Emma/XLVI

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Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 325-330).



XLVI


Quand elle fut seule, Emma se prit à réfléchir aux diverses conséquences du nouvel état de choses : elle n’aurait plus désormais à plaindre Jane dont les maladies et les tourments, ayant la même origine, disparaîtraient sans doute en même temps. Les jours tristes pour Mlle Fairfax étaient passés ; celle-ci serait maintenant heureuse, bien portante et riche. Emma se rendait compte pourquoi ses avances avaient été systématiquement repoussées : évidemment c’était par jalousie ; aux yeux de Jane, elle avait été une rivale ; tout s’expliquait ; une promenade dans la voiture d’Hartfield eût été une torture, et l’arrow-root provenant des réserves d’Hartfield ne pouvait être qu’un poison ! Elle ne conservait donc pas rancune à la jeune fille qui méritait à tous égards, elle se plaisait à le reconnaître, le bonheur et l’élévation qui allaient lui échoir.

À ce moment, Emma entendit le pas et la voix d’Henriette : elle se composa une contenance, ne voulant rien laisser paraître des sentiments qui l’agitaient. M. Weston, en effet, lui avait recommandé la discrétion.

— Eh bien ? Mademoiselle Woodhouse, dit Henriette en pénétrant vivement dans la pièce, n’est-ce-pas la plus extraordinaire nouvelle qu’on puisse imaginer ?

— De quelle nouvelle voulez-vous parler ? reprit Emma.

— Je fais allusion au mariage de Jane Fairfax. Ne craignez rien, vous pouvez parler librement, car M. Weston vient lui-même de me mettre au courant, sous le sceau du secret ; il a ajouté que, bien entendu, vous saviez tout.

— Dans ce cas, ma chère Henriette, je n’ai pas de raison pour observer une réserve superflue. Il est surprenant, en effet, que nous ayons été dupés si longtemps.

— Personne ne pouvait s’attendre à ce coup de théâtre !

— Sans doute, dit Emma, je n’avais pas le moindre soupçon. Mais il ne faut pas s’étonner outre mesure de la disproportion apparente de cette union ; les mariages de ce genre sont fréquents et l’amour autorise tous les espoirs.

— Puisque vous envisagez le fait de cette manière, Mademoiselle Woodhouse, reprit Henriette en rougissant, je veux vous faire une confidence que je retardais de jour en jour.

— De quoi s’agit-il ? répondit Emma avec une certaine gêne. Vous n’étiez pas, j’espère, éprise de Frank Churchill ?…

— Non, du tout. Depuis longtemps, mon cœur est engagé. J’ai suivi votre conseil : j’ai observé et j’ai réglé ma conduite d’après celle de la personne en question. J’osais à peine, au début, lever les yeux sur lui, mais vous m’avez toujours dit que l’amour égalisait les conditions. L’exemple de M. Frank Churchill m’encourage ; il est néanmoins très supérieur à ce dernier. Vous, Mademoiselle Woodhouse, qui l’avez toujours connu, vous serez à même de juger si…

Emma avait écouté son amie avec calme d’abord, puis soudain elle avait eu la révélation de la vérité.

— Henriette, dit Emma d’une voix tremblante, entendons-nous bien, dès maintenant. Parlez-vous de M. Knightley ?

— Oui, dois-je comprendre que vous ne m’auriez pas encouragée si je vous avais parlé plus tôt de mes rêves ?

Elle s’arrêta quelques instants, mais Emma ne pouvait parler et Henriette reprit :

— Bien entendu, Mademoiselle Woodhouse, vous jugez l’un des millions de fois au-dessus de l’autre. Mais j’espère, en supposant… si j’avais le bonheur… si M. Knightley acceptait cette différence de situation ; j’espère que vous ne chercheriez pas à créer des difficultés. Vous êtes trop bonne pour ne pas souhaiter mon bonheur, je le sais.

Emma regarda Henriette d’un air consterné et dit :

— Avez-vous l’idée, Henriette, que M. Knightley réponde à votre affection ?

— Oui, reprit Henriette avec modestie, mais avec fermeté, j’ai lieu de le croire.

Emma détourna la tête aussitôt et elle demeura immobile, muette, le regard fixe : quelques minutes suffirent pour lui faire connaître le tréfonds de son cœur. La raison de sa souffrance aigüe qu’elle ressentait à la pensée qu’Henriette fût éprise de M. Knightley et peut-être payée de retour, lui fut soudain révélée : c’était elle-même et non une autre que M. Knightley devait épouser ! Elle s’efforça pourtant, par respect pour elle-même, de conserver les apparences ; de plus elle n’oubliait pas ses torts à l’égard d’Henriette, et elle ne se sentait pas le droit de la rendre malheureuse par sa froideur ; elle prit donc la résolution d’écouter avec calme et même avec intérêt. Dans son propre avantage, du reste, il convenait qu’elle fût mise au courant de toute l’étendue des espérances d’Henriette ; celle-ci n’avait rien fait pour mériter de perdre une affection qui avait été si résolument entretenue, et pour être blessée par la personne dont les conseils lui avaient été si funestes.

Emma en conséquence mit fin à ses réflexions, dissimula son émotion et se tournant vers Henriette, elle reprit la conversation d’un ton plus engageant. Henriette, de son côté, s’était laissée aller à évoquer d’encourageants souvenirs et n’attendait que d’en être priée pour donner de nouveaux détails. Emma écoutait avec patience le récit d’Henriette ; il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il fût parfaitement ordonné et méthodique, mais une fois séparé des ornements superflus, des répétitions, il restait une réalité suffisante pour la désespérer.

— Depuis le soir où il a dansé avec moi, dit-elle, je me suis aperçue d’un changement complet dans la manière de M. Knightley ; il m’adressait souvent la parole et ne manquait aucune occasion de se montrer empressé. Dernièrement ses attentions sont devenues encore plus marquées et pendant les diverses promenades il s’est, à plusieurs reprises, approché de moi, et toute son attitude indiquait clairement qu’il se mettait en frais.

Emma de son côté, était forcée de reconnaître avoir remarqué aussi cette métamorphose. Henriette répéta certaines expressions approbatives : il l’avait louée d’être simple, d’avoir des sentiments honnêtes et généreux. Naturellement beaucoup de petits faits : un regard, une attention, une marque de préférence, dont Henriette gardait un souvenir fidèle, étaient passés inaperçus aux yeux d’Emma. Pourtant deux des dernières circonstances sur lesquelles Henriette fondaient le plus d’espoir, avaient eu Emma pour témoin. La première était la promenade qu’il avait faite en tête-à-tête avec elle dans l’allée de tilleuls de Donwell.

— Après m’avoir amenée à me séparer du reste des promeneurs, expliqua Henriette, il s’est mis à me parler sur un ton de particulière intimité, et je ne puis évoquer ce souvenir sans émotion ; il parut vouloir s’informer si mes affections étaient engagées, mais vous vous êtes approchée à ce moment et il a immédiatement changé de conversation pour parler agriculture.

Le second fait significatif consistait à être demeuré près d’une demi-heure avec elle en attendant le retour d’Emma, lors de sa dernière visite à Hartfield :

— Il avait pris la précaution d’avertir, en entrant, qu’il ne pouvait pas rester plus de cinq minutes ; bien plus, au cours de notre conversation, il m’a avoué s’éloigner à regret de chez lui pour aller à Londres, où ses affaires l’appelaient.

Emma n’avait reçu aucune confidence de ce genre et la confiance témoignée à Henriette lui fut particulièrement pénible.

Au bout de quelques instants de réflexion, Emma trouva une interprétation plausible de l’allusion particulièrement grave faite aux sentiments d’Henriette, et elle demanda :

— Ne serait-il pas possible qu’en vous interrogeant sur l’état de votre cœur, il ait eu l’intérêt de M. Martin en vue ?

Mais Henriette rejeta cette idée avec dédain :

— M. Martin ! Non, vraiment, il n’a été question d’aucune façon de M. Martin. J’ai maintenant un goût plus raffiné et je ne mérite pas ce soupçon.

Puis Henriette fit appel à sa « chère Mlle Woodhouse » et lui demanda si elle ne jugeait pas qu’elle avait de bonnes raisons d’espérer.

— Au début, continua-t-elle, je n’aurais pas eu la présomption de penser qu’un pareil bonheur fût possible, mais maintenant je ne me sens pas indigne de lui.

Emma fut obligé de faire un effort considérable pour garder son sang-froid et elle répondit :

— Je puis vous dire une chose, Henriette : M. Knightley est la dernière personne sur la terre qui laisserait volontairement supposer à une femme qu’il a pour elle de l’affection si tel n’était pas le cas.

Henriette se sentit pleine de vénération pour son amie en entendant un commentaire si encourageant, et Emma n’échappa aux manifestations de tendresse et de reconnaissance que grâce à l’arrivée de M. Woodhouse. Ce dernier rentrait et s’était arrêté un instant dans l’antichambre. Henriette était très agitée ; craignant de ne pouvoir retrouver son aisance habituelle et d’inquiéter M. Woodhouse, elle prit le parti de s’en aller et sortit par une autre porte. Emma ne la retint pas et, restée seule, ne put s’empêcher de s’écrier : Quelle fatalité de l’avoir rencontrée !

Le reste de la journée, et la nuit suivante, Emma s’abandonna à ses réflexions. Tout ce qu’elle venait d’apprendre provoquait une grande confusion dans son esprit. Chaque moment avait amené une nouvelle surprise et chaque surprise était une nouvelle humiliation. Elle s’asseyait, marchait, montait dans sa chambre, se promenait dans le parc, et ne trouvait de repos nulle part. Elle s’efforçait de voir clair dans son propre cœur. Depuis combien de temps M. Knightley lui était-il si cher ? À quelle époque son influence avait-elle commencé ? Était-ce au moment où Frank Churchill avait cessé de l’intéresser ; en se rappelant le passé, il lui apparut qu’elle n’avait jamais cessé de considérer M. Knightley comme de beaucoup supérieur : son engouement pour Frank Churchill avait été évidemment superficiel. Telle fut la conclusion de cette première série de réflexions. Seule son affection pour M. Knightley surnageait ; tout le reste lui faisait horreur. Elle eut honte d’elle-même en examinant sa conduite : avec une insupportable vanité, elle s’était imaginé pénétrer le secret des sentiments de chacun, et avait eu la prétention de diriger les destinées à son gré ! Elle s’était trompée de toute façon ; elle avait causé le malheur d’Henriette, son propre malheur et, elle commençait à le craindre, celui de M. Knightley. De ce côté pourtant, elle conservait de l’espoir ; l’affection de M. Knightley pouvait très bien n’exister que dans l’imagination d’Henriette. M. Knightley et Henriette Smith ! En comparaison l’attachement de Frank Churchill et de Jane Fairfax paraissait tout naturel. Elle prévoyait l’indignation de M. John Knightley et le blâme général que ce mariage rencontrerait. Tout en n’y croyant pas, elle était forcée de reconnaître que cette hypothèse n’était pas absolument sans fondement. La chance et les circonstances n’avaient-ils pas toujours été parmi les facteurs du destin ? La lourde part de responsabilité qui lui incombait de toute façon l’accablait. Si, laissant Henriette dans le milieu où elle était appelée à vivre, elle ne se fût pas opposée à un mariage avec M. Martin, les malheurs actuels eussent été évités et le bonheur de la jeune fille assuré.

Elle s’étonnait qu’Henriette ait eu l’audace de penser à M. Knightley. Comment était-elle assez présomptueuse pour s’imaginer être l’élue d’un homme de cette valeur et de cette distinction, ce et avant d’en avoir reçu l’assurance formelle. Il n’y avait qu’une explication : Henriette n’avait plus conscience de son infériorité de situation et d’intelligence. Hélas, n’était-ce pas aussi son œuvre ? Qui donc avait fait tant d’efforts pour donner à Henriette une haute opinion d’elle même ? Qui donc lui avait conseillé de s’élever socialement, lui avait assuré qu’elle pouvait prétendre à un grand mariage ? Si Henriette, modeste et humble autrefois était devenue vaniteuse, à qui la faute ?