En Kabylie : épilogue de l’histoire de la monitrice Fatma (Revue bleue)

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En Kabylie : épilogue de l’histoire de la monitrice Fatma (Revue bleue)
Revue pédagogique, premier semestre 189220 (p. 238-239).

EN KABYLIE
ÉPILOGUE DE L’HISTOIRE DE LA MONITRICE FATMA



Nous avons, dans notre dernier numéro (p. 131), reproduit une lettre de M. P. Foncin, secrétaire général de l’Alliance française, relative au singulier procès intenté au père de la jeune Fatma-Valentine, monitrice à l’école enfantine d’Azrou-Kola, par un prétendant évincé. On se rappelle que le mari de Fatma, l’instituteur Hand-ou-Ibrahim, avait interjeté appel, devant le tribunal de Tizi-Ouzou, de l’extraordinaire sentence du juge de paix de Fort-National. Une nouvelle communication de M. Foncin, publiée dans la Revue Bleue du 5 mars, nous annonce le dénouement de ce petit drame. Nous la reproduisons ci-après :

Les journaux d’Algérie viennent de nous faire connaître le texte du jugement rendu, le 26 février, par le tribunal de première instance de Tizi-Ouzou, dans l’affaire désormais célèbre de Fatma. Ce document mérite d’être mis in extenso sous les yeux de nos lecteurs :

« Le tribunal reçoit l’appel en la forme.

Au fond :

Attendu qu’aux termes de l’article 1er du décret du 31 janvier 1866 et de l’article 2 du décret du 29 août 1874, les tribunaux français, jugeant en matière kabyle, doivent appliquer les coutumes locales ou kanouns ;

Attendu que, depuis, aucune disposition légale n’est venue déroger aux textes susvisés ;

Mais attendu que, dans l’espèce qui est soumise à l’appréciation du tribunal, toutes les formalités exigées par les kanouns n’ont pas été remplies ;

Attendu, en effet, qu’aux termes des coutumes qui régissent la matière, la promesse de mariage n’est valable entre Kabyles et n’engage irrévocablement les parties que dans les conditions suivantes :

1° Les parties doivent débattre ensemble et secrètement les conditions de l’union projetée ;

2° Si elles se mettent d’accord, une entrevue officielle est ménagée dans un lieu désigné, où se rendent le futur, le père de ce dernier et le père de la future, en présence de plusieurs témoins ;

3° La future n’assiste pas à cette conférence, où se règlent toutes les clauses définitives du mariage ;

4° Enfin les parties en présence récitent le « Fatha » avant de se séparer ;

Attendu qu’il ne résulte pas des éléments de la cause que toutes les formalités dont l’énumération précède aient été remplies in integrum ; qu’il est établi, en effet, que la future a assisté aux pourparlers qui ont eu lieu entre son père et Tahar-ou-Ramoun ; que la prière dite « Fatha » (formalité essentielle et qui a donné son nom à la cérémonie elle-même) n’a pas été récitée ; qu’en conséquence il n’y a pas eu de fiançailles dans le sens réel des coutumes, entraînant l’irrévocabilité du mariage ; que, par suite, le prétendu contrat n’ayant pas reçu la consécration voulue est entaché d’une nullité radicale ;

Par ces motifs : infirme et met à néant le jugement de M. le juge de paix ;

Dit qu’il n’y a pas eu promesse formelle de mariage entre les parties ; que, par suite, le père de Fatma n’est pas tenu de remettre sa fille à Tahar-ou-Ramoun ;

Le décharge des condamnations prononcées contre lui ;

Et, statuant sur la demande subsidiaire de Tahar-ou-Ramoun, en 200 francs de dommages-intérêts, sur laquelle le premier juge avait omis de statuer, la déclare non justifiée, et, en tous cas, mas fondée ; l’en déboute et le condamne aux dépens. »

Il est convenu, il est même nécessaire qu’on ne discute pas les décisions de la justice, et nous nous inclinons d’autant plus volontiers devant l’arrêt du tribunal de Tizi-Ouzou, qu’en somme Fatma a obtenu gain de cause.

Mais, cette réserve faite, il nous sera bien permis d’avouer que la lecture du jugement nous a causé une véritable stupeur.

Voyez donc à quoi tiennent les choses ! Si Fatma n’avait pas assisté à l’entretien de son père et de son premier prétendant, et si les parties ne s’étaient pas abstenues de réciter le Fatha, les gendarmes auraient eu le droit et le devoir d’appréhender au corps la jeune monitrice indigène, de l’arracher aux bras de son époux et de la livrer au vieux Tahar-ou-Ramoun, actuellement débouté de sa plainte et condamné aux dépens !

Foin de la morale et vive la procédure !

Décidément, la pauvre Fatma l’a échappé belle.