En famille/Chapitre XIX

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Flammarion (p. 223-234).

XIX

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C’est très amusant d’être reine, surtout quand on n’a ni sujets, ni voisins, mais encore faut-il n’avoir rien autre chose à faire que de se promener de fêtes en fêtes à travers ses États.

Et justement elle n’en était pas encore à l’heureuse période des fêtes et des promenades. Aussi quand le lendemain, au jour levant, la population volatile de l’étang la réveilla par son aubade, et qu’un rayon de soleil passant par une des ouvertures de l’aumuche, se joua sur son visage, pensa-t-elle tout de suite que ce n’était plus à poings fermés qu’elle pouvait dormir, mais assez légèrement au contraire pour se réveiller lorsque le premier coup de sifflet ferait entendre son appel.

Mais le sommeil le plus solide n’est pas toujours le meilleur, c’est bien plutôt celui qui s’interrompt, reprend, s’interrompt encore et donne ainsi la conscience de la rêverie qui se suit et s’enchaîne ; et sa rêverie n’avait rien que d’agréable et de riant : en dormant, sa fatigue de la veille avait si bien disparu qu’elle ne s’en souvenait même plus ; son lit était doux, chaud, parfumé ; l’air qu’elle respirait embaumait le foin fané ; les oiseaux la berçaient de leurs chansons joyeuses, et les gouttes de rosée condensée sur les feuilles de saules qui tombaient dans l’eau faisaient une musique cristalline.

Quand le sifflet déchira le silence de la campagne elle fut vite sur ses pieds, et après une toilette soignée au bord de l’étang, elle se prépara à partir. Mais sortir de son île en remettant le pont en place lui parut un moyen qui, en plus de sa vulgarité, présentait ce danger d’offrir le passage à ceux qui pourraient vouloir entrer dans l’aumuche, si tant était que quelqu’un eût avant l’hiver cette idée invraisemblable. Elle restait devant le fossé, se demandant si elle pourrait le franchir d’un bond quand elle aperçut une longue branche qui étayait l’aumuche du côté où les saules manquaient, et la prenant, elle s’en servit pour sauter le fossé à la perche, ce qui pour elle, habituée à cet exercice qu’elle avait pratiqué bien souvent, fut un jeu. Peut-être était-ce là une façon peu noble de sortir de son royaume, mais comme personne ne l’avait vue, au fond cela importait peu ; d’ailleurs les jeunes reines doivent pouvoir se permettre des choses qui sont interdites aux vieilles.

Après avoir caché sa perche dans l’herbe de l’oseraie pour la retrouver quand elle voudrait rentrer le soir, elle partit et arriva à l’usine une des premières. Alors en attendant, elle vit des groupes se former et discuter avec une animation qu’elle n’avait pas remarquée la veille. Que se passait-il donc ?

Quelques mots qu’elle entendit au hasard le lui apprirent :

« Pove fille !

— On y a copé le dé.

— L’pétiot dé ?

— L’pétiot.

— Et l’ote ?

— On y a pas copé.

— All’ a criai ?

— C’tait des beuglements à faire pleurer ceux qui l’y entendaient. »

Perrine n’avait pas besoin de demander à qui on avait coupé le doigt ; et après le premier saisissement de la surprise, son cœur se serra : sans doute elle ne la connaissait que depuis deux jours, mais celle qui l’avait accueillie à son arrivée, qui l’avait guidée, l’avait traitée en camarade, c’était cette pauvre fille qui venait de si cruellement souffrir et qui allait rester estropiée.

Elle réfléchissait désolée, quand, en levant les yeux machinalement, elle vit venir Bendit ; alors, se levant, elle alla à lui, sans bien savoir ce qu’elle faisait et sans se rendre compte de la liberté qu’elle prenait, dans son humble position, d’adresser la parole à un personnage de cette importance, qui de plus était Anglais.

« Monsieur, dit-elle en anglais, voulez-vous me permettre de vous demander, si vous le savez, comment va Rosalie ? »

Chose extraordinaire, il daigna abaisser les yeux sur elle et lui répondre :

« J’ai vu sa grand’mère, ce matin, qui m’a dit qu’elle avait bien dormi.

— Ah ! monsieur, je vous remercie. »

Mais Bendit, qui de sa vie n’avait jamais remercié personne, ne sentit pas tout ce qu’il y avait d’émotion et de cordiale reconnaissance dans l’accent de ces quelques mots.

« Je suis bien aise », dit-il, en continuant son chemin.

Pendant toute la matinée elle ne pensa qu’à Rosalie, et elle put d’autant plus librement suivre sa vision que déjà elle était faite à son travail qui n’exigeait plus l’attention.

À la sortie elle courut à la maison de mère Françoise, mais comme elle eut la mauvaise chance de tomber sur la tante, elle n’alla pas plus loin que le seuil de la porte.

« Voir Rosalie, pour quoi faire ? Le médecin a dit qu’il ne fallait pas l’éluger. Quand elle se lèvera, elle vous racontera comment elle s’est fait estropier, l’imbécile ! »

La façon dont elle avait été accueillie le matin l’empêcha de revenir le soir ; puisque certainement elle ne serait pas mieux reçue, elle n’avait qu’à rentrer dans son île qu’elle avait hâte de revoir. Elle la retrouva telle qu’elle l’avait quittée, et ce jour-là n’ayant pas de ménage à faire, elle put souper tout de suite.

Elle s’était promis de prolonger ce souper ; mais si petits qu’elle coupât ses morceaux de pain, elle ne put pas les multiplier indéfiniment, et quand il ne lui en resta plus, le soleil était encore haut à l’horizon ; alors s’asseyant au fond de l’aumuche sur le billot, la porte ouverte, ayant devant elle l’étang et au loin les prairies coupées de rideaux d’arbres, elle rêva au plan de vie qu’elle devait se tracer.

Pour son existence matérielle trois points principaux d’une importance capitale se présentaient : le logement, la nourriture, l’habillement.

Le logement grâce à la découverte qu’elle avait eu l’heureuse chance de faire de cette île, se trouvait assuré au moins jusqu’en octobre, sans qu’elle eût rien à dépenser.

Mais la question de nourriture et d’habillement ne se résolvait pas avec cette facilité.

Était-il possible que pendant des mois et des mois, une livre de pain par jour fût un aliment suffisant pour entretenir les forces qu’elle dépensait dans son travail ? Elle n’en savait rien, puisque jusqu’à ce moment elle n’avait pas travaillé sérieusement ; la peine, la fatigue, les privations, oui, elle les connaissait, seulement c’était par accident, pour quelques jours malheureux suivis d’autres qui effaçaient tout ; tandis que le travail répété, continu, elle n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait être, pas plus que des dépenses qu’il exigeait à la longue. Sans doute, elle trouvait que depuis deux jours ses repas tournaient court ; mais ce n’était là, en somme, qu’un ennui pour qui avait connu comme elle le supplice de la faim ; qu’elle restât sur son appétit n’était rien, si elle conservait la santé et la force. D’ailleurs, elle pourrait bientôt augmenter sa ration, et aussi mettre sur son pain un peu de beurre, un morceau de fromage ; elle n’avait donc qu’à attendre, et quelques jours de plus ou de moins, des semaines même n’étaient rien.

Au contraire l’habillement, au moins pour plusieurs de ses parties, était dans un état de délabrement qui l’obligeait à agir au plus vite, car les raccommodages faits pendant ses quelques journées de séjour auprès de La Rouquerie, ne tenaient plus.

Ses souliers particulièrement s’étaient si bien amincis que la semelle fléchissait sous le doigt quand elle la tâtait : il n’était pas difficile de calculer le moment où elle se détacherait de l’empeigne, et cela se produirait d’autant plus vite que, pour conduire son wagonet, elle devait passer par des chemins empierrés depuis peu, où l’usure était rapide. Quand cela arriverait comment ferait-elle ? Évidemment elle devrait acheter de nouvelles chaussures ; mais devoir et pouvoir sont deux ; où trouverait-elle l’argent de cette dépense ?

La première chose à faire, celle qui pressait le plus, était de se fabriquer des chaussures, et cela présentait pour elle des difficultés qui tout d’abord, quand elle en envisagea l’exécution, la découragèrent. Jamais elle n’avait eu l’idée de se demander ce qu’était un soulier ; mais quand elle en eut retiré un de son pied pour l’examiner, et qu’elle vit comment l’empeigne était cousue à la semelle, le quartier réuni à l’empeigne et le talon ajouté au tout, elle comprit que c’était un travail au-dessus de ses forces et de sa volonté, qui ne pouvait lui inspirer que du respect pour l’art du cordonnier. Fait d’une seule pièce et dans un morceau de bois, un sabot était par cela même plus facile ; mais comment le creuser quand pour tout outil elle n’avait que son couteau ?

SUIVANT LA RIVE ELLE ARRIVA À UNE TOUFFE DE ROSEAUX.
SUIVANT LA RIVE ELLE ARRIVA À UNE TOUFFE DE ROSEAUX.


Elle réfléchissait tristement à ces impossibilités, quand ses yeux errant vaguement sur l’étang et ses rives, rencontrèrent une touffe de roseaux qui les arrêta : les tiges de ces roseaux étaient vigoureuses, hautes, épaisses, et parmi celles poussées au printemps, il y en avait de l’année précédente, tombées dans l’eau, qui ne paraissaient pas encore pourries. Voyant cela, une idée s’éveilla dans son esprit : on ne se chausse pas qu’avec des souliers de cuir et des sabots de bois ; il y a aussi des espadrilles dont la semelle se fait en roseaux tressés et le dessus en toile. Pourquoi n’essayerait-elle pas de se tresser des semelles avec ces roseaux qui semblaient poussés là exprès pour qu’elle les employât, si elle en avait l’intelligence ?

Aussitôt elle sortit de son île et, suivant la rive, elle arriva à la touffe de roseaux, où elle vit qu’elle n’avait qu’à prendre à brassée parmi les meilleures tiges, c’est-à-dire celles qui, déjà desséchées, étaient cependant flexibles encore et résistantes.

Elle en coupa rapidement une grosse botte qu’elle rapporta dans l’aumuche où aussitôt elle se mit à l’ouvrage.

Mais après avoir fait un bout de tresse d’un mètre de long à peu près, elle comprit que cette semelle, trop légère parce qu’elle était trop creuse, n’aurait aucune solidité, et qu’avant de tresser les roseaux, il fallait qu’ils subissent une préparation qui, en écrasant leurs fibres, les transformerait en grosse filasse.

Cela ne pouvait l’arrêter ni l’embarrasser : elle avait un billot pour battre dessus les roseaux ; il ne lui manquait qu’un maillet ou un marteau ; une pierre arrondie qu’elle alla choisir sur la route, lui en tint lieu ; et tout de suite elle commença à battre les roseaux, mais sans les mêler. L’ombre de la nuit la surprit dans son travail ; et elle se coucha en rêvant aux belles espadrilles à rubans bleus qu’elle chausserait bientôt, car elle ne doutait pas de réussir, sinon la première fois, au moins la seconde, la troisième, la dixième.

Mais elle n’alla pas jusque-là : le lendemain soir elle avait assez de tresses pour commencer ses semelles, et le surlendemain ayant acheté une alène courbe, qui lui coûta un sou, une pelote de fil un sou aussi, un bout de ruban de coton bleu du même prix, vingt centimètres de gros coutil moyennant quatre sous, en tout sept sous, qui étaient tout ce qu’elle pouvait dépenser, si elle ne voulait pas se passer de pain le samedi, elle essaya de façonner une semelle à l’imitation de celle de son soulier : la première se trouva à peu près ronde, ce qui n’est pas précisément la forme du pied ; la deuxième, plus étudiée, ne ressembla à rien ; la troisième ne fut guère mieux réussie ; mais enfin la quatrième, bien serrée au milieu, élargie aux doigts, rapetissée au talon, pouvait être acceptée pour une semelle.

Quelle joie ! Une fois de plus la preuve était faite qu’avec de la volonté, de la persévérance, on réussit ce qu’on veut fermement, même ce qui d’abord paraît impossible, et qu’on n’a pour tout aide qu’un peu d’ingéniosité, sans argent, sans outils, sans rien.

L’outil qui lui manquait pour achever ses espadrilles, c’était des ciseaux. Mais leur achat entraînerait une telle dépense, qu’elle devait s’en passer. Heureusement elle avait son couteau ; et au moyen d’une pierre à aiguiser qu’elle alla chercher dans le lit de la rivière, elle put le rendre assez coupant pour tailler le coutil appliqué à plat sur le billot. La couture de ces pièces d’étoffe n’alla pas non plus sans tâtonnements, et recommencements ; mais enfin, elle en vint à bout, et le samedi matin elle eut la satisfaction de partir chaussée de belles espadrilles grises qu’un ruban bleu croisé sur ses bas retenait bien à la jambe.

Pendant ce travail, qui lui avait pris quatre soirées et trois matinées commencées dès le jour levant, elle s’était demandé ce qu’elle ferait de ses souliers, alors qu’elle quitterait sa cabane. Sans doute, elle n’avait pas à craindre qu’ils fussent volés par des gens qui les trouveraient dans l’aumuche, puisque personne n’y entrait. Mais ne pourraient-ils pas être rongés par des rats ? Si cela se produisait, quel désastre ! Pour aller au-devant de ce danger, il fallait donc qu’elle les serrât dans un endroit où les rats, qui pénètrent partout, ne pourraient pas les atteindre ; et ce qu’elle trouva de mieux, puisqu’elle n’avait ni armoire, ni boîte, ni rien qui fermât, ce fut de les suspendre à son plafond par un brin d’osier.