En Petite Russie/02

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En Petite Russie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 357-399).
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EN PETITE-RUSSIE

II[1]
LES PAYSANS. — LES VILLES.
LES PÈLERINAGES


I. — LES PAYSANS

Je ne puis espérer que mes lecteurs trouvent dans les courses en troïka perpétuellement renouvelées le plaisir exempt de monotonie que j’y ai trouvé moi-même ; cependant je les prie de me suivre une fois de plus à travers la steppe. Nous avons quitté cette société rurale de l’avenir que crée dans un village idéal une âme très haute et très vaillante. Nous allons maintenant rendre visite à l’un de ces propriétaires fonciers qui, peu curieux d’innovations, gouvernent leurs biens selon les vieilles méthodes. Eux aussi admettent et désirent le développement du pays, l’acheminement vers les libertés nécessaires.

On ne distingue pas assez à l’étranger la Russie officielle d’un noyau considérable de libéraux parmi lesquels figurent les meilleurs esprits de toute classe. Ces libéraux-là, sans faire cause commune avec les socialistes, souhaitent pour leur pays ce qui est accordé au reste de l’Europe, notamment une constitution, la constitution qu’Alexandre II fut si près de donner. Chez eux, nulle animosité contre le chef de l’État, la conviction même que l’Empereur serait dispose à de sages réformes, mais que son entourage s’y oppose. Je ne vois jusqu’ici, partout où je vais, que des littéraux ; ils sont au demeurant très divisés, ce qui diminue leur force ; les uns attendent avec l’espèce d’inertie propre aux Petits-Russiens tous les progrès possibles de la bonne volonté du gouvernement, tandis que d’autres, après maintes déceptions, n’y comptent plus et poussent individuellement à la roue sans grande confiance en leur propre effort. L’hôte qui me reçoit aujourd’hui réussit à faire du bien par sa seule présence, assidue et fidèle, au milieu de ses paysans. Il semble que ce soit partout le premier devoir du grand propriétaire ; mais à ce devoir on se dérobe en Russie comme ailleurs. Combien de terres sont laissées aux mains d’un intendant, tandis que le maître va partager ses loisirs entre la capitale et l’étranger, sans souci de responsabilités pressantes ! Conclusion : le luxe des uns fait la misère des autres. Ainsi cette année, 1901, la famine est déclarée dans l’Est. Quelles en sont les causes ? Le blé trop cher. Et pourquoi est-il trop cher ? On vous parlera de la sécheresse, de la mauvaise organisation qui fait qu’aux années de grande abondance, le blé se donne pour rien, mais il y a aussi, il y a surtout l’exportation, cette même exportation dont nous subissons le contre-coup, car elle tue chez nous l’agriculture. Aussitôt récolté, on expédie le grain, beaucoup plus d’un million de pondes par an, à l’étranger. C’est la source du revenu des propriétaires, tandis que le paysan qui coupe et qui bat le blé chez ses anciens maîtres, commence par vivre de balayures qu’on lui fait payer très cher et finalement meurt de faim. Un pareil état de choses justifie presque le mot hardi de Tolstoï à des paysans qui se plaignaient : « Je ne vous comprends pas. Comment ? Vous avez semé, cultivé, fait la récolte, et vous dites que ce froment n’est pas à vous ? »

Sur les terres noires, il n’y a jamais de famine, Dieu merci. Quelque petit que soit le bien attribué à chaque paysan, si lourd que lui paraisse l’impôt, le sol est assez riche pour le nourrir, mais la position d’un laboureur condamné à rester éternellement journalier n’en est pas moins triste.

Le mal causé par l’absence des propriétaires, pour nous en tenir à cette question, serait difficile à calculer. Dernièrement je passais sur les terres d’un Russe dont le nom est bien connu dans la société la plus élégante de Paris. Jamais il n’a songé à s’y faire construire une habitation ; en revanche l’intendant, un Allemand, est somptueusement logé à quelque distance du village misérable, où aucune précaution de salubrité n’est observée, où l’eau croupissante et les détritus infects entretiennent des miasmes dangereux au seuil des chaumières. Les antiques bois de pins, plantés sur une certaine veine de sable, ont été abattus pour suffire aux dépenses du maître absent, et le sable envolé en épais tourbillons va couvrir au loin les terres d’autrui, leur nuire gravement, à ce point que le zemstvo cherche à arrêter le mal par des plantations d’osier rouge qui ne rétabliront certes pas l’aspect du paysage d’autrefois. Non seulement la beauté en a disparu, mais les conditions climatologiques elles-mêmes ont changé.

Heureusement une partie au moins de la noblesse russe comprend la vie d’une autre façon. A grands frais, certains propriétaires s’efforcent de boiser telle ou telle partie de la steppe, qui cessera ainsi d’être steppe pour devenir ou redevenir forêt. Et il faut voir Karlovka, au duc de Mecklembourg-Schwerin, époux de la grande-duchesse Hélène : la steppe sur soixante mille hectares s’y est revêtue de cultures.


Les rênes lâches de notre attelage à trois sont rassemblées dans la main d’un cocher magnifique, portant le costume traditionnel en velours noir, espèce de robe courte et sans manches, avec de gros plis autour de la taille, que serre une ceinture en cuir piquée de clous d’argent. Les manches de la chemise orange sortent bouffantes à partir de l’épaule. Avec cela de hautes bottes où rentrent les larges chausses et une toque ronde garnie de plumes de paon. Un cocher de drojki porterait le caftan et la toque à bords roulés, mais ceci est l’accoutrement obligé d’un cocher de troïka, et il n’y a en aucun pays du monde de livrée plus décorative.

Nous fendons l’espace, sans un cahot, sans un obstacle. Combien le ciel est merveilleux... au-dessus de nos têtes, bleu pur, un bleu d’Italie, là-bas tout rayé de pluie avec, dans l’intervalle, de gros nuages ouatés à ourlets d’argent ! Les montagnes empêchent de voir ces contrastes, elles nuisent toujours un peu à la beauté du ciel, il semble qu’elles le touchent, elles interrompent son immensité. Ici aucun accident que les nuages et, sur l’herbe plane, l’ombre des nuages.

Mais voilà de beaux arbres, ceux d’un grand parc, planté d’essences diverses et nuancées, saules énormes, chênes, bois de fer, peupliers. Il enveloppe l’habitation seigneuriale de verdure et de fraîcheur. Celle-ci n’appartient à aucun style spécial et n’est château que par les dimensions. En Russie, la tapisserie de vigne vierge recouvre indifféremment la brique ou le torchis, et partout une sorte de balcon couvert permet de vivre dehors sous la feuillée retombante. C’est la piazza d’Amérique. Certaines gens ont le tort d’en faire une véritable serre qui entoure la maison de vitrages interceptant d’une façon presque absolue l’air dont on n’a dans les intérieurs qu’un besoin fort limité, ce qui paraît incompatible avec l’habitude des voitures découvertes en toute saison ; mais on l’a souvent dit et on ne peut assez le répéter, la Russie est le pays des contradictions et du paradoxe.

Rien de paradoxal pourtant dans le milieu où je me trouve. Tout y est solidement et sagement ordonné ; habitudes de confort sans faste et sans prétention appuyées sur une large aisance. Beaucoup de serviteurs. Inutile, pour se permettre ce luxe, d’être millionnaire, les gages les plus élevés, sauf ceux du cuisinier qui vient de Pétersbourg ou de Moscou, ne dépassant guère deux cents francs par an. Les anciens parmi eux nous saluent avec une touchante familiarité, telle niania par exemple, telle bonne du jeune maître, qui n’est plus tout jeune cependant, mais qui sera toujours un enfant à ses yeux. C’est une personne vénérable qu’embrassent cordialement les parens et amis de la famille lorsqu’elle vient leur baiser la main. Une autre remplit sur ses vieux jours les fonctions de professeur de couture à l’école. J’apprends d’elle que ses meilleurs élèves sont des garçons, et partout j’ai recueilli le même témoignage. Ils fréquentent l’école plus que les filles, sont, contrairement à ce qui arrive ailleurs, plus intelligens, et ne dédaignent pas l’aiguille. Je voudrais seulement qu’ils s’en servissent pour raccommoder leurs propres bardes au lieu de s’escrimer toujours sur des layettes neuves.

Dîner exquis, savant mélange de finn cuisine parisienne et de plats nationaux, où les vins de nos grands crus de France succèdent au kwass. Ce n’est pas que la Russie manque de vins, ceux de Podolie et de Bessarabie sont parfaitement buvables et il y en a d’excellens, blancs et rouges, en Crimée, mais nous sommes dans une maison des plus soignées sous le rapport de la table. Presque partout, du reste, la cuisine russe est savoureuse. Elle n’exige qu’une condition indispensable, un robuste estomac. Dans les maisons de paysans même, quoiqu’on n’y mange guère de viande, vous trouverez souvent un bon ordinaire, le bortsch par exemple, qui n’est pas plus mauvais pour être préparé au lard : c’est une espèce de pot-au-feu où entrent tous les légumes de la création, depuis la pomme de terre, le chou et la tomate jusqu’au piment rouge, cuits dans un bouillon fortement coupé de jus de betterave. L’été, il remplace le chtchi, la soupe d’hiver à la choucroute. La kacha, l’éternelle bouillie de gruau, est de toute saison ; le pain noir a sa place sur la table des riches auprès du pain blanc ; et le sucre de la pastèque barbouille les enfans jusqu’aux yeux tant que dure ce fruit que les travailleurs emportent quotidiennement aux champs, sous leur bras, pour le repas de midi. Toutes les variétés de melon prospèrent en Petite-Russie. On ne peut dire assez de bien d’un certain melon de Perse, blanc comme neige dans son étui allongé de peau grisâtre que l’on dirait gravée, craquelée, vermiculée. Et jamais je ne me serais doutée que la famille des courges pût offrir de telles ressources, variées presque à l’infini.

L’aubergine en caviar, le petit concombre salé, sont des hors-d’œuvre essentiellement russes. Il y en a cent autres, composant le genre d’apéritif appelé zakouska. Tous les ingrédiens qui donnent de l’accent à la nourriture : poivre de Cayenne, piment, etc., prennent place dans la plupart des mets ; sans eux, les pâtes et les hachis, dont on abuse un peu, risqueraient de paraître fades. Un régal délicieux est la flûte, l’épi de maïs encore vert bouilli dans sa soyeuse enveloppe ; on l’épluche, on le graisse d’un peu de beurre et on mord dedans avec une hardiesse toute barbare. Je ne parle pas des entremets, les aladiés entre autres, espèce de beignet à l’huile de tournesol qu’on arrose de miel.


Après dîner, nous faisons le tour du parc ; j’aurai tout le temps de voir la maison, dont je ne connais encore qu’un grand salon, assez solennel, la longue salle à manger et la véranda, au delà de laquelle on découvre des pelouses bien entretenues, couvertes de massifs aux feuillages diaprés. Arbustes et fleurs poussent et s’épanouissent à plaisir dans ce riche humus végétal, accumulé par les siècles. Il n’y a pas de jardin anglais plus charmant que celui-ci.

Une rivière que les mouettes rasent de leurs ailes blanches et veloutées, coule à pleins bords sous de superbes ombrages et s’égare de là, sinueuse, dans les prairies où paissent de nombreuses vaches grises du pays. Le transport d’espèces étrangères n’a jamais réussi ; il leur faut trop de soins. Celles-ci se contentent de l’abri d’un hangar et vivent l’hiver de paille hachée.

Derrière la maison, nous atteignons l’église aux coupoles dorées ; l’intérieur en est décoré avec goût et même avec luxe. Les tombeaux de famille sont là. Tout près, s’élève un petit monument comme il s’en trouve beaucoup dans les villes et les villages de Russie, en signe de loyauté à la famille impériale, une chapelle dédiée à la mémoire d’Alexandre II. Nous passons ensuite à l’école, une école ministérielle, plus importante que la plupart des écoles de village. La jolie maison du prêtre est à côté. Les magasins de blé, des monumens à leur manière, me font de nouveau penser à l’Amérique, cette autre grande productrice de céréales. Mais ce qui m’intéresse surtout, c’est le haras où me sont montrés quelques types admirables du trotteur russe. Délivré des greffes anglaises et américaines, il est recherché plus que jamais comme cheval de luxe. Et, en croisant le pur sang avec les chevaux massifs de Clydesdale, on obtient d’admirables produits pour le trait et le travail. Ce croisement semble avoir supplanté celui qui se faisait naguère avec nos Ardennais et nos Percherons. Tenus en mains par des palefreniers, les hôtes de ces belles écuries, ouvertes sur la pelouse, me donnent le spectacle de leurs performances et je regarde longtemps, lâchés en liberté dans un enclos avec leurs mères, les poulains hauts sur pattes, dégingandés, hirsutes, gambader de cet air gauche qui est propre à la première jeunesse chevaline, fût-elle de noble race.


Un trait qui me frappe dans le village que je visite aujourd’hui, comme dans tous ceux que j’ai vus auparavant, est la morne tristesse qu’expriment sans exception les physionomies des paysans. On devine le poids plus ou moins conscient d’une lourde oppression séculaire que l’aube de la liberté n’a pas dissipée encore. Et cette tristesse marque tous les visages dans les villes comme ailleurs. C’est assurément quelque chose que l’émancipation des serfs ; mais ce n’est pas tout ; le premier anneau d’une chaîne pesante est rompu ; reste à supprimer d’autres formes de l’esclavage, qu’il est impossible de ne pas sentir aussitôt que, fût-on étranger, on met le pied en Russie : continuelle ingérence de la police, défense de lire, d’écrire, d’enseigner, de penser, sourdes répressions parfois dissimulées, mais qui n’en existent pas moins. Veut-on faire un mouvement, la menotte se resserre. Lisez, pour vous en convaincre, dans le premier dictionnaire des contemporains qui vous tombera sous la main, les biographies d’écrivains russes ; ce ne sont qu’exils, prison, condamnations, un vrai martyrologe.

Les paysans eux-mêmes voient assez souvent la police leur imposer silence quand ils entonnent le dimanche, pour se distraire, leurs vieux chants cosaques ; que feraient-ils donc, sinon boire ? Cela, personne ne le leur défend, pourvu que ce soit chez eux.

Ceux que je rencontre, aujourd’hui dimanche, ne chantent pas ; ils semblent n’avoir d’autre distraction que de s’asseoir en cercle dans la poussière du chemin, en ayant le plus grand soin de se lever comme un seul homme pour se plier en deux sur le passage du « bienfaiteur. » Rien de drôle comme les enfans qui se rangent précipitamment, tels qu’une brochette de petits oiseaux, en exécutant tous ensemble un exercice comparable au tchi chinois. Une toute petite fille, marchant à peine, y met tant de zèle qu’elle tombe assise du coup et reste ébaubie, la bouche ouverte. Les mères flânent, les bras ballans, leur nouveau -né blotti comme au fond de In poche d’une sarigue, dans un pli du châle maternel.

Je dis à mon guide : — L’hiver doit être lugubre ici. Quand ils n’ont même plus la vie au dehors... Toutes ces chaumières accroupies sous la neige !

Mais il sourit : — Oh ! personne n’a froid, les poêles partout sont excellens ; chez moi, on met du sel et du sable entre les doubles vitres en guise de bourrelet ; chez les paysans, toutes les issues sont bouchées avec de la paille ; ils ne laissent de jour que la hauteur d’un carreau. Manger, dormir, voilà les plaisirs qui restent alors aux Petits-Russiens. Le jour de l’an ce sont des ripailles ; et en toute saison ils se nourrissent bien. Je vois rarement le poisson de ma rivière où pullulent les brochets et les carassins[2].

Pour oublier l’épreuve de la mauvaise saison, il faut parcourir au printemps, la steppe en fleur, une féerie. Vienne seulement avril, il y a trois mois délicieux,... ensuite l’horrible chaleur, la sécheresse, le fléau des mouches, très peu d’automne, et puis l’hiver est à recommencer.

Nous ne sommes qu’en septembre, vieux style. Le 27 qui équivaut à notre 11 octobre, on célèbre la cérémonie rustique, dite mariage de la chandelle, qui annuellement inaugure les veillées.


Le mois de septembre est par excellence celui des tarentules. Du trou parfaitement rond qu’elle s’est creusé dans la terre, sort l’énorme araignée aux larges pattes qui semble porter sous son ventre un sac de velours jaune. C’est un insecte bien calomnié, car personne ne se rappelle avoir vu un homme, un enfant, un chien même mourir de sa morsure, qui est certainement venimeuse, mais non pas au degré où le veut une superstition populaire.

Jamais je n’en ai compté autant qu’au bois de Bouzowa, le bois des lilas, trois bouquets d’arbres situés au loin sur un point désolé de la steppe, qu’ils égayent à l’improviste. Une petite source y fait croître quantité de fleurs sauvages. Dans l’intervalle des taillis, apparaît le désert. Et, tout contre l’oasis, s’est blottie une petite maison. Nous nous sommes arrêtés là un jour qui, paraît-il, était le jour anniversaire de la décollation de Saint Jean-Baptiste. Les paysans russes gardent scrupuleusement dans une parfaite oisiveté les si nombreuses fêtes de leur calendrier, que ce soit celle de l’Intercession de la Sainte-Vierge ou celle de la naissance de l’Impératrice. Un paysan très pâle, à la démarche lente et morne, se croit donc obligé d’errer autour du puits, sans rien faire que grignoter, d’un air accablé, des graines de tournesol. La maison est propre, c’est-à-dire que les murs et le poêle sont très blancs et qu’elle ne renferme guère que cela. Un petit enfant, non moins chétif que barbouillé, les traits pinces par la fièvre, se traîne sur le seuil ; dans une corbeille que des cordes suspendent au plafond, absolument nu sous une méchante couverture, un nouveau-né sommeille, gardé par une jeune femme, dont la beauté brune est soulignée par les broderies rouges de ses pauvres vêtemens, par la ceinture rouge passée autour de sa taille souple, par le mouchoir rouge noué sur ses cheveux noirs. Elle nous raconte avec une impassibilité singulière que sa belle-mère et ses trois petites filles sont mortes de la fièvre scarlatine dans cette même chambre où, bien entendu, aucune précaution sanitaire n’a été prise pour préserver les survivans. Le père nous propose très simplement de voir les tombes qu’il a creusées tout près de chez lui. Sur chacune d’elles, un arbre est planté et auprès de l’arbre, une petite croix. Le pope eût pris trop cher pour les quatre enterremens ; alors, par économie, il a fait lui-même la besogne. Bientôt ce ne seront plus, dans le joli bois de Bouzowa, que quatre arbres de plus, les tombes auront disparu sous l’herbe et sous les fleurs, dans ce coin écarté du monde où personne ne passe.


Assis sur la terrasse à fumer d’interminables cigarettes, un hôte loquace et bien informé, qui occupe un rang distingué dans l’administration de sa province, me parle avec confiance de l’avenir de la Russie. Il reprend, après Tourguenef, la critique de ceux qui voudraient être à la minute guérisseurs de plaies sociales : « Nous autres Russes, vous savez comment nous sommes. Nous espérons toujours qu’il arrivera quelque chose ou quelqu’un pour nous guérir tout d’un coup, pour nous enlever toutes nos maladies comme on arrache une dent gâtée. Qui sera ce magicien ? Est-ce le darwinisme ? Est-ce la commune rurale ? Est-ce une guerre étrangère ?... »

Il ne croit pas aux panacées, et ne compte que sur un développement graduel. A son avis, la Russie a déjà accompli d’immenses progrès ; elle n’a qu’à continuer sans précipitation maladroite. L’émancipation eut, selon lui, ses bons et ses mauvais côtés ; il l’approuve assurément, ayant l’âme libérale, encore que modérée en son libéralisme ; le serf était plus heureux au point de vue matériel à l’époque où le maître, en échange de certaines obligations moins lourdes que ne sont lourds les impôts d’à présent, l’aidait de mille manières, lui et sa famille : mais, dans tous les pays du monde, les grandes révolutions économiques et morales ont été suivies d’une période transitoire difficile à passer. L’idée d’une révolution plus complète, d’une révolution générale, qui se présente à quelques esprits aventureux ne remédierait à rien, et le paysan a, dans sa simplicité, beaucoup trop de prudence pour s’y prêter. D’ailleurs son instinct est contre elle ; pendant des siècles encore il ne marchera qu’au nom de Dieu et du Tsar[3]. L’absolutisme est fondé sur sa bonne volonté et n’a pas de rempart plus ferme.

Évidemment mon interlocuteur est de ceux qui se rattachent au vieux temps par tradition, tout en faisant aux idées nouvelles un accueil à la fois bienveillant et précautionneux. Il est plein d’indulgence pour les défauts du peuple russe, quoiqu’il me donne de tristes détails sur la plaie de l’ivrognerie ; les femmes boivent autant que les hommes. Il cite sa cuisinière venant lui dire à brûle-pourpoint : « Je vous avais promis de me corriger. Eh bien, non ! Il faut que je parte, il faut que je boive. Je tomberais malade ! » et vendant ses bardes pour faire des orgies de vodka, en y entraînant tout le village. Puis il y a l’habitude du mensonge, le penchant invétéré au vol : la vieille niania la plus dévouée, qui verserait son sang pour son maître, arrondit néanmoins son petit avoir aux dépens de celui-ci. Mais au fond subsiste une sorte d’innocence ; l’incomparable misère que le froid accompagne, la misère jointe à un héritage de dépendance et de crainte explique tant de choses ! Un pauvre diablement pour esquiver la punition, il prend parce qu’il n’a pas. C’est un peuple enfant sous beaucoup de rapports. Et combien d’excuses pourrait-il alléguer pour être en retard sur les autres nations ! Pendant des siècles et des siècles, il s’est tenu comme une muraille sans cesse assaillie entre l’Europe occidentale et les invasions mongoles. Son seul travail était de les repousser, travail peu favorable à la civilisation. Et tout à coup surgit en pleine barbarie cette superbe figure si nationale de Pierre le Grand, le type même de l’idéaliste russe, mais d’un idéaliste servi par le pouvoir absolu. Il ne savait rien, celui-là, des lois de l’évolution et, les eût-il connues, qu’il eût été homme à essayer de les vaincre. Le plan qu’il forma fut plus grand que nature et si généreux ! Tout apprendre à son peuple, en commençant par tout apprendre lui-même. Sa vie d’ouvrier, dont les humbles produits sont gardés en somptueuse compagnie d’objets d’art, au musée de l’Ermitage, œuvre de menuisier, de tourneur, de mécanicien (il y a jusqu’aux dents qu’il s’entendait à arracher), sa vie de manœuvre, son labeur et sa pauvreté volontaires, frappent l’imagination autant que ses victoires. Il est impossible de visiter la Russie, sans s’éprendre de Pierre le Grand. J’ai cherché avec soin tous ses portraits, j’ai gravé dans mon souvenir cette figure de génie où le regard direct et pénétrant des beaux yeux noirs pleins de l’eu, est adouci par l’expression d’une bouche si humaine, toute de bonté. Chaque trait de cette imposante physionomie est magnifiquement caractéristique. Et, comme me le dit un des adversaires les plus acharnés de l’autocratie avec qui je regardais un tableau célèbre de l’école russe représentant l’entrevue dernière du Tsar et de son fils, celle où se décida le sort du malheureux Alexis : « Il ne commit que les cruautés nécessaires. »

Mais enfin cet homme, grand parmi les plus grands, n’était pas Dieu ; il ne pouvait créer un monde en sept jours en y ajoutant par surcroît des splendeurs empruntées à la cour de Louis XIV. Ce fut sur la plus complète barbarie un merveilleux plaquage de civilisation importée auquel Catherine adjoignit le goût de la philosophie française, et jusqu’à ce jour, la Russie se ressent de ce qu’eut d’artificiel l’œuvre, si belle qu’elle fût. On est frappé du voisinage incongru d’aspirations sociologiques ou scientifiques qui devancent le XXe siècle et de superstitions toutes primitives. Pour combler l’abîme, il faudrait entre ceux qui savent trop et ceux qui ne savent pas assez des traits d’union bien intentionnés, des interprètes à l’âme pieuse et à l’esprit éclairé qui, peu à peu, rapprocheraient les distances entre les différentes classes intellectuelles, dans la mesure du possible. Ces intermédiaires devraient être les prêtres ; à défaut de ceux-ci, on les trouvera, espérons-le, parmi les instituteurs et institutrices des écoles du zemstvo, pourvu que cette assemblée locale, déjà parlementaire jusqu’à un certain point, ne soit pas trop bâillonnée et entravée par les restrictions que la méfiance du gouvernement lui impose.

Partout, en province, d’un bout de la Russie à l’autre, quand il s’agit d’écoles, d’hôpitaux, de colonies scolaires, d’intérêts agricoles, de questions relatives à l’hygiène, de tout ce qui peut augmenter le bien-être matériel et moral de la population, on vous parle du zemstvo et de son heureuse influence. Les principaux devoirs qui lui incombent sont de veiller à l’entretien des routes, d’élire les juges de paix, de s’occuper de l’état des récoltes afin de prendre les mesures nécessaires contre la famine trop souvent menaçante. Ses membres visitent les établissemens d’utilité publique et travaillent activement à développer les industries à domicile, cette spécialité de la campagne russe. Leurs attributions sont nombreuses, encore que sous le règne d’Alexandre III on leur en ait retiré plusieurs. Alexandre II, de magnanime mémoire, inaugura les deux zemstvos de district et de gouvernement, qui correspondent à nos conseils municipaux et généraux ; il les avait créés pour compléter l’action des communes rurales, lesquelles, on le sait, se gouvernent elles-mêmes, portant, selon la région, au nord le nom de mir, au sud celui de gramada. La commune est une institution sortie du sol et qui a longuement grandi au cours des siècles, conservant sous l’autocratie d’antiques libertés. Tandis que l’administration était modifiée de règne en règne par l’effet de théories bureaucratiques plus ou moins heureuses, la commune restait immuable ; elle avait des racines autrement profondes. Ses droits demeurent si bien assis et respectés que les délits de chaque village sont jugés en première et même en seconde instance par elle seule.

Alexandre II voulut que ces ruraux déjà rompus aux affaires fussent admis à siéger sur un pied d’égalité, avec les nobles, dans l’assemblée nouvelle, avec cette différence pourtant que les députés nobles ont chacun une voix et que les paysans votent par groupes. Tous les trois ans les députés du zemstvo sont élus par les propriétaires fonciers, les communes rurales et les corporations municipales. Chaque gouvernement et chacun des districts entre lesquels ce gouvernement est subdivisé a son zemstvo ; il se réunit au moins une fois l’an (le zemstvo de district en septembre, le zemstvo de gouvernement en décembre). Un bureau exécutif permanent est élu par cette assemblée et choisi parmi ses membres. Ainsi ce que n’eut jamais la libre Angleterre elle-même, un parlement de comté, l’administration étant toujours restée entre les mains des grands propriétaires, la Russie autocrate le possède ; c’est un Anglais, observateur pénétrant des mœurs et des institutions russes, Mackenzie Wallace, qui en fait la remarque[4]. Ayant assisté pendant trois semaines aux séances de ces États provinciaux, il constate, dès 1870, que sans doute la discussion est dirigée dans ce local self government par les députés de la noblesse, mais qu’il a entendu plus d’un paysan dire son mot, toujours clair, pratique, bien à point et toujours écouté avec une attention pleine de déférence.

Il n’en fut pas ainsi au début, où la situation du serf placé en face de son ancien maître devait être des plus difficiles, le dédain de l’un, la timidité de l’autre, l’infériorité trop évidente du paysan rendant tout débat sérieux impossible ; mais le changement enregistré, il y a trente ans déjà, prouve que l’éducation politique de la Russie fait des progrès.

La création du zemstvo en 1864 avait été saluée avec joie par tous les libéraux ; ils y voyaient le meilleur acheminement vers la constitution désirée. Malheureusement l’empereur s’arrêta dans la voie des réformes et, après la fin tragique de son père, Alexandre III donna, comme on pouvait s’y attendre, dans la réaction : les gymnases militaires par exemple furent transformés en corps de cadets beaucoup plus étroitement disciplinés ; la restriction des droits de presse fut poussée si loin que certain journal s’attira six mois d’interdiction pour avoir annoncé le premier une famine qui en réalité existait ; les Universités, qui auparavant avaient le droit d’élire leurs recteurs, virent l’autorité des professeurs diminuée au point que ceux-ci devinrent pour ainsi dire de simples employés serrés de près par des inspecteurs qui exercent une impitoyable police : enfin le pouvoir du zemstvo fut réduit autant que possible : il n’ose plus rien faire sans la permission du Gouverneur, lequel doit en référer au ministre de l’Intérieur. L’autonomie de l’administration communale est atteinte depuis 1890 par l’introduction du zemsky natchalnik, préfet d’arrondissement, sorte de chef de police institué par le Gouvernement et qui sans cesse intervient dans les affaires des paysans. Il n’a rien de commun avec le juge de paix créé par Alexandre II pour être l’avocat de ces derniers, voire même contre leurs anciens seigneurs. Le zemsky natchalnik est l’effroi de la commune, qui parfois, d’ailleurs, ose lui tenir tête, ainsi que le prouve cette histoire survenue pendant mon séjour en Russie. Un jeune homme avait été condamné par le préfet, pour quelque désordre, à vingt coups de verges. Il déclarait vouloir mourir plutôt que de s’y soumettre. Les anciens de la commune se réunirent au nombre de cinquante et refusèrent de lui appliquer le châtiment. De pareilles résistances sont significatives.

A l’église, ce mot d’une de mes amies russes me revient tous les dimanches : « Nos paysans appartiennent encore à votre moyen âge. » Il est probable en effet que l’affranchissement des Communes dut laisser au bout d’un demi-siècle dans un état à peu près semblable à celui où je les vois ici, les victimes de ce code féodal qui, dans presque toute l’Europe, avait formulé le décret : « Point de terre sans seigneur. » Mais je doute qu’en aucun autre pays se soit jamais rencontrée cette expression résignée, d’une mystique douceur. Chaque fois que je vais entendre la messe dans une des églises qui éparpillent sur la steppe leurs clochers verts ou leurs dômes de métal, je suis remuée au plus profond par la foi ardente qui se manifeste un peu trop sans doute en prosternemens et en signes de croix, mais qui a ses racines dans l’âme, personne n’en doutera, ayant regardé prier un de ces hommes. Ils sont en nombre au moins égal à celui des femmes, tous debout et serrés les uns contre les autres tels qu’un troupeau de moutons, uniformément vêtus de l’humble svitka couleur de terre, au cou la croix de cuivre qu’ils ne quittent jamais et presque aussi déguenillés que dans la semaine. C’est à croire que la plupart n’ont pas d’habits de rechange et cependant, le moment de la quête venu, nul ne refuse son copeck. A beaucoup de vieillards je trouve une curieuse ressemblance avec Tolstoï, qui a voulu en effet être comme l’un d’eux et qui incarne le peuple russe en sa personne.

Je prends dans ma mémoire une église au hasard, une petite église claire et blanche, au tintement de cloches mélodieux. On dirait un joli kiosque de jardin. Elle est entourée d’une enceinte où débordent les fidèles et à la porte de laquelle se tient le marchand de boubliki, car vers onze heures, au sortir de la messe, les affamés de tout âge qui, sans exception, ne doivent rompre le jeûne qu’après l’office, se jetteront sur cette pâtisserie villageoise, le craquelin, pour tromper leur estomac jusqu’au dîner qui les attend très loin peut-être.

Le pope, de petite taille, jeune, maigre, figure hiératique de fresque byzantine, l’œil caressant et fin, la barbe, les cheveux emmêlés de telle sorte que jamais le peigne ne doit passer dans ces longues crêpelures d’un brun roux, presque mordoré, le pope, très beau quand même, n’est pas plus propre sous sa chasuble de velours que le dernier des paysans. On soupçonne en le voyant que la patine ambrée de son teint pâle et mat est de la crasse et que ses mains, — de petites griffes qui semblent avoir gratté la terre, — n’ont pas même été lavées pour la célébration du Saint Sacrifice. Il officie avec précipitation tandis que la liturgie orthodoxe se répand en mélopées plaintives. Le chœur n’est pas mauvais pour un chœur de village, mais la voix des fidèles ne se joint jamais à lui. Ce n’est pas l’usage. De temps à autre, un bras s’avance, muni d’un petit cierge qui, passé de main en main, est finalement planté devant quelqu’une des images de l’iconostase. Je n’aime pas ce culte grec, son formalisme excessif, l’abus des génuflexions, l’encens brûlé outre mesure et qui se mêle à l’odeur des bottes frottées de goudron. Je n’aime pas surtout cette porte close à chaque instant entre l’officiant et le peuple, comme si celui-ci était exclu de la célébration des mystères ; quand elle se rouvre, j’entrevois dans le Saint des Saints un autel sur lequel est posé l’hostie et l’évangéliaire et autour duquel le pope se promène l’encensoir à la main, en secouant sa crinière. Mais il y a un moment admirable, celui de la communion, lorsque tous les enfans, depuis les nouveau-nés jusqu’aux bambins de cinq et six ans, s’avancent conduits par leurs mères en vertu sans doute de la parole du Seigneur : — Laissez venir à moi les petits enfans. — La première communion proprement dite n’existe pas en Russie. Aussitôt après son baptême, le chrétien peut participer au calice ; et on lui donne le pain à sept ans. C’est un touchant spectacle que celui de toutes ces jeunes femmes amenant avec dévotion à la Sainte table de petits enfans déjà recueillis. Seuls, les nourrissons pleurent quelquefois, le vin leur paraît amer ; on leur donne un peu d’eau pour les calmer. A partir de sept ans, les enfans doivent se confesser selon la loi commune. Si l’âge de l’innocence est admis à recevoir chaque dimanche le Sacrement, il n’en est pas de même pour les grandes personnes. Elles ne s’en approchent guère qu’à Pâques après un carême rigoureux d’où le lait, le beurre et les œufs sont exclus. J’ai vu cependant communier un jeune homme et une jeune fille, des fiancés, m’a-t-on dit, qui avaient besoin comme tels de grâces particulières ; j’ai vu aussi un grand vieillard, à figure de cadavre, se traîner vers le prêtre, presque porté par son fils, qui l’entourait de ses bras.

C’était un moribond qui, par respect, voulait recevoir son Dieu pour la dernière fois debout et à l’église. Le prêtre, l’oreille tendue vers lui et un pan de la chasuble posé sur sa tête, parut écouter une confession, puis il prit dans la coupe, avec une cuillère qui sert à tous, un morceau de pain trempé dans le vin et le lui présenta ; du vin lui fut encore versé dans une tasse de métal. Lhomme passa près de moi, toujours soutenu par son fils ; tremblant comme de froid sous la lourde touloupe en peau de mouton, si chaude pourtant et si peu de saison, il gagna la porte. Comment il avait eu la force d’accomplir cet acte de suprême piété, je ne me l’explique pas. La foule s’ouvrit lentement devant le groupe étrange qui se retirait de la vie, semblait-il, en même temps que de l’église, et personne ne tourna la tête, tant ce genre de courage est ordinaire sans doute. Ensuite une mère apporta son fils infirme ; telles d’autres mères qui priaient le Christ de toucher leur enfant, sûres qu’il serait guéri. La messe terminée, la lecture de l’Evangile du jour a lieu en russe. Parfois le prêtre y ajoute quelques mots. On voit alors les fidèles s’avancer avec une curiosité, un intérêt avides, boire la parole pour ainsi dire. Pourtant la voix qui s’adresse à eux les tance plutôt qu’elle ne les exhorte, je l’entends s’élever grondeuse. Que leur reproche-t-on ? De manquer aux abstinences. Pauvres gens à qui l’usage de la viande proprement dite est presque inconnu ; mieux vaudrait leur recommander de s’abstenir de vodka ! Mais celle-ci est au contraire, on le sait, un adoucissement aux excès du maigre, car sans bortsch que peut devenir le paysan russe et comment faire un bon bortsch sans un peu de lard ? En écoutant récriminer le pope, je me rappelle que l’Évangile a dit : — Quand votre enfant vous demande du pain, vous ne lui donnez pas une pierre. — C’est une pierre tout de bon que cette brève réprimande. De la belle tâche qui leur incomberait, dissiper les ombres de la superstition et en dégager la piété véritable appuyée sur la morale chrétienne, ceux des popes que j’ai vus ne semblent avoir aucun soupçon. Fils de popes pour la plupart, sortis de la caste sacrée, ils s’acquittent machinalement d’un geste ancestral que l’atavisme leur a transmis. Assez souvent le père et le fils ont desservi la même paroisse ; l’un après l’autre, ils ont vécu de leurs paroissiens au lieu de songer à les instruire. Leur excuse est dans leur pauvreté et dans le discrédit où ils sont tenus. Nulle part je n’ai entendu parler avec respect du clergé séculier.

Les plus ignorans se rendent compte du peu de valeur des écoles paroissiales que le pope laisse d’ordinaire aux soins d’un diacre illettré ou tout simplement du sacristain. Il est des popes trop enclins à se réchauffer avec de la vodka ; il en est d’autres qui, devenus veufs et ne pouvant se remarier, puisqu’une seconde union leur est défendue, prennent une ménagère et font jaser. Mais quelle que soit l’opinion que les paysans aient de l’homme dans la vie de tous les jours, ils vénèrent le prêtre aussitôt qu’il a revêtu ses habits sacerdotaux. Il faut voir avec quelle dévotion presque égale ils viennent après la messe baiser la croix, puis la main qui la leur présente.

Le pope, sans dépouiller sa chasuble, reste à causer affablement devant l’iconostase avec quelques personnes de la bourgeoisie auxquelles il a fait offrir le pain bénit, tandis que les fidèles s’écoulent dehors, chacun vers son village respectif. Les mouchoirs des femmes flottent au vent, semant des taches de couleurs gaies sur la steppe à de longues distances. Il n’y a pas de mendians à la porte, sauf un idiot dont le sourire vous rappelle tout doucement sans insistance qu’il est une inutilité dans la commune et qu’il a par conséquent besoin de vous. Peut-être une vieille femme aussi se signera-t-elle sur votre passage, mais les mains ne se tendent pas comme dans notre Bretagne qui, cependant plus qu’aucune autre province de France, pourrait être comparée à la Russie.


Le peu d’effet de la dévotion des paysans sur leur conscience et leur moralité, m’est prouvé par l’aventure suivante dont j’ai été témoin et qui montre assez toute la duplicité dont un Petit-Russien est capable.

Le cocher de la maison où je me trouve sort de grand matin pour aller au marché vendre un étalon. Très ostensiblement, au seuil de l’écurie, il se signe, et de ma fenêtre je le vois prier avant de commencer son voyage qui sera de deux ou trois jours, car la ville est fort éloignée. Nous n’en recevons les lettres que chaque semaine, à condition encore de les envoyer chercher au bureau de poste.

L’homme revient, n’ayant pas réussi à vendre l’étalon ; sur quoi sa maîtresse lui annonce que, plus heureuse que lui, elle a, sans bouger de chez elle, trouvé acquéreur pour une paire de bœufs dont elle voulait se défaire. Ce sont des paysans du voisinage qui lui ont offert telle somme. Lorsqu’elle en dit le chiffre, le fidèle serviteur lève les bras au ciel, éclate en lamentations. La barinia s’est laissé duper, les bêtes valent beaucoup plus, des voleurs ont indignement abusé de l’inexpérience de la barinia. Je pense en moi-même : — Combien il prend à cœur les intérêts de la maison !

— Que veux-tu ? lui dit la dame quelque peu ébranlée. Le marché est fait.

En soupirant toujours, mon honnête homme se retire avec des saluts jusqu’à terre. Mais le lendemain, de bonne heure, on le voit revenir, le visage épanoui, portant un sac d’argent. Il insinue, toujours ployé en deux, que, comme il avait vendu les bœufs pendant son séjour en ville, comme il en avait même reçu le prix, la barinia pourrait sans scrupule donner cette bonne raison pour se dégager.

Et la dame est au fond de son avis.

Pourquoi ne l’a-t-il pas dit la veille ?

Là-dessus le cocher ne s’explique pas. De fait il n’avait nullement vendu les bœufs quand la nouvelle du marché lui a été donnée ; mais après, dans la nuit, il a couru au village chercher une surenchère qui lui valût un pot-de-vin. Malheureusement pour lui les premiers acquéreurs furieux viennent dénoncer cette manœuvre et offrent de payer davantage. Tout cela prend mauvaise tournure au gré de la dame. Sentant que de tous côtés on la trompe, elle garde ses bœufs, réflexion faite.

Moi je commence à croire ce qui m’a été dit de tel voleur de profession qui n’enfreindrait à aucun prix les lois du jeûne et qui brûle des cierges pour le succès de ses entreprises.


Une impression triste m’est procurée chaque nuit par le claquement régulier de la kolotouschka. La kolotouschka est en usage dans toutes les propriétés rurales. Entre les mains du veilleur qui l’agite, elle produit quelque chose comme le son d’une énorme castagnette. Du soir au matin ce bruit retentit à intervalles rapprochés, dominant le bruit du vent ou de la pluie et annonçant que bonne garde est faite contre les voleurs, contre les incendies. Je me représente avec une grande pitié le sort de cet errant chargé, pendant les longues et cruelles nuits d’hiver, de veiller sur le repos des maîtres. On me répond qu’alors deux hommes se relayent pour agiter la kolotouschka et qu’après tout, sous leur touloupe de peau de mouton, ils ne sont pas trop à plaindre. Pourtant il suffit, dans le profond silence de la nuit, de cet avertissement, qui m’est devenu familier, pour me transporter au temps du servage, sur lequel je me renseigne le plus que je peux. Quoi qu’on en dise, servage me paraît toujours synonyme d’esclavage. Il n’y avait guère qu’une différence : le droit de vendre le serf sans la terre fut très promptement aboli ; mais la terre pouvait en revanche être vendue ou affermée avec tous ses serfs. Ailleurs, les propriétaires d’esclaves conservèrent au contraire la faculté de les vendre arbitrairement et de rompre, selon leur bon plaisir, les liens de famille ; eux aussi étaient souvent très généreux, très humains à cela près. Qu’importe ?...

Avec le veilleur, plusieurs énormes chiens du Kurdistan, véritables bêtes féroces, enchaînées tout le jour, sont chargés de nous garder. Ils me font l’effet de bandits prisonniers dans la niche où ils dorment en attendant la nuit, l’heure des razzias et des massacres, car il n’est pas rare que le matin on voie, déposé en trophée devant leur repaire, le cadavre d’un chien moins vigoureux ou d’un pauvre chat du village, coupable de s’être égaré sur les terres qu’ils ont le devoir de défendre contre toute intrusion. Ce sont dans les ténèbres de terribles poursuites, des combats à mort.

Les autres chiens de la maison s’écartent d’eux avec respect pour ne point passer à portée de leurs crocs, plus d’un gardant la marque des blessures dont il a failli mourir.


J’ai visité l’un de ces petits hôpitaux, qui sont maintenant au nombre de quatorze, dans un district où l’on n’en comptait d’abord qu’un seul. Jusqu’au moment où furent décrétées l’autonomie et l’organisation des provinces, il n’existait pas de médecins dans les campagnes russes. Quelques vieilles femmes, quelques soldats réformés avaient le monopole de recettes parfois assez nuisibles. Depuis l’an de grâce 1864, les secours de la science se sont multipliés ; aux médecins de districts a été adjoint un corps nombreux d’auxiliaires. C’est le zemstvo qui partout organisa cette assistance médicale.

L’hôpital où nous venons d’entrer est un joli bâtiment situé à côté de la maison du médecin, celle-ci tout en brique peinte du plus beau rouge, couleur qui conviendrait assez à la maison du bourreau. Justement le jeune chirurgien qui nous reçoit passe pour très entreprenant dans ses opérations. Aussi le redoute-t-on un peu ; il n’hésite jamais à jouer du scalpel, et le plus souvent avec succès, ce qui n’empêche les paysans d’être inquiets et méfians. Leur médecin, disent-ils, aime trop à se servir de ses beaux instrumens.

Cependant on s’empresse en foule à la consultation quotidienne ; le feldsher préposé à la pharmacie distribue des médicamens. L’hôpital renferme, outre une petite salle d’opération, deux ou trois chambres où l’on garde les malades intransportables. Ces chambres sont toutes occupées pour le moment.

Nous causons avec une femme qui, probablement ignorante de son âge, comme presque tous les Russes de la même classe, se donne quatre-vingts ans ; elle a l’air d’en avoir soixante. Tombée d’une échelle, en travaillant, elle s’est cassé la jambe, et une nécrose de l’os a rendu l’amputation nécessaire. Vaillante et communicative, elle nous montre le moignon enveloppé de linges sanglans, en multipliant les signes de croix et en bénissant avec volubilité Dieu et le docteur. Dans un lit voisin une autre femme pleure ; elle a cru mourir ; opération plastique, celle-là. Le docteur s’est attaqué à l’horrible trachoma ; il a enlevé la muqueuse de la bouche pour en doubler les paupières. La salle des hommes renferme aussi deux malades : l’un les yeux bandés, l’autre sombre et silencieux comme une bête blessée.

Le métier du docteur n’est pas une sinécure ; il est chargé d’inspecter sur de vastes espaces un nombre considérable de dispensaires ; chacun d’eux est dirigé par un feldsher, un médecin inférieur, espèce d’officier de santé à qui quatre années d’étude ont permis d’exercer. Cette école des feldsher (ce nom tout militaire leur vient d’Allemagne) est encore un des bienfaits du zemstvo. Jadis le feldsher n’avait appris le peu qu’il savait qu’en servant comme infirmier dans les ambulances. Plus souvent encore qu’aujourd’hui, il était ivrogne. Il visite les malades et fait son rapport au docteur dans les cas graves.

Mais les inspections de l’hygiène publique sont encore très imparfaitement organisées. Les enfans meurent en grand nombre pendant l’hiver. L’intensité du froid ne permettant pas de les sortir, ils languissent plusieurs mois de suite dans une pièce de trois à cinq mètres de long sur autant de large, où logent au moins cinq ou six personnes et dont les fenêtres ne peuvent s’ouvrir. L’air ne se renouvelle qu’à l’aide du grand poêle qui occupe un quart de la chambre et par les interstices de la maçonnerie d’argile. La malpropreté des vêtemens est aussi une cause de maladie et, sous ces habits sordides, le corps du Petit-Russien n’est pas lavé comme celui du Grand-Russe qui, fût-il couvert de vermine, a toujours pris le samedi un bain de vapeur, après lequel il lui arrive parfois de se rouler allègrement dans la neige.


II. — LES VILLES. — LES PÈLERINAGES

Combien y aurait-il à dire sur l’ancienne Ukraine, ce. pays limitrophe de la Turquie, compris jadis entre les rives du Don et les monts Carpathes et que beaucoup d’esprits aventureux voudraient voir reconstituer en État indépendant ! Je n’ai parlé encore que de la campagne. Il faudrait indiquer au moins la physionomie de trois villes principales, Kiev, Kharkov, Poltava. La première est déjà connue des lecteurs de la Revue, par le tableau si expressif qu’en a fait Art Roë[5]. Si j’y reviens, c’est qu’en Russie la différence entre les aspects d’hiver et les aspects d’été est telle qu’on ne risque guère en donnant des impressions sur le même lieu, visité en différentes saisons, de tomber dans des redites. Le Kiev de Pâques ne ressemble à celui de l’Assomption que par l’ardeur de la piété dont les saintes images sont l’objet.

Du pont Nicolas, un pont suspendu de 770 mètres de long, nous embrassons l’ensemble de la ville, mère de toutes les villes de Russie ; ces hauteurs à pic sur lesquelles s’échelonnent en grand nombre, dans la verdure, les dômes et les clochers d’argent et d’or ; puis, en bas, le quartier du commerce qui rejoint sur le fleuve une file interminable de bateaux à l’ancre, et de trains de bois ; puis enfin le fleuve lui-même rétréci de moitié par la sécheresse. Tout cela brille, bruit ou s’agite sous le bleu profond, éclatant et pur d’un ciel qui pourrait être celui de Byzance, dont Kiev reproduisit jadis, par les soins de Jaroslav le Sage, les portes de bronze et la basilique fameuse. On aperçoit, au sommet d’un plateau surmonté de belles promenades, une statue colossale de saint Vladimir tenant la croix qu’il impose à ses sujets, et la scène, qui a été magistralement traitée par le peintre Vasnetzov, se présente à votre esprit : le souverain à figure de pontife ou plutôt de mage, couronne en tête, vêtu de riches étoffes, étincelant de joyaux, debout, les bras levés pour bénir, au milieu de la foule des guerriers, des évêques et des moines à longue barbe, portant les évangéliaires, la croix grecque, les icônes. Au-dessus, les nuées ouvertes et le Christ présent, tandis qu’à la surface du fleuve une vivante écume semble flotter, des êtres de tout âge plongeant jusqu’aux épaules, l’effarement d’une extase sauvage sur leurs faces de barbares. C’est l’immersion générale d’un peuple tout entier baptisé en bloc. Kiev n’avait pas alors les édifices qui nous apparaissent là-haut de gradin en gradin ; mais la rive opposée, absolument plate jusqu’à l’horizon, ne doit pas avoir beaucoup changé. Les débordemens périodiques s’y opposent ; ils la laissent inhabitée sur de grandes distances. Tous les ans au printemps, lors de la débâcle des glaces, la campagne à perte de vue se transforme en un immense lac jaunâtre ; puis, l’été venu, les eaux se retirent et découvrent des bas-fonds très vite cachés sous une épaisse végétation de roseaux, de saules et d’osiers, séparant comme feraient des îles les branches innombrables du fleuve. Jusqu’à la Mer-Noire les bancs de sable et les rapides tendent alternativement leurs pièges. Pourtant le Dnieper est la grande artère d’un commerce très actif ; mais les gros bateaux à vapeur ne circulent pas dans la saison où nous sommes, et les petits risquent de rester engravés jusqu’à ce qu’un remorqueur vienne à leur secours. A voir les prairies qui verdissent le lit du Dnieper, on les croirait permanentes. Des troupeaux y paissent parmi les saules ; des cabanes s’y sont éparpillées ; c’est le refuge du bétail quand la steppe brûlée n’offre plus de pâture.

Nous avons pris un de ces phaétons découverts à deux chevaux qui, avec le petit drojki, où il n’y a guère de place que pour une personne, représentent les fiacres. Le cocher a son numéro attaché dans le dos ; il se gonfle autant que possible dans sa svitka de drap bleu, car c’est le devoir d’un cocher russe d’être gros. Les cochers de voitures particulières en donnent l’exemple : pour eux un embonpoint considérable est obligatoire ; cette exigence augmente avec le luxe de l’équipage. Le nôtre, si modeste qu’il soit, marche bien et vite. Sans nous arrêter, nous traversons les quartiers neufs du centre, la ville des Tilleuls, séjour de l’aristocratie ; le Krechtchatik, large rue élégante où se trouvent les principaux hôtels et les plus beaux magasins. Le trait caractéristique de Kiev est, avec le peu d’élévation de ses maisons, la succession rapide des montées et des descentes qui tient à ce qu’elle est, comme Rome, bâtie sur plusieurs collines. Les avenues, les places plantées d’arbres, les jardins publics distribuent partout des masses de feuillage ; d’élégans hôtels particuliers bordent les rues très larges si elles sont mal pavées. L’emploi dans la construction d’une brique blanche, fine et dure, est à peu près général, et cette blancheur des maisons souvent coiffées d’un toit peint en vert pâle contribue à la physionomie riante de la ville, séjour de luxe et de loisirs. Le commerce proprement dit est concentré en bas, dans le Podol. Il y faut aller chercher la fameuse Maison des Contrats où se concluaient autrefois les affaires de la foire annuelle de ce nom, restée l’une des plus considérables de la Russie pour les sucres. Mais ce que nous tenons à voir d’abord c’est la ville historique, celle qui porte sur chacune de ses pierres l’empreinte des temps primitifs. Novgorod et Kiev sont en effet, les deux majestueux témoins de l’époque où les Russes proprement dits, des Scandinaves, répondirent à l’appel des tribus slaves déjà puissantes, mais auxquelles manquait ce qui manque encore à la Russie : une bonne organisation. Elles le comprenaient, puisque les vieilles chroniques conservent les paroles adressées à Rurik et à ses frères : « Notre pays est grand et riche, mais l’ordre n’y existe pas ; venez et régnez sur nous. »

Le traité entre le fils de Rurik et l’empereur de Constantinople fut le prélude à l’introduction du christianisme chez les Slaves. Olga, femme d’Igor, ayant reçu le baptême, construisit en bois la première église. C’était une paysanne épousée par amour et qui parait avoir réuni en sa personne les mérites d’une sainte Clotilde et d’une Blanche de Castille. A elle, à Vladimir Ier, aux moines dont on vénère encore les reliques dans la « ville des Grottes, » vers laquelle nous nous dirigeons, est due la conversion de la Russie. Et la grande piété semée à cette époque reculée subsiste encore au plus profond des cœurs. Nous en avons la preuve au débarqué. Le long de la Nicolskaia défilent par groupes des paysans, hommes et femmes, portant les costumes variés des différentes provinces, pieds nus pour la plupart, l’air exténué. Venus souvent de très loin, ils profitent du repos que leur laisse la fin de la moisson pour accomplir un pèlerinage à la veille des fêtes de l’Assomption ; ils vont visiter les grottes saintes où vécurent, en s’imposant les plus austères pénitences, les premiers religieux arrivés du mont Athos ; ils vont, dans la cathédrale Ouspensky[6], s’agenouiller devant une Vierge qui, portée en procession, dissipe les disettes et les épidémies. Beaucoup de femmes sont chargées d’un vaisseau de fer-blanc en forme de théière, qui leur sert à puiser de l’eau. C’est avec une besace tout leur bagage. Une paire de bottes, quel que soit le sexe du pèlerin, est passée en sautoir au cou des moins pauvres ; d’autres portent des lapti, espèce de sandales en écorce de tilleul, avec des bandes d’étoffe entre-croisées au lieu de bas ; mais les pieds nus sont en majorité. Ces gens ne mendient pas, ne représentent la délégation d’aucune paroisse, ne sont conduits par aucun prêtre : ils viennent spontanément, d’un élan de foi tout individuel. Dans la ville nous les avons rencontrés deux par deux ou isolés, mais, à mesure que nous avançons sur la Nikolskaia, leur nombre augmente : bientôt on dirait un défilé de fourmis ; il passe chaque année, paraît-il, du 15 juillet au 15 août, 150 000 pèlerins à la Lavra de Kiev.

Ces laures ne répondent pas très exactement à l’idée que nous nous faisons des monastères. Sauf à Jérusalem, au mont Athos et au Sinaï, rien de pareil n’existe ; il n’y en a que quatre en Russie où elles sont, en même temps que couvens, résidences de métropolites et grands séminaires pour le clergé régulier, le clergé noir. Les murailles fortifiées qui les entourent, — enfermant des cathédrales et ces académies qui chez nous seraient des facultés de théologie, — soutinrent plus d’un siège et résistèrent jadis aux hordes envahissantes des Tatares : actions d’éclat qui ne restèrent pas sans récompense de la part des empereurs. Ceci explique la richesse des moines jadis guerriers. Une laure des environs de Moscou possédait au XVIIIe siècle 120 000 serfs et pouvait mettre 20 000 hommes sous les armes. Celle de Kiev est la plus ancienne, la plus renommée, la principale à tous égards ; elle remonte au premier métropolite Hilarion, qui lui-même fut ermite dans les grottes avant le moine Antoine du mont Athos ; ensuite vinrent saint Théodose, Nestor, le premier historiographe de la Russie, et bien d’autres cénobites, quelques-uns d’illustre origine. Épris de pauvreté volontaire, ils habitaient, les fils de princes et de boyards comme les autres, dans le jeûne et la prière, les cavernes creusées au bord du Dnieper. Leurs successeurs sont bien revenus de cet ascétisme ; ils n’ont rien sans doute non plus de la belliqueuse énergie des moines-soldats, leurs précurseurs, quoique le couvent soit toujours dans l’enceinte de la citadelle, dont on a restitué la porte curieusement crénelée. Cette porte marque l’entrée du chemin de la Layra, chemin très long, très ombreux, bordé de bazars. Là on ne se borne pas, comme sur les points de pèlerinage en Occident, à vendre des chapelets, des scapulaires ou des médailles. Toutes les industries du pays s’y étalent, colliers de verroterie, broderies, tapis, tissus, poteries, exposés en plein air sous des auvens de bois où circulent acheteurs et marchands.

Mais les boutiques et ce qu’elles contiennent ne tentent point les paysans ; ils réservent leurs copecks laborieusement gagnés à un autre usage. Arrivés devant la porte sainte qui fait face à l’Arsenal, vous les voyez se prosterner une première fois longuement dans la poussière comme s’ils craignaient, étant indignes, de pénétrer sous cette voûte sombre qui précède le paradis. Leurs pauvres visages s’inclinent vers la terre qu’ils baisent avec force signes de croix. C’est ici que les peintres en quête d’inspiration religieuse feront bien de venir étudier l’humilité, la ferveur sur des visages aux types variés comme le sont aussi les costumes. Dès le seuil un moine muni d’une sébile reçoit les offrandes de cette multitude agenouillée. A gauche se trouve le dépôt des objets de piété dont le couvent fait commerce. On est dans la cour plantée d’arbres où passent, accueillant les pèlerins d’un air de froide dignité, les représentans actuels de la haute tradition grecque, superbes dans le sens le plus étendu de ce mot. C’est parmi les moines voués au célibat que se recrutent les arkhiérei (évêques ou archevêques). Les principaux dignitaires du clergé séculier, les archiprêtres eux-mêmes, n’ont rang qu’après les igoumènes, après les prieurs. La direction de l’enseignement, la censure dont il abuse sont entre les mains du clergé noir avec tout le gouvernement de l’Église, réglé par le saint-synode que préside le métropolite de Saint-Pétersbourg, sans autre pouvoir au-dessus du sien que celui du procurateur laïque représentant le Tsar. Seuls les moines ont droit aux amples robes noires sur lesquelles retombe majestueusement lu voile attaché au bonnet en forme de tiare. De là le nom qui les distingue. Une barbe opulente et une longue chevelure encadrent des visages qui n’ont en général rien de particulièrement ascétique. Les novices gardent la tête nue ; brune ou blonde, leur chevelure ondée leur couvre les épaules ; quelques-uns ressemblent à de grandes jeunes filles sveltes, au teint blanc, avec cette finesse inquiétante du regard, aigu pour ainsi dire, qu’on retrouve ici sur beaucoup de visages. Je ne sais pourquoi ce clergé noir si décoratif me fait l’effet d’un collège de bonzes ou de ces prêtres égyptiens qui gardaient le secret des suprêmes initiations en réservant au peuple un enseignement en rapport avec son ignorance. Mais le peuple, lui, est chrétien et son christianisme passionné est celui des humbles amis de Jésus au premier siècle. L’aspect de cette vaste cour qui précède la cathédrale ne s’effacera jamais de ma mémoire : une horde de supplians se pressant contre les murs du temple, comme font devant le Saint-Sépulcre les pèlerins peints par Vereschagine. Beaucoup d’entre eux ont succombé à l’excès de fatigue ; ils dorment, étendus au soleil, leurs pieds meurtris et souillés de poussière portant témoignage des longues marches qui les ont amenés jusque-là. Dans l’enceinte ombreuse qui, au milieu de la cour, encadre la fontaine sainte, d’autres se sont dispersés, cherchant la solitude, un chapelet à la main ; plusieurs s’accroupissent en cercle autour d’un privilégié qui sait lire et qui, assis lui-même sur l’herbe, commente tout haut l’histoire des saints dont tout à l’heure ils baiseront dans des grottes, devenues chapelles, les couchettes de pierre et les corps momifiés. Je ne me sens plus simplement en Russie, mais dans ces parties de l’Asie centrale où les voyageurs nous montrent le peuple attentif aux improvisations d’un orateur en plein vent, coiffé, comme celui-ci, d’un bonnet de peau de mouton et drapé de loques sordides. A la fontaine d’autres pèlerins encore se désaltèrent, et je suis effrayée de voir des malades affligés d’infirmités hideuses, des visages sans nez par exemple, se servir du verre unique qui circule à la ronde ; personne ne témoigne ni crainte ni dégoût. Un estropié à jambe de bois a usé cette jambe en route et la raccommode comme il peut. Je remarque des figures caractéristiques : vétérans chamarrés de médailles qui permettent de compter leurs campagnes ; aïeules courbées en deux par l’âge, venues en se traînant avec effort pour voir la Lavra, avant de mourir. Et, jetant une note gaie dans cet ensemble dévot, une douzaine de femmes en sarafanes rouges, s’en vont bras dessus bras dessous avec de jeunes soldats, ce qui me parait un incident de pèlerinage assez inattendu. Honni soit qui mal y pense ! Ces jupes d’écarlate tapageuse viennent de Tambov et elles ont profité de l’occasion pour donner rendez-vous à des fils, à des frères, qui sont en garnison à Kiev ; mais je n’ai jamais vu rien qui ressemblât autant à un chœur d’opérette prêt à entonner tout autre chose que des cantiques. D’ailleurs, pour une étrangère l’idée de mascarade s’impose devant ces types et ces costumes accourus de tous les coins de l’Ukraine. Une paysanne d’Orel est parmi eux ; celle-là vient des confins de la Grande-Russie. Nous nous approchons d’elle tandis qu’assise, les jambes pendantes, sur un petit mur où est posé son paquet, elle contemple la cathédrale, les deux pignons couverts de fresques qui, reconstruits au siècle dernier, sont sortis, rococos, comme on dit en Russie, des ruines d’une antique église deux fois détruite, par les Tatares d’abord, puis par un incendie. L’amie qui m’accompagne lui adresse la parole pour me donner le temps d’étudier à loisir son costume artistement brodé, la coiffure compliquée en perles de toutes couleurs qui forme sous le mouchoir un diadème, avec des espèces de pattes ou de longues pendeloques encadrant le visage, comme on en voit dans les anciennes peintures sur la tête des impératrices. C’est la femme elle-même qu’il faut regarder ! Peut-être a-t-elle dépensé pour atteindre cette porte le meilleur de ses épargnes ; le reste va tomber aux mains des prêtres ; mais elle ne pense à rien de tout cela ; elle est pleinement heureuse, elle a réalisé son idéal.

Je l’ai retrouvée à l’église devant l’iconostase d’un travail merveilleux donnée par Pierre le Grand et au sommet de laquelle disparaît presque, sous des rayons d’or, l’image noircie par les siècles de la Vierge rapportée de Byzance. Certes les élus ne peuvent avoir là-haut une expression de plus parfaite béatitude ; et cette ferveur me paraît générale. L’église est pleine de corps rampans qu’attirent telle ou telle relique ; la châsse magnifiquement ornée d’argent qui renferme le chef de Vladimir le Grand plus entourée qu’aucune autre. Grand-duc et saint, quel double titre à l’adoration ! Il faut bien nommer de ce nom une piété involontairement idolâtre ; mais toutes les images ont leurs fidèles ; les cierges s’allument par myriades devant elles et des voix invisibles répètent les paroles mélodieusement plaintives qui reviennent sans cesse dans toutes les prières liturgiques : « Gospodi, pomiloui ; Seigneur, pardonne ; Seigneur, aie pitié. » — En regardant cette foule abîmée devant Dieu, l’un des nôtres, très franchement libre penseur, me dit : « Nous aurions tort vraiment de leur enlever cela avant de pouvoir mettre quelque chose à la place. »

Ce serait, en effet, la pire des cruautés ; mais cette cruauté, il ne serait pas aisé de la commettre. De tous les paysans le paysan russe est certes le plus misérable ; il ne possède aucun des biens de la terre ; à leur défaut, il a la foi plantée sur de fortes assises, le foi chrétienne restée aussi vive dans son cœur qu’au temps où il l’a reçue des mains d’un arrière-petit-fils de Rurik. Et il agit selon ses convictions. L’Évangile lui a enseigné jusqu’ici de tendre la joue gauche quand il est frappé à la joue droite, il tend cette joue sans murmure. Le jour où il entreprendra le pèlerinage vers la science, vers la liberté, il y mettra la même ardeur qu’il apporte aujourd’hui dans son pèlerinage annuel à la Lavra. Malheur à ceux qui dans cette évolution inévitable le dirigeraient imprudemment ! Il y a de grandes forces latentes, des forces de géant, chez ce peuple enfant, que tient par la main, pour ainsi dire, le Père qui est dans les cieux ; quand on lui ôtera son Dieu, si l’on y parvient, le péril sera tel que l’imagination ne peut se le figurer. Et, en attaquant trop vite ces poétiques mirages que les esprits éclairés traitent de superstitions, on risque de tuer du même coup chez les simples la croyance fondamentale. Dire à un peuple naturellement mystique de repousser le mystère sous la forme dogmatique, c’est une erreur de jugement chez le grand chrétien qu’à travers son panthéisme est Tolstoï.

Dans la cour de la Lavra où campent les pèlerins, je puis me faire une première idée sommaire de ce peuple. Les guenilles plus ou moins pittoresques qui le couvrent forment un contraste saisissant avec l’opulence du couvent dont les bâtimens se succèdent sur de grands espaces au-dessus du Dnieper. Nous apercevons par les fenêtres ouvertes un réfectoire monumental à côté duquel se trouve certaine chapelle où, comme à la Myrovarnaia Palata de Moscou, et là seulement, se préparent avec les cérémonies d’usage, dans une argenterie spéciale, tous les deux ou trois ans, au cours de la dernière semaine du carême, les saintes huiles employées pour le sacre des Empereurs. On dit que les revenus du couvent dépassent 300 000 roubles. Le trésor de la cathédrale est un des plus considérables de la Russie ; cependant beaucoup d’églises recèlent sous forme de vases sacrés, de croix pastorales, de bâtons pontificaux, de mitres, d’évangéliaires, de chasubles, de dalmatiques, un amas d’orfèvrerie sans prix, des ruissellemens de perles et de pierres précieuses. Le trésor du couvent de Troïtsa, l’une des taures dont Catherine II confisqua les terres pour en faire des domaines de l’Etat, est évalué aujourd’hui à 650 millions de roubles ! Il faut avouer que ces chiffres sont scandaleux lorsqu’on pense aux famines qui sévissent en Russie, à la misère de certaines régions du Nord où, faute de pain, les paysans passent l’hiver engourdis sur leur poêle comme des marmottes, presque sans manger ! Mais ces affamés ne gardent pas rancune aux trop riches couvens ; ils font ce qu’ils peuvent au contraire pour ajouter, en se retirant le nécessaire, à ce qui leur paraît être la splendeur obligée d’une majesté divine. La somptueuse cathédrale de la Lavra de Kiev, avec les églises et chapelles secondaires qui l’entourent, les dômes dorés qui, par groupes de cinq ou de sept, scintillent dans le feuillage, représentant pour eux les demeures de la cité de Dieu, donne à ces malheureux, logés au village dans des huttes de roseaux et de glaise, une vision exaltée du Beau, qui tout le reste de l’année sert d’aliment à leurs rêves.

Même affluence à Sainte-Sophie, où nous nous rendons ensuite. Sur les dalles c’est une jonchée immobile de corps humains recevant la bénédiction du prêtre. Cette foule, si semblable à celle que nous venons de quitter et non moins nombreuse, ferait croire vraiment que les pèlerins de l’Assomption ont le don d’ubiquité. Aucun d’eux ne manque sans doute, après s’être prosterné à la Lavra, de venir dans la très sainte métropole, mère de toutes les églises russes, saluer Notre-Dame d’Orient ou, comme ils nomment encore cette figure gigantesque du grand sanctuaire, « le Mur Inébranlable. »

Sainte-Sophie couronnée de ses douze dômes a pour piédestal la plus haute des collines qui supportent le vieux Kiev. Jaroslav le Sage l’érigea en 1037 pour rappeler à ses sujets chrétiens Sainte-Sophie de Constantinople, le temple d’où leur était venue la vraie foi, et s’égaler du même coup aux empereurs Constantin et Justinien. Tout, en effet, dans cette seconde Sainte-Sophie est oriental, tout, jusqu’à cette façon de se voiler pour ainsi dire, de se cacher derrière de grands murs à l’opposé de l’apparition un peu théâtrale de sa rivale latinisée, Saint-Marc de Venise. Lorsque, venant de la Lavra, qui forme au Sud-Est comme une ville à part, nous débouchons sur la place de la Cathédrale, rien ne frappe nos yeux tout d’abord qu’une jolie statue équestre en bronze, celle de Bogdan Khmeltzki, l’hetman des Cosaques Zaporogues, lesquels, au milieu du XVIIe siècle, se donnèrent spontanément à la Russie. Sur un cheval qui se cabre au sommet d’un rocher naturel enguirlandé de pampres verts, il accourt, le bras levé, un serment de fidélité à la bouche, serment qui ne devait pas être tenu par ses successeurs, car on connaît l’histoire de Mazeppa ; mais ce qu’avait commencé la bonne volonté des Cosaques, la force des Empereurs l’acheva : c’en était fait de l’indépendance de l’Ukraine.

Où donc cependant est Sainte-Sophie sur cette place qui porte son nom ?

Un clocher s’élevant au-dessus des constructions environnantes annonce tout au moins sa proximité. Partout les églises byzantines sont séparées de leur clocher. Celui-ci est chargé d’ornemens en relief. Il se compose de quatre arcs superposés, qui ne renferment pas moins de vingt cloches formant une délicieuse sonnerie accordée, de sons clairs et cristallins ; mais ce campanile date de deux cents ans peut-être, et nous cherchons un temple antérieur aux églises les plus anciennes de la Russie ; le temple où les premiers hiérarques offrirent le saint sacrifice, où furent élevés au rang suprême les premiers souverains, longtemps avant la formation de l’empire proprement dit.

Un guide s’offre à nous introduire sous une voûte garnie de petites boutiques d’imagerie religieuse, qui aboutit à la cour des Miracles : comment nommer autrement le séjour habituel des mendians les plus hideux ? Ils grouillent comme des larves sans bras, sans jambes ou sans yeux dans la poussière dont leurs visages et leurs guenilles ont la couleur.

Une porte étroite et basse s’ouvre. Vous passez de l’éclat éblouissant d’une belle journée d’août dans la demi-obscurité mystérieuse de ce grand vaisseau dessinant la croix grecque au centre d’un rectangle et absolument couvert de peintures ou de mosaïques. Rien ne peut rendre l’effet de la figure principale qui se détache, debout sur une pierre, drapée de voiles brillans, les mains levées dans une attitude hiératique, au-dessus de l’iconostase, malheureusement en complet désaccord avec elle, car sa magnificence ne rappelle que l’inévitable style rococo et la générosité d’Elisabeth Petrovna.

Est-ce bien une Vierge ? n’est-ce pas plutôt une personnification de la sagesse divine incarnée en Jésus-Christ, comme le veut le nom même du temple ? L’inscription arquée qui la surmonte porte en grec : « Dieu est au milieu d’elle et elle ne s’ébranlera pas ; que Dieu lui soit en aide toujours ! » Ne s’agit-il pas de l’Eglise elle-même ? Quoi qu’il en soit, la mosaïque ressort de son fond d’or, qu’environnent des bordures de fleurs et d’ornemens symboliques, aussi fraîche que si elle émergeait des mains de ses créateurs, les artistes appelés de Grèce par Jaroslav. Le guide nous fait remarquer qu’aucun des moindres détails de l’ajustement n’est effacé, ni le mouchoir blanc avec une petite croix d’or au milieu et un effilé tout autour qui s’attache à la ceinture de pourpre, ni les petites raies et les petites croix qui marquent les poignets azurés des manches, ni la frange du voile dont un des bouts se rejette sur l’épaule. La chaussure est écarlate. Autour de la tête l’auréole est formée de deux cercles concentriques, l’un rouge et l’autre blanc, tout cela intact après huit siècles. Il n’en est pas tout à fait de même pour la Sainte-Cène figurée au-dessous de cette prétendue Notre-Dame d’Orient, de chaque côté d’un autel gardé par les anges : à droite, le Christ offrant la coupe, tandis qu’à gauche il distribue le pain. Quelques personnages ont dû être restaurés en peinture dans le défilé des apôtres qui s’avancent avec un dévot empressement vers l’Eucharistie, et il a fallu aussi suppléer aux dégradations de la coupole capitale ; mais en revanche la mosaïque soutenant l’arc du grand sanctuaire subsiste sans retouche et est très curieuse. Sur l’un des piliers l’archange se dirige, un lis rouge à la main, vers la Vierge qui, sur l’autre, file une laine de pourpre que l’on voit s’enrouler à ses doigts et se terminer en fuseau. Le reste des murs porte partout des peintures à couleur sèche sur enduit frais qui, avec quelques fresques de la cathédrale de Novgorod, sont l’unique témoignage que possède encore la Russie de l’art du XIe siècle. Elles nous montrent en pied, à mi-corps ou en buste, les saints grecs des quatre premiers siècles du christianisme, des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, des anges à deux, quatre ou six ailes multicolores, toujours une bandelette au front. Jusqu’en 1843, où une intelligente restauration les rendit au jour, ces précieux ouvrages grecs disparurent sous des couches d’enduit portant des peintures modernes.

Les sujets les moins intéressans ne sont pas ceux que présentent les murs des deux escaliers conduisant aux galeries. Jadis ces escaliers partaient de la cour et non pas de l’intérieur même de l’église, ce qui explique le caractère profane des fresques en question. Ce sont des scènes de cirque, des épisodes de chasse, des représentations d’appartemens royaux où figurent les empereurs et leurs familles, le tout fournissant d’inestimables détails sur les costumes, les armes, les jeux, les danses nationales de l’époque antérieure à la domination mongole. Nous redescendons dans l’église au moment où la multitude assemblée passe de la prière à la confession. Confession faite à voix basse, debout devant l’autel. Très certainement il ne s’agit que d’avouer les péchés mortels, car tout est fini en un clin d’œil. Notre guide nous conduit au milieu des pénitens pour nous montrer de plus près la porte royale de l’iconostase, une grille d’argent massif avec ornemens dorés en relief. Il nous donne presque à voix haute des explications, sans que le prêtre ni les fidèles en semblent troublés le moins du monde : c’est l’habitude en Russie de visiter les églises, même au cours des offices.

Il y a beaucoup à voir dans celle-ci. Successivement les chapelles s’ouvrent ou plutôt s’entr’ouvrent devant nous, l’entrée du saint des saints étant interdite aux femmes. La principale est la chapelle Saint-Vladimir qui renferme le tombeau du fondateur du temple, Jaroslav Vladimirovitch, décédé en 1054 ; le sarcophage est en marbre d’un blanc bleuâtre ; sur les côtés du prisme quadrilatéral qui le forme et sur le haut couvercle, j’ai le temps de distinguer des décorations en relief de croix à quatre branches, de palmes, d’arbres, d’oiseaux, d’étoiles renfermées dans des disques.

Les pèlerins s’agenouillent devant ce qu’on leur dit être la dernière demeure du grand prince qui donna un droit écrit à la Russie et qui fonda des villes ; mais ils fourmillent bien plus nombreux autour des vieilles images thaumaturges dont la vétusté disparaît sous un revêtement de pierreries. On conduit les malades, les enfans, à l’image de Koupiatisk par exemple, qui fît tant de miracles depuis le XVIe siècle, où une jeune fille la trouva parmi les branches d’un arbre ; et surtout à la plus ancienne de toutes les icônes russes, celle du saint pontife Nicolas l’Ondoyé, contemporain du baptême de la Russie sous Vladimir le Grand. D’apparence modeste, la tête nue, sans mitre, ce bon saint n’a d’autre parure que Je magnifique entourage d’orfèvrerie dont l’a doté la corporation des marchands de Moscou, infatigables bienfaiteurs de toutes les églises russes.

Après avoir baisé, dans leurs châsses d’argent, le corps du saint archevêque Macaire, jadis massacré par les Tatares, et la goutte du précieux sang de Notre Seigneur, et la particule de la vraie croix, et les os des Saints-Innocens, et les reliques de tous les abbés, moines et prélats, tant russes que grecs, morts en odeur de sainteté, qui peuplent pour eux un paradis où les accueilleront des élus de leur race, les pèlerins de plus en plus recueillis, visiteront les autres églises et couvens de Kiev, l’antique Saint-Cyrille, le non moins antique Saint-Michel, où se trouve le sarcophage ouvert de sainte Barbe, et l’image de l’Archange que l’empereur Alexandre Ier emportait avec lui à la guerre, et les débris de l’église deux fois reconstruite qui s’élève sur l’emplacement du temple de Péroun, le dieu du tonnerre. Ils n’auront pas oublié non plus en se rendant à la Lavra le petit édifice où s’effacent de vieilles fresques, la chapelle dite du Sauveur au bois de Bouleaux.

La cathédrale de Saint-Vladimir, achevée en 1896, sera beaucoup moins fréquentée. Elle fait grand honneur à l’art russe contemporain ; mais j’avoue que, comme ce peuple ignorant, je goûte peu le style byzantin modernisé. J’en dirais autant d’ailleurs des styles roman et gothique. Ici la lumière entre trop librement sous ces coupoles qui n’ont plus de mystère. Tout semble trop neuf, trop propre pour pouvoir subir le contact des haillons et des pieds nus. Les affligés ne trouvent nulle part aucun de ces coins pleins d’ombre et de poussière, où tremble la faible lumière d’un cierge, où languit une odeur évaporée d’encens, où semble s’être réfugiée l’âme du passé, où se cache en un mot aux profanes ce qui ne meurt pas, ce que laisse derrière elle de touchant et de sacré la vénération des siècles. Peu leur importe, à ces humbles pèlerins, que les paysages des scènes de l’Evangile soient peints d’après nature ; que le préraphaélitisme anglais ait greffé, quelquefois avec bonheur, sa grâce un peu apprêtée sur l’ardente austérité, l’ascétisme implacable des figures gréco-byzantines aux gestes réglés par la tradition, aux trop grands yeux cruels ; que Vasnetsoff et Svedomsky, Nesleroff et Kotarbinsky soient des peintres dont la Russie contemporaine a le droit d’être fière. Aucun miracle ne s’est encore accompli à Saint-Vladimir, aucune Vierge n’y a pleuré de vraies larmes comme fit la Vierge de Novgorod sur les malheurs de ceux qui souffrent. Peut-être remarqueront-ils, pour s’en scandaliser, que les images sont mises à de nouvelles modes ; que les quatre ailes, par exemple, dont s’enveloppent les chérubins tremblans devant la face du Très-Haut sont faites de plumes de paon au lieu d’être parsemées de beaucoup d’yeux selon les règles de l’iconographie grecque aussi étroites, aussi rigides que peuvent l’être les bandelettes dont s’enveloppe une momie. Quoi qu’il en soit, je gage que les pèlerins qui abordent Saint-Vladimir n’y éprouvent guère que de l’étonnement et de la curiosité. Ils se promènent ébaubis, un peu gênés, comme dans un palais. Leur Dieu n’est pas là ; ce n’est pas pour eux qu’est construite cette église d’un style très pur et très calme qui plaît aux gens de goût, aux détracteurs de la superstition, aux esprits cultivés désireux de voir s’assagir l’effervescente piété populaire.


Ceci tuera cela... Ce mot que l’auteur de Notre-Dame de Paris applique à la lutte du livre et de la cathédrale me revient irrésistiblement au sortir de Sainte-Sophie, en passant, — après un coup d’œil jeté sur quelques ruines informes, précieusement conservées, qui marquent remplacement du couvent de Sainte Irène et de la fameuse Porte Dorée, — devant le portique à colonnes nombreuses de l’Université, un grand édifice du rouge le plus dur construit dans le style absolument glacial qu’affectionnait Nicolas Ier. Fenêtres closes, aspect morne, l’aspect de tombeau qu’ont pris depuis tant d’autres universités fermées successivement sur toute l’étendue de l’Empire. C’est à Kiev d’abord que se produisirent, pour des causes futiles qui ne furent que prétexte de revanche contre une longue et lourde tyrannie, les actes d’insubordination réprimés avec une telle rigueur durant l’hiver de 1901. Et on sait quelles furent les suites de ces mesures qui dispersèrent dans des régimens ou envoyèrent en exil les étudians compromis : la manifestation dont à Pétersbourg la place de Kazan fut le théâtre, la charge des Cosaques armés de leur terrible nagaïka, les morts, les arrestations ; l’interdit lancé par l’église contre Tolstoï, qui avait élevé la voix en faveur de libertés méconnues ; puis le départ de plusieurs centaines d’étudians pour l’étranger.

Dans une seule journée, à Kiev, j’ai entrevu deux côtés bien intéressans d’une question qui se réglera tôt ou tard en Russie, comme elle s’est réglée auparavant dans le reste du monde, par la déclaration inévitable des droits de chacun. Mais quel abîme existe ici entre ceux qui pensent et ceux qui croient, entre ceux qui s’attachent de toute leur force à la religion des ancêtres et ceux qui d’avance pratiquent sous la conduite de Guy au, — l’idole de toute cette jeunesse idéaliste et révoltée, — l’irréligion de l’avenir !

A priori, la nation russe me suggère l’idée d’une Belle au Bois dormant qui commence à secouer un sommeil rempli de songes, dont quelques-uns furent des cauchemars terribles. Elle n’est encore que bien imparfaitement éveillée à la vie réelle ; ce que dans tous les rangs chacun paraît le plus capable de faire jusqu’à nouvel ordre, c’est de se sacrifier et de souffrir pour la foi qui lui tient au cœur : là-dessus, ignorans et lettrés sont d’accord.


Kharkov n’a pas l’aristocratique beauté de Kiev ; il dut à son importance industrielle considérable et à sa position sur les grandes routes commerciales, entre la Mer-Noire, la mer Caspienne et le Danube, d’être choisi par l’impératrice Catherine pour capitale de l’Ukraine ; mais ses origines sont des plus humbles, celles d’un pauvre village de Cosaques, et le village se révèle très distinctement sous la grande ville, ce qui d’ailleurs n’est pas rare en Russie, Moscou lui-même présentant les plus curieuses anomalies en ce genre. A Kharkov se trouvent réunies les chaumières d’autrefois laissées aux artisans des faubourgs, les maisons de bois peint d’une époque plus prospère et la pompeuse architecture sinon classique, tout au moins officielle, généralement appliquée aux édifices publics. Ces aspects divers de la ville sont assez nettement sectionnés par trois petites rivières. J’abordai Kharkov à la fin d’une belle journée de septembre. Le soleil, près de disparaître, embrasait un ciel de pourpre sur lequel ressortaient, avec la richesse des tons d’automne, les lourdes masses de ces beaux parcs, de ces bois feuillus qui, succédant aux champs de houblon, abritent de petites villas louées par la bourgeoisie pendant les mois d’été. A travers chaque éclaircie de la haute futaie semblaient jaillir les jets de lave d’un volcan ; sur le miroir enflammé des eaux dormantes qui rendent la ville assez malsaine, sur la verdure fraîche des marais, couraient et frémissaient de grandes ombres : c’était d’un effet merveilleux que je n’ai plus retrouvé à d’autres heures, quoique les environs immédiats de Kharkov soient certainement pittoresques. La silhouette générale de la ville est dominée par l’immense Institut technologique bâti en brique rouge sur la hauteur ; Kharkov n’est pas seulement un grand centre de trafic, c’est aussi un foyer de science. Je m’en aperçois dès ma première promenade dans les quartiers neufs où s’étendent les vastes et nombreux bâtimens de la Faculté de médecine. L’Université, fort laide au dehors, n’en compte pas moins parmi les plus importantes de la Russie. Le Musée municipal des arts industriels ferait envie aux grandes villes de provinces françaises, qui ont si peu de collections de ce genre. J’ajouterai que l’Amérique elle-même n’offre rien de plus grandiose, en fait de temple tout battant neuf consacré à la science, que cette école de technologie qui pourrait avoir été bâtie par Richardson. Des avenues plantées d’arbres l’entourent de tous côtés et, d’une terrasse voisine, on découvre au loin la campagne. Cette terrasse et la gare, vraiment monumentale, sont les buts de promenade favoris de la population kharkovienne.

Le dimanche surtout, l’animation de la ville se concentre dans la gare, les magasins étant clos, les rues presque désertes. Il n’y a pas comme chez nous de distinction entre les diverses salles d’attente et le buffet. Tout le monde parcourt librement l’immense hall décoré avec luxe, au milieu duquel se dresse une longue table. Des tables plus petites bordent les murs ; aux extrémités quelques étalages de cigares, de livres, de photographies ; deux ou trois petits salons particuliers où l’on peut se faire servir à dîner, et une chambre spéciale pour les dames. Il va sans dire que les voyageurs de troisième et de quatrième classes ne s’aventurent guère dans ce somptueux local ; on leur en indique un autre, très convenablement aménagé. Il n’y a pas de meilleurs chemins de fer sous tous les rapports, à la très grande vitesse près, que les chemins de fer russes. Tandis que vous attendez le train, des domestiques, tartares comme presque tous les garçons de café en Russie, s’empressent discrètement autour de vous. D’innombrables porteurs reconnaissables à leurs tabliers et à un grand numéro de cuivre qui permet de les retrouver, viennent prendre vos ordres pour les « bagages à la main » dont le voyageur français ne peut se faire aucune idée avant d’avoir vu ces ballots monstrueux où entrent, avec les couvertures et les oreillers d’usage, jusqu’à des matelas, sans parler des provisions de bouche. Il est bon, pour loger tout cela, que chacun puisse, sans beaucoup de frais, s’assurer en wagon une banquette entière.

Il manquait à Kharkov, quand je l’ai vu, le va-et-vient des étudians de l’Université et des cinq cents élèves de l’école de technologie. L’impression qu’il m’a laissée est une impression de tristesse, malgré l’activité du grand commerce des laines et des fourrures. Surtout il m’a paru singulièrement provincial : aucune élégance d’aucune sorte ne s’ajoute à l’évidente richesse. Provinciale entre toutes, mais d’un provincialisme de chez nous qui m’est allé droit au cœur, la confiserie française de M. Poche. J’y reconnus trait pour trait la confiserie de petite ville que je fréquentais en mes premières années, avec des bonbons antédiluviens pour ainsi dire, des bonbons naïfs qui sont restés dans ma mémoire, les meilleurs de tous. Sur les rayons des vitrines, les bocaux qui les renferment s’alignent, côte à côte avec des jouets non moins vieillots que toute cette sucrerie. Le comptoir, l’étalage, tout est censé parisien. Dans cette confiserie, Karkov m’est apparu comme la patrie de mon enfance. Si seulement les Poche d’aujourd’hui savaient parler français ! Mais non, ils ne gardent du pays d’origine que l’excellente recette de leur chocolat et des traditions de pâtisseries variées qui remontent tout au moins à la Révolution de 1848.

J’eus une autre émotion, plus haute et plus forte, cela va sans dire, dans la petite église catholique qu’écrasent de leur magnificence les églises orthodoxes dont l’une, la cathédrale, a dans son clocher une cloche d’argent offerte par les habitans de Kharkov, en commémoration du terrible déraillement de chemin de fer survenu tout près, à Borki, accident où aurait pu périr la famille impériale. Qu’elle est misérable en comparaison, cette église romaine ! Mais, pour bien sentir la place que tient eu nos âmes le culte qui fut le nôtre depuis notre naissance, il faut l’avoir rencontré humilié, délaissé à l’étranger. Aucune cathédrale ne m’inspira jamais plus de vénération que cette chapelle, bien pis que pauvre, mesquine à l’excès, où priaient dispersés quelques artisans polonais ou allemands. Et la présence sur ces murailles latines d’une image de la Vierge grecque nie donna un instant l’illusion de l’alliance rêvée par le bon philosophe Wladimir Solowiev qui voulait mettre d’accord, on le sait, le Pape et l’Empereur, atténuer le despotisme laïque par la suprématie d’une église libre.


Auprès de Kharkov et de ses 170 000 habitans, Poltava, qui compte à peine le tiers de cette population, a une importance bien secondaire ; mais, elle aussi, est chef-lieu de gouvernement et forme le centre d’un grand commerce. Le tort qu’elle partage avec la plupart des villes russes, c’est d’être beaucoup trop éloignée de la gare. Cette distance démesurée prouve que dans le tracé des lignes de chemin de fer, on s’est à peine occupé de leur existence. Il faut se jeter, en descendant du train, dans un de ces véhicules sordides, prétentieusement nommés phaétons, qui vous emportent à deux ou trois verstes de distance peut-être, vous et vos bagages empilés devant et derrière, sur le siège, les brancards, de tous côtés, au bruit des brou brou répétés en sourdine, qui avec poshol (va toujours), et stoï (arrête), forment le fond du langage parlé par le cocher russe à ses chevaux, celui que le voyageur apprend d’abord. Je n’en sais guère d’autre, pour ma part.

Il est peu de villes qui se présentent d’une façon plus coquette et plus engageante que Poltava. Des groupes de maisons s’étagent dans la verdure entre deux sommets marqués l’un par l’Institut des demoiselles nobles et les vastes ombrages où il se cache, l’autre par le monastère de l’Exaltation de la Sainte-Croix, que l’on dirait exalté en effet au-dessus de la steppe voisine. Le peu de hauteur des bâtimens d’habitation, qui ne dépassent guère deux étages, donne plus d’importance qu’ils n’en possèdent en réalité aux couvens, aux nombreuses églises. Les 53 000 âmes de Poltava, sont pourtant en grande partie des âmes juives. C’est à ce point que, les jours de fête, toutes les boutiques étant fermées, la ville semble morte.

La première chose à faire en arrivant, c’est de monter à la cathédrale, non qu’elle mérite d’être visitée pour elle-même, mais jamais église ne fut mieux située : on découvre de là le cours sinueux de la Vorskla, un charmant affluent du Dnieper, si claire et d’un bleu d’acier dans son lit blanc de sable fin ; puis, à perte de vue, la plaine sans accident, mais encore très boisée. L’immense place de la Cathédrale est nue, poudreuse. déserte, piétinée, semble-t-il, labourée par les pieds des troupeaux. Et en effet l’industrie du bétail est avec les céréales la principale industrie de Poltava ; toutes ses grandes places, — il y en a plusieurs, — sont des places de marché. Dans l’intervalle des marchés on n’y rencontre que quelques rares passans : parmi eux, des femmes qui, bottées comme les hommes, avec la même redingote à gros plis massifs que l’on dirait ouatés, portent sur l’épaule un long bâton courbe, aux deux extrémités duquel se balancent des cruches ou des bannes de roseaux tressés remplies de légumes et de fruits. Les rues qui aboutissent à ces places désolées, sauf quand les transactions commerciales les remplissent de bruit et de tumulte, sont munies de trottoirs en planches, exactement semblables aux sidewalks des petites villes d’Amérique qui, elles aussi, peuvent disposer de beaucoup de bois et s’en servent pour remédier à l’état des chemins impraticables. Il existe cependant ici des rues mieux entretenues, des boulevards. L’École du corps des cadets s’entoure d’un joli parc circulaire. Beaucoup de marchands de tabac, — indiqués par des odalisques, le narghilé à la bouche. A côté de constructions plus que modestes se dressent orgueilleusement les grands bâtimens neufs ; entre autres la Maison du peuple dont je visite la bibliothèque en attendant que les autres sections soient ouvertes. Un théâtre devait en faire partie ; mais une fois achevé, on l’a trouvé trop beau, on l’a réservé pour la ville. Tout cela d’une assez imposante architecture, désagréablement badigeonnée par malheur de couleur abricot.

La principale curiosité de Poltava est peut-être le Musée des arts industriels où sont rassemblés les produits des industries de villages, bien moins nombreuses, je crois l’avoir dit, dans la Petite-Russie que dans la Grande, mais cependant très intéressantes. Les étoffes de laine et de chanvre tissées pendant l’hiver dans les chaumières ; les cuirs ; la céramique où se manifeste un goût singulier hérité des ancêtres et guidé depuis peu vers des voies nouvelles par les comités qui la protègent ; les industries du bois, dont certains instrumens aratoires et la pavozka, appelée ailleurs téléga, m’avaient déjà un peu partout donné l’échantillon ; les toiles, si artistement brodées de dessins transmis sans doute d’une génération à l’autre, voilà le fond de la collection, à laquelle s’ajoutent des spécimens d’histoire naturelle qui vous mettent au courant de la géologie locale, des qualités différentes de la terre, depuis la terre noire jusqu’à l’argile et au sable, de la faune et de la flore dans la steppe et dans la forêt, enfin des diverses céréales. Un petit musée archéologique renferme les armes, les bijoux, la poterie que recelaient les Kourganes. C’est une fondation qui ne pourra manquer de grandir, grâce au zèle éclairé de quelques citoyens très désireux de mettre en lumière leur Ukraine natale, la décentralisation étant le rêve de beaucoup de bons esprits.

La vue d’une colonne dédiée à la bataille de Poltava, puis la rencontre d’une pierre commémorative marquant l’emplacement de la maison où Pierre le Grand logea après cette victoire nous donnent l’envie d’aller visiter le point où se décidèrent d’un coup en 1709 les destinées de la Russie, — le fameux tombeau des Suédois.

Pour nous y conduire notre izvoztchik passe devant l’énorme distillerie d’eau-de-vie dont le gouvernement a le monopole et d’où sort toute la misère du peuple ; puis nous tombons au centre d’un de ces grands marchés qui pourraient avoir lieu aussi bien en pays d’Orient. Des véhicules de toute espèce barrent le chemin. D’un côté, c’est un étalage énorme de céréales ; ce sont des mugissemens, des bêlemens, des cris de volailles en détresse ; les chevaux ruent, les cochons crient. De l’autre côté, se présentent dans un beau désordre tout ce que le pays, bien loin à la ronde, produit de fruits, de légumes, de poteries et d’étoffes. J’assiste en passant, très amusée, à la vente d’une vache et de son veau. Le marché se conclut entre deux paysans, celui-ci cachant à demi sous la jupe de sa svitka la corde de l’animal, une corde que celui-là fait le geste de trancher avec sa main. Sur quoi le vendeur avec un signe de croix la lâche, ce qui veut dire que vache et veau ne lui appartiennent plus.

Au delà du marché, nous nous engageons dans des chemins épouvantables entre les champs labourés. La glaise qui sert à fabriquer de si jolies poteries forme sous les pieds des chevaux cinq kilomètres d’ornières et de fondrières. On atteint enfin la lisière d’un bois où l’agglomération de pavillons nombreux, rapprochés les uns des autres, révèle une de ces colonies d’aliénés d’après les nouveaux systèmes qui veulent que les fous guérissent mieux à la campagne qu’en ville, surtout si l’on arrive à leur créer des occupations au grand air. Plus loin, sur ce vaste plateau découvert où l’on n’a pas de peine à se figurer le choc des armées de Pierre le Grand et de Charles XII, apparaît d’abord un petit clocher de bois ; puis les cinq coupoles d’une chapelle qui consacre à Dieu le champ de carnage. Des pèlerins l’entourent, hommes et femmes ; des femmes surtout. Ils viennent vénérer la Vierge aux trois mains, dont c’est la fête. En effet, la chapelle renferme une copie de cette image vénérée du mont Athos qui rappelle le supplice et la guérison de saint Jean Damascène. Ayant eu la main coupée par le bourreau, il promit à la Vierge, si le moyen de se rendre utile lui revenait, de dévouer sa vie tout entière aux bonnes œuvres. Et, pendant qu’il dormait, le miracle s’opéra : il trouva sa main rattachée au poignet, cette même main exsangue que nous voyons liée par une chaîne d’argent au bras de la grande Vierge couronnée, tenant sur ses genoux l’Enfant Jésus qui bénit des deux doigts.

Tout à côté, une icône d’argent représente la Sainte Famille ; c’est le don des officiers du régiment de Pskov, jadis engagé dans la bataille de Poltava. Ces ex-voto militaires sont assez nombreux en Russie. Après la guerre de 1812, les Cosaques du Don offrirent à la Sainte Vierge 1 640 kilogrammes d’argent dont sont sortis l’iconostase et la balustrade de la cathédrale de Kazan à Pétersbourg. Avec les marchands et le peuple des campagnes, l’armée se montre volontiers prodigue envers les églises : les autres classes de la nation sont beaucoup plus indifférentes. Le pèlerinage auquel nous assistons a d’ailleurs un caractère patriotique tout autant que religieux ; en même temps qu’à la Sainte Vierge, chacun rend visite au tombeau qui, tout près de l’église, recouvre les corps de 1 345 soldats russes. Sur l’emplacement où Pierre le Grand planta de sa main la première croix de bois commémorative, s’élève aujourd’hui un monument haut de vingt mètres que surmonte une grande croix de granit. On y accède par des escaliers placés des deux côtés de la table rappelant en lettres gravées que cet édifice fut construit avec les fonds légués à cet effet par le général Soudienko, conseiller d’Etat. Il donna cent mille roubles dont les intérêts accumulés depuis le règne d’Alexandre Ier ont servi à fonder de belles œuvres de bienfaisance, toutes groupées autour de cette croix.

Les pèlerins gravissent les marches en se saluant et s’entre-racontant d’où ils viennent. Quelques-uns ont fait trente, quarante verstes à pied, ou même davantage. Et, du haut de la plate-forme, nous en voyons arriver d’autres, besace au clos. Dans toute la Russie, les pèlerinages marquent la fin des travaux des champs ; la moisson étant faite, les moissonneurs se donnent un peu de bon temps : dévotion et pique-nique combinés. Nous apprenons ainsi que la Vierge du mont Athos est venue depuis peu rejoindre la Vierge de l’iconostase qui existait du temps de la bataille. Les dames de la ville ont amplement subvenu à ses frais de voyage ; mais l’archevêque de Poltava, une des lumières trop rares de l’Eglise orthodoxe, leur conseilla d’ajouter à cet acte pieux en lui-même quelques actes de charité, de sorte qu’elles ont installé un asile pour les pèlerines à côté de celui ou trois moines accueillaient déjà les pèlerins. Nous sommes reçues dans ce refuge au moment où de pauvres paysannes épuisées se reposent sur les bancs de bois en prenant du thé très léger avec beaucoup de pain blanc, et, luxe évidemment apprécié, un peu de sucre. Au milieu d’elles, la présidente de l’œuvre, une pieuse demoiselle de Moscou, veille à ce qu’elles soient bien soignées. Les plus fatiguées, les malades et de préférence les veuves de soldats, sont logées dans une suite de petites chambres très propres attenant à son logis particulier. Elle s’est consacrée corps et âme aux pauvres, avec joie, avec tendresse ; ses bons yeux, son bon sourire l’attestent. Ce thé de cinq heures, d’un nouveau genre, n’est pas servi seulement aux vieilles femmes, mais à une troupe de petits garçons, élèves de l’école voisine, qui, serrés autour d’une longue table, portent sur toutes leurs frimousses fraîches l’expression de la gourmandise satisfaite. Et, charitable en tout, la fée bienfaisante de l’endroit retrouve pour m’accueillir quelques mots de français, qu’elle a un peu oublié, dit-elle.

La chère femme s’est mise aussi à la tête d’un hôpital de quasi-centenaires, jusque-là sans feu ni lieu. Après nous avoir renseignées sur toutes les œuvres secondaires, créées avec les intérêts accumulés des cent mille roubles du digne conseiller d’Etat, dont le portrait en perruque et en habit de cour côtoie la figure vénérable de l’archevêque, mitre en tête, et la figure moins sympathique de M. Pobedonotseff, elle nous fait connaître avec orgueil celle qui lui paraît la plus importante, la petite école normale destinée à préparer des instituteurs pour les écoles paroissiales. Voilà l’effet salutaire de la concurrence : jusqu’ici, ces écoles paroissiales dans les villages ont été plus que médiocres, absolument inutiles à vrai dire ; mais peut-être vont-elles essayer de rivaliser avec les écoles primaires du zemstvo, avec celles qu’ont fondées çà et là des générosités individuelles. Déjà cette pépinière de jeunes maîtres, qui seront un jour dispersés dans les campagnes, semble promettre. Les professeurs appelés à les former sont tous laïques ; mais, sortis des séminaires, ils ont obtenu le diplôme académique qui assure aux membres du clergé noir leur supériorité intellectuelle sur le clergé blanc.

Quant aux élèves, ce sont des fils de paysans. L’archevêque de Poltava souhaite de donner aux enfans de la campagne des instituteurs de leur classe et connaissant leurs besoins. L’idée est belle. C’est susciter le trait d’union indispensable dont je parlais tout à l’heure entre la barbarie d’en bas et l’excessive culture d’en haut. Si de semblables écoles se multiplient, nous assisterons à la fin de l’enseignement routinier du pope et une élite parmi les paysans sera graduellement initiée à la civilisation qui est celle de l’Europe entière. Déjà j’ai constaté l’effet produit sur ces jeunes gens du peuple par le linge blanc, les habits propres, les dortoirs garnis de lits de fer en bon ordre, le lavabo obligatoire. Je les ai vus, il est vrai, au meilleur moment, celui de la leçon de musique, l’étude qu’ils préfèrent. Mais qui peut dire le bien qu’avec le temps produira ce grain de sénevé, cette toute petite école normale jetée par un prêtre intelligent au milieu du champ de bataille où la Russie conquit définitivement son rang parmi les puissances européennes ?


TH. BENTZON.

  1. Voyez dans la Revue du 1er avril Œuvre de femme.
  2. Espèce de carpe.
  3. Il a fallu en effet, dans la Jacquerie partielle, survenue depuis, un ukase prétendu de l’Empereur pour soulever les paysans. On reconnaît la justesse de ce qu’écrivit Tourguenef : « Ceux qui veulent exciter notre paysan à la révolte, ceux-là mêmes ne peuvent y parvenir qu’en se servant de son attachement à la famille impériale. Ils doivent imaginer quelque légende comme le faux Démétrius, montrer comme le fit Pougatcheff, sur sa poitrine, quelque marque obtenue à l’aide d’un gros copek à l’aigle, chauffé au rouge. »
  4. Russia, by Mackenzie Wallace, 2 vol. Londres.
  5. Impressions de Russie, la Semaine sainte à Kiev, Revue du 1er avril 1897.
  6. De l’Assomption.