encadré et emballé. On posa le couvercle devant eux, et Palmer y écrivit lui-même avec un pinceau le nom et l’adresse de sa mère ; puis, au moment où les commissionnaires enlevaient la caisse pour la faire partir, Palmer serra la main de l’artiste en lui disant :

— Je vous dois un grand plaisir que va avoir ma bonne mère, et je vous remercie encore. À présent, voulez-vous me permettre de causer avec vous ? J’ai quelque chose à vous dire.

Ils passèrent dans un salon où Laurent vit plusieurs malles.

— Je pars demain pour l’Italie, lui dit l’Américain en lui offrant d’excellents cigares et une bougie, bien qu’il ne fumât pas lui-même, et je ne veux pas vous quitter sans vous entretenir d’une chose délicate, tellement délicate, que, si vous m’interrompez, je ne saurai plus trouver les mots convenables pour la dire en français.

— Je vous jure d’être muet comme la tombe, dit en souriant Laurent, étonné et assez inquiet de ce préambule.

Palmer reprit :

— Vous aimez mademoiselle Jacques, et je crois qu’elle vous aime. Peut-être êtes-vous son amant ; si vous ne l’êtes pas, il est certain pour moi que vous le deviendrez. Oh ! vous m’avez promis de ne rien dire. Ne dites rien, je ne vous demande rien. Je vous crois digne de l’honneur que je vous attribue ; mais je crains que vous ne connaissiez pas assez Thérèse, et que vous ne sachiez pas assez que, si votre amour est une gloire pour elle, le sien en est une égale pour vous. Je crains cela à cause des questions que vous m’avez faites sur elle, et de certains propos que l’on a tenus, devant nous deux, sur son compte, et dont je vous ai vu plus ému que moi. C’est la preuve que vous ne savez rien ; moi qui sais tout, je veux tout vous dire, afin que votre attachement pour mademoiselle Jacques soit fondé sur l’estime et le respect qu’elle mérite.

— Attendez, Palmer ! s’écria Laurent, qui grillait d’entendre, mais qui fut pris d’un généreux scrupule. Est-ce avec la permission ou par l’ordre de mademoiselle Jacques que vous allez me raconter sa vie ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit Palmer. Jamais Thérèse ne vous racontera sa vie.

— Alors taisez-vous ! Je ne veux savoir que ce qu’elle voudra que je sache.

— Bien, très-bien ! répondit Palmer en lui serrant la main ; mais si ce que j’ai à vous dire la justifie de tout soupçon ?…

— Pourquoi le cache-t-elle, alors ?

— Par générosité pour les autres.

— Eh bien, parlez, dit Laurent, qui n’y pouvait plus tenir.

— Je ne nommerai personne, reprit Palmer. Je vous dirai seulement que, dans une grande ville de France, il y avait un riche banquier qui séduisit une charmante fille, institutrice de sa propre fille. Il en eut une bâtarde, qui naquit, il y vingt-huit ans, le jour de Saint-Jacques au calendrier, et qui, inscrite à la municipalité comme née de parents inconnus, reçut pour tout nom de famille le nom de Jacques. Cette enfant, c’est Thérèse.

« L’institutrice fut dotée par le banquier et mariée cinq ans plus tard avec un de ses employés, honnête homme qui ne se doutait de rien, toute l’affaire ayant été tenue fort secrète. L’enfant était élevée à la campagne. Son père s’était chargé d’elle. Elle fut mise ensuite dans un couvent, où elle reçut une très-belle éducation, et fut traitée avec beaucoup de soin et d’amour. Sa mère la voyait assidûment dans les premières années ; mais, quand elle fut mariée, le mari eut des soupçons, et, donnant la démission de son emploi chez le banquier, il emmena sa femme en Belgique, où il se créa des occupations, et fit fortune. La pauvre mère dut étouffer ses larmes et obéir.

« Cette femme vit toujours très-loin de sa fille : elle a d’autres enfants, elle a eu une conduite irréprochable depuis son mariage ; mais elle n’a jamais été heureuse. Son mari, qui l’aime, la tient en chartre privée ; et n’a pas cessé d’en être jaloux ; ce qui pour elle est un châtiment mérité de sa faute et de son mensonge.

« Il semblerait que l’âge eût dû amener la confession de l’une et le pardon de l’autre. Il en eût été ainsi dans un roman ; mais il n’y a rien de moins logique que la vie réelle, et ce ménage est troublé comme au premier jour, le mari amoureux, inquiet et rude, la femme repentante, mais muette et opprimée.

« Dans les circonstances difficiles où s’est trouvée Thérèse, elle n’a donc pu avoir ni l’appui, ni les conseils, ni les secours, ni les consolations de sa mère. Pourtant celle-ci l’aime d’autant plus qu’elle est forcée de la voir en secret, à la dérobée, quand elle réussit à venir passer seule un ou deux jours à Paris, comme cela lui est arrivé dernièrement. Encore n’est-ce que depuis quelques années qu’elle a pu inventer je ne sais quels prétextes et obtenir ces rares permissions. Thérèse adore sa mère, et n’avouera jamais rien qui puisse la compromettre. Voilà pourquoi vous ne lui entendez jamais souffrir un mot de blâme sur la conduite des autres femmes. Vous avez pu croire qu’elle réclamait ainsi tacitement l’indulgence pour elle-même. Il n’en est rien. Thérèse n’a rien à se faire pardonner ; mais elle pardonne tout à sa mère : ceci est l’histoire de leurs relations.

« À présent, j’ai à vous raconter celle de la comtesse de… trois étoiles. C’est ainsi, je crois, que vous dites en français quand vous ne voulez pas nommer les gens. Cette comtesse, qui ne porta ni son titre, ni le nom de son mari, c’est encore Thérèse.

— Elle est donc mariée ? elle n’est pas veuve ?

— Patience ! elle est mariée, et elle ne l’est pas. Vous allez voir.

« Thérèse avait quinze ans quand son père le banquier se trouva veuf et libre ; car ses enfants légitimes étaient tous établis. C’était un excellent homme, et, malgré la faute que je vous ai racontée et que je n’excuse pas, il était impossible de ne pas l’aimer, tant il avait d’esprit et de générosité. J’ai été très-lié avec lui. Il m’avait confié l’histoire de la naissance de Thérèse, et il me mena à divers intervalles, en visite avec lui, au couvent où il l’avait mise. Elle était belle, instruite, aimable, sensible. Il eût souhaité, je crois, que je prisse la résolution de la lui demander en mariage ; mais je n’avais pas le cœur libre à cette époque ; autrement… Mais je ne pouvais y songer.

« Il me demanda alors des renseignements sur un jeune Portugais noble qui venait chez lui, qui avait de grandes propriétés à La Havane et qui était très-beau. J’avais rencontré ce Portugais à Paris, mais je ne le connaissais réellement pas, et je m’abstins de toute opinion sur son compte. Il était fort séduisant ; mais, pour ma part, je ne me serais jamais fié à sa figure ; c’était ce comte de *** avec qui Thérèse fut mariée un an plus tard.

« Je dus aller en Russie ; quand je revins, le banquier était mort d’apoplexie foudroyante, et Thérèse était mariée, mariée avec cet inconnu, ce fou, je ne veux pas dire cet infâme, puisqu’il a pu être aimé d’elle, même après la découverte qu’elle fit de son crime : cet homme était déjà marié aux colonies, lorsqu’il eut l’audace inouïe de demander et d’épouser Thérèse.

« Ne me demandez pas comment le père de Thérèse, homme d’esprit et d’expérience, avait pu se laisser duper ainsi. Je vous répéterais ce que ma propre expérience m’a trop appris, à savoir que, dans ce monde, tout ce qui arrive est la moitié du temps le contraire de ce qui semblait devoir arriver.

« Le banquier avait, dans les derniers temps de sa vie, fait encore d’autres étourderies qui donneraient à penser que sa lucidité était déjà compromise. Il avait fait un legs à Thérèse au lieu de lui donner une dot de la main à la main. Ce legs se trouva nul devant les héritiers légitimes, et Thérèse, qui adorait son père, n’eût pas voulu plaider même avec des chances de succès. Elle se trouva donc ruinée précisément au moment où elle devenait mère, et, dans ce même temps, elle vit arriver chez elle une femme exaspérée qui réclamait ses droits et voulait faire un éclat ; c’était la première, la seule légitime femme de son mari.

« Thérèse eut un courage peu ordinaire : elle calma cette malheureuse et obtint d’elle qu’elle ne ferait aucun procès ; elle obtint du comte qu’il reprendrait sa femme et partirait avec elle pour La Havane. À cause de la naissance de Thérèse et du secret dont son père avait voulu environner les témoignages de sa tendresse, son mariage avait eu lieu à huis clos, à l’étranger, et c’est aussi à l’étranger que le jeune couple avait vécu depuis ce temps. Cette vie même avait été fort mystérieuse. Le comte, craignant à coup sûr d’être démasqué s’il reparaissait dans le monde, faisait croire à Thérèse qu’il avait la passion de la solitude avec elle, et la jeune femme confiante, éprise et romanesque, trouvait tout naturel que son mari voyageât avec elle sous un faux nom pour se dispenser de voir des indifférents.

« Lorsque Thérèse découvrit l’horreur de sa situation, il n’était donc pas impossible que tout fût enseveli dans le silence. Elle consulta un légiste discret, et, ayant bien acquis la certitude que son mariage était nul, mais qu’il fallait pourtant un jugement pour le rompre, si elle voulait jamais user de sa liberté, elle prit à l’instant même un parti irrévocable, celui de n’être ni libre ni mariée, plutôt que de souiller le père de son enfant par un scandale et une condamnation infamante. L’enfant devenait de toute façon un bâtard ; mais mieux valait qu’il n’eût pas de nom et qu’il ignorât à jamais sa naissance que d’avoir à réclamer un nom taré en déshonorant son père.

« Thérèse aimait encore ce malheureux ! elle me l’a avoué, et lui-même, il l’aimait d’une diabolique passion. Il y eut des luttes déchirantes, des scènes sans nom, où Thérèse se débattit avec une énergie au-dessus de son âge, je ne veux pas dire de son sexe ; une femme, quand elle est héroïque, ne l’est pas à demi.

« Enfin elle l’emporta ; elle garda son enfant, chassa de ses bras le coupable et le vit partir avec sa rivale, qui, bien que dévorée de jalousie, fut vaincue par sa magnanimité jusqu’à lui baiser les pieds en la quittant.

« Thérèse changea de pays et de nom, se fit passer pour veuve, résolue à se faire oublier du peu de personnes qui l’avaient connue, et se mit à vivre pour son enfant avec un douloureux enthousiasme. Cet enfant lui était si cher, qu’elle pensait pouvoir se consoler de tout avec lui ; mais ce dernier bonheur ne devait pas durer longtemps.

« Comme le comte avait de la fortune et qu’il n’avait pas d’enfant de sa première femme, Thérèse avait dû accepter, à la prière même de celle-ci, une pension raisonnable pour être en mesure d’élever convenablement son fils ; mais à peine le comte eut-il reconduit sa femme à La Havane, qu’il l’abandonna de nouveau, s’échappa, revint en Europe et alla se jeter aux pieds de Thérèse, la suppliant de fuir avec lui et avec son enfant à l’autre extrémité du monde.

« Thérèse fut inexorable : elle avait réfléchi et prié. Son âme s’était affermie, elle n’aimait plus le comte. Précisément à cause de son fils, elle ne voulait pas qu’un tel homme devînt le maître de sa vie. Elle avait perdu le droit d’être heureuse, mais non pas celui de se respecter elle-même : elle le repoussa sans reproches, mais sans faiblesse. Le comte la menaça de la laisser sans ressources : elle répondit qu’elle n’avait pas peur de travailler pour vivre.

« Ce misérable fou s’avisa alors d’un moyen exécrable, soit pour mettre Thérèse à sa discrétion, soit pour se venger de sa résistance. Il enleva l’enfant et disparut. Thérèse courut après lui ; mais il avait si bien pris ses mesures, qu’elle fit fausse route et ne le rejoignit pas. C’est alors que je la rencontrai en Angleterre ; mourant de désespoir et de fatigue dans une auberge, presque folle, et si dévastée par le malheur, que j’hésitai à la reconnaître.

« J’obtins d’elle qu’elle se reposerait et me laisserait agir. Mes recherches eurent un succès déplorable. Le comte était repassé en Amérique. L’enfant y était mort de fatigue en arrivant.

« Quand il me fallut porter à cette malheureuse l’épouvantable nouvelle, je fus épouvanté moi-même du calme qu’elle montra. On eût dit pendant huit jours d’une morte qui marchait. Enfin elle pleura, et je vis qu’elle était sauvée. J’étais forcé de la quitter ; elle me dit qu’elle voulait se fixer où elle était. J’étais inquiet de son dénûment ; elle me trompa en me disant que sa mère ne la laissait manquer de rien. J’ai su plus tard que sa pauvre mère en eût été bien empêchée : elle ne disposait pas d’un centime dans son ménage sans en rendre compte. D’ailleurs, elle ignorait tous les malheurs de sa fille. Thérèse, qui lui écrivait en secret, les lui avait cachés pour ne pas la désespérer.

« Thérèse vécut en Angleterre en donnant des leçons de français, de dessin et de musique ; car elle avait des talents, qu’elle eut le courage d’exercer pour n’avoir à accepter la pitié de personne.

« Au bout d’un an, elle revint en France et se fixa à Paris, où elle n’était jamais venue, et où personne ne la connaissait. Elle n’avait alors que vingt ans, elle avait été mariée à seize. Elle n’était plus du tout jolie, et il a fallu huit années de repos et de résignation pour lui rendre sa santé et sa douce gaieté d’autrefois.

« Je ne l’ai revue pendant tout ce temps qu’à de rares intervalles, puisque je voyage toujours ; mais je l’ai toujours retrouvée digne et fière, travaillant avec un courage invincible et cachant sa pauvreté sous un miracle d’ordre et de propreté, ne se plaignant jamais ni de Dieu ni de personne, ne voulant pas parler du passé, caressant quelquefois les enfants en secret et les quittant dès qu’on la regarde, dans la crainte sans doute qu’on ne la voie émue.

« Voilà trois ans que je ne l’avais vue, et, quand je suis venu vous demander de faire mon portrait, je cherchais précisément son adresse, que j’allais vous demander quand vous m’avez parlé d’elle. Arrivé la veille, je ne savais pas encore qu’elle eût enfin du succès, de l’aisance et de la célébrité. C’est en la retrouvant ainsi que j’ai compris que cette âme si longtemps brisée pouvait encore vivre, aimer… souffrir ou être heureuse. Tâchez qu’elle le soit, mon cher Laurent, elle l’a bien gagné ! Et, si vous n’êtes point sûr de ne pas la faire souffrir, brûlez-vous la cervelle ce soir plutôt que de retourner chez elle. Voilà tout ce que j’avais à vous dire.

— Attendez, dit Laurent très-ému : ce comte de *** est-il toujours vivant ?

— Malheureusement, oui. Ces hommes qui font le désespoir des autres se portent toujours bien et échappent à tous les dangers. Ils ne donnent même jamais leur démission ; car celui-ci a eu dernièrement la présomption de m’envoyer pour Thérèse une lettre que je lui ai remise sous vos yeux, et dont elle fait le cas que cela mérite.

Laurent avait songé à épouser Thérèse en écoutant le récit de M. Palmer. Ce récit l’avait bouleversé. Les inflexions monotones, l’accent prononcé, et quelques bizarres inversions de Palmer que nous avons jugé inutile de reproduire, lui avaient donné, dans l’imagination vive de son auditeur, je ne sais quoi d’étrange et de terrible comme la destinée de Thérèse. Cette fille sans parents, cette mère sans enfant, cette femme sans mari, n’était-elle pas vouée à un malheur exceptionnel ? Quelles tristes notions n’avait-elle pas dû garder de l’amour et de la vie ! Le sphinx reparaissait devant les yeux éblouis de Laurent. Thérèse dévoilée lui paraissait plus mystérieuse que jamais : s’était-elle jamais consolée, ou pouvait-elle l’être un seul instant ?

Il embrassa Palmer avec effusion, lui jura qu’il aimait Thérèse, et que, s’il parvenait jamais à être aimé d’elle, il se rappellerait à toutes les heures de sa vie l’heure qui venait de s’écouler et le récit qu’il venait d’entendre. Puis, lui ayant promis de ne pas faire semblant de savoir l’histoire de mademoiselle Jacques, il rentra chez lui et écrivit :

« Thérèse, ne croyez pas un mot de tout ce que je vous dis depuis deux mois. Ne croyez pas non plus ce que je vous ai dit, quand vous avez eu peur de me voir amoureux de vous. Je ne suis pas amoureux, ce n’est pas cela : je vous aime éperdument. C’est absurde, c’est insensé, c’est misérable ; mais, moi qui croyais ne devoir et ne pouvoir jamais dire ou écrire à une femme ce mot-là : Je vous aime ! je le trouve encore trop froid et trop retenu aujourd’hui de moi à vous. Je ne peux plus vivre avec ce secret qui m’étouffe, et que vous ne voulez pas deviner. J’ai voulu cent fois vous quitter, m’en aller au bout du monde, vous oublier. Au bout d’une heure, je suis à votre porte et bien souvent, la nuit, dévoré de jalousie, et presque furieux contre moi-même, je demande à Dieu de me délivrer de mon mal en faisant arriver cet amant inconnu auquel je ne crois pas, et que vous avez inventé pour me dégoûter de songer à vous. Montrez-moi cet homme dans vos bras, ou aimez-moi, Thérèse ! Faute de cette solution, je n’en vois qu’une troisième, c’est que je me tue pour en finir… C’est lâche et stupide, cette menace banale et rebattue par tous les amants désespérés ; mais est-ce ma faute s’il y a des désespoirs qui font jeter le même cri à tous ceux qui les subissent, et suis-je fou parce que j’arrive à être un homme comme les autres ?

« De quoi m’a servi tout ce que j’ai inventé pour m’en défendre et pour rendre mon pauvre individu aussi inoffensif qu’il voulait être libre ?

« Avez-vous quelque chose à me reprocher vis-à-vis de vous, Thérèse ? Suis-je un fat, un roué, moi qui ne me piquais que de m’abrutir pour vous donner confiance dans mon amitié ? Mais pourquoi voulez-vous que je meure sans avoir aimé, vous qui seule pouvez me faire connaître l’amour, et qui le savez bien ? Vous avez dans l’âme un trésor, et vous souriez à côté d’un malheureux qui meurt de faim et de soif. Vous lui jetez une petite pièce de monnaie de temps en temps ; cela s’appelle pour vous l’amitié ; ce n’est pas même de la pitié, car vous devez bien savoir que la goutte d’eau augmente la soif.

« Et pourquoi ne m’aimez-vous pas ? Vous avez peut-être aimé déjà quelqu’un qui ne me valait pas. Je ne vaux pas grand’chose, c’est vrai, mais j’aime, et n’est-ce pas tout ?

« Vous n’y croirez pas, vous direz encore que je me trompe, comme l’autre fois ! Non, vous ne pourrez pas le dire, à moins de mentir à Dieu et à vous-même. Vous voyez bien que mon tourment me maîtrise, et que j’arrive à faire une déclaration ridicule, moi qui ne crains rien tant au monde que d’être raillé par vous !

« Thérèse, ne me croyez pas corrompu. Vous savez bien que le fond de mon âme n’a jamais été souillé, et que, de l’abîme où je m’étais jeté, j’ai toujours, malgré moi, crié vers le ciel. Vous savez bien qu’auprès de vous je suis chaste comme un petit enfant, et vous n’avez pas craint quelquefois de prendre ma tête dans vos mains, comme si vous alliez m’embrasser au front. Et vous disiez : « Mauvaise tête ! tu mériterais d’être brisée. » Et pourtant, au lieu de l’écraser comme la tête d’un serpent, vous tâchiez d’y faire entrer le souffle pur et brûlant de votre esprit. Eh bien, vous n’avez que trop réussi ; et, à présent que vous avez allumé le feu sur l’autel, vous vous détournez et vous me dites : « Confiez-en la garde à une autre ! Mariez-vous, aimez une belle jeune fille bien douce et bien dévouée ; ayez des enfants, de l’ambition pour eux, de l’ordre, du bonheur domestique, que sais-je ? tout, excepté moi ! »

« Et moi, Thérèse, c’est vous que j’aime avec passion, et non pas moi-même. Depuis que je vous connais, vous travaillez à me faire croire au bonheur et à m’en donner le goût. Ce n’est pas votre faute si je ne suis pas devenu égoïste, comme un enfant gâté. Eh bien, je vaux mieux que cela. Je ne demande pas si votre amour serait pour moi le bonheur. Je sais seulement qu’il serait la vie, et que, bonne ou mauvaise, c’est cette vie-là ou la mort qu’il me faut. »