En famille/Chapitre XXI

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Flammarion (p. 245-256).

XXI

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Chez Perrine, c’étaient bien souvent les événements du jour écoulé qui faisaient les rêves de sa nuit, de sorte que les derniers mois de sa vie ayant été remplis par la tristesse, il en avait été de ses rêves comme de sa vie. Que de fois depuis que le malheur avait commencé à la frapper, s’était-elle éveillée baignée de sueur, étouffée par des cauchemars qui prolongeaient dans le sommeil les misères de la réalité. À la vérité, après son arrivée à Maraucourt, sous l’influence des pensées d’espoir qui renaissaient en elle, comme aussi sous celle du travail, ces cauchemars moins fréquents étaient devenus moins douloureux, leur poids avait pesé moins lourdement sur elle, leurs doigts de fer l’avaient serrée moins fort à la gorge.

Maintenant lorsqu’elle s’endormait, c’était au lendemain qu’elle pensait, à un lendemain assuré, ou bien à l’atelier, ou bien à son île ; ou bien encore à ce qu’elle avait entrepris ou voulait entreprendre pour améliorer sa situation, ses espadrilles, sa chemise, son caraco, sa jupe. Et alors son rêve, comme s’il obéissait à une suggestion mystérieuse, mettait en scène le sujet qu’elle avait tâché d’imposer à son esprit : tantôt un atelier dans lequel la baguette d’une fée remplaçant le pilon de La Quille, donnait le mouvement aux mécaniques, sans que les enfants qui les conduisaient eussent aucune peine à prendre ; tantôt un lendemain radieux, tout plein de joies pour tous ; une autre fois il faisait surgir une nouvelle île d’une beauté surnaturelle avec des paysages et des bêtes aux formes fantastiques qui n’ont de vie que dans les rêves ; ou bien encore plus terre à terre son imagination lui donnait à coudre des bottines merveilleuses qui remplaçaient ses espadrilles, ou des robes extraordinaires tissées par des génies dans des cavernes de diamants et de rubis, lesquelles robes remplaceraient à un moment donné le caraco et la jupe en indienne qu’elle se promettait.

Sans doute ce moyen de suggestion n’était pas infaillible, et son imagination inconsciente ne lui obéissait ni assez fidèlement, ni assez régulièrement pour avoir la certitude, en fermant les yeux, que les pensées de sa nuit continueraient celles de sa journée, ou celles qu’elle suivait quand le sommeil la prenait, mais enfin cette continuation s’enchaînait quelquefois, et alors ces bonnes nuits lui apportaient un soulagement moral aussi bien que physique qui la relevait.

Ce soir-là lorsqu’elle s’endormit dans sa hutte close, la dernière image qui passa devant ses yeux à demi noyés par le sommeil, aussi bien que la dernière idée qui flotta dans sa pensée engourdie, continuèrent son voyage d’exploration aux abords de son île. Cependant ce ne fut pas précisément de ce voyage qu’elle rêva, mais plutôt de festins : dans une cuisine haute et grande comme une cathédrale, une armée de petits marmitons blancs, de tournure diabolique, s’empressait autour de tables immenses et d’un brasier infernal : les uns cassaient des œufs que d’autres battaient et qui montaient, montaient en mousse neigeuse ; et de tous ces œufs, ceux-ci gros comme des melons, ceux-là à peine gros comme des pois, ils confectionnaient des plats extraordinaires, si bien qu’ils semblaient avoir pour but d’arranger ces œufs de toutes les manières connues, sans en oublier une seule : à la coque, au fromage, au beurre noir, aux tomates, brouillés, pochés, à la crème, au gratin, en omelettes variées, au jambon, au lard, aux pommes de terre, aux rognons, aux confitures, au rhum qui flambait avec des lueurs d’éclairs ; et à côté de ceux-là d’autres plus importants, et qui incontestablement étaient des chefs, mélangeaient d’autres œufs à des pâtes pour en faire des pâtisseries, des soufflés, des pièces montées. Et chaque fois qu’elle se réveillait à moitié, elle se secouait pour chasser ce rêve bête, mais toujours il reprenait et les marmitons qui ne la lâchaient point continuaient leur travail fantastique, si bien que quand le sifflet de l’usine la réveilla, elle en était encore à suivre la préparation d’une crème au chocolat dont elle retrouva le goût et le parfum sur ses lèvres.

Et alors, quand la lucidité commença à se faire dans son esprit qui s’ouvrait, elle comprit que ce qui surtout l’avait frappée dans son voyage, ce n’était ni le charme, ni la beauté, ni la tranquillité de son île, mais tout simplement les œufs de sarcelle qui avaient dit à son estomac que depuis quinze jours bientôt, elle ne lui donnait que du pain sec et de l’eau : et c’étaient ces œufs qui avaient guidé son rêve en lui montrant ces marmitons et toutes ces cuisines fantastiques ; il avait faim de ces bonnes choses cet estomac et il le disait à sa manière en provoquant ces visions, qui en réalité n’étaient que des protestations.

Pourquoi n’avait-elle pas pris ces œufs, ou quelques-uns de ces œufs qui n’appartenaient à personne, puisque la sarcelle qui les avait pondus était une bête sauvage ? Assurément, n’ayant à sa disposition ni casserole, ni poêle, ni ustensile d’aucune sorte, elle ne pouvait se préparer aucun des plats qui venaient de défiler devant ses yeux, tous plus alléchants, plus savants les uns que les autres ; mais c’est là le mérite des œufs précisément qu’ils n’ont pas besoin de préparations savantes : une allumette pour mettre le feu à un petit tas de bois sec ramassé dans les taillis ; et sous la cendre il lui était facile de les faire cuire comme elle voulait, à la coque ou durs, en attendant qu’elle pût se payer une casserole ou un plat. Pour ne pas ressembler au festin que son rêve avait inventé, ce serait un régal qui aurait son prix.

Plus d’une fois pendant son travail ce pourquoi lui revint à l’esprit, et si ce ne fut pas avec le caractère d’une obsession comme son rêve, il fut cependant assez pressant pour qu’à la sortie elle se trouvât décidée à acheter une boîte d’allumettes et un sou de sel ; puis ces acquisitions faites elle partit en courant pour revenir à son entaille.

Elle avait trop bien retenu la place du nid pour ne pas le retrouver tout de suite, mais ce soir-là la mère ne l’occupait

DANS UNE CARRIÈRE DU TAILLIS OÙ CAMPAIENT LES NOMADES.
DANS UNE CARRIÈRE DU TAILLIS OÙ CAMPAIENT LES NOMADES.


pas ; seulement elle y était venue à un moment quelconque de la journée, puisque maintenant au lieu de dix œufs il y en avait onze ; ce qui prouvait que n’ayant pas fini de pondre, elle ne couvait pas encore.

C’était là une bonne chance, d’abord parce que les œufs seraient frais, et puis parce qu’en en prenant seulement cinq ou six la sarcelle, qui ne savait pas compter, ne s’apercevrait de rien.

Autrefois Perrine n’eût pas eu de ces scrupules et elle eût vidé complètement le nid, sans aucun souci, mais les chagrins qu’elle avait éprouvés lui avaient mis au cœur une compassion attendrie pour les chagrins des autres, de même que son affection pour Palikare lui avait inspiré pour toutes les bêtes une sympathie qu’elle ne connaissait pas en son enfance. Cette sarcelle n’était-elle pas une camarade pour elle ? Ou plutôt en continuant son jeu, une sujette ? Si les rois ont le droit d’exploiter leurs sujets et d’en vivre, encore doivent-ils garder avec eux certains ménagements.

Quand elle avait décidé cette chasse, elle avait en même temps arrêté la manière de la faire cuire ; bien entendu ce ne serait pas dans l’aumuche, car le plus léger flocon de fumée qui s’en échapperait pourrait donner l’éveil à ceux qui le verraient, mais simplement dans une carrière du taillis où campaient les nomades qui traversaient le village, et où par conséquent ni un feu, ni de la fumée ne devaient attirer l’attention de personne. Promptement elle ramassa une brassée de bois mort et bientôt elle eut un brasier dans les cendres duquel elle fit cuire un de ses œufs, tandis qu’entre deux silex bien propres et bien polis elle égrugeait une pincée de sel pour qu’il fondît mieux. À la vérité il lui manquait un coquetier ; mais c’est là un ustensile qui n’est indispensable qu’à qui dispose du superflu. Un petit trou fait dans son morceau de pain lui en tint lieu. Et bientôt elle eut la satisfaction de tremper une mouillette dans son œuf cuit à point ; à la première bouchée, il lui sembla qu’elle n’en avait jamais mangé d’aussi bon, et elle se dit qu’alors même que les marmitons de son rêve existeraient réellement ils ne pourraient certainement pas faire quelque chose qui approchât de cet œuf de sarcelle à la coque, cuit sous les cendres.

Réduite la veille à son seul pain sec, et n’imaginant pas qu’elle pût y rien ajouter avant plusieurs semaines, des mois, peut-être, ce souper aurait dû satisfaire son appétit et les tentations de son estomac. Cependant il n’en fut pas ainsi ; et elle n’avait pas fini son œuf qu’elle se demandait si elle ne pourrait pas accommoder d’une autre façon ceux qui lui restaient, aussi bien que ceux qu’elle se promettait de se procurer par de nouvelles trouvailles. Bon, très bon l’œuf à la coque ; mais bonne aussi une soupe chaude liée avec un jaune d’œuf. Et cette idée de soupe lui avait trotté par la tête avec le très vif regret d’être obligée de renoncer à sa réalisation. Sans doute la confection de ses espadrilles et de sa chemise lui avait inspiré une certaine confiance, en lui démontrant ce qu’on peut obtenir avec de la persévérance. Mais cette confiance n’allait pas jusqu’à croire qu’elle pourrait jamais se fabriquer une casserole en terre ou en fer-blanc pour faire sa soupe, pas plus qu’une cuiller en métal quelconque ou simplement en bois pour la manger. Il y avait là des impossibilités contre lesquelles elle se casserait la tête ; et, en attendant qu’elle eût gagné l’argent nécessaire pour l’acquisition de ces deux ustensiles, elle devrait, en fait de soupe, se contenter du fumet qu’elle respirait en passant devant les maisons, et du bruit des cuillers qui lui arrivait.

C’était ce qu’elle se disait un matin en se rendant à son travail, lorsqu’un peu avant d’entrer dans le village, à la porte d’une maison d’où l’on avait déménagé la veille, elle vit un tas de vieille paille jeté sur le bas côté du chemin avec des débris de toutes sortes, et parmi ces débris elle aperçut des boîtes en fer-blanc qui avaient contenu des conserves de viande, de poisson, de légumes ; il y en avait de différentes formes, grandes, petites, hautes, plates.

En recevant l’éclair que leur surface polie lui envoyait, elle s’était arrêtée machinalement ; mais elle n’eut pas une seconde d’hésitation : les casseroles, les plats, les cuillers, les fourchettes qui lui manquaient, venaient de lui sauter aux yeux ; pour que sa batterie de cuisine fût aussi complète qu’elle la pouvait désirer, elle n’avait qu’à tirer parti de ces vieilles boîtes. D’un saut elle traversa le chemin, et à la hâte fit choix de quatre boîtes qu’elle emporta en courant pour aller les cacher au pied d’une haie, sous un tas de feuilles sèches : au retour le soir, elle les retrouverait là et alors avec un peu d’industrie, tous les menus qu’elle inventait, pourraient être mis à exécution.

Mais les retrouverait-elle ? Ce fut la question qui pendant toute la journée la préoccupa. Si on les lui prenait, elle n’aurait donc arrangé toutes ses combinaisons de travail que pour les voir lui échapper au moment même où elle croyait pouvoir les réaliser.

Heureusement aucun de ceux qui passèrent par là ne s’avisa de les enlever, et quand la journée finie elle revint à la haie, après avoir laissé passer le flot des ouvriers qui suivaient ce chemin, elles étaient à la place même où elle les avait cachées.

Comme elle ne pouvait pas plus faire du bruit dans son île que de la fumée, ce fut dans la carrière qu’elle s’établit, espérant trouver là les outils qui lui étaient nécessaires, c’est-à-dire des pierres dont elle ferait des marteaux pour battre le fer-blanc ; d’autres plates lui serviraient d’enclumes, ou rondes de mandrins ; d’autres seraient des ciseaux avec lesquels elle le couperait.

Ce fut ce travail qui lui donna le plus de peine, et il ne lui fallut pas moins de trois jours pour façonner une cuiller ; encore n’était-il pas du tout prouvé que si elle l’avait montrée à quelqu’un, on eût deviné que c’était une cuiller ; mais comme c’en était une qu’elle avait voulu fabriquer, cela suffisait, et d’autre part comme elle mangeait seule, elle n’avait pas à s’inquiéter des jugements qu’on pouvait porter sur ses ustensiles de table.

Maintenant pour faire la soupe dont elle avait si grande envie, il ne lui manquait plus que du beurre et de l’oseille.

Pour le beurre, il en était comme du pain et du sel ; ne pouvant pas le faire de ses propres mains, puisqu’elle n’avait pas de lait, elle devait l’acheter.

Mais pour l’oseille elle économiserait cette dépense par une recherche dans les prairies où non seulement elle trouverait de l’oseille sauvage, mais aussi des carottes, des salsifis qui tout en n’ayant ni la beauté, ni la grosseur des légumes cultivés, seraient encore très bons pour elle.

Et puis il n’y avait pas que des œufs et des légumes dont elle pouvait composer le menu de son dîner ; maintenant qu’elle s’était fabriqué des vases pour les cuire, une cuiller en fer-blanc et une fourchette en bois pour les manger, il y avait aussi les poissons de l’étang, si elle était assez adroite pour les prendre. Que fallait-il pour cela ? Des lignes qu’elle amorcerait avec des vers qu’elle chercherait dans la vase. De la ficelle qu’elle avait achetée pour ses espadrilles, il restait un bon bout ; elle n’eut qu’à dépenser un sou pour des hameçons : et avec des crins de cheval qu’elle ramassa devant la forge, ses lignes furent suffisantes pour pêcher plusieurs sortes de poissons, sinon les plus beaux de l’entaille qu’elle voyait, dans l’eau claire, passer dédaigneux devant ses amorces trop simples, au moins quelques-uns des petits, moins difficiles, et qui pour elle étaient d’une grosseur bien suffisante.