En Allemagne (1882-1886)/Une vengeance à Berlin

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En Allemagne, Texte établi par Introduction et notes de G. Jean-Aubry, Mercure de FranceŒuvres complètes de Jules Laforgue. VI (p. 193-210).


UNE VENGEANCE À BERLIN


Cette nouvelle parut du vivant de Jules Laforgue, mais sous le pseudonyme de Jean Vien et avec le titre de : Mésaventure berlinoise, dans le numéro dumai 1887 de l’Illustration. Il en existe un manuscrit, malheureusement incomplet, mais en tête duquel figure le titre que nous croyons devoir donner ici à cette nouvelle. Il nous semble plus authentique que celui qui lui fut donné pour l’Illustration et qui ne paraît pas très laforguien.

La comparaison du manuscrit avec des écrits de diverses époques de la vie de Jules Laforgue donnerait à penser que cette nouvelle fut composée avant son départ définitif de Berlin, si même le ton et le style ne nous persuadaient qu’il s’agit là d’un petit ouvrage fort antérieur aux Moralités légendaires. Elle se rattache par son sujet à la période où Laforgue passait ses moments de loisir à Berlin en compagnie de Théophile Ysaye qui, venu en Allemagne pour y étudier le piano, devint l’initiateur musical du poète.

Il n’est pas impossible que cette nouvelle ne soit rien moins que la transcription d’une circonstance qui se serait véritablement produite : certains détails y ont une précision singulière ; et le soin que prit Laforgue de la publier sous ce pseudonyme de Jean Vien, qu’il adopta pour ses articles sur « Berlin », peut donner à croire qu’une même raison de discrétion devant une égale authenticité lui a fait adopter ce pseudonyme dans l’un et l’autre cas.




Vers huit heures, Jean l’Estrelle, peu à peu réveillé déjà par les sonneries électriques de l’hôtel, sauta du lit au tapage d’un train qui passait comme frôlant sa fenêtre. Il écarta le rideau ; cette fenêtre du Central Hôtel donnait sur le viaduc du métropolitain berlinois ; il eut le temps d’apercevoir aux portières des têtes émergeant de houppelandes. Tout était couvert de neige et continuait bien les plaines désolées à travers lesquelles un express l’avait amené la veille[1].

Jean sonna son café et fit sa toilette, tâchant de ne salir ou heurter le magnifique piano à queue qu’il avait trouvé installé là en arrivant, selon la gracieuse attention à laquelle sont habitués les Saint-Saëns et les Rubinstein, quand ils descendent à Berlin. Sur ce piano, se trouvaient éparpillés des programmes et des billets de son concert de demain.

Un garçon entra, déposa le lourd bol de café, les œufs, le pain, le beurre, — et une lettre ; puis se mit à faire du feu dans le classique calorifère de faïence blanche.

Une lettre sur papier rose vergé, timbrée de Berlin même ! Jean l’ouvrit avec un vague sourire de fatuité, qui s’acheva en une moue perplexe. Cette lettre disait en bon français :

« Monsieur le pianiste de Paris,

« Je me vois dans la triste nécessité d’avoir une entrevue avec vous avant votre concert.

« Vous aurez bien l’amabilité de vous trouver, entre deux et trois heures, dans la pâtisserie À la Couronne, au coin de l’avenue des Tilleuls et de l’avenue Frédéric. Je serai en noir, j’aurai une tulipe au corsage, et, surtout, j’aurai un éventail. Ayez, je vous prie, un Figaro à la main, bien que je vous connaisse parfaitement.

« Très sérieux, Monsieur !

« Recevez, je vous prie, Monsieur le pianiste de Paris, l’assurance de mon estime artistique.

« Bertha de Tackt
« Pianiste de Son Altesse la Grande-Duchesse de Mecklenstein, chez Villeroy et Stieffel, marchands de musique, 15, avenue des Tilleuls. »

Voilà qui sera peut-être amusant, se dit Jean, bien que mon inconnue soit pianiste de cour et n’envoie pas sa photographie. Voyons, pas de visites à faire ; la répétition n’a lieu que demain matin, j’irai manger à une heure, puisque les restaurants de ce pays-ci ne servent qu’à partir d’une heure. D’ici là, j’ai le temps de travailler et de revoir la ville. Et à deux heures sonnant, j’attendrai la pianiste à l’éventail. Pourquoi a-t-elle souligné : « surtout j’aurai un éventail » ?

Après avoir déjeuné le dos contre un calorifère, Jean l’Estrelle s’installa au piano. Il se délia les doigts[2] et repassa sagement tout le programme de son concert du lendemain, bien qu’il en eût l’avant-veille joué une bonne moitié en public à Dresde.

Midi sonnant, Jean l’Estrelle, bien en garde avec ses doigts, descendit la rue Frédéric et prit l’avenue des Tilleuls. Le ciel était d’un bleu polaire ; la neige couvrait tout comme depuis des temps préhistoriques. Des traîneaux revenaient du bois dans un tintement de grelots ; en traîneaux aussi s’étaient transformés les fiacres, remplaçant leurs roues par les longs patins d’acier.

C’était toujours l’avenue des Tilleuls que Jean avait connue deux ans auparavant, lors de son année supplémentaire au Conservatoire. C’était, sous ce ciel tendu de la toile d’araignée de mille fils téléphoniques, le même public de militaires poseurs, le monocle à l’œil, se saluant comme à la parade, de flâneurs grotesquement élégants, d’ouvriers en redingotes crasseuses, de familles promenant des petites filles à tresses blondes et des garçons en hussards rouges, d’étudiants à casquettes minuscules, et bien pommadés. Midi est l’heure culminante sous les Tilleuls, et Jean n’eut rien de mieux à faire qu’à se mêler à la foule stationnant devant le Palais pour voir passer la garde ; et la garde passa, musique en tête, jouant un air de Carmen ; et la foule acclama, comme chaque jour à cette heure, l’empereur qui se mettait à la fenêtre pour saluer sa bonne garde…

Puis Jean l’Estrelle alla refaire connaissance avec deux ou trois rues avoisinantes, rues assez vivantes, mais après lesquelles finit le Berlincapitale[3].

Après un excellent dîner français qui ne coûta que 5 francs et en eût coûté 10 à Paris, il acheta l’indispensable Figaro, et alla s’asseoir au fond de la pâtisserie convenue. C’est un coin familier de Berlin ; on y consomme des choses fort propres, on y a les journaux allemands, plus l’Indépendance Belge et l’Illustration. Et, détail inestimable qui en fait un refuge, il est défendu d’y fumer.

La dame à la tulipe et à l’éventail ne se fit pas attendre ; elle se dirigea tout de suite et fort aisément vers Jean. Celui-ci se leva, s’inclina, et avança une chaise.

Bertha de Tackt était une belle jeune dame à longues tresses blondes, mal fagotée, trop de bagues aux doigts, trop de médailles aux bracelets de ses poignets, un chapeau Gainsborough trop aventureux pour sa figure naïve et bourgeoise. Elle commença :

— Excusez, monsieur, le bien mauvais français de ma lettre.

— Mais, madame, il est aussi irréprochable que votre accent.

— Vous me flattez, en vrai Français. Aussi en viendrai-je tout de suite au sujet qui m’amène[4]… J’ai lu depuis trois jours le programme de votre concert de demain. Eh bien ! ce programme « m’endommage », il faut qu’il soit modifié, il faut… Voici : vous le terminez par un Soir de Bayreuth, inédit de Liszt ; est-ce ceci ?

Et la dame fredonna quelques mesures.

— Parfaitement.

— Eh bien ! cette œuvre inédite de Liszt m’appartient, et à moi seule. Liszt l’a écrite pour moi seule et me l’a dédiée. Seule, je croyais en avoir la copie, un manuscrit autographe. Je travaille cette œuvre depuis des mois, et cette œuvre inédite doit me lancer l’hiver prochain, à Berlin même (je ne vais pas vous gêner dans votre Paris, moi !). Or, cette œuvre, d’où l’avez-vous, je vous prie ?

— C’est fort simple. Liszt me l’a donnée lui-même. Je croyais également être seul à l’avoir. Mais je commence à soupçonner que l’illustre et fallacieux maître, que vous devez connaître aussi bien que moi, mieux même puisque vous êtes femme, aura fait encore d’autres heureux que nous avec ce Soir de Bayreuth inédit. Qu’en pensez-vous ? Ce sera là, madame, la consolation que je vous offre et l’excuse que je vous prie d’accepter, si je maintiens dûment Soir de Bayreuth dans mon programme de demain.

— Vous ne ferez pas cela, monsieur.

— Épargnez-moi, madame, de persister dans cette attitude désobligeante, mais naturelle, et permettez-moi de ne voir en tout ceci qu’un badinage de confrère et qu’un prélude à des…

— Vous refusez ? et si je vous menace de mon éventail !…

— Je croirai devoir vous faire la cour.

— Alors, monsieur, c’est votre dernier mot sur le sujet qui m’amène ?

— Oui, madame, je jouerai demain Soir de Bayreuth ; je serai charmé que vous veniez entendre comment j’interprète cette œuvre inédite. J’essayerai de ne pas trop la déflorer pour votre tour. Et peut-être ma modeste interprétation vous suggèrera-t-elle…

— Au revoir, monsieur le pianiste de Paris.

— Au revoir, madame. Vous oubliez votre éventail.

— Oh ! mon Dieu ! Grand merci, monsieur.

L’Académie de chant, où se donnent à Berlin la plupart des concerts de virtuoses, est un petit temple grec, entouré d’arbres, avenue des Tilleuls, entre le Corps de garde, l’Université et l’Arsenal. À l’intérieur, une salle nue, toute blanche et glacée ; des rangées de bancs nus comme dans un temple protestant ; au fond, une estrade ornée de trois bustes.

Le concert commence à huit heures. Rien que des toilettes simples ; les dames laissent toutes, et par ordonnance, leurs chapeaux au vestiaire. Aux tribunes, tous les pianistes des deux sexes de la capitale, la lorgnette braquée sur les doigts de l’exécutant, des piles de partitions sur les genoux. On se montre les critiques redoutés, entre autres le sympathique pianiste M…, marié à une Parisienne de Paris, qui, seule, se permet d’entrer ici sans déposer au vestiaire son chapeau à fleurs.

La salle est comble, quelques personnes, très intéressées sans doute, ont pris place sur l’estrade même, près du piano.

Parmi ces personnes, Jean l’Estrelle a naturellement cherché et reconnu, en s’asseyant, son étrange rivale. Elle le fixe et joue avec le gland de son éventail.

Jean l’Estrelle connaissait son public berlinois, il savait que Saint-Saëns avait été sifflé l’hiver précédent, et que, deux ans auparavant, à cette même place, Planté, sentant subitement des sueurs froides envahir ses poignets, avait dû se lever et demander à ce public, en français, la permission de se retirer un instant pour se remettre. Jean l’Estrelle n’avait ni la fougue géniale de Rubinstein, ni la glaciale fantaisie de Bulow. Mais il apportait à ce public cette correction brillamment nuancée qui est la marque de l’école française, et qui avait déjà fait le succès de Planté et de Saint-Saëns en Allemagne. En outre, il avait conscience de lui-même, et n’en était pas à ses premières armes, même à Berlin. Son concert marcha donc parfaitement, de bravos en bravos, vers un très estimable succès, précédé d’ailleurs des articles élogieux de la presse de Dresde.

En commençant le Soir de Bayreuth, Jean commença à sentir fatalement l’obsession de la présence de sa rivale. Il levait la tête et rencontrait un regard fixe, un regard souriant et comme se promettant quelque dénouement inconnu. Il répéta ce manège inoffensif à chaque détente possible d’attention dans le cours du morceau.

« Ah ! par exemple, se dit-il bientôt, voici venir le passage fugué ! Il faut que je fasse abstraction de tout autour de moi, ou je perds le mouvement et c’en est fait de moi, de mon concert et de ma réputation à Berlin ! »

Mais arrivé au passage fugué, d’une mesure si compliquée dans sa délicatesse, le démon de l’obsession le poussa encore à lever les yeux sur l’attitude de sa rivale.

« Qu’importe, songea-t-il, allons-y ! Mes doigts sauront garder le mouvement machinalement. »

Ses doigts eussent continué, impeccables, certes, s’il ne s’était agi que de rencontrer un regard fixe. Mais un bien autre piège, une bien autre vengeance l’attendait.

En levant les yeux, il retrouva l’imperturbable regard, mais en même temps voici que la dame (je vous le donne en cent), voici que la dame, dans le grand silence de la salle attentive, se mit à battre de l’éventail, à battre en mesure compliquée, lentement, à battre de l’éventail juste à contre-temps du passage fugué qui se développait.

Jean l’Estrelle devint rouge, sa main gauche s’embrouilla, l’autre voulut la rattraper et aggrava le sauve-qui-peut ! Il lui sembla que tout tournait autour de lui. Et le passage franchi, il continua à bredouiller encore. Une rumeur ironique couvait dans l’auditoire, on chuchotait.

Et le malheureux n’eut pas même la présence d’esprit de se lever et de s’excuser sur un malaise subit et quelconque, comme d’usage. Il alla jusqu’au bout, stupidement, follement, sentant le fatidique éventail qui battait toujours. La déroute fut complète et sans excuse.

Le morceau fini, il se leva plus gauchement qu’un Allemand. Un silence glacial pire qu’une bordée de sifflets, un silence très public berlinois, encore aggravé de quelques bravos compatissants, fut le seul verdict et le seul adieu de ce public qui se hâtait vers le vestiaire avec de petits rires.

Dans les coulisses, Jean s’excusa auprès des organisateurs qui l’attendaient et se précipita vers la sortie. Il attendit vainement son monstre : plus de dame, plus d’éventail. Il courut à son adresse. Elle n’était pas là et ne rentrerait pas de la soirée.

Jean dut aller retrouver les organisateurs de son concert dans la salle à manger de l’hôtel. Des membres de la presse étaient là. On festoya à ses frais, mais on n’eut que des sourires sceptiques pour son histoire de l’éventail.

S’il avait pu rester encore un jour à Berlin ! Impossible. Demain soir, concert à Hambourg !

À minuit, l’express l’avait repris.

« C’est égal, songeait-il, il faut que je revienne, il faut que je la retrouve, il faut que je me venge. J’aurais un bon moyen, ce serait de faire publier à mes frais sa fameuse œuvre inédite de Liszt. Mais non, je ne me vengerai pas en pianiste. C’est en homme vis-à-vis d’une femme que je me vengerai, — elle est jeune et jolie après tout !… »


  1. Pour éclairer la méthode de travail de Laforgue, nous nous faisons un devoir de relever ici une page de notes au crayon jetées hâtivement par Laforgue sur le papier, à l’intention de cette nouvelle.

    Dans Berlin, — par des rues bordées d’architectures prétentieuses, mais qui restent froides avec leurs façades sans balcons, leurs fenêtres sans persiennes, ni pots de fleurs, ni cages d’oiseaux, avec leurs murs que n’a jamais souillés la gaieté bariolée d’une affiche.

    Sous les Tilleuls, — entre deux files de casernes couleur poussière, sans toits, mais à terrasses plates :

    Officiers à monocles et moustaches blondes, — ouvriers en redingotes sales.

    Et les fiacres de deuxième classe à caisson rouge et roues vertes, cheval pas plus étrillé que la barbe de moujik du cocher.

    Presque jamais d’enseignes en lettres dorées, mais noir sur blanc des couleurs de la Prusse.

    Des sergents de ville à cheval, casques, la jugulaire au menton.

    Cafés sans la gaieté des terrasses débordant sur le trottoir.

    Connaissait Berlin, alla revoir de vieilles connaissances : la petite affiche en vers de… celle-ci commençait par un épigramme contre Thibaudin et finissait par recommander des paletots.

    Se munit de tabacs.

    Le camion plein de cercueils.

    La Sing Akademic, petit temple grec dans des arbres entre le Corps de garde, l’Université et l’Arsenal.

    Les dames en cheveux, — bancs, — chapelle protestante.

    Habitués des Linden : le prince Radziwill, aide de camp, qui revient du palais, le duc de Sagon à la mode de 1830.

    Le remettre au courant de la vie berlinoise par un coup d’œil au magasin de photos.

    Bébés en hussard.

  2. Ici le manuscrit que nous possédons porte ces détails plus précis, souvenirs peut-être des moments passés avec Théo Ysaye. Il se délia les doigts avec les éternelles études de Chopin, ensuite soumit son quatrième doigt, toujours un peu récalcitrant, à une gymnastique effrénée et patiente, par une étude spéciale, éprouva les forces de son poignet en scandant deux fois de suite la fameuse deuxième élude de Rubinstein.
  3. À cet endroit, Laforgue avait d’abord écrit : Il se mit au courant par une simple inspection des colonnes d’affiches, pleines de programmes de concerts, programme de l’Opéra où l’on donnait Margarethe, c’est-à-dire le Faust de Gounod, les autres théâtres, encore presque tous comme toujours tributaires de Paris, le ballet Excelsior, Tête de Linotte, Fédora, le Monde où l’on s’ennuie, la Fille de Mme Angot. Encore une tournée chez les libraires aux vitrines ornées des volumes de MM. Malot, Daudet, Ohnet, etc. — et chez les photographes de célébrités où les innombrables membres des familles royales sont avec les professeurs de l’Université et les étoiles de théâtre parmi des Wagner, des Listz et des Sarasate aussi innombrables. Ajoutez-y celle de Jean l’Estrelle. Et Jean l’Estrelle crut être à Berlin depuis le commencement de l’hiver.
  4. Ici dans le manuscrit : Enchanté, en tout cas, de faire la connaissance d’une collègue. Élève de Kullak, sans doute ? — Non. — Est-ce possible ?