En lisant Nietzsche/9

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Société française d’imprimerie et de librairie (p. 200-246).


IX

DÉVELOPPEMENT DE LA THÉORIE


Arrivé à ce point de révolution de sa pensée, Nietzsche a été (je crois) arrêté par une objection qui s’est présentée évidemment plus d’une fois au lecteur de ce volume. Cette règle de vie, cet idéal de vie, ce standard of life, il ne convient qu’à un petit nombre d’hommes. Ce n’est pas une morale, bien entendu, puisque aussi bien Nietzsche ne veut pas entendre parler de morale ; ce n’est pas une morale, puisque, sans doute, une morale doit être universelle ; mais ce n’est même pas une doctrine générale, une doctrine ayant un certain degré de généralité ; ce n’est pas une chose qu’il soit bon de dire à beaucoup d’hommes, ni même qu’on puisse dire à beaucoup d’hommes. C’est quelque chose comme le mot d’ordre d’une élite ; c’est quelque chose comme un code de discipline à l’usage de l’état-major de l’humanité.

Pouvez-vous bien dire à la foule, à la masse grossière : soyez égoïstes et livrez-vous à vos passions ; soyez égoïstes, non seulement sans le moindre scrupule, mais avec entrain, avec allégresse et avec enthousiasme ; et livrez-vous à vos passions de tout votre courage ? Elle n’a — vous n’en doutez pas — qu’un égoïsme obtus et que des passions basses, dont le déploiement — vous le savez bien — non seulement n’aura rien de fort, ni de beau, ni d’apollinien ni de dionysiaque ; mais encore lui sera abominablement funeste et certainement la mènerait tout simplement à la mort en peu de temps. — Que faites-vous donc de votre règle de vie ? Comment vous tirez-vous de cette difficulté ? Quo vadis ? ou, simplement, quid ?

Nietzsche a très bien senti cette objection si naturelle et si inévitable ; il l’a sentie non seulement à un moment précis de l’évolution de sa pensée, comme je le supposais tout à l’heure pour la commodité et la clarté de l’exposition ; mais il l’a sentie pendant toute sa vie intellectuelle, ou à peu près, comme cela se voit à la lecture de presque tous ses ouvrages ; il y a été comme poussé par son propre mouvement même et acculé. Mais il n’en a pas été ému ; il ne l’a pas évitée ou tournée. Il a foncé droit sur elle et il l’a détruite, en l’acceptant tout entière.

Il a répondu : Eh bien ! Oui ! ma règle de vie n’est point faite pour la masse. Elle est faite pour une élite qui seule représente l’humanité, qui seule est véritablement l’humanité, et qui doit gouverner l’humanité et mépriser profondément la masse, son tempérament, sa complexion, ses mœurs et ses préjugés. Ma théorie est essentiellement et radicalement aristocratique.

Et c’était — comme il arrive presque toujours — la cause et l’effet à la fois. La théorie de Nietzsche le conduisait à l’aristocratisme en l’y acculant ; et Nietzsche, aristocrate de nature et de tempérament, avait pris sa théorie dans ses tendances aristocratiques ; et Nietzsche était aristocrate parce qu’il était immoraliste, et il était immoraliste parce qu’il était aristocrate. Son idée centrale, à la fois philosophique et historique, son idée maîtresse, c’est que c’est le peuple qui a inventé la morale, pour brider, museler, entraver et paralyser les forts et les beaux, ceux qui veulent vivre en force et en beauté ; et que le peuple, patient et rusé, y a parfaitement réussi. Le peuple, aux instincts bas, ne peut vivre ni en beauté ni en force ; il veut vivre platement, pacifiquement, sûrement, doucement, et ne jamais faire de grandes choses. Il n’aime pas du tout la vie dangereuse. Il veut manger du pain, regarder les jeux du cirque, se reproduire, s’enivrer un peu, chanter quelques chansons sottes, travailler le moins possible, point du tout s’il se peut ; et mourir très tard. Il a son art à lui, en tout temps le même, qui est très caractéristique de ses mœurs. C’est un art sans imagination et sans lyrisme, sans sublimité, même apparente, ou même intentionnelle ; c’est un art fait de sensiblerie timide, plaintive et fade, un art de romances ou de peinture de genre attendrissante ; c’est un art tout élégiaque, ou si vous voulez tout gemütlich. Et, d’autre part, c’est un art grossement comique, fait de lourdes plaisanteries et de railleries contondantes. Rien, dans cet art populaire de tous les temps, qui pousse à l’action, à l’entreprise, à la vie énergique, laborieuse, rude, forte et belle. Le peuple de tous les temps est un « troupeau » d’êtres timides et nonchalants.

Or, le peuple, sentant au-dessus de lui, soit une race conquérante qui n’était pas la sienne et qui avait des instincts énergiques et une aspiration vers le grand et le beau ; soit une race sortie de lui, mais qui avait, par auto-sélection, puis hérédité, ces mêmes instincts, a pris, très tardivement, mais a fini par prendre, des mesures pour museler et énerver cette race supérieure.

Mesures de divers ordres. Dans certains pays la race supérieure, très sagement, s’était interdit de s’unir par mariage avec les plébéiens ; la plèbe n’a pas eu de cesse qu’elle ne fit disparaître cette injustice et cette « immoralité » et qu’elle n’adoucît, intimidât, dévirilisât la race supérieure par le mélange des sangs.

Dans d’autres pays, où les mêmes, se sentant le nombre et sachant que, s’il y a union, le nombre est une force, la plèbe a pesé sur l’élite par son poids même et organisant la grève agricole, la grève industrielle, ou la grève militaire, profitant des insuccès de la race supérieure, etc., elle est entrée dans la cité et le gouvernement de la cité et a comme noyé en elle la race supérieure ; et c’en a été fait de la cité conquérante, civilisante, artistique, ascendante, de la cité honorant l’humanité et la conduisant vers des destinées brillantes.

Enfin, et un peu partout, le peuple a inventé la morale, c’est-à-dire qu’il a soumis la race supérieure à ses idées à lui, en trouvant le moyen de les donner, de les imposer, de les faire paraître comme bonnes, comme saines, comme justes, comme obligatoires, comme divines, et comme telles que l’on est méprisable si on ne les a pas. Cela, ç’a été un tour de force et un tour d’adresse incroyables, miraculeux, véritablement dignes d’admiration en même temps que de stupeur. Il ne faut pas s’étonner qu’il ait mis un très longtemps à réussir, tant il est comme fabuleux ; mais enfin il a réussi. La plèbe, un peu par tout pays, a réussi à introduire le scrupule dans l’âme de l’élite, à faire dire à l’élite : « Il est possible que ce que je fais ne soit pas bien ; il est possible qu’il ne soit pas juste que je fasse du grand, du fort, du beau, par moi-même et aussi en y employant des gens qui n’y tiennent pas du tout. »

Le scrupule est une maladie, comme le repentir. Aussitôt que cette maladie s’est introduite, en quelque pays que ce fût, dans l’âme de l’élite, elle en a été stupéfiée, comme on est paralysé par un de ces poisons qui agissent sur les centres nerveux ; et peu à peu, à mesure des progrès de l’intoxication, elle a abdiqué, et l’instinct de médiocrité a remplacé peu à peu l’instinct de grandeur, et ç’a été comme une manière d’enlizement social.

Cette morale populaire, en voulez-vous comme un tableau en raccourci ? « La morale, où croyez-vous qu’elle puisse bien avoir ses avocats les plus dangereux et les plus rancuniers ? Voilà un homme manqué, qui ne possède pas assez d’esprit pour pouvoir s’en réjouir et qui a juste assez de culture pour le savoir. Ennuyé, dégoûté, il n’a que du mépris pour lui-même ; possédant un petit héritage, il est malheureusement privé de la dernière consolation, de la bénédiction du travail, de l’oubli de soi dans la tâche journalière. Un tel homme qui, au fond, a honte de son existence — peut-être héberge-t-il, de plus, quelques petits vices — et qui, d’autre part, ne peut pas s’empêcher de se corrompre toujours davantage, de devenir toujours plus vaniteux et plus irritable, irrité par des livres auxquels il n’a pas droit ou une société plus intellectuelle qu’il ne peut la diriger : un tel homme, empoisonné de part en part ; car, chez un pareil raté, l’esprit devient poison, la culture devient poison, la propriété devient poison, la solitude devient poison ; finit par tomber dans un état habituel d’esprit de vengeance, de volonté de vengeance. De quoi pensez-vous qu’il puisse avoir besoin, absolument besoin, pour se donner à part soi l’apparence de la supériorité sur les hommes plus intellectuels, pour se créer la joie de la vengeance accomplie, au moins pour son imagination ? Toujours de la moralité, on peut en mettre la main au feu, toujours des grands mots de morale, toujours de la grosse caisse de la justice, de la sagesse, de la raison, de la sainteté, de la vertu ; toujours du stoïcisme de l’attitude (comme le stoïcisme cache bien ce que quelqu’un n’a pas !) toujours du manteau du silence avisé, de l’affabilité, de la douceur, et, quels que soient les noms que l’on donne au manteau de l’idéal sous lequel se cachent les incurables contempteurs de soi qui sont en même temps les incurables vaniteux. Il ne faudrait pas qu’on me comprît mal : il arrive quelquefois que de ces ennemis nés de l’esprit, se développent ces rares exemplaires de l’humanité que le peuple vénère sous le nom de saints et de sages ; c’est de tels hommes que sortent ces monstres de morale qui font du bruit, qui font de l’histoire — saint Augustin est du nombre. — La crainte de l’esprit, la vengeance sur l’esprit, hélas ! combien souvent ces vices, qui ont une véritable puissance dynamique, n’ont-ils pas donné naissance à la vertu ! Oui, à la vertu ! — Et, entre nous, la prétention des philosophes à la sagesse, cette prétention, la plus folle et la plus immodeste, qui a été soulevée çà et là sur la terre, ne fut-elle pas toujours jusqu’à présent, aux Indes, comme en Grèce, avant tout une cachette ? Parfois, peut-être, s’est-on placé au point de vue de l’éducation, ce point de vue qui sanctifie tant de mensonges, et a-t-on voulu avoir de tendres égards avec des êtres qui se développent et qui croissent, avec des disciples, qu’il faut souvent par la foi en la personne qui enseigne, par une erreur, défendre contre eux-mêmes. Mais, le plus souvent, la sagesse est une cachette de philosophe, derrière laquelle il se réfugie à cause de son âge, de sa fatigue, de son attiédissement, de son endurcissement, parce qu’il a le sentiment de sa fin prochaine, la sagacité de cet instinct que les animaux ont avant la mort — ils se mettent à l’écart, deviennent silencieux, choisissent la solitude, se réfugient dans des cavernes, deviennent sages. — Comment donc ? La sagesse serait une cachette du philosophe devant l’esprit ? »

C’est de gens de cette espèce, dont les pires sont des impuissants venimeux et empoisonnés de leur venin ; dont les meilleurs sont des timides, des affaiblis et des malades ; et qui tous sont envieux ; que s’est faite, de tout temps, la grande armée de la morale. La morale, c’est le plébéianisme contre l’élite ; c’est la conspiration et la conjuration de tous les instincts lâches contre tous les instincts élevés et énergiques ; c’est un complot contre l’idéal, se donnant comme un idéal et réussissant, par je ne sais quels artifices d’esclave rusé, à se faire prendre au sérieux, à se faire vénérer par ceux contre qui il a été ourdi.

Les ruses d’esclaves dont nous parlons sont diverses. L’espèce inférieure exploite, par exemple, la pitié, qui est le sentiment le plus débilitant et le plus antisocial qui existe. Quand la pitié entre dans le cœur de l’espèce supérieure, celle-ci est perdue, et avec elle la nation, et avec elle une civilisation, et tout est à recommencer.

L’espèce inférieure, encore, « désapprenant la modestie, enfle ses besoins », ses idées générales qui ne sont que des formes de ses besoins, « jusqu’à en faire des valeurs cosmiques et métaphysiques » ; les philosophes, si elle en produit, ce qui arrive, sont admirables à opérer cette transformation ; ils donnent pour principes généraux à guider l’humanité ce qui n’est que besoins de la plèbe, désirs de la plèbe, jalousies de la plèbe, aspirations confuses de la plèbe vers le bonheur particulier qui lui convient.

L’espèce inférieure, encore, invente de véritables sophismes, comme celui de l’égalité des hommes, sans qu’on ait jamais pu savoir sur quoi, sur quelles données scientifiques, historiques, ethnographiques, éthiques, et supposez tout ce que vous voudrez, une pareille absurdité ait jamais pu s’appuyer. Cette idée d’égalité, l’espèce inférieure, soit la tire de la religion, soit invente une religion pour la confirmer. S’il existe une religion qui affirme que tous les hommes sont égaux devant les dieux, elle en conclut peu à peu que par conséquent — quelle conséquence ! — tous les hommes doivent être égaux socialement. Ou, si elle a affirmé un jour que tous les hommes, parce qu’ils sont hommes — quelle raison ! — sont égaux, elle imagine une religion qui donne à cette puérilité l’autorité d’un précepte divin et la majesté d’un dogme céleste. Ou encore ces deux idées, ces deux sentiments confus, le social et le religieux, se développent ensemble, sans qu’on puisse bien distinguer lequel est générateur de l’autre, et se prêtent un concours réciproque et un mutuel appui, et rivalisent à supprimer l’espèce supérieure et à la noyer et dissoudre dans la plèbe.

L’espèce inférieure, encore, invente l’idée de la pluralité, l’idée du droit de la pluralité : ce qu’il faut faire, c’est ce qui convient au plus grand nombre ; il n’y a qu’à se compter. Ceci c’est la confusion, ridicule si elle est involontaire, odieuse si elle est voulue, du qualificatif et du quantitatif. S’agit-il de se compter ou de se peser ? Le général est un et l’armée cent mille. Est-ce celui qui est un qui doit obéir à ceux qui sont cent mille ? À préférer la quantité à la qualité, il est incontestable que c’est le général qui doit obéir, ou plutôt qui ne doit pas exister.

Telles sont les principales ruses, inconscientes ou conscientes, de l’espèce inférieure contre l’espèce supérieure.

Notons qu’il arrive aussi, et ce n’est pas le moindre facteur de cette évolution, que « l’espèce supérieure » s’abandonne et finit par « faire défaut ». — « L’espèce supérieure fait défaut, c’est à savoir celle dont la fécondité et la puissance inépuisables maintiennent la croyance à l’homme. Que l’on songe à ce que l’on doit à Napoléon : presque tous les espoirs supérieurs de ce siècle. » L’espèce supérieure disparaît par épuisement consécutif d’un long effort, par négligence de se renouveler au moyen de l’admission en son sein des meilleurs éléments de l’espèce inférieure, par oubli de ses principes et de ses règles d’action, par insouciance, par dégoût, par affinement, par délicatesse artistique, un de ses instincts propres et un des meilleurs, mais qui ne doit avoir que sa part, le goût, finissant par empiéter sur les autres et par rompre l’équilibre. Si avec tout cela elle se laisse gagner et séduire aux sophismes grossiers de la plèbe, elle est perdue et avec elle la civilisation qu’elle avait créée et dont elle porte encore, en vain, le drapeau.

Car « par là l’existence tout entière de la nation est vulgarisée ; car, en tant que la masse gouverne, elle tyrannise les hommes d’exception, ce qui fait, perdre à ceux-ci la foi en eux-mêmes et les pousse au nihilisme ».

Faisons un tour à travers l’histoire et voyons, à travers des accidents de route et des stations et des régressions que nous négligerons, le progrès, à la fois de ce plébéianisme et de cette morale qui sont deux formes diverses, et à peine diverses et à peine distinctes, d’une seule et même chose. Les Grecs, les Romains, ces créateurs de deux civilisations et, à eux deux, de toute civilisation connue, les Grecs, les Romains sont à la fois absolument aristocrates et absolument immoralistes. Vous ne nous parlerez pas de la démocratie athénienne, démocratie de quelques milliers de citoyens assise sur trois cent mille métèques et esclaves. Les Grecs et les Romains sont absolument aristocrates. Ils sont, aussi, absolument immoralistes. Ils ne connaissent qu’un devoir, le devoir envers l’État, et vous entendez bien que cela veut dire qu’il y a là une espèce supérieure qui ne connaît ni devoirs envers l’esclave ni envers l’étranger, ni envers le plébéien, ni envers la femme, et qui ne connaît pour devoir que celui de se maintenir, elle, elle qui est l’État, en santé, en force, en grandeur, en beauté et en capacité d’agrandissement et de développement infini.

Voilà toute la morale des Grecs et des Romains, et c’est-à-dire que les Grecs et les Romains n’ont point de morale. Il suffit de lire le De officiis de Cicéron, livre admirable du reste, encore que déjà il soit du commencement de la décadence, pour bien comprendre qu’un Romain ne connaît de devoirs qu’envers la patrie. À la vérité, ceux-là, il les connaît bien.

Les Grecs et les Romains sont donc de purs aristocrates et de purs immoralistes. Une espèce supérieure s’est formée, on ne sait pas très bien comment, sur un promontoire rocheux, sur sept collines dominant de vastes plaines ; elle a été le noyau d’une grande cité ; elle a attiré à elle de nombreux individus de l’espèce inférieure ; elle les a disciplinés, elle les a gouvernés et elle n’a jamais songé qu’à une chose : être forte, être grande et être belle, ce pour quoi elle s’est imposé et a imposé à ses serviteurs des sacrifices énormes et incessants. Voilà tout. Il n’y a pas une ombre de moralité là-dedans.

— Ils avaient une religion.

— Précisément. C’est très curieux. Ils avaient une religion ; mais c’était une religion toute de cité, toute consacrée à la cité, toute civique. Les dieux n’étaient qu’une espèce de Sénat céleste au-dessus du Sénat d’ici-bas et de Sénat immortel au-dessus du Sénat des humains. Les dieux étaient de la ville, citoyens supérieurs de la ville et protecteurs éclairés, sévères et un peu jaloux de la ville. C’étaient des aristoï olympiens. — Et cette religion était patriotique et elle était même comme le sanctuaire du patriotisme : mais, si elle contenait quelque morale, ce qu’il faut reconnaître, car il y a toujours des infiltrations, elle en contenait si peu qu’il a fallu qu’à côté d’elle, en dehors d’elle et un peu contre elle, ce que, parfois, elle leur a bien montré, des philosophes inventassent et créassent une morale comme de toutes pièces. Rien ne montre mieux que la morale était primitivement très étrangère à ces peuples, patriotes, religieux par patriotisme, ou plutôt ayant la religion de la patrie, mais aristocrates et, par conséquent, immoralistes, qui sont ce que l’antiquité et même toute l’histoire a produit de plus grand et qui ont jeté tant d’éclat sur la planète que nous habitons.

Mais voici, là-bas, plus loin, entre le monde de la Méditerranée et le monde oriental, un petit peuple, d’autre race, qui, sans doute, lui aussi, est patriote ; qui, lui aussi, a un dieu national, un dieu local, un dieu en quelque sorte provincial ; mais qui n’est pas aristocrate, qui est plébéien tout entier et qui a une morale toute particulière qui étonnerait bien un Romain ou un Grec. Ce petit peuple a inventé le péché. Entendez que le péché, ce n’est pas un acte nuisible à un concitoyen et par suite un acte contre la cité. Le péché c’est un acte contre Dieu, c’est une chose qui déplaît à Dieu et qui ne peut être effacée que par le repentir, la demande de pardon, la demande de grâce et la contrition et l’humiliation devant la majesté divine offensée. — Ceci est une conception toute particulière : égalitaire, car devant la grandeur divine toutes les grandeurs humaines sont égales, n’étant rien, et le péché du fort et du riche est aussi grave, comme offense à Dieu, que tout autre ; ecclésiastique, car, s’il y a des confidents et des interprètes de la pensée divine, ils seront juges des péchés et en demanderont compte au riche comme au pauvre, au fort comme au faible ; morale, enfin ; car ici il ne s’agit pas de patrie à défendre, de cité à servir, de volonté de puissance à aider et à soutenir, etc. ; il s’agit d’un code dressé par un dieu, imposé aux hommes dans l’intérêt de ce dieu, pour la gloire de ce dieu et qui commande impérativement, sans donner ses raisons, et à qui il faut obéir parce qu’il commande et pour cela seul. L’impératif catégorique est né.

Voilà la morale, ici toute religieuse ; ailleurs elle aura une autre forme et prendra d’autres chemins pour arriver ; mais voilà la morale, telle que nous, modernes, nous la connaissons, la voilà en ses principaux traits : « Origine du péché. — Le péché, tel qu’on le considère aujourd’hui, partout où le Christianisme règne ou a jamais régné, le péché est un sentiment juif et une invention juive, et, par rapport à cet arrière-plan de toute moralité chrétienne, le Christianisme a en effet cherché à judaïser le monde entier. On sent, de la façon la plus fine, jusqu’à quel point cela lui a réussi en Europe, au degré d’étrangeté que l’antiquité grecque — un monde dépourvu du sentiment du péché — garde toujours pour notre sensibilité, malgré toute la bonne volonté de rapprochement et d’assimilation dont des générations entières et beaucoup d’individus n’ont pas manqué. « Ce n’est que si tu te repens que Dieu sera miséricordieux pour toi. » De telles paroles provoqueraient chez un Grec de l’hilarité et de la colère. Il s’écrierait : « Voilà des sentiments d’esclaves ! » Ici, (chez l’hébreu), on admet un Dieu puissant, d’une puissance suprême, et pourtant un Dieu vengeur, vindicatif. Sa puissance est si grande qu’on ne peut en général lui causer aucun dommage, sauf pour ce qui est de l’honneur. Tout péché est un manque de respect envers lui, un crimen læsæ majestatis divinæ et il n’est rien de plus. Contrition, déshonneur, humiliation, voilà les premières et les dernières conditions à quoi est attachée sa grâce. Donc, ce qu’il demande, c’est le rétablissement de son honneur divin ; c’est réparation à son honneur divin. Que si, d’autre part, le péché cause un dommage, s’il entraine après lui un désastre profond et grandissant qui saisit et étouffe un homme après l’autre, cela préoccupe peu cet oriental avide d’honneurs qui trône là-haut, dans le ciel. Le péché est un manquement envers lui et non envers l’humanité ! À celui à qui il a accordé sa grâce, il accorde aussi cette insouciance des suites naturelles du péché. Dieu et l’humanité [ou la cité] sont imaginés ici tellement séparés, tellement en opposition l’un avec l’autre, qu’au fond il est tout à fait impossible de pécher contre cette dernière. Toute action ne doit être considérée qu’au point de vue de ses conséquences surnaturelles, sans qu’il faille se soucier des conséquences naturelles : ainsi le veut le sentiment juif, pour lequel tout ce qui est naturel est indigne en soi. Les Grecs, tout au contraire, admettaient volontiers l’idée que le sacrilège lui aussi pouvait avoir de la dignité, même le vol, comme chez Prométhée… C’est dans leur besoin d’imaginer de la dignité pour le sacrifice et de l’y incorporer qu’ils ont inventé la tragédie, — un art et une joie, qui, malgré les dons poétiques et le goût du sublime qu’avait le juif, sont demeurés profondément étrangers à ce peuple. »

Cette morale, par d’autres chemins, comme nous l’avons annoncé, et sous des formes un peu différentes, nous la voyons naître chez les Grecs, aux temps socratiques, pendant que chez le juif elle reste à l’état stationnaire pour se déployer et se répandre torrentiellement plus tard. Chez les Grecs, au temps de Socrate, cette idée naît : la morale, c’est-à-dire devenir personnellement meilleur, c’est-à-dire être aimé de ses voisins et proches, c’est-à-dire être inoffensif, la morale est quelque chose qui est supérieur à tout et qui doit régler tout, et par rapport à quoi tout doit se régler et à quoi tout se doit subordonner.

Vous parlez de science ? Cela ne signifie pas grand’chose, et le plus savant est encore celui qui sait qu’il ne sait rien ; mais si quelque chose existe qui s’appelle savoir, il n’a de valeur qu’en tant : 1° qu’il n’est pas contraire à la morale ; 2° qu’il y tende, qu’il y achemine, qu’il lui serve et qu’il l’appuie.

Vous parlez de politique et de sociologie ? La politique n’a de valeur que si elle a pour but de rendre les hommes heureux en les rendant meilleurs et si elle y réussit et par conséquent si elle est, uniquement et strictement, un soldat de la morale, un ouvrier de la morale et une servante de la morale.

Vous parlez d’arts ? Ce sont choses méprisables comme la cuisine ou la cosmétique, sauf pourtant, ce dont il est douteux qu’ils soient capables, s’ils servent à enseigner la morale ou à l’inspirer.

Ramener toutes les occupations humaines, tous les travaux humains, tous les efforts humains et toutes les récréations humaines à la morale comme à leur dernière lin et les admettre, justifiés par cette fin et sanctifiés par cette fin, si en effet ils y tendent, et les proscrire et flétrir s’il est prouvé ou évident, ou probable, qu’ils n’y tendent point ou qu’ils ne peuvent y aboutir ; voilà bien tout le socratisme : « Le trait commun dans l’histoire de la morale depuis Socrate, c’est la tentative faite pour amener les valeurs morales à la domination sur toutes les autres valeurs ; de façon qu’elles soient non seulement les juges et les guides de la vie, mais encore les guides et les juges : 1° de la connaissance ; 2° des arts ; 3° des aspirations politiques et sociales. Devenir meilleur est considéré comme seule tâche ; tout le reste n’est que moyen vers ce but — ou perturbation, entrave, danger ; et doit par conséquent être combattu jusqu’à la destruction. (Il y a un mouvement semblable en Chine ; il y en a un aussi aux Indes.) »

Quelles sont les raisons de ce mouvement d’esprit : 1° l’instinct du troupeau dirigé contre les forts et les indépendants ; 2° l’instinct du déshérité et du souffrant dirigé contre les heureux ; 3° l’instinct du médiocre dirigé contre les exceptions. — Dès que l’un seulement de ces instincts prend une certaine force dans une race d’hommes, il renverse l’ordre des valeurs. Ce n’est plus la force de corps et de cœur qui est estimée, c’est la timidité et la régularité des mœurs ; ce n’est plus l’éclat, le luxe beau, la splendeur artistique et patricienne qui est regardée avec admiration, c’est la propriété décente et la vie étroite et économique du petit bourgeois, quelquefois l’abstinence et l’ascétisme inutile du stoïcien, du cynique ou du cénobite ; ce n’est plus le génie qui est admiré et, au contraire, il est considéré comme dangereux et comme insolent ; c’est la médiocrité d’esprit, d’âme, de caractères et de mœurs qui est tenue pour la règle à suivre, pour l’idéal à réaliser et pour un niveau social que personne ne doit dépasser sous peine d’ostracisme ou de mort. C’est quand le monde gréco-romain était déjà sur cette pente que le Christianisme a paru.

Il faut mettre à part Jésus, dont on ne sait que peu de choses et qui semble, à essayer de le voir à travers les contradictions de doctrines et de tendances des Évangiles, avoir été beaucoup plus un aristocrate mystique qu’un plébéien ; car l’idée de justice lui est insupportable, et l’idée de justice est la pierre de touche en ces matières. Il est parfaitement possible que, comme Aristophane a pris Socrate pour un sophiste, les pharisiens aient pris Jésus pour un plébéien, pour le dernier des prophètes, pour un démagogue, alors qu’il était peut-être tout le contraire ; mais on ne sait pas. Il faut mettre à part Jésus dont, tout compte fait, on ne sait rien.

Mais le Christianisme, tel qu’il a été fait par saint Paul et ses disciples, a été le plus grand mouvement moral et plébéien de toute l’histoire connue ; ç’a été, en vérité, l’avènement même du plébéianisme comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire. « Au fond il s’agissait de faire arriver[1] une certaine catégorie d’âmes. C’était une insurrection populaire au milieu », d’abord « d’un peuple sacerdotal », ensuite de peuples restés aristocratiques quoique ayant déjà des tendances plébéiennes et par cela même tout prêts à recevoir la nouvelle. C’était un mouvement piétiste venant des gens d’en bas, pêcheurs, péagers, femmes, malades, puis tourbe plébéienne d’Antioche, de Corinthe, de Rome, des villes africaines, de toutes les capitales, de toutes les grandes villes.

Longue abstention des paysans. Remarquez cela. Les paysans sont les derniers païens (pagani), non pas seulement parce que les nouvelles leur arrivent moins vite et qu’ils sont les arriérés de tous les temps ; mais parce que l’esprit de soumission à l’exception est primitif, et l’esprit d’égalité, c’est-à-dire de domination de la médiocrité sur l’exception, est moderne, dans chaque civilisation, c’est à savoir symptôme de décomposition de cette civilisation.

Prompte adhésion, et ardente, des femmes. Sentimentalité peut-être, émotion au récit du martyre, hystérie de la croix, qui est une maladie très bien étudiée depuis et très connue ; surtout ceci, plus simple et si naturel, que la femme antique est une esclave et que l’idée d’égalité la traverse immédiatement comme une flèche ; ceci encore que la femme est médiocre, essentiellement, dans le sens précis du mot, plus intelligente que l’homme dans les basses classes, moins intelligente que l’homme dans les classes élevées, allant souvent jusqu’à un développement intellectuel très remarquable, n’allant jamais jusqu’au génie, médiocre donc, moyenne et par conséquent très favorable, dès qu’elle peut le comprendre, dès qu’elle l’entrevoit, au règne des classes moyennes, au règne des médiocrités et à la domination des médiocrités sur les exceptions et à la proscription des exceptions. La féminité est un plébéianisme tout fait, un plébéianisme naturel. Les démocraties tendront naturellement à l’instauration du suffrage politique des femmes ; elles s’accommoderaient même très bien du suffrage politique des femmes seules, d’être gouvernées par les femmes, et ce genre de gouvernement leur serait vraiment très bon, leur assurerait très bien le genre de bonheur et de bien-être social qui a leurs préférences. — Ceci encore que les femmes, plus même que les hommes, ont besoin de moralité, ont besoin que le faible soit tenu pour sacré et le fort tenu pour suspect, et que le fort soit suspect à lui-même, bridé de scrupules, entravé et étouffé de conscience, hésitant sur son droit et rougissant de sa force même.

Ainsi armé, le Christianisme a vaincu le vieux monde et persuadé à l’humanité qu’elle devait être médiocre, basse, assez laide, non dirigée par les forts, les courageux et les intelligents, non illustrée et noblement enivrée par les artistes ; mais dirigée par ceux qui jeûnent et qui prient, et pleine de mépris pour les hommes qui ont le sens du beau.

Les forts, les courageux, les intelligents et les artistes n’abdiquent jamais, ou, tout au moins, ne donnent jamais leur démission et ils ont plus tard repris en partie leurs positions dans le Christianisme même, prêtres, évêques, papes, prédicateurs, fondateurs d’ordre, peintres, sculpteurs, architectes ; mais l’esprit du Christianisme est resté longtemps ce que nous venons de dire et il ne s’est jamais entièrement aboli ni même considérablement modifié et cela a eu de grandes conséquences, comme nous verrons.

L’empire romain, énervé et désorganisé dans le sens précis du mot, miné dans son organisme par un certain nombre de causes diverses, mais surtout par cet esprit du Christianisme, sur quoi il ne se trompa point du tout, comme le prouvent les persécutions par où il essaya de se défendre, devint la proie assez facile des Barbares. Les Barbares n’étaient ni intelligents ni artistes ; mais ils étaient courageux et forts, et organisés selon la force, et sans aucun esprit de faiblesse dans leur institution ni dans leurs mœurs. Ils furent vainqueurs.

Ils furent vainqueurs ; mais le Christianisme les séduisit et les captiva, les domestiqua. Comment put-il bien faire ? Nietzsche signale le fait, s’en étonne et ne l’explique pas : « Une religion nihiliste, sortie d’un peuple fatigué et suranné, ayant survécu à tous les instincts violents conformes à ce peuple — transportée peu à peu dans un autre milieu, pénétrant enfin parmi les peuples jeunes qui n’ont pas encore vécu du tout[2], comme cela est singulier ! Un bonheur du déclin et du soir, un bonheur de bergers, prêché à des Barbares, à des Germains ! Combien il fallut d’abord germaniser et barbariser tout cela ! À ceux qui avaient rêvé d’un Walhall ! À ceux qui trouvaient tout le bonheur dans la guerre ! — Une religion surnationale, prêchée au milieu d’un chaos où n’existait pas même encore de nations ! »

L’explication est en effet difficile. Peut-être ces guerriers barbares furent-ils séduits par la légende du Dieu fait homme, du Dieu se faisant homme pour apporter une bonne parole à l’humanité et souffrant la mort dans cette entreprise, idée sentimentale qui doit avoir sur tous les hommes, et surtout sur les hommes simples et rudes, une très grande prise. — « Ah ! si j’avais été là, avec mes barons ! »

Peut-être les Barbares, à mesure qu’ils devenaient vainqueurs, en des terroirs fertiles et sous des climats doux, perdaient-ils de leur barbarie et cessaient-ils de trouver tout le bonheur dans la guerre et s’accommodaient-ils assez facilement, s’installant et devenant fondateurs, d’une religion de repos, de tranquillité et de douceur.

Peut-être ont-ils senti que ces prêtres étaient au fond leurs auxiliaires comme ennemis du vieux Romain, du Romain traditioniste, attaché à ses dieux ou au souvenir de ses dieux, attaché au paganisme comme à ce qui avait la force de son ancienne institution et de son ancienne civilisation, ou comme à ce qui les avait brillamment représentées. Barbares et prêtres chrétiens étaient également ennemis de l’ancienne Rome. Il suffit pour s’entendre ou c’est le chemin de s’accorder. — Et puis, comme dit Nietzsche avec sa finesse habituelle, « on a dû d’abord beaucoup germaniser et barbariser tout cela ».

Tant y a que les Barbares devinrent chrétiens, ce qui peut-être fut un mal ; et le monde fut livré au Christianisme.

Le Christianisme, à la vérité, évolua. Il cessa d’être démagogique. Accepté ou subi par les puissances de ce monde, il devint aristocratique, aspirant, en la personne de ses chefs, soit à partager la puissance gouvernante, soit à l’accaparer tout entière en gouvernant la puissance gouvernante elle-même. Il cessa d’être antiartistique, antiapollinien ou antidionysiaque, devenant très raffiné dans la personne de ses chefs et appelant à lui les artistes comme les autres joies de la vie. L’esprit ancien prenait sa revanche. La Renaissance, chérie des papes, n’est qu’une résurrection de l’hellénisme et de l’esprit hellénique.

Mais remarquez deux choses : d’abord l’esprit chrétien, le véritable esprit chrétien, reste toujours dans le clergé populaire, dans le clergé-peuple, dans ce clergé qui autrefois nommait les évêques, dans ce clergé qui autrefois avait le droit de se marier, dans ce petit — grand par le nombre — dans ce petit clergé dépossédé qui est la démocratie de l’Église et qui n’aimera jamais beaucoup Rome, et qui n’aimera jamais beaucoup les puissants, soit au temporel, soit au spirituel, et qui n’aimera jamais les artistes, et qui parlera, contre les puissants de ce monde, le langage démagogique et socialiste aux temps de troubles et de licence, c’est-à-dire au temps où il pourra parler, et que l’on trouvera, à la veille de la Révolution française prêt à la faire, et, en effet, contribuant très puissamment à ses premières approches et à ses premières victoires.

Il y a toujours eu deux Christianismes superposés, l’un qui était un Christianisme perverti, un Christianisme hellénisé et romanisé dont on pouvait dire : « Græcia capta ferum victorem cepit » ; l’autre qui était le véritable Christianisme d’origine juive, d’origine « prophète hébreu », le Christianisme démocratique, plébéien et plébéianiste, qui gardait vivant et faisait persévérer dans l’être l’esprit de saint Paul.

Et remarquez, seconde chose, non plus importante, mais plus frappante, au fond la même, du reste, que, toutes les fois que le chrétien a voulu revenir à la primitive Église, à l’esprit, au caractère, à l’état moral, à l’état d’âme de la primitive Église, ç’a été une révolution plébéienne qui a été faite ou qui a été tentée. C’a été le mouvement luthérien, antiromain, antiaristocratique, antiartistique, égalitaire très vite, devenant républicain et se mêlant d’idées, de sentiments ou de tendances socialistes.

C’a été le mouvement janséniste, antiromain, antiaristocratique, antilittéraire, antiartistique, profondément « moral », plus même que le protestantisme luthérien, autant que le calvinisme, lequel, du reste, est français d’origine, — enfin inconsciemment républicain, sur quoi Louis XIV ne s’est pas du tout trompé.

Il y a quelque chose à dire au bénéfice des imbéciles qui attaquent la religion, ou, si l’on veut, des hommes qui attaquent la religion d’une façon imbécile : « La lutte contre l’Église est certainement, aussi, entre autres choses, la lutte des natures plus vulgaires, plus gaies, plus familières, plus superficielles contre la domination des hommes plus lourds, plus profonds, plus contemplatifs, c’est-à-dire plus méchants et plus ombrageux, qui ruminent longtemps les soupçons qui leur viennent sur la valeur de l’existence et aussi sur leur propre valeur. L’intérêt vulgaire du peuple, sa joie des sens, son « bon cœur » se révoltaient contre ces hommes. Toute l’Église romaine repose sur une défiance méridionale de la nature humaine, une défiance toujours mal comprise dans le Nord. Cette défiance, le Midi européen l’a héritée de l’Orient profond, de l’antique Asie mystérieuse et de son esprit contemplatif. Déjà le protestantisme est une révolte populaire en faveur des gens intègres, candides et superficiels — le Nord fut toujours plus lourd et plus plat que le Midi » (?)

Il se trouvait donc qu’il y avait entre le haut clergé catholique et le bas clergé catholique, et d’une façon plus générale entre les catholiques d’en haut et les catholiques d’en bas et d’une façon plus générale encore entre les chrétiens d’en haut et les chrétiens d’en bas, la même différence, la même antinomie et la même lutte sourde qu’à toute époque possible entre l’espèce supérieure et l’espèce inférieure ; mais il restait toujours dans le Christianisme, en faveur de l’espèce inférieure, l’esprit primitif, profondément plébéien, profondément égalitaire et profondément démocratique, l’esprit primitif qui avait affranchi la femme et l’esclave, l’esprit primitif qui avait appelé le pauvre au royaume de Dieu et qui avait présenté l’accès du riche au royaume de Dieu comme impossible, l’esprit primitif qui, tout compte fait, était bien une protestation et une insurrection contre toute l’antiquité, contre tous les principes et toutes les idées, aristocratisme, esclavage, virilisme, goût du fort et du beau, sur lesquels reposait l’antiquité et qui avaient fait toute sa vertu et toute sa force.

Et enfin la Révolution française, qui n’est qu’un incident, mais un incident considérable de l’histoire du plébéianisme, fut une explosion de cet esprit plébéien, égalitaire, optimiste et moral. La Révolution française tient tout entière, comme on sait, dans ces deux mots : égalité, souveraineté nationale. Le reste était si peu dans son esprit vrai qu’il a été caduc dès le premier jour, vite abandonné et n’a jamais été repris sérieusement que par les ennemis de la Révolution française et ceux qu’elle lésait. L’égalité et la souveraineté nationale ne sont pas autre chose que le plébéianisme tout pur, sans mélange, sans alliage et sans conciliation possible avec ce qui n’est pas lui. Car remarquez bien que si l’égalité est destructrice de la liberté, ce qu’on a cent fois prouvé et ce que les faits ont prouvé, prouvent et prouveront mieux que tous les raisonnements, la souveraineté nationale détruit elle-même l’égalité, détruit légalité elle-même. Assurément ; car si la loi est ce que pense la majorité, si c’est la pluralité qui gouverne, sans aucun correctif, que se passe-t-il ? Ceci : l’espèce supérieure, l’élite, les êtres d’exception sont purement et simplement supprimés. Leur pensée, leur sentiment, leur jugement, leur goût ne comptent pas. Ils sont sacrifiés. De sorte qu’il n’y a pas égalité entre tous les citoyens, il y a oppression des supérieurs par les inférieurs, des hommes d’élite par les « bêtes de troupeau » ou, si vous voulez, des exceptions par la moyenne. La démocratie supprime les exceptions. Elle organise l’oppression du plus petit nombre par le plus grand. Elle fait de « l’espèce supérieure » une caste de parias. Ce n’est pas du tout de l’égalité.

Mais précisément c’est bien ce que la Révolution voulait. Elle ne voulait au fond ni liberté, ni fraternité, ni même égalité. Elle voulait la souveraineté du plus grand nombre, c’est-à-dire l’oppression et par suite la suppression à bref délai de la haute classe, c’est-à-dire le plébéianisme pur et simple. La Révolution est le plébéianisme lui-même, à l’état le plus pur, le plus décisif et le plus conscient. « Ce fut la Révolution française qui plaça définitivement et solennellement le sceptre dans la main de l’homme bon, de la brebis, de l’âne, de l’oie et de tout ce qui est incurablement plat et braillard, mûr pour la maison de fous des idées modernes. »

Cela, bien entendu, au nom de la morale, de cette morale plébéienne que nous avons suivie jusqu’ici, attentivement, dans son évolution. Ici, et cela est intéressant à considérer, Rousseau, Kant et Robespierre se donnent la main, Rousseau le type même du moraliste plébéien, avec ses effusions sentimentales, son pathos moralisant de pasteur calviniste, son goût de la vie médiocre, pacifique et idyllique, son gemüth, sa haine contre les arts et les lettres ; Kant avec sa belle intelligence philosophique ; mais qui fut toujours comme hypnotisée par la vision du bel édifice moral à construire sur des bases inébranlables ; Robespierre avec son âme de prêtre plébéien, étroit, autoritaire et fanatique : « Tous les philosophes ont construit leurs monuments sous la séduction de la morale, Kant comme les autres [plus que les autres] ; leur intention ne se portait qu’en apparence sur la certitude, sur la vérité, sur la connaissance, mais elle se portait en réalité sur le majestueux édifice de la morale, pour nous servir encore une fois de l’innocent langage de Kant, qui considérait comme sa tâche et son travail, comme une tâche « moins brillante, mais qui n’est pas sans mérite », « d’aplanir et de rendre solide le terrain où s’édifierait ce majestueux édifice moral. » — Hélas ! il n’y a pas réussi, tout au contraire, il faut le dire aujourd’hui. Avec des intentions de ce genre, Kant était le véritable fils de son siècle… Lui aussi avait été mordu par cette tarentule morale qu’était Rousseau, lui aussi sentait peser sur son âme ce fanatisme moral dont un autre disciple de Rousseau se croyait et se proclamait l’exécuteur, je veux dire Robespierre qui voulait (discours du 7 juin 1794) fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu. »

Cette lignée est continuée de nos jours par les véritables héritiers de la Révolution française, et les seuls logiques, les socialistes de toutes nuances, « la race la plus honnête et la plus stupide qui soit au monde », qui veulent simplement, et avec combien de raison si l’on accepte le principe révolutionnaire, que l’égalité soit réelle, qu’il n’y ait d’aucune façon, ni par richesse, ni par titres, ni par honneurs, ni par instruction plus complète, ni par culture plus forte, d’espèce supérieure ; qui veulent supprimer toute exception ; qui veulent que le règne de l’égalité, de la justice et de la concorde soit fondé sur la terre, « règne qui serait, en tous les cas imaginables, celui de la médiocrité et quelque chose comme l’empire de la Chine ». En admirant comme ils l’ont tant fait les Chinois, les philosophes du xviiie siècle semblent avoir compris ce qu’ils disaient et avoir vu distinctement où conduisaient les théories qui leur étaient chères.

— Mais cette pensée de détruire l’élite, de supprimer l’exception est un rêve, c’est une idée très chimérique. L’exception, qui est naturelle, se produira toujours ; l’être d’élite, qui est un produit de la nature, naîtra toujours.

— Sans aucun doute ; mais d’abord ce n’est pas tout à fait vrai ; car le plébéianisme, empêchant l’espèce supérieure de s’affiner et de se fortifier par l’hérédité, la diminue en nombre ; d’autre part, empêchant l’espèce supérieure de se développer par une instruction et une culture particulières, et la réduisant soigneusement à l’instruction rudimentaire que l’on peut donner à tout le monde, la diminue encore en nombre ; le plébéianisme réduit l’espèce supérieure à son minimum ; il la ramène à n’être composée que des individus qui naissent très distingués et tout à fait exceptionnels, et dont rien ne peut arrêter la force d’ascension. De plus, le plébéianisme diminue encore l’espèce supérieure en la décourageant. Quel avantage, le plébéianisme régnant, a un homme né supérieur à cultiver, à développer ou seulement à laisser voir sa supériorité ? Il n’a intérêt qu’à la cacher. À la montrer il se rendrait suspect. À la montrer il se dénoncerait. À la montrer il se proclamerait candidat paria et ne tarderait pas à être classé paria en effet. À quoi bon avoir du mérite, en régime plébéien ? C’est le contraire qui est avantageux. « Soyons médiocres et ne nous donnons pas la peine de devenir opprimés ». Ainsi raisonneront beaucoup d’hommes de mérite, et voilà l’espèce supérieure encore diminuée. Minimum de minimum.

Enfin restent, cependant, ceux-là, très peu nombreux, qui sont très supérieurs, qui ne peuvent se résoudre à cacher ou à étouffer leur supériorité, ou qui ne peuvent réellement ni la réprimer tant elle est forte, ni la cacher tant elle éclate. Mais ceux-ci, le plébéianisme n’est pas fâché qu’ils existent, parce qu’ils ne lui sont pas dangereux, vu leur petit nombre, et parce qu’ils sont pour lui matière de triomphe. Il faut qu’il existe des parias pour qu’on se sente classe dominante, et il faut qu’il y ait des opprimés pour qu’on ait le plaisir de se sentir oppresseurs. Croyez-vous que le plébéianisme français, très bienveillant, mais jaloux cependant de ses légitimes prérogatives, n’ait pas eu grand plaisir à voir Renan, Taine et Pasteur n’avoir aucune espèce d’influence dans l’État et n’être rien dans la Cité ? C’est la victoire même de la démocratie que le génie ait moins de droits chez elle que la médiocrité ou la sottise et par conséquent il faut qu’il y ait des hommes de génie pour qu’elle puisse goûter son triomphe à les écarter ; pour qu’elle puisse, même, remarquez-le, avoir conscience d’elle-même à les repousser et à leur dire : « Je ne vous connais pas. » Si l’espèce supérieure était complètement disparue, le plébéianisme éprouverait l’ennui des victoires trop complètes et ne sentirait plus le plaisir d’être ; il perdrait la passion de soi-même, qui est le sel et qui est l’aiguillon de la vie.

Donc diminuer, par tous les moyens que nous avons vus, l’espèce supérieure et en conserver quelques spécimens, ou plutôt se féliciter de ce qu’il y en aura toujours quelques exemplaires, c’est le mouvement naturel du plébéianisme en marche.

Cette décadence d’une société ou d’une civilisation à mesure que l’aristocratisme baisse est bien sensible aux yeux mêmes, pour ainsi dire, si l’on considère les trois siècles que nous venons de parcourir. Les différentes « sensibilités » des trois derniers siècles s’expriment le mieux de la manière suivante : « Aristocratisme : Descartes, règne de la raison, témoignage de la souveraineté dans la volonté. — Féminisme : Rousseau, règne du sentiment, témoignage de la souveraineté dans les sens, mensonges. — Animalisme : Schopenhauer, règne des appétits, témoignage de la souveraineté des instincts animaux, plus véridique, mais plus sombre. — Le xviie siècle est aristocratique ; il coordonne, il est hautain à l’égard de tout ce qui est animal, sévère à l’égard du cœur, dépourvu de sentimentalité, non allemand, ungemüthlich ; adversaire de ce qui est burlesque et naturel ; il a l’esprit généralisateur et souverain à l’égard du passé ; car il croit en lui-même. Il tient au fond beaucoup plus de la bête féroce, et il pratique la discipline ascétique pour rester maître. Le siècle de la force de volonté est aussi celui des passions violentes. — Le xviiie siècle est dominé par la femme ; il est enthousiaste, spirituel et plat, mais avec de l’esprit au service de ses aspirations et du cœur ; il est libertin dans la jouissance de ce qu’il y a de plus intellectuel, minant toutes les autorités ; plein d’ivresse, lucide, humain et sociable ; il est faux devant lui-même, très canaille au fond. — Le xixe siècle est plus animal, plus terre à terre, plus laid, plus réaliste, plus populacier, et à cause de cela, « meilleur », plus « honnête »… mais plus faible de volonté, triste et obscurément exigeant, mais fataliste. Ni crainte ni vénération devant la raison, pas plus que devant le cœur ; intimement persuadé de la domination des appétits… La morale elle-même est réduite à un instinct (compassion). »

Le plébéianisme avec les instincts que nous lui connaissons s’empare-t-il de l’État ? Il est intéressant de savoir ce qu’il en fait et, disons-le tout de suite pour plus de clarté, comment il le dénature absolument. Qu’est-ce que l’État en son principe ? Il est une ligue de défense contre un ennemi jugé puissant, dangereux et imminent. « La communauté est au début l’organisation des faibles pour faire équilibre à des puissances menaçantes… ou pour être supérieure à ces puissances menaçantes. » Le plus souvent cette organisation consiste simplement à se mettre entre les mains d’un homme puissant lui-même qui, en vérité, ne diffère aucunement de l’ennemi puissant dont on veut se défendre. « Le brigand et l’homme fort qui promet à une communauté qu’il la protégera contre le brigand sont probablement tous deux des êtres semblables, avec cette seule différence que le second parvient à son avantage d’une autre façon que le premier, c’est-à-dire par des tributs réguliers que la communauté lui paye, et non plus par des contributions de guerre. — Le même rapport existe entre le marchand et le pirate qui peuvent longtemps être le même personnage : dès que l’une des deux fonctions ne leur paraît plus prudente, ils exercent l’autre. Au fond, maintenant encore, la morale du marchand n’est qu’une morale de pirate plus avisée : il s’agit d’acheter à un prix aussi bas que possible, de ne dépenser au besoin que les frais d’entreprise et de revendre aussi cher que possible. — Le point essentiel, c’est que cet homme puissant promet de faire équilibre au brigand : les faibles voient en cela la possibilité de vivre. Car il faut, ou bien qu’ils se groupent eux-mêmes en une puissance équivalente, ou bien qu’ils se soumettent à un homme qui soit à même de contrebalancer cette puissance. On donne généralement l’avantage à ce second procédé, parce qu’il fait en somme échec à deux êtres dangereux, au premier par le second et au second par l’avantage qu’on lui assure ; car le protecteur gagne à bien traiter ceux qui lui sont assujettis pour qu’ils puissent et se bien nourrir et le nourrir bien. »

Voilà l’origine de l’État. Il n’y a rien là absolument de « moral » ; c’est un marché. Des hommes achètent une bête de proie pour s’en faire un défenseur. Ainsi l’on achète un chien de garde. Et il n’y a rien de plus naturel ni de plus légitime ; mais il n’y a absolument rien là de moral.

Mais encore allez un peu plus loin et remarquez que l’État est même une immoralité organisée, « Principe : les individus seuls se sentent responsables. Les collectivités ont été inventées pour faire des choses que l’individu n’a pas le courage de faire » et qu’il se fait scrupule, qu’il se fait conscience de commettre. « L’altruisme tout entier est un résultat de l’intelligence de l’homme privé ; les sociétés ne sont pas altruistes les unes à l’égard des autres. Le commandement de l’amour du prochain n’a été encore élargi par personne en commandement de l’amour du voisin. Il faut au contraire considérer comme vrai ce qui se trouve dans les lois de Manon. » — Entre parenthèses c’est pour cela que l’étude des sociétés, par la considération de ce qu’elles sont dans le temps présent ou par les recherches historiques, est si utile pour la connaissance de l’homme et le fait connaître au vrai ; en effet, « toutes les communautés, toutes les sociétés, parce qu’elles sont cent fois plus sincères, sont cent fois plus instructives au sujet de la nature de l’homme que l’individu, trop faible pour avoir le courage de ses désirs… L’étude de la société est si précieuse par ce que l’homme est beaucoup plus naïf en tant que société, que l’homme en tant qu’individu. La société n’a jamais considéré la vertu autrement que comme moyen pour arriver à la force, à la puissance, à l’ordre. »

Mais quel est le mécanisme de cette transformation singulière ? Comment l’homme, en tant que membre d’une communauté, est-il si différent de l’homme en tant qu’individu ? « Comment se fait-il qu’un grand nombre puisse faire des choses à quoi l’individu ne se déciderait jamais ? Par la division des responsabilités, du commandement, de l’exécution. » C’est cela qui introduit ou qui aide à s’introduire la « vertu, le devoir, l’amour de la patrie et du souverain », et c’est cela qui « maintient la fierté, la sévérité, la force, la haine, la vengeance, bref tous ces traits typiques qui répugnent à l’être de troupeau. »

Il faut donc le savoir et savoir le dire, « l’État c’est l’immoralité organisée : à l’intérieur sous forme de police [à vous, comme individu, l’inquisition et la délation sont, sans doute, odieuses], de droit pénal [vous ne vous reconnaissez pas individuellement le droit de punir], etc. ; — à l’extérieur comme volonté de puissance, de guerre, de conquête et de vengeance. »

Or, de cet état qui est l’immoralité ou, si vous voulez, l’immoralisme organisé, le plébéianisme, qu’est-ce qu’il en fait ? Précisément, il transporte à l’État les vertus de l’homme privé, il veut mettre dans l’État les vertus de l’homme privé et il est absolument convaincu que les « vertus » d’homme privé doivent être des vertus d’État. Autrement dit, il tue l’État. Il veut que l’État soit un brave homme pacifique, doux, timide, bienfaisant faible. Il vêtit que l’État ne fasse pas la guerre ; il veut que l’État, non seulement n’attaque point, mais se défende le moins possible ; il veut que l’État tende l’autre joue et donne encore sa tunique lorsqu’on lui a pris son manteau ; il veut que l’État ne juge pas, ou juge avec une indulgence de père de famille faible et même affaibli. Il veut que l’État, chose curieuse, soit tout et ne fasse rien, en quoi, bien que ce soit un peu burlesque, il a raison ; car pour que l’espèce supérieure soit réprimée et diminuée, il faut que l’État, constitué par la pluralité plébéienne, soit tout ; et pour que l’État ait les vertus, les idées et les sentiments et les mœurs de la pluralité plébéienne, il faut qu’il ne fasse rien.

La plèbe organise ainsi, si cela peut s’appeler organiser, un État destructeur de l’espèce supérieure (ou d’une grande partie de l’espèce supérieure) et désarmé, d’une part contre l’étranger avide et d’autre part, à l’intérieur, contre les ennemis violents ou rongeurs, volontaires ou involontaires, de la société. Cet État plébéien est répresseur de la partie la plus élevée de l’espèce supérieure, comme nous l’avons vu, et aussi il est destructeur de la partie un peu moins élevée de l’espèce supérieure, en ce que, celle-là, il l’appelle, il l’attire, il l’entraîne à la politique et l’y épuise. « Toutes les conditions politiques et sociales ne valent pas que des esprits bien doués soient forcés de s’en occuper. Un tel gaspillage des esprits est en somme plus grave qu’un état de misère. La politique est un champ de travail pour des cerveaux plus médiocres, et ce champ de travail ne devrait pas être ouvert aux autres… Telles que les choses se présentent aujourd’hui, où, non seulement tous croient devoir être informés quotidiennement des choses politiques, mais où chacun veut encore y être actif à chaque instant et abandonne pour cela son propre travail, elles sont une grande et ridicule folie. On paye la sécurité publique beaucoup trop cher à ce prix ; et ce qu’il y a de plus fou, on aboutit de la sorte au contraire de la sécurité publique, ainsi que notre excellent siècle est en train de le démontrer, comme si cela n’avait jamais été fait. Donner à la société la sécurité contre les voleurs et contre le feu, la rendre infiniment commode pour toute espèce de commerce et de relations et transformer l’État en providence, au bon et au mauvais sens, ce sont là des buts inférieurs, médiocres et nullement indispensables, auxquels on ne devrait pas employer des instruments délicats. Notre époque, bien qu’elle parle beaucoup d’économie, est bien gaspilleuse ; elle gâche ce qu’il y a de plus précieux, l’esprit. »

Mais surtout l’État plébéien est un désarmement de l’État et une dénaturation de l’État, une transformation de l’État en sens contraire, une transformation de l’État en dissociation, une transformation de l’État en chose qui n’a que des vertus privées et qui n’a aucune vertu d’État, une transformation de la force générale en faiblesse générale.

La plèbe, en son ascension vers ce but, procède de la façon suivante : « Les opprimés, les inférieurs, toute la grande masse des esclaves et des demi-esclaves veulent arriver à la puissance. Premier degré : ils se libèrent, ils se dégagent, en imagination d’abord, ils se reconnaissent les uns les autres, ils s’imposent. Deuxième degré : ils entrent en lutte, ils veulent être reconnus : droits égaux, « justice ». Troisième degré : ils exigent des privilèges ; ils entraînent les représentants de la puissance de leur côté. Quatrième degré : ils veulent le pouvoir pour eux seuls et ils l’ont. » — Et ils arrivent ainsi à faire un État qui est celui dont nous donnions tout à l’heure le tableau.

Cet État, qu’il faut qu’on adore, cet État qui est « la nouvelle idole », est factice, mensonger et mortel. « Il y a quelque part encore des peuples ; mais ce n’est pas chez nous, mes frères. Chez nous il y a des États. État ? Qu’est-ce que c’est que cela ? Allons ? Ouvrez les oreilles. Je vais vous parler de la mort des peuples. L’État c’est le plus froid de tous les monstres froids : il ment froidement, et voici le mensonge qui sort en rampant de sa bouche : « moi, l’État, je suis le peuple ». C’est un mensonge ! Ils étaient des créateurs, ceux qui créèrent les peuples et qui suspendirent au-dessus d’eux une foi et un amour. Ainsi, ils servaient la vie. Mais ce sont des destructeurs, ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui appellent cela un État : ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits. Partout où il y a encore un peuple, il ne comprend pas l’État, et il le déteste comme le mauvais œil et comme une dérogation aux coutumes et aux lois [de l’humanité]. L’État ment par toutes ses langues du bien et du mal, et, dans tout ce qu’il dit, il ment, et tout ce qu’il a, il l’a volé. Tout en lui est faux ; il mord avec des dents volées, le hargneux ; feintes sont même ses entrailles… Oui, c’est l’invention d’une mort pour le grand nombre, une mort qui se vante d’être la vie, une servitude selon le cœur de tous les prédicateurs de la mort. L’État est partout où tous absorbent les poisons, l’État, où tous se perdent, les bons et les mauvais, l’État où le lent suicide de tous s’appelle la vie… Leur idole sent mauvais et ils sentent tous mauvais, ces idolâtres. Mes frères, voulez-vous donc étouffer dans l’exhalaison de leurs gueules et de leurs appétits ? Cassez plutôt les vitres et sautez dehors… Maintenant encore les grandes âmes peuvent trouver devant elles l’existence libre. Il reste bien des endroits pour ceux qui sont solitaires ou à deux, des endroits où souffle l’odeur des mers silencieuses. Une vie libre reste ouverte aux grandes âmes… Là où finit l’État, là seulement commence l’homme, l’homme qui n’est pas superflu ; là commence le chant de la nécessité, la mélodie unique, à nulle autre pareille. Là où finit l’État, regardez donc, mes frères, ne voyez-vous pas l’arc-en-ciel et le pont du Surhumain ? — Ainsi parlait Zarathoustra. »

En résumé, quand le plébéianisme l’a emporté, il a détruit l’État sans le remplacer et dans l’incapacité absolue de le remplacer. Il a conquis le pouvoir sans pouvoir l’exercer. Il s’est assuré la domination pour un pur rien. Au nom de la morale il a conquis l’empire pour le néant. L’ascension du plébéianisme est la marée montante de la nullité, et la morale, qui fut sa force ascensionnelle, est une vertu négative et nihilisante. — La morale est la volonté de puissance des impuissants.



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  1. Soulignée par Nietzsche.
  2. Souligné par Nietzsche, peut-être comme explication (?).