Empereurs et Impératrices d’Orient/01

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Empereurs et Impératrices d’Orient
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 145-166).
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EMPEREURS ET IMPÉRATRICES
D'ORIENT

I.
L’EMPEREUR BYZANTIN.

Gustave Schlumberger, de l’Institut, Un empereur byzantin au Xe siècle, Nicéphore Phocas, 1 vol. in-4o de 781 pages, avec 4 chromolithographies, 3 cartes et 240 gravures dans le texte. Paris, 1890; Firmin-Didot.

M. Gustave Schlumberger était admirablement préparé par ses études d’archéologie, de numismatique et de sigillographie orientales[1] à la tâche qu’il a entreprise : faire revivre une époque de cette histoire byzantine, si longtemps négligée parmi nous, après avoir été si fort en faveur chez nos grands érudits du XVIIe siècle. Il ne s’est point borné à la raconter dans un exposé précis et vivant: près de deux cent cinquante illustrations, rigoureusement authentiques, empruntées aux sceaux, aux monnaies, aux miniatures de manuscrits grecs ou slavons, aux mosaïques et autres monumens iconographiques, lui ont permis de montrer à nos yeux les personnages de son récit, empereurs et impératrices, patriarche et grands dignitaires de la cour, légionnaires grecs et auxiliaires barbares, guerriers russes, bulgares ou arabes du Xe siècle. Dans les vastes annales de Byzance, l’époque dont M. Schlumberger se proposait de renouveler l’histoire par toutes les ressources de l’érudition et de l’art a été fort heureusement choisie. C’est une de celles où l’empire grec se montre le plus énergique et le plus heureux contre les barbares qui l’assiégeaient depuis tant de siècles, reconquérant sur les Arabes la Crète et la Syrie, mettant aux prises sur le Danube les Bulgares et les Russes, disputant aux Allemands la possession de l’Italie. C’est une de celles aussi où les questions d’ordre intérieur présentent le plus de variété : conflits du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, efforts du prince pour protéger les petits propriétaires contre les grands, résistance de l’État aux empiétemens territoriaux des monastères. Dans le palais même, un drame des plus émouvans qui se poursuit à travers les victoires du dehors et les réformes du dedans ; l’amour de Nicéphore Phocas pour la belle impératrice Théophano, leur mariage après l’élévation de celui-là au trône, puis le caprice de celle-ci se détournant du mari choisi et couronné par elle, s’excitant à une autre intrigue, mettant le couteau aux mains de l’amant contre l’époux. Nous n’entreprendrons pas, après M. Schlumberger, de raconter les exploits et les infortunes de son héros. Le drame met en présence deux personnages principaux, l’empereur Nicéphore Phocas et l’impératrice Théophano. L’intérêt capital du livre est peut-être dans l’opposition et le contraste de ces deux natures; l’homme vaillant, dévot et fruste, presque un primitif; la femme perverse, raffinée et sceptique, une fleur de décadence. En les étudiant de plus près, ce sont deux aspects très différens de cette civilisation byzantine, si variée et si complexe, qu’on peut saisir à la fois. Nicéphore représente la province, la montagne arménienne, les camps, c’est-à-dire les élémens rudes et forts, à demi barbares; Théophano, c’est Constantinople, c’est la grande ville, avec ses élégances et ses corruptions. Ils marquent comme les deux termes extrêmes d’une évolution historique; ce sont deux types humains qui pourraient appartenir à deux époques séparées par des siècles et qui cependant sont rapprochés par le jeu des événemens ; plus que rapprochés, unis, mariés ; et cette union même fait éclater les incompatibilités d’humeur et de race, au point qu’elle ne peut se dissoudre que par un meurtre. A propos de Nicéphore et de Théophano, on peut essayer de bien comprendre ce qu’était un empereur et ce qu’était une impératrice d’Orient, ce qu’était le palais et ce qu’était le harem de Byzance. C’est le principal objet de cette étude.

I.

Le chef de l’État byzantin portait le titre de Basileus, celui-là même que les Grecs des anciennes républiques donnaient au roi de Perse et aux autres dynastes barbares, et qui emportait dans leur esprit cette nuance de mépris que les Romains attachaient au mot rex. Ce titre avait fini, à Byzance, par prendre la place de ceux d’imperator, de princeps et de cæsar qu’avaient portés les chefs du haut-empire, mais dont aucun ne répondait plus à la réalité. Rien que la substitution de ce vocable aux anciens suffirait à indiquer qu’une profonde révolution politique et ethnographique s’était accomplie, que l’État byzantin était autre chose que la continuation de l’État romain, que le commandement avait passé d’une race à une autre, du peuple conquérant du monde au plus cultivé des peuples conquis. A la vérité, celui-ci avait oublié son ancien nom : les Byzantins se donnaient à eux-mêmes le nom de Romains ; et ils réservaient celui d’Hellènes à leurs ancêtres païens et même aux païens de toute catégorie qui pouvaient encore se rencontrer dans le monde, par exemple aux Slaves idolâtres du Péloponnèse. Au fond, ce nom de Romains leur convenait encore mieux que celui d’Hellènes, car la population de l’empire était loin d’être tout hellénique. Tout au plus si les Grecs de race y formaient la majorité ; sans parler des thèmes ou provinces de langue italienne, la péninsule des Balkans était à moitié slave ; celle d’Asie-Mineure était à moitié arménienne, arabe ou turque. Or ce qui faisait le lien entre tous ces peuples, c’est que tous professaient la même religion que l’empereur, s’efforçaient, sans toujours y parvenir, de parler la même langue, voyaient en lui l’héritier des Césars de l’ancienne Rome. L’empire byzantin n’était pas l’expression politique d’une nation ; il était une création artificielle, gouvernant vingt nationalités différentes et les réunissant dans cette formule : un seul maître, une seule foi. Il s’enorgueillissait d’une pure fiction : l’héritage de Rome ; mais il avait une force réelle : l’unité religieuse. Il s’appelait officiellement l’empire romain, bien que le latin, à partir du VIIe ou du VIIIe siècle, fût passé en Orient à l’état de langue étrangère, de langue morte. Nous l’appelons l’empire grec, parce que l’idiome hellénique était la langue de l’Église et de l’État. En réalité, c’était simplement un Saint-Empire, comme celui d’Allemagne, existant par et pour une religion. Plus simplement encore, c’était l’Empire, puisqu’il n’admettait la légitimité et même l’existence d’aucun autre. Il ne possédait pas d’armée nationale, puisqu’il n’y a jamais eu de nation byzantine. Tous les peuples de l’orient, parfois de l’occident, du midi et du nord, se rencontraient dans les camps du Basileus. Non-seulement ses provinces italiennes, slaves, albanaises, roumaines, turques, arméniennes, arabes, lui fournissaient des recrues; mais, comme une bonne partie des troupes se composaient ou de mercenaires ou d’auxiliaires étrangers, elles présentaient une infinie variété au point de vue ethnographique. Sous les étendards de Justinien ont combattu des Slaves, des Goths, des Vandales, des Longobards, des Perses, des Maures. Dans l’armée que l’anti-césar Thomas réunit contre Michel II, nous voyons en outre des Indiens, des Égyptiens, des gens du Tigre et de l’Euphrate, des Alains, des Ibères et les contingens de toutes les tribus du Caucase. Au Xe siècle, apparaissent des élémens tout septentrionaux, Russes, Bulgares, Hongrois, Khazars; et, en même temps, des élémens tout occidentaux, car les auxiliaires vénitiens et amalfitains font prévoir les mercenaires français, allemands, espagnols de la période suivante. Les chefs de cette armée ne sont pas nécessairement des Grecs, pas même des natifs de l’empire ; car l’eunuque Narsès était un esclave d’origine perse ; parmi les autres généraux de Justinien, Pharas, qui vainquit en Afrique le roi des Vandales Gélimer, était un Hérule ; Mundus, un Gépide; Chilbud, vainqueur des Slaves, un Slave; Péran, un roi d’Ibérie; Philemuth et Akoum, des Huns. Il en fut de même sous les successeurs de Justinien. Il y a plus : les empereurs eux-mêmes, très souvent, ne furent pas de race grecque ; la dynastie qui commence par Justin et Justinien n’est sûrement point hellénique, car, avant de porter ce nom romain, le grand législateur s’appelait Upravda, son père et sa mère Istok et Beglenitsa : trois noms slaves. Il y eut plusieurs dynasties arméniennes : d’abord celle qui porte effectivement ce nom dans l’histoire, et qui commence à Léon V; ensuite, celle qui porte le nom de macédonienne et qui commence avec Basile Ier un autre grand législateur. Romain Lécapène, Nicéphore Phocas, Jean Zimiscès, sont des empereurs arméniens. Léon V, dit le Khazar, appartenait par sa mère à cette peuplade turco-finnoise des bords du Don.

L’Empire était une institution cosmopolite, comme furent le saint-siège et le sacré-collège pendant toute la durée du moyen âge. C’était non la nationalité, mais la foi qui faisait le « Romain » de Byzance. De quelque race qu’on fût issu, il suffisait d’entrer dans le giron de l’Église pour entrer dans celui de l’État. Le baptême orthodoxe conférait le droit de cité. La Byzance chrétienne présentait, parmi tant d’autres, ce point de ressemblance avec la Byzance musulmane. On devenait « Romain » en embrassant le christianisme comme plus tard on devint Turc en professant l’Islam. Combien de grands-vizirs ou de pachas ottomans furent de naissance grecque, albanaise ou slave !

L’empereur byzantin procédait de quatre origines distinctes. De par la tradition, il était le successeur direct des Césars romains, l’Imperator, le chef militaire, et en même temps le législateur, la loi vivante. Grâce à la substitution des Hellènes aux Latins comme race dirigeante, il était devenu le Basileus, c’est-à-dire le chef de l’hellénisme. Sous l’influence toujours croissante des idées et des mœurs de l’Asie, son pouvoir avait pris la forme despotique : il était le Maître (despotès), l’Autocrate (autocratôr), un homme de palais et de harem. Après le triomphe définitif du christianisme, il fut l’Isapostolos (semblable aux apôtres), comme le pontife de Rome s’appelle, dans nos vieux auteurs français, l’apostole ; il était, en effet, l’apôtre armé, et, suivant l’expression du grand Constantin, l’évêque des choses du dehors. Il était, concurremment avec le patriarche, le chef suprême de la religion orthodoxe. En Orient aussi, le patriarche et l’empereur, ce sont les « deux moitiés de Dieu. »

Les quatre personnages qui sont en lui, étant issus d’origines si différentes, entrent parfois en conflit et en lutte. Souvent l’homme du palais et du harem fait tort en lui à l’homme des camps, et Byzance a des empereurs fainéans. L’Imperator introduit dans la conduite de l’Isapostolos des procédés violens, lui prête sa main rude de militaire, oublie qu’il n’a pas, à lui tout seul, le dépôt de l’orthodoxie, et Byzance a des empereurs hérétiques, comme les ariens Constance et Valens, iconoclastes, comme les princes de la première maison arménienne et de la maison phrygienne, persécuteurs par zèle orthodoxe, comme Alexis Comnène, ou bien entrant en lutte avec le patriarche pour la primauté et donnant à l’Orient le pendant de la querelle des investitures d’Occident.

Le mal est qu’aucune de ces quatre origines n’a donné à la monarchie byzantine ce qui est l’essence même d’une monarchie : la fixité du droit de succession. La Rome des empereurs ne l’avait pas connu ; elle n’avait jamais eu de dynastie impériale, parce que le principe de l’élection était censé être toujours en vigueur. L’hérédité du pouvoir n’est pas non plus une idée grecque. L’Orient asiatique ne suggérait aucun exemple qui put faire loi : la succession des rois de Perse ou des khalifes de Bagdad, pour des raisons diverses, a été aussi incertaine et hasardeuse que celle des empereurs romains. Enfin l’idée chrétienne n’avait point pour corollaire essentiel l’hérédité de la couronne.

Il y avait plusieurs manières légales, à Byzance comme à Rome, de devenir empereur. La première, la primordiale, c’était l’élection par le sénat et le peuple ; mais à Byzance le sénat n’était qu’une assemblée de fonctionnaires et le peuple n’était qu’une tourbe. La seconde, c’était la naissance, et c’est ainsi qu’il y eut à Byzance des espèces de dynasties. La troisième, c’était l’adoption, qui avait été pratiquée par les empereurs Nerva, Trajan, etc., l’adoption emportant, du vivant même de l’adoptant, une sorte d’association de l’adopté au pouvoir. La quatrième, c’était l’association sans l’adoption, système que Dioclétien avait inauguré à Rome, et dont Byzance offre nombre d’exemples.

Mais ni l’élection, ni la naissance, ni l’adoption, ni l’association ne constituaient un système solidement établi, universellement reconnu.

Dans toute l’histoire byzantine, le droit est très peu de chose, le fait est tout. Or le fait, c’est souvent l’usurpation pure et simple, par le complot de palais et de harem, par l’insurrection de la plèbe, par la révolte militaire. On a calculé que sur cent neuf empereurs byzantins qui régnèrent, seuls ou en association, d’Arcadius à Constantin Dragazès, trente-quatre seulement moururent dans leur lit impérial et huit à la guerre ou par quelque accident. En revanche, on en compte douze qui de gré ou de force abdiquèrent, douze qui finissent au couvent ou en prison, trois qu’on fit périr de faim, dix-huit qui furent mutilés ou qui eurent les yeux crevés, vingt qui furent empoisonnés, étouffés, étranglés, poignardés, précipités d’une colonne. Cela représente, en 1058 ans, soixante-cinq révolutions de palais, de rue ou de caserne, aboutissant à soixante-cinq détrônemens. C’est par une de ces soixante-cinq révolutions que se termine le livre de M. Schlumberger.

Cette instabilité du pouvoir tenait surtout à ce qu’à Byzance il n’y avait pas de sang royal, et qu’aucune maison, — à part une seule dont nous allons parler, — ne put durer assez longtemps pour que son origine eût le temps de se faire oublier. Or cette origine était presque toujours une usurpation : comment y trouver le principe d’une légitimité qui eût frappé d’illégalité toute tentative de révolution nouvelle? Le droit d’un empereur étant presque toujours incertain, tout le monde pouvait arriver à l’empire. Tout le monde était assez noble pour y prétendre. Qui donc se serait trouvé de trop modeste extraction pour ne pas aspirer à la pourpre? Léon Ier avait d’abord été boucher ; Justin Ier était venu à Constantinople, pieds nus, la besace sur le dos, de son village de l’illyrienne; Phocas était un simple centurion quand il prit la place de Maurice ; Léon III avait d’abord été artisan et gagne-petit ; Léon V était né de parens arméniens chassés de leur pays pour leurs méfaits; Michel II et Basile Ier avaient été palefreniers chez le patricien Bardanios. Dès lors n’importe quel aventurier, n’importe quel soldat heureux pouvait être roi. Les supplices atroces qui, au Forum Amastrianum, déchiraient les conspirateurs malheureux ne décourageaient pas les autres ; on pouvait toujours espérer être plus habile ou mieux servi par la fortune.


II.

Le souverain de Byzance procédait, à certains égards, de l’Imperator de Rome ; mais, à Byzance, le caractère civil du pouvoir tend à prévaloir sur le caractère militaire. L’empire, suivant l’expression de Finlay cesse d’être « la propriété des légions avec l’empereur pour agent comptable. » La prépondérance passe des hommes d’épée aux hommes de loi, d’église, d’administration, de palais, de harem ; les armées sont fréquemment commandées par des eunuques. Dès le IVe siècle, Léon Ier tout Isaurien (c’est-à-dire presque un barbare) et tout militaire qu’il fût, formulait ce vœu : « Puisse la solde de nos troupes revenir toujours à des docteurs! » Nous sommes loin de Septime-Sévère, dont les dernières paroles à ses fils furent : « Faites tout pour les soldats. » — Sans doute, la situation dangereuse de l’empire imposait souvent aux empereurs l’obligation de commander en personne les armées : beaucoup de souverains furent avant tout de vaillans soldats ; mais presque tous les princes guerriers étaient des hommes nouveaux, arrivés par la force, obligés de se soutenir par la victoire. Dès que la dynastie paraît fondée, si le danger extérieur n’est pas trop pressant, l’empereur délègue le commandement des armées : ni Léon VI, ni Constantin Porphyrogénète, par exemple, le fils et le petit-fils du belliqueux Basile Ier ne firent suspendre à la porte de leur palais le bouclier, la cuirasse d’or et le glaive qui annonçaient leur prochain départ pour l’armée. Toute cette maison macédonienne, à part le Bulgaroctone, fut une lignée de princes lettrés et sédentaires. Il s’était même répandu la croyance à une prétendue loi du Basileus Théophile, interdisant aux empereurs de paraître à l’armée. Sous cette dynastie, qui compta aussi des règnes de femmes, les exploits militaires furent accomplis non par les souverains légitimes, non par les porphyrogénètes, issus du sang de Basile Ier, mais par des empereurs qui s’étaient imposés à ceux-là comme tuteurs, comme associés, comme maris des princesses porphyrogénètes, et qui, ayant leur fortune à faire ou leur intrusion à justifier, se battaient comme des soldats. Tels furent Romain Lécapène, Nicéphore Phocas, Jean Zimiscès, Romain Argyre, qui régnèrent sans que la dynastie légitime fût détrônée. En règle, le pouvoir impérial est surtout un pouvoir civil. Les cérémonies du palais, sur lesquelles Constantin VII a publié une compilation infiniment détaillée, n’ont pas du tout le caractère militaire. Sur les monnaies, les empereurs nous apparaissent rarement sous l’armure, presque toujours avec les insignes de l’autorité pacifique : les longs vêtemens, le globe du monde, la main de justice, la croix, le code.

Le pouvoir impérial était despotique, et cependant survivait encore le souvenir des temps où le premier des Augustes n’avait été que princeps, le prince d’un sénat dans une république. De là, dans la langue officielle, un mélange singulier de jargon servile et de phraséologie républicaine. Depuis Dioclétien, les empereurs avaient emprunté aux despotes de l’Orient ces insignes royaux qui avaient été un objet de mépris et de haine pour les anciens Romains : le diadème et le trône. Leurs sujets s’intitulaient leurs esclaves (douloi). On se prosternait devant eux, on baisait leurs pieds. Pour donner un ordre, ils n’avaient pas besoin de parler : il leur suffisait de faire un signe imperceptible : « de la paupière, » dit le Livre des cérémonies. On ne parlait d’eux, ils ne parlaient d’eux-mêmes qu’en termes abstraits : « Votre Majesté, Notre Royauté. » — La litanie des épithètes fastueuses accolées à leur nom rivalisait de servilité avec celles que les Orientaux prodiguaient à leurs shahs, à leurs sultans, à leurs khalifes. Les statues des empereurs étaient honorées comme celles des saints : c’était même ce qui rendait si difficile aux princes iconoclastes de trouver de bonnes raisons contre les images des bienheureux. Le haut fonctionnaire ou le général victorieux qui recevait une lettre impériale, écrite à l’encre de cinabre et munie de la bulle d’or, avant de l’ouvrir, la portait à son front, à ses yeux, à ses lèvres, comme font les esclaves des sultans. Sans doute, la religion enseignait que l’empereur était mortel comme les autres hommes; l’expérience le prouvait; mais c’était comme homme, non comme Basileus, qu’il était mortel. Justin, successeur d’Anastase, annonçant aux soldats la fin de son prédécesseur, disait : — « Notre maître, en tant qu’homme, vient de mourir. »

Le pouvoir du prince était absolu et s’étendait sur tout, même sur la religion. Les lois, il les faisait et les défaisait, étant la loi vivante. Le prince avait autorité sur les mœurs, sur les modes. Le vieux Michel Stratiotique édicta une loi pour obliger les citoyens à porter la coiffure qui avait été en vogue au temps de sa première jeunesse, Théophile, devenu chauve, promulgua une Novelle enjoignant à tous de se raser la tête. Léon VI, intervenant dans l’art culinaire, interdisait de se nourrir du sang des animaux. Codinus déclare que l’empereur a le droit de changer la signification des mots : rien ne l’empêchait d’être le tyran des syllabes, comme essaya de l’être notre Chilpéric. Du reste, n’a-t-on pas dit des rois et reines de la Grande-Bretagne qu’ils peuvent tout, excepté changer en homme une femme?

A côté de ces théories absolutistes, on est tout étonné de retrouver dans les écrivains byzantins les vieux mots classiques de liberté, d’esclavage, de tyrannie. Ils continuent à parler le langage de Démosthène et de Cicéron. Les empereurs eux-mêmes ne font nulle difficulté d’en user. Justinien changeait le nom du Pontus Polemoniacus, parce que Polémon avait été « un tyran. » Après la reconquête de l’Afrique, il félicitait en ces termes ses nouveaux sujets : « Ils doivent savoir de quelle dure servitude ils ont été affranchis et de quelle liberté ils ont été dotés sous notre heureux empire. » — Mais qui ne voit que tous ces vocables ont changé de sens? La barbarie, avec sa liberté anarchique, voilà l’esclavage ; les institutions romaines, despotiques, mais nationales, voilà la liberté. Hors de la romanité, hors de l’empire, il n’y a que servitude et abjection. C’est ce que fait très bien entendre ce passage de Lydus : « Il est contraire à la liberté romaine d’avoir un maître : les Romains ne doivent obéir qu’à un Basileus. » — Michel II, marchant contre l’usurpateur Thomas, exhorte ses soldats « à être des hommes, à ne pas prostituer à un exécrable tyran leur liberté. » Théophile, quand il obligeait ses sujets à se raser la tête, se proposait de « restaurer chez les Romains la vertu de leurs ancêtres ; » c’est avec la sanction du fouet qu’il travaillait à réaliser cette libérale pensée, sans crainte de voir un Brutus sortir de ce retour à la coiffure républicaine.

Byzance continuait à avoir son sénat, ses consuls, ses curies. Léon VI fut le premier qui s’avisa d’en prononcer l’abolition ; mais ses trois Novelles n’amenèrent aucun changement dans la réalité, car il y avait longtemps que la révolution s’était opérée. Réforme grammaticale et non point politique. C’étaient des lois abrogées de fait, tombées en désuétude, « errant vainement autour du sol légal, » qu’il prenait la peine d’abroger. Désormais, nous apprennent ces Novelles, il n’y aura plus de sénat, de consuls, de curies, « car la majesté impériale s’étant arrogé les attributions sénatoriales, le sénat est devenu inutile; » il en est de même pour les consuls ; en un mot, « les choses civiles se sont transformées, et tout dépend désormais de la sollicitude et de l’administration de la majesté impériale. »

Voilà donc la théorie de l’absolutisme byzantin formulée en son extrême rigueur. Mais nous ne cessons de marcher de contradiction en contradiction. Après comme avant Léon VI, il y eut à Byzance un sénat : tout au plus si la Novelle 78 a eu pour effet de lui retirer le pouvoir législatif. L’empereur avait beau, en principe, être l’auteur de la loi : elle le limitait et le contenait. Si le Coran a pu parfois servir de frein au despotisme, combien mieux la loi romaine avec sa majesté et sa clarté souveraines! En principe, c’était l’empereur qui légiférait; en réalité, un corps de jurisconsultes, imbus de la tradition et qui, sous les souverains les plus ignares et les plus ineptes, sous un Michel l’Ivrogne aussi bien que sous un Basile le Grand, gardaient intact le dépôt de la doctrine, opposaient aux caprices et à la mobilité du prince la fixité du droit écrit. Le sénat n’est rien, et il est tout. Les successeurs de Léon VI continuent à soumettre à l’approbation de cette haute assemblée les lois les plus importantes ; ils lui demandent des juges pour les grands procès politiques ; aucun avènement d’empereur, fût-ce à la suite d’un complot ou d’une révolte militaire, qui ne réclame la sanction du sénat, au même titre que le consentement du peuple et la bénédiction du patriarche. Presque toutes les grandes charges sont aux mains de familles sénatoriales ou donnent accès dans le sénat. Il est ce que les Russes du XVIIIe siècle appelaient la généralité, c’est-à-dire la réunion des généraux et des chefs de service. Il est le centre de ralliement de l’aristocratie byzantine, car à Byzance, il y avait une noblesse, noblesse administrative, il y est vrai, mais dont les membres trouvaient dans les charges mêmes qu’ils tenaient de l’empereur, dans l’importance qu’ils leur avaient conférée, des moyens de lui résister. Ils savaient, comme nos vieux parlementaires français, présenter des remontrances, apporter une sage lenteur à l’exécution des ordres qu’ils désapprouvaient, opposer au torrent du caprice la force d’inertie, amener l’empereur à résipiscence, ou, lorsque sa tyrannie était tout à fait débridée, lui préparer dans l’ombre un successeur.

En second lieu, il y avait un clergé, groupé autour du patriarche et du saint-synode; et qui, malgré sa sujétion, possédait une autorité immense. Il supportait, il tolérait beaucoup, mais sa condescendance avait des limites. A l’occasion, il se rencontrait des hommes comme Théodore le Confesseur, comme Théodore le Stigmatisé, comme le patriarche Nicolas, qui protesta contre les quatrièmes noces de Léon VI, comme le patriarche Polyeucte, qui blâma ouvertement le mariage de Nicéphore Phocas avec la femme de son prédécesseur et ensuite flétrit les assassins de ce même Nicéphore.

Ainsi, le clergé et la noblesse, le saint-synode d’une part, le sénat de l’autre, c’est, comme dans notre ancien régime, le droit des parlemens et le droit des assemblées du clergé limitant le despotisme d’un Louis XIV. En troisième lieu, il y avait les résistances armées des tribus montagnardes, des peuplades éloignées, chez lesquelles il n’était point prudent aux percepteurs de taxes illégales et aux agens du despotisme de trop se hasarder.

Enfin, il y avait à Constantinople une opinion publique. Même dans les temps calmes, où le peuple n’était pas en humeur de révolutions, elle savait se faire entendre. Par une sourde agitation, des rumeurs, même des clameurs (kataboéseis), elle forçait un Michel III à se donner pour collègue Basile Ier. Le plus souvent elle se manifestait par des mots piquans, des épigrammes qui couraient la ville. On en affichait sur le socle des statues : ainsi dans la Rome des papes sur le piédestal de Pasquino. Quand Michel Stratiotique entreprit de faire revenir les modes de sa jeunesse, comme il était en même temps un grand bâtisseur, il ne pouvait remuer une pierre dans Byzance sans qu’on racontât qu’étant enfant il avait en jouant perdu un osselet et que c’était pour le retrouver qu’il bouleversait les pavés. Le peuple donnait des sobriquets parfois peu aimables à ses maîtres : Constantin Copronyme (parce qu’il avait souillé les fonts baptismaux), Michel le Calfat, Michel l’Ivrogne. Quand Alexis Comnène fut battu par Robert Guiscard, sa fille nous apprend qu’il fut chansonné dans toute la ville ; partout on répétait le mot de son ennemi : « Je l’ai amené dans la gueule du lion. » — Quand la goutte empêchait ce même Alexis de marcher contre les Turcs, dans tous les cabarets et dans tous les salons de la ville, on mettait la chose en comédie : les uns se déguisaient en médecins complaisans, d’autres en courtisans qui se confondaient en génuflexions, celui-ci en empereur qu’on portait doucement dans une litière, ceux-là en barbares qui, en son absence, faisaient le diable à quatre. Byzance avait sa comédie politique et ses soties comme l’Athènes d’Aristophane, comme le Paris des confrères de la Basoche. Même les libellistes ne respectaient pas ce que le bon Louis XII entendait qu’on respectât : « l’honneur des dames. » Que de chansons n’a-t-on pas faites contre Théodora, la femme de Justinien! L’écho en est venu jusqu’à M. Sardou.

Le prince était bien obligé de compter avec le peuple, avec la plèbe. S’il quittait sa capitale pour se rendre à l’armée, il faisait ses recommandations au préfet de la ville. Celui-ci devait : 1° s’assurer que le blé ne manquerait pas, car rien comme la disette ne dispose aux émeutes ; 2° surveiller ces nouvellistes qu’Anne Comnène nous représente, comme ceux de La Bruyère, discutant les plans de campagne, indiquant les manœuvres à faire contre l’ennemi, plaçant ici les auxiliaires dalmates et là les mercenaires albanais, bloquant les places et jetant des ponts sur les rivières; 3° punir ceux qui répandaient les mauvaises nouvelles, démentir celles-ci dans des proclamations au peuple annonçant que « l’empereur et l’armée se portaient bien ; » 4° au besoin parler, mais très vaguement, d’une dépêche qui serait venue du camp, de renseignemens apportés par un voyageur, de bulletins de victoire attendus d’un instant à l’autre.

De là aussi, pour amuser le peuple, toutes ces fêtes civiles et fêtes ecclésiastiques, les théâtres et les jeux de l’Hippodrome, les processions où l’empereur jetait l’argent à poignées, les banquets monstres, semblables aux congiaria de Rome, auxquels s’asseyaient tous les citoyens, les solennités des triomphes, où défilaient les émirs et les khans vaincus, les prisonniers slaves ou sarrasins, les machines de guerre, les chameaux, les éléphans conquis sur l’ennemi. Afin d’attacher le peuple à la dynastie, on fondait des hospices pour les vieillards, des hôpitaux pour les malades, des greniers à blé que le cérémonial obligeait l’empereur à visiter en grande pompe une fois par an. Romain Lécapène faisait fermer de planches les portiques où s’abritaient les lazzaroni de la capitale. L’impératrice Irène dégageait les objets que les indigens avaient été obligés de mettre en dépôt aux monts-de-piété de l’époque. D’autres souverains rachetaient les billets souscrits par les citoyens pauvres et en faisaient un feu de joie sur une des places publiques : double largesse pour les créanciers et pour les débiteurs. D’autres délivraient les prisonniers pour dettes, ou les captifs emmenés chez les barbares. Aucun moyen de popularité n’était négligé. Le plus sûr était celui qu’employait Théophile et qui consistait à parcourir incognito, comme son contemporain Haroun-al-Raschid, les rues de la capitale, à écouter les plaintes du peuple contre les fonctionnaires, à lui rendre prompte et sévère justice. Comme saint Louis sous le chêne de Vincennes, Théophile jugeait en personne dans la Phialè, Basile Ier dans la Genikos, le césar Bardas à l’Hippodrome. Le droit de pétition était un des droits imprescriptibles du peuple de Byzance : le prince recevait lui-même les suppliques du plus humble de ses sujets ou se faisait remplacer dans ce soin par le préposé aux requêtes. Quand l’empereur montait à cheval pour parcourir la ville, « les tambours battaient, les trompettes sonnaient, les clairons d’argent des buccinatores déchiraient l’air, et tout le peuple était averti de venir présenter ses pétitions à l’empereur. » (Codinus.) Dans les processions les plus solennelles, le Basileus s’arrêtait pour écouter ce qu’on avait à lui dire et prendre les papiers. La justice qu’il rendait était souvent une justice à l’orientale, à la turque. Théophile surtout est célèbre par des traits de ce genre : les bouffons de l’Hippodrome, dans une pantomime, révélèrent un vol commis par un haut fonctionnaire ; celui-ci fut à l’instant brûlé vif sur une des places de Byzance. On voyait, représentées en airain, les deux mains qu’il fit couper à un marchand qui avait usé de fausses mesures. On montrait un four où il fit jeter un boulanger qui trompait ses cliens. Un fonctionnaire qui, en élevant de plusieurs étages son palais, avait ôté l’air et le jour à la chaumière d’une vieille femme, fut fouetté, rasé, et sa maison donnée à la plaignante. Plus le châtiment était soudain, violent, disproportionné à la faute, plus il frappait l’imagination des masses et plus le justicier en devenait populaire. Il fallait aussi que le prince sût, à l’occasion, se condamner lui-même comme il condamnait les prévaricateurs. Un courtisan avait fait présent d’un magnifique cheval à Théophile; pendant une procession, une vieille femme s’avance hardiment, saisit le cheval par la bride et déclare qu’il lui a été volé. Le prince descend, restitue le coursier et continue la route à pied. Pour conserver la mémoire de ce trait qu’eût admiré le meunier de Sans-Souci, le cérémonial prescrivit que désormais le cheval monté par l’empereur serait toujours suivi d’une file de chevaux tout sellés : si le prince était encore forcé à restitution, il n’aurait plus le désagrément de se retrouver simple piéton. Six siècles après l’aventure, l’usage s’observait encore.

Le peuple avait son rôle dans toutes les cérémonies de la ville et de la cour. Il y était représenté par les quatre factions des Verts, des Bleus, des Rouges, des Blancs. Ces factions étaient des espèces de gardes nationales, chargées de faire la haie sur le passage de l’empereur, de l’acclamer et de chanter des hymnes, en s’accompagnant sur les orgues d’argent. Elles étaient armées de piques et de boucliers : l’ambassadeur italien Luitprand, que les mauvais traitemens reçus de Nicéphore Phocas mettaient de fort méchante humeur, nous dépeint ces miliciens sous les plus fâcheuses couleurs, vêtus de haillons galonnés, les pieds nus, les armes toutes rouillées. C’était tout ce qui restait de ces factions célèbres qui avaient agité l’Hippodrome et l’empire, livré bataille à Justinien. C’était cela qui représentait le peuple romain, mais dompté, domestiqué, réduit à un rôle de parade, ne poussant que des cris rythmés et réglés par les maîtres des cérémonies. Quelquefois aussi apparaissait un autre peuple, celui qui prit d’assaut le palais de Michel le Calfat et lapida ce prince dans la rue.

Après avoir défini l’empire une monarchie absolue et l’empereur un autocrate, il était bon d’indiquer les limites que les institutions, les mœurs, l’opinion et les faits apportaient au despotisme. C’était une monarchie absolue, mais tempérée par des chansons, comme dans la France de Mazarin, et aussi par le régicide, comme dans le Stamboul des sultans ou le Pétersbourg de Paul Ier.


III.

Il convient d’insister sur le caractère religieux de la royauté byzantine ; assurément il se retrouve aussi dans les royautés européennes, surtout dans la royauté française, et même, hors de la chrétienté, dans les monarchies de l’Orient ; mais à Byzance, ce caractère religieux présente des nuances qui ne se rencontrent nulle part ailleurs. Les potentats de l’ancien Orient, de l’ancienne Égypte, étaient sur la terre les incarnations de la divinité, Mithra ou Osiris ; ils étaient issus des dieux, étaient eux-mêmes des dieux ; ils recevaient après leur mort et parfois de leur vivant les honneurs divins. Les dynasties du ciel et de la terre se confondaient ; parmi les radjepoutes de l’Inde, les uns descendent du soleil et les autres de la lune ; les rois de Perse étaient frères de ces deux astres, et l’empereur de la Chine est fils du ciel. Sur les bords du Tibre, la déesse Rome, c’est-à-dire la Patrie, s’était incarnée dans un homme, et le peuple romain s’était fait César.

L’empereur se laissa d’abord élever des autels qu’il partageait avec la déesse Rome, comme Auguste à la place des Terreaux de Lyon ; puis il en accepta pour lui seul. Quiconque insultait à sa statue, même à son effigie empreinte sur les monnaies, était sacrilège. Sacrilège aussi le conspirateur politique : le crime de lèse-majesté impliquait un crime contre la religion. Rien d’étonnant si les poètes s’obstinaient à placer l’empereur encore vivant dans le ciel, entre deux signes du zodiaque ; s’il se parait du nom et des attributs de Jupiter ou d’Hercule, comme Dioclétien et Maximien ; si le plat de champignons d’Agrippine faisait de Claude un habitant de l’Olympe, et si Vespasien, railleur devant la mort, disait : « Je sens que je deviens dieu. » Tout trépas d’empereur était une apothéose, dans le sens étymologique du mot, même quand elle était une « apokolokynthose. »

Oui, mais tous ces rois de Perse ou d’Égypte, tous ces empereurs de Rome étaient des païens : ceux de Byzance étaient des chrétiens. Ils se réduisirent donc à être les représentans et les vicaires de Dieu. Ainsi firent les souverains musulmans, pour la même raison, se contentant d’être « l’ombre d’Allah sur la terre. » Le Basileus ne pouvait être un dieu, mais seulement un prêtre. Il aspira donc aux honneurs non plus de l’apothéose, mais du sacerdoce. Constantin savait ce qu’il voulait dire en se proclamant l’évêque des choses du dehors. Les pères du concile de Chalcédoine disaient à Marcien : « Tu es à la fois prêtre et empereur, vainqueur à la guerre et docteur de la foi. » Léon l’Isaurien, signifiant au pape Grégoire III ses décrets iconoclastes, les motivait ainsi : « Attendu que je suis roi et prêtre. » Les premiers successeurs du grand Constantin, pour assister aux offices, franchissaient les portes de l’iconostase, pénétraient dans le saint des saints et trônaient parmi le clergé. Saint Ambroise fut le premier qui, à Milan, enjoignit à Théodose de repasser les portes sacrées et de se tenir parmi les laïques. Le prince se soumit, alléguant qu’il n’avait pas prétendu empiéter sur les droits des clercs, mais que tel était l’usage à Byzance. Et en effet, revenu dans sa capitale, comme il s’asseyait à l’église parmi les laïques, le patriarche Nectaire l’invita à reprendre sa place dans le sanctuaire, à ecclésastiser (ἐϰϰλησιάζειν) parmi les clercs. La différence entre l’esprit de l’église latine et celui de l’église grecque s’accuse ici bien nettement. Les successeurs de Théodose n’eurent affaire qu’à l’église grecque ; ils ne conservèrent cependant pas sans contestations leur place de l’autre côté de la cloison aux icônes d’or. Justinien Rhinotmète fit décider ceci par le concile in Trullo : « Il n’est permis à aucun laïque de pénétrer dans le sanctuaire ; cette défense ne concerne pas l’empereur, quand il veut offrir ses présens à Dieu, suivant l’usage. » L’usage nous apparaît solidement établi au eX siècle, dans les Cérémonies de Constantin Porphyrogénète. L’important pour l’empereur était de ne pas rester un simple fidèle : pour obtenir cette distinction, il se soumit à faire de riches offrandes chaque fois qu’il pénétrait dans le sanctuaire ; pour la justifier il accepta les titres et les fonctions les plus humbles de la hiérarchie ecclésiastique. Il n’ambitionne plus d’être évêque comme Constantin, pas même d’être prêtre ; il se contente d’être lecteur, diacre ou sous-diacre. C’est à ce titre que les secondes noces lui sont interdites ; mais il jouit de prérogatives que n’ont point les laïques. Il touche à la nappe de l’autel et peut y poser les lèvres, non pas au milieu comme le prêtre, mais au bord comme les clercs d’ordre inférieur. Il prend lui-même le pain consacré et communie avec les prêtres. Lecteur, diacre, sous-diacre, il lit l’Épître à l’Ambôn, porte l’évangile dans ses mains, reçoit du patriarche l’encensoir et en encense la sainte table. Il allume les cierges, change la nappe de l’autel, époussette celui-ci avec un éventail en plumes de paon. On sait que nos rois de France avaient le privilège de communier sous les deux espèces et de prendre part à certaines cérémonies du rituel : nos Capétiens étaient chanoines de Saint-Denis et abbés de Saint-Martin de Tours. Pour les empereurs byzantins, l’acceptation de titres inférieurs de la hiérarchie ecclésiastique constituait une déchéance ; sans parler des ambitions de Constantin, ils ne pouvaient oublier que le titre de souverain pontife avait été celui des empereurs païens, dont ils se considéraient comme les successeurs. L’Église leur permit de prendre leur revanche sur d’autres points. Elle a fait de l’intronisation de l’empereur une cérémonie religieuse, un sacrement. Tandis que l’élection à l’empire n’était plus qu’une vaine formule, que la coutume des ancêtres était abolie, que la volonté ou le consentement des sujets étaient supposés, c’est Dieu même qui remplaçait le peuple et le sénat d’autrefois. C’est lui qui était censé élire (χειροτόνειν) le prince ; c’est le Christ qui est le grand électeur, et l’empereur, parmi ses titres, porte celui d’élu de la Trinité, nommé par le suffrage (psèphos) du Roi des rois. Sur les monnaies byzantines, on voit fréquemment une main qui, au-dessus de la tête du Basileus, sort d’un nuage pour bénir et pour élire. Quand l’empereur a été, à la mode des barbares, élevé sur un bouclier et a reçu ainsi l’investiture militaire, on procède au couronnement, cérémonie civile et surtout religieuse. Où se fait ce couronnement? Sous les premiers empereurs, c’est en général dans quelque salle du palais; puis, quand on sent la nécessité d’imprimer à la dignité impériale un caractère de plus en plus sacré, c’est dans une église, c’est même presque uniquement dans Sainte-Sophie, parmi les chants religieux, les flots d’encens et la plus grande pompe ecclésiastique qui se puisse imaginer. Ce n’est plus par la main de l’empereur lui-même, mais par la main du patriarche, que la couronne, prise sur l’autel, est posée sur la tête impériale. Enfin, quelque confusion que présentent parfois les textes et malgré le silence du Livre des cérémonies, on peut affirmer que l’empereur recevait l’onction. Siméon de Thessalonique le dit expressément : « Le patriarche fait la croix, avec l’huile sainte, sur le front du prince, en mémoire de celui qui est le Roi de l’univers et qui, par cette imitation de sa propre onction, le constitue en puissance sur la terre… L’huile, versée en forme de croix par le patriarche, montre que c’est le Christ qui fait l’onction. »

Ce sacrement, que l’Église a créé pour l’empereur, qui le marque du sceau de Dieu, sinon au même titre que l’évêque ou le prêtre, du moins à un titre égal, donne à sa personne un caractère particulièrement auguste. Rappelons-nous que le sacre de Reims rendait nos rois inviolables, et que Jeanne Darc pensait avoir fait du dauphin un roi, uniquement parce qu’elle lui avait ouvert, les armes à la main, le chemin qui conduisait à la sainte-ampoule. Il fallut toute l’instabilité des institutions à Byzance pour que le même résultat n’y fût pas obtenu. Déjà, cependant l’empereur, élu de Dieu, oint de Dieu, prenait une autorité considérable : il cessait de n’être que la créature des légions, ou d’un peuple d’émeutiers, ou d’intrigues de sénat et de palais, pour devenir vraiment un roi. Les factions dans leurs acclamations rythmées, le proclamaient saint (hagios). C’était en Dieu qu’il régnait; les inscriptions monétaires portent : « N.., en Christ, le Roi éternel, roi des Romains. » Il régnait par Lui, sous son œil, sous sa main : de là, cet œil qui, sur les médailles, prend quelquefois la place de la main qui élit et bénit. Il a reçu de Lui mission, comme disait le grand Constantin, « de dissiper et balayer l’erreur, de l’orient à l’océan britannique, d’instruire et de ramener à Dieu le genre humain. » Oui, le genre humain ; car il n’est pas seulement le souverain de Byzance; il est le maître de l’univers (kosnikos autocratôr), le maître de toute la Terre habitée (œkuménè); il est le monarque œcuménique, comme est œcuménique l’Eglise elle-même. Non-seulement la Grèce et l’Asie, mais l’Italie, l’Espagne, les Bretagnes, les Gaules, lui appartiennent légalement : aucune usurpation d’empereur ou de roi barbares n’a pu prescrire ses droits. L’autocrate grec aurait parfaitement pu tenir à l’ambassadeur de Charlemagne le propos que lui prête, en se gaussant, le moine de Saint-Gall : « Pourquoi ton prince se fatigue-t-il à guerroyer contre les Saxons?.. Je te les donne, prends-les, ainsi que le pays qui leur appartient. » De même qu’il n’existe qu’un Dieu, il n’existe sur terre, pour les choses temporelles, qu’un vicaire de Dieu : le Basileus. Bien plus, il est Dieu autant qu’un homme, autant qu’un chrétien peut l’être : à certains jours il fait le personnage du Christ. A la fête de Pâques, nous dit M. Schlumberger, il se montre à ses sujets dans le costume de Jésus ressuscité, « avec des bandelettes dorées autour du corps, qui représentent celles du Christ dans le tombeau, les cuisses enveloppées dans un linceul, les sandales dorées aux pieds, avec le sceptre crucigère dans une main, et dans l’autre l’akakia, sachet d’étoffe de pourpre, enveloppé dans un sac de soie et plein de la poussière des tombeaux. » Autour de lui de hauts dignitaires, en nombre égal à celui des apôtres, vêtus de costumes semblables, portent aussi la croix dans leurs mains.

Mais enfin l’empereur n’était Dieu que par procuration et non plus de son propre chef comme les empereurs païens. Il n’était Christ que par l’onction du Christ et comme son élu. Le véritable empereur de Constantinople, c’est Jésus : combien de monumens iconographiques nous représentent le Christos Basileus avec la couronne, le costume et tous les insignes impériaux! Sous les premiers empereurs, les monnaies représentaient d’un côté l’effigie du prince régnant, de l’autre une Victoire, à laquelle succéda bientôt une croix supportée par des degrés. Puis devient fréquente la légende: « Jésus-Christ vainqueur. » Sur les médailles de Léon VI, le revers porte l’effigie de la Théotokos (Mère de Dieu), qui partage ainsi avec l’empereur les honneurs monétaires. Sous Romain Lécapène, les empereurs (ils étaient alors quatre ou cinq associés) sont d’un côté, et, de l’autre, assis sur le trône impérial, pieds nus, la main levée pour enseigner et bénir, la tête environnée d’un nimbe, le Christ « Roi des rois. » Sous Romain II et Nicéphore, les puissances du ciel empiètent plus encore sur les puissances de la terre : au revers, le Christ aux pieds nus continue à occuper le trône ; sur la face, l’empereur est en partage avec la Théotokos. Enfin, sous Zimiscès (qui sans doute avait conscience de son usurpation), l’empereur disparaît complètement : d’un côté, l’effigie du Christ; de l’autre, cette légende: « Jésus-Christ, Basileus des Romains. » C’est seulement sous les héritiers légitimes, Constantin VIII et Basile II, que les princes reparaissent sur la face, laissant ordinairement le revers à Celui dont ils se reconnaissent les lieutenans. Dans les réceptions d’ambassadeurs, à côté du trône occupé par l’empereur, il y a un trône vide : c’est celui du vrai Roi. Les envoyés barbares amenés au pied de l’estrade sont moins impressionnés par la majesté du Basileus visible que par le mystère de ce trône vide et de ce Basileus invisible. Quelquefois, sur le siège non occupé, on place un Évangile ouvert, cette loi suprême des Byzantins; ou bien quelque image révérée, comme celle d’Édesse, après qu’on l’eut reconquise en Asie.

De même que le Basileus règne par le Christ, c’est par lui qu’il gouverne. Basile Ier apprenait par des songes envoyés d’en haut la solution des affaires difficiles. « Quoi d’étonnant, disait-il, si ceux qui exercent le pouvoir sur le monde comme un sacerdoce (litourgia), et qui accomplissent un ministère (diakonia] vraiment divin, reçoivent de la Providence une direction vers le salut et apprennent d’elle les choses futures ? » Inspiré de Dieu, possédé de l’Esprit Saint, le Basileus donnait des ordres comme la sibylle antique rendait des oracles : thespisma, dans le langage officiel, est synonyme de décret impérial.

C’est aussi par le Christ que le Basileus était victorieux. On n’entrait en campagne qu’après avoir pris l’avis du ciel : Alexis Comnène plaçait sous la nappe de l’autel deux plans d’opérations militaires, passait la nuit en prières et, au matin, prenait celui des deux plans que la Providence lui mettait sous la main. Jean Zimiscès, sur le point de marcher contre les Russes, visitait les églises et avec la plus entière conviction demandait à la sainte Sophia, la Sagesse divine, de lui envoyer un ange pour marcher en tête de l’armée. Ce qui précédait les légions, ce n’étaient pas des drapeaux militaires, une impériale bannière : c’était l’image de la Vierge conductrice, ou celles de saint Michel, des saints Théodore, de saint George. Marie était non-seulement la conductrice, mais le « collègue des généraux» (systratègos). Héraclius clouait des images de la Vierge au grand mât de ses navires et faisait porter la vraie croix à l’avant-garde de son armée. Le chant de guerre, par lequel s’animaient les troupes, c’étaient des hymnes, le cantique de Moïse au passage de la Mer-Rouge, les psaumes de David, ou bien le Staurikon, le chant de la croix. Leur cri de guerre, c’était : « Christ vainqueur! » Les exhortations des empereurs et des généraux, c’étaient des sermons. Quoi de plus naturel, puisque tout ennemi de l’empire était nécessairement un ennemi de Dieu et qu’en dehors de la romanité, il n’y avait que des infidèles, comme les musulmans et les païens, des hérétiques, comme les manichéens, et, à partir du XIe siècle, des schismatiques, comme les peuples latins ? Basile Ier ne se faisait pas scrupule de demander à la Vierge la faveur de percer de trois traits la tête de son ennemi, l’hérétique Chrysochir. Avait-on remporté la victoire, on l’attribuait à une intervention divine : c’était saint Démétrios qui avait sauvé Thessalonique, saint André qui avait fait lever le siège de Patras, saint Théodore qui avait vaincu les Russes à Dorostole (Silistrie). La Vierge conductrice avait fait merveille contre les Arabes, l’image d’Edesse contre les Perses. Le maphorion (scapulaire ou mantille) de la Mère de Dieu, plongé dans les flots du Bosphore, avait soulevé la tempête dont la flotte russe fut engloutie. Aussi, quand on célébrait le triomphe à l’Hippodrome, c’était la Théotokos qui paradait dans le char attelé de chevaux blancs, tandis que l’empereur suivait à pied, portant une croix sur l’épaule.

Les lois de l’empire régissent l’Église, et les décrets des conciles sont obligatoires dans l’empire. L’hérésie, l’apostasie, le sacrilège, sont crimes d’Etat ; la rébellion contre l’empire est un sacrilège : se révolter, c’est « lever le talon de l’apostasie. » Contre les rebelles, on emploie à la fois le glaive temporel et l’excommunication. Une Novelle de Constantin VII est intitulée : « De l’anathème contre les apostats, » c’est-à-dire les conspirateurs. M. Schlumberger nous montre Nicéphore Phocas anathématisé lorsqu’il fit son pronunciamiento pour s’emparer du trône : « ses os ne devaient pas reposer dans le tombeau. » Mais cette même arme de l’anathème, quelques jours après, lorsqu’il eut reçu l’onction sainte, se tournait contre ses adversaires.

Comme l’empereur est l’image de Dieu, l’empire doit être l’image du ciel. « Quand nous montrons dans la puissance impériale cet ordre et cette harmonie, nous dit l’auteur du Livre des cérémonies, nous représentons en miniature l’ordre et le rythme que le Démiurge a mis dans l’univers. » L’empire, c’est donc la reproduction terrestre de la cité de Dieu. Il est l’État chrétien par excellence ; romanité et chrétienté sont synonymes. L’idée religieuse est si bien la dominante de cette monarchie que la distinction du civil et de l’ecclésiastique y est impossible : en quoi il diffère des royaumes d’Occident et se rapproche des monarchies khalifales. Entre l’Église et l’Etat, il n’y a pas lutte, mais harmonie, presque confusion. Il n’y a pas de honte pour le patriarche à être nommé par l’empereur, ni pour l’Eglise à être subordonnée à l’État, car l’État est à peine laïque. Ce n’est point une main profane que l’empereur étend sur elle quand il entreprend de la réformer : c’est elle-même qui se réforme par l’un de ses membres. Les princes les plus religieux, les plus étroitement dévots, comme Basile Ier ou Nicéphore Phocas, ne se font aucun scrupule de restreindre les abus du droit d’asile ou de limiter les possessions des couvens.

La hiérarchie civile de Byzance s’appelait la sainte-hiérarchie. L’empereur conférait une fonction ou une dignité comme il eût administré un sacrement: u Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, ma majesté, qui me vient de Dieu, te crée patrice. « Pour recevoir ce sacrement administratif, il fallait être en état de grâce, prêt à communier, et avoir la crainte du Seigneur. A Byzance, l’état de grâce aurait été l’état normal des consciences d’employés.

Les lois se promulguaient au nom du « Seigneur Jésus-Christ, notre maître. » En tête du code Justinien, à la place où dans nos codes modernes se trouverait l’exposé des principes, il n’est question que de la Trinité, de la foi catholique et des interdictions portées contre l’hérésie.

L’existence que l’étiquette byzantine imposait à l’empereur était vraiment une vie pontificale, pour emprunter une expression de Christine de Pisan à propos de la cour de Charles V. Son costume civil rappelait celui des prêtres; dessous, une longue chlamyde blanche qui est l’aube de notre clergé ; par-dessus, une sorte de longue chasuble couvrant les épaules et les bras, étincelante d’or et de pierreries, rigide et pesante comme une chape. La couronne, surmontée de la croix, est presque la tiare du patriarche et des métropolites de l’Église orientale; de cette couronne descendent, le long des deux joues, les praependulia, pendeloques ou rivières de diamans et de pierreries qui se rejoignent sous le menton. Le Basileus, ainsi accoutré, ne montre presque pas de visage, presque pas de mains, presque pas de chair, comme la Théotokos et les saints des icônes, dont l’image est cachée sous une croûte d’or et de gemmes. Ainsi immobilisé, emmailloté, étouffé, écrasé sous ce lourd et splendide appareil, le Basileus, assis roide sur le trône de Salomon, les mains occupées par les insignes impériaux, ne peut faire un mouvement ; il s’offre aux hommages des courtisans et à la piété du peuple dans une sorte d’immobilité hiératique, comme une idole d’Orient, parmi les flots d’encens et les chants d’église. Une étiquette plus rigide que ses vêtemens, fixée dans les plus infimes détails par le Livre des cérémonies, l’emprisonne plus étroitement encore. Elle lui dicte l’emploi de chaque jour de l’année, de chaque minute de la journée. Elle prescrit la forme de la couronne ou du vêtement qu’il doit porter dans chaque cérémonie. Ses changemens de costume sont aussi fréquens que ceux du patriarche officiant en grande pompe à Sainte-Sophie. Tantôt, il portera le diadème impérial, et tantôt la krinonia, décorée de lis en l’honneur de la Vierge. Il couvrira ses épaules tantôt du sagion et tantôt du tsitsakion, du dibètèsion ou du scaramangion aux fourrures précieuses. Il se chaussera des brodequins de pourpre ou des sandales dorées. Tous ces changemens s’opèrent derrière un voile tendu par des eunuques et par la main de ceux-ci ; car personne autre qu’eux ne peut mettre la main à cette toilette sacrée. Quand l’empereur s’agenouille pour la communion, deux ostiaires (huissiers eunuques) relèvent des deux côtés son vêtement sacerdotal, comme cela se pratique pour les agenouillemens du prêtre officiant. Ces draperies, ces couronnes, qui participent à la sainteté des cérémonies dont elles relèvent l’éclat, ne sont pas déposées ensuite dans une garde-robe profane ; on les conserve dans les sacristies ; on les étale sur l’autel de Sainte-Sophie, on les suspend aux voûtes du temple. C’est l’église qui est le vestiaire du Basileus. Si les rois barbares convoitent ces oripeaux augustes, on devra leur répondre qu’ils ont été apportés au grand Constantin par des anges du ciel, et que des maladies effroyables puniraient les sacrilèges qui oseraient s’en revêtir.

Le Basileus passe sa vie au milieu des cantiques, des psaumes, des processions. L’enceinte de son palais renferme moins d’appartemens que d’églises. Sa salle du trône est pleine de reliques : la verge de Moïse, la vraie croix, etc. Sa salle à manger, sa chambre à coucher, sont décorées des images gigantesques, sur fond d’or, du Christ sévère ou de la Théotokos impassible. Le papias ou concierge du « Palais gardé de Dieu » est un clerc. Les portes sont les portes saintes et, comme celles de l’iconostase, qui ne s’ouvrent pendant l’office qu’à de certains momens, elles ne roulent sur leurs gonds qu’à de certaines heures et se referment ensuite pour dérober aux profanes les mystères de l’intérieur. Tous les mois, on procède en grande pompe à la bénédiction de la demeure impériale; et, à travers les triclinia (salles à manger), les cubicula (chambres à coucher), les kœtones (salons ou boudoirs), on promène les saintes icônes. Le Basileus est dans son palais le commensal de Dieu, de la Vierge, des bienheureux et des anges. En revanche, il a dans les églises son appartement à lui, sa toilette, comme le Metatorion de Sainte-Sophie ou des Saints-Apôtres. L’empereur est chez lui dans la maison de Dieu, comme Dieu dans la maison de l’empereur.

On cite l’étiquette de la cour de France sous Louis XIV et ces cérémonies qui constituaient comme un « culte du roy. » Combien ce caractère de culte est plus marqué dans les pratiques de la cour byzantine ! Le même mot, offikia, sert à désigner les cérémonies ecclésiastiques et les cérémonies auliques; Codinus et le Porphyrogénète les décrivent dans le même ouvrage. La même formule sert à donner, pour les unes comme pour les autres, le signal de la fin. A l’issue de la messe, on dit : Ite missa est ; au palais, dans un grec barbare ou un latin corrompu, l’empereur dit au préposé : Apelthe, poièson minsas. Sous Louis XIV il y avait, au lever du roi, les entrées; à Byzance, cela s’appelle les vela (voiles ou levers de rideau). Dans un ordre immuable, le préposé introduit successivement les patrices, les magistri, les protospathaires et spathaires, les hypati (consuls), les stratores, les comtes, les candidats, puis les foules, sans cesse grossissantes, des officiers de terre et de mer et des fonctionnaires de tout ordre.

C’est encore le cérémonial qui détermine à quel jour l’empereur doit aller s’agenouiller à l’église des Saints-Apôtres devant les tombes de ses prédécesseurs ; se plonger, en lention ou chemise brodée d’or, dans le natatorion, piscine sacrée de Sainte-Marie des Blachernes; visiter le monastère des Sources, hors des murs, ou quelque autre sanctuaire; présider, dans son palais, à la fête des vendanges ou aux folies disciplinées du carnaval byzantin.

Avec une vie aussi sacerdotale, aussi occupée de représentation et d’offices, aussi accaparée par les prêtres et les dignitaires du palais, aussi minutieusement réglée par un rituel auguste et compliqué, est-il étonnant que la plupart des empereurs aient perdu toute initiative et toute énergie, que les Héraclius, les Basile Ier, les Nicéphore Phocas, les Zimiscès, les Basile II, aient été à Byzance des exceptions?

Encore n’avons-nous pas indiqué l’entrave la plus forte à toute activité : la vie du gynécée, l’influence des femmes, en particulier de l’impératrice.


ALFRED RAMBAUD.

  1. Sigillographie byzantine, 1884; les Principautés franques au point de vue des plus récentes découvertes de la numismatique, 1877; les Iles des Princes, 1884.