En marge des marées/Le Planteur de Malata

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LE PLANTEUR
DE MALATA



LE PLANTEUR DE MALATA



I

Deux hommes causaient dans le cabinet du rédacteur en chef du journal le plus important d’une grande ville coloniale. Tous deux étaient jeunes. Le plus gros des deux, blond, d’aspect plus citadin, était le rédacteur en chef et le co-propriétaire du journal.

L’autre s’appelait Renouard. On pouvait voir clairement sur son beau visage bronzé que quelque chose le préoccupait. C’était un homme maigre, tout à la fois nonchalant et actif.

Le journaliste reprit :

— Il paraît que vous avez dîné hier soir chez le vieux Dunster ?

Il employait le mot « vieux » non pas dans le sens affectueux qu’on y attache en parlant d’amis intimes, mais par simple constatation de la réalité. Le Dunster en question était vieux, en effet. Ç’avait été l’un des hommes politiques les plus considérables de la colonie : il s’était retiré des affaires publiques après un voyage en Europe et un long séjour en Angleterre, pendant lequel il avait eu une bonne presse. La colonie en était fière.

— Oui, j’y ai dîné, dit Renouard. Le jeune Dunster m’a invité juste au moment où je sortais de son bureau. On eût dit une soudaine inspiration, et cependant je ne puis me défendre d’y soupçonner une arrière-pensée. Il a beaucoup insisté. Il m’a assuré que son oncle serait enchanté de me voir, ma nomination à la concession de Malata ayant été, lui avait dit récemment celui-ci, l’un des derniers actes de sa vie politique.

— C’est très touchant. Le vieux « sentimentalise » de temps à autre sur le passé.

— Je ne sais vraiment pas ce qui m’a fait accepter, continua Renouard. La sentimentalité n’est pas mon fort. D’ailleurs, quoique le vieux Dunster ait été assez aimable à mon égard, il ne m’a même pas demandé ce que devenait mon exploitation de plantes à soie ; il en a probablement oublié l’existence. Je dois dire qu’il y avait chez lui beaucoup plus de monde que je ne m’y attendais : c’était vraiment un grand dîner.

— J’y étais invité, reprit le journaliste, mais je n’ai pu m’y rendre.

Quand êtes-vous donc arrivé de Malata ?

— Hier matin, à l’aube. J’ai fait jeter l’ancre à l’extrémité de Garden-Point, dans la baie. Je suis arrivé dans le bureau du jeune Dunster avant qu’il eût fini de dépouiller son courrier. L’avez-vous jamais vu lire ses lettres ? Je l’ai aperçu par la porte entre-bâillée. Il tient les feuilles à deux mains, remonte les épaules jusqu’à ses vilaines oreilles et rapproche son long nez de ses grosses lèvres comme une pompe aspirante. Un vrai monstre commercial enfin !

— Ici on ne le considère pas comme un monstre, répliqua le journaliste en examinant attentivement son interlocuteur.

— C’est sans doute que vous êtes habitué à sa figure, comme à beaucoup d’autres. Je ne sais pourquoi, lorsque je viens en ville, l’aspect des gens dans la rue me frappe si vivement. Ils semblent terriblement expressifs.

— Et peu agréables ?

— Non, pas toujours. L’effet est souvent frappant sans être absolument net… Je sais, vous croyez que c’est le résultat de mon existence solitaire.

— Assurément oui, je le crois. C’est très démoralisant. Vous ne voyez personne autour de vous pendant des mois. Vous menez une existence tout à fait malsaine.

L’autre eut à peine un sourire et murmura qu’en effet il s’était bien passé onze mois depuis son dernier séjour en ville.

— Vous voyez, insista le rédacteur en chef. La solitude agit comme un poison. Alors vous découvrez sur les visages des indices mystérieux et pénétrants dont un homme bien portant ne se préoccupe pas. Voilà où vous en êtes !

Geoffrey Renouard se garda bien de dire au journaliste que les indices de son visage, un visage d’ami pourtant, l’ennuyaient au moins autant que beaucoup d’autres. Il notait ces petits ravages que l’âge imprime chaque jour sur une apparence humaine. Tout cela l’émouvait et l’inquiétait, comme le signe d’un horrible travail intérieur, terriblement visible pour un œil comme le sien, accoutumé à la solitude de Malata, où il s’était établi après cinq ans d’explorations et d’aventures.

— C’est un fait que lorsque je suis chez moi, à Malata, je ne vois vraiment personne. Je ne fais pas attention aux « boys » de la plantation.

— Nous, ici, nous ne faisons pas attention aux gens dans les rues. Voilà qui est raisonnable !

Le visiteur ne répondit rien, afin d’éviter une discussion. Ce qu’il était venu chercher au bureau de la rédaction, ce n’était pas de la controverse, mais un renseignement. Il hésitait à aborder son sujet. La vie solitaire donne à l’homme une réserve à l’égard de tout commérage, surtout dans ses rapports avec les gens pour qui médire de son prochain est l’emploi le plus habituel de la langue.

— Vous êtes très occupé ? dit-il.

Le rédacteur, qui était en train de marquer au crayon rouge une grande bande de papier imprimé, jeta son crayon en disant :

— Non, j’ai fini. Carnet mondain ! Ce bureau-ci est un endroit où l’on sait tout sur tout le monde, sur ceux qui comptent et ceux même qui ne comptent pas. Il passe ici des gens bizarres, des vagabonds de toutes sortes, de l’intérieur, du Pacifique. Mais à propos, l’autre jour, la dernière fois que vous étiez ici, vous avez ramassé un de ces pauvres diables pour en faire votre assistant, n’est-ce pas ?

— J’ai pris un assistant uniquement pour faire cesser vos sermons sur le danger de la solitude, répondit rapidement Renouard. Et le journaliste se mit à rire devant cette intonation un peu rancunière. Si peu bruyant que fût son rire, sa personne replète en était secouée. Il était parfaitement persuadé que son jeune ami s’était rangé à son avis sans croire tout à fait à sa sagesse ou à sa sagacité. C’était pourtant lui qui avait, des premiers, aidé Renouard dans ses desseins d’exploitation : cinq années d’aventures scientifiques, de travaux, de dangers et de ténacité, le tout conduit avec une rare valeur, et qu’un gouvernement économe avait si modestement récompensé par la concession de l’île de Malata.

Encore cette récompense n’avait-elle été due qu’à l’éloquence du journaliste, par la parole et par la plume : il disposait d’une certaine influence dans la ville. Incertain du degré d’affection que Renouard pouvait avoir pour lui, il n’éprouvait pas lui-même une grande sympathie pour certains côtés de cette nature qu’il ne pouvait démêler. Pourtant il sentait confusément que c’était là sa personnalité véritable, — et peut-être absurde. Ainsi, par exemple, dans le cas de cet assistant, Renouard s’était incliné devant les arguments de son ami et protecteur, arguments contre l’influence malsaine de la solitude, arguments en faveur d’un compagnon, fût-il même querelleur. Très bien. Il s’était montré docile et même aimable en cette circonstance. Mais ensuite qu’avait-il fait ? Au lieu de prendre conseil de son ami, d’un homme qui précisément connaissait la foule de gens sans emploi qui traîne sur le pavé de la ville, voilà que cet extraordinaire Renouard, tout à coup et presque en cachette, ramasse quelqu’un, Dieu sait qui, et s’embarque dare-dare avec lui pour Malata. Cette façon d’agir à son égard était aventureuse et sournoise. C’était là son genre. Aussi le journaliste, qui n’avait pas trouvé la chose à son goût, continua de rire, puis s’arrêtant soudain :

— Oh ! oh ! oui, à propos de votre assistant…

— Eh bien, quoi ? dit Renouard après un silence, tandis que son visage prenait un air d’ennui.

— N’avez-vous rien à m’en dire ?

— Rien, si ce n’est… Et l’expression butée qu’avaient prise le visage et la voix de Renouard s’effaça, tandis qu’il semblait hésiter un moment ; puis changeant d’idée : « Non, dit-il, rien du tout. »

— Vous ne l’avez pas ramené avec vous, par hasard, pour le changer d’air.

Le planteur de Malata regarda fixement son ami, puis secouant la tête il murmura négligemment :

— Je pense qu’il est très bien où il est… Mais j’aimerais bien que vous me disiez pourquoi le jeune Dunster a tant insisté pour m’avoir à dîner chez son oncle hier soir. Tout le monde sait combien je suis peu mondain.

Le rédacteur se récria devant tant de modestie. Son ami ignorait-il qu’il était leur seul et unique explorateur, l’homme qui expérimentait la plante à soie…

— Cela ne me dit toujours pas pourquoi j’ai été invité hier soir. Car jamais le jeune Dunster n’a songé à me faire cette politesse auparavant.

— Notre brave Willie ne fait jamais rien sans raison, c’est vrai.

— Et chez son oncle surtout…

— Il y habite.

— C’est vrai, mais il aurait pu m’inviter ailleurs. Le plus curieux est qu’il m’a bien paru que l’oncle n’avait rien de particulier à me dire. Il m’a souri aimablement deux ou trois fois, et c’est tout. C’était un grand dîner, environ seize personnes.

Le rédacteur, après avoir dit qu’il regrettait de n’avoir pu y aller, voulut savoir si les gens étaient intéressants.

Renouard regretta que son ami n’eût pas été là. Lui dont l’affaire ou du moins la profession, était de savoir tout ce qui se passait sur cette partie du globe, il aurait probablement pu lui dire qui étaient, parmi les invités, certains nouveaux venus. Le jeune Dunster (Willie), orné d’un énorme plastron de chemise et sa peau blanche luisant désagréablement entre ses rares cheveux noirs ramenés par mèches sur le sommet de sa tête, s’était précipité sur lui et l’avait présenté à ces personnes, comme il l’eût fait d’un chien savant ou d’un enfant prodige. Décidément, il détestait Willie : encore un de ces gros individus accaparants.

Il y eut un silence. Renouard semblait n’avoir plus rien à dire, lorsque tout à coup il aborda le vrai motif de sa visite au bureau de la rédaction.

— Ils m’ont eu l’air de gens qui sont sous l’effet d’un enchantement.

Le rédacteur jeta vers son ami un regard approbateur. Que cela fût ou non la conséquence de sa vie solitaire, c’était en tous cas une nouvelle preuve de sa faculté de pénétrer les physionomies.

— Vous avez omis de me les nommer ; mais je puis essayer de les deviner, peut-être ? Vous voulez parler du professeur Moorsom, de sa fille et de sa sœur, n’est-ce pas ?

Renouard approuva :

— Oui, une dame à cheveux blancs.

Mais par son silence et son regard fuyant il était facile de comprendre que ce n’était pas la dame à cheveux blancs qui l’avait intéressé.

— Ma foi, dit-il en reprenant son maintien habituel, il m’a semblé que je n’étais invité là que pour servir d’interlocuteur à cette jeune fille.

Il ne dissimula pas qu’il avait été vivement frappé par l’aspect de celle-ci. Personne n’aurait pu échapper à cette impression. Elle différait complètement de toutes les personnes présentes, et cela ne tenait pas uniquement à ce que sa robe venait de Londres.

Lui, ne l’avait pas conduite à table ; c’était Willie. Ce n’était qu’après, sur la terrasse…

La soirée était délicieusement calme. Il s’était assis à l’écart, seul, avec le désir d’être ailleurs, à bord de sa goélette, de préférence, et débarrassé de ce harnachement mondain. Il n’avait pas, en tout, échangé quarante paroles avec les autres convives. Tout à coup il l’avait vue, de loin, venir seule, vers lui, le long de la terrasse faiblement éclairée.

Elle était grande et souple et portait avec noblesse une tête couronnée d’une chevelure luxuriante, et à laquelle Renouard trouva un caractère particulier, quelque chose d’un peu païen.

Il avait été sur le point de se lever, mais l’approche résolue de la jeune fille l’avait fait rester à sa place. Il ne l’avait pas beaucoup regardée au cours de la soirée. Il n’avait pas cette liberté de regard que donnent l’habitude de la société et la fréquentation des étrangers ; ce n’était pas à vrai dire de la timidité, mais seulement la réserve d’un homme inhabile aux manœuvres de cette curiosité négligente qui sait tout voir sans y paraître.

Tout ce qu’avait retenu son premier regard scrutateur, immédiatement abaissé, ç’avait été l’impression des cheveux d’un roux splendide et de deux yeux très noirs. L’effet en avait été troublant mais furtif ; il l’avait presque oublié, lorsque tout à coup il la vit venir sur la terrasse, dans le rythme ondulant de toute sa personne, lente et empressée tout à la fois, comme si elle se contraignait. La lumière d’une fenêtre ouverte l’éclaira au passage, et la masse illuminée de ses cheveux relevés apparut soudain incandescente, ciselée et fluide, évoquant à l’esprit l’image d’un casque de cuivre poli, ou les lignes mouvantes d’un métal en fusion. À cette vue une admiration étonnée n’était emparée de Renouard ; mais il n’en souffla mot à son ami le rédacteur. Il ne lui confia pas non plus comment cette approche avait fait surgir en son esprit l’image de la grâce, de l’amour infini, et ce sens d’inépuisable joie que contient la beauté. Non, ce dont il fit part au rédacteur ce ne furent pas ses émotions, mais de simples faits énoncés d’une voix lente et en termes ordinaires.

— Cette jeune fille vint s’asseoir près de moi. Elle me dit : « Êtes-vous Français, Monsieur Renouard ? »

Il avait respiré une bouffée d’un parfum subtil dont il ne parla pas non plus : d’un parfum qu’il ne connaissait pas. La voix était grave et distincte. Les épaules et les bras nus brillaient d’une splendeur extraordinaire et, lorsqu’elle avait avancé la tête dans la lumière, il avait pu voir l’admirable ligne de son visage, le nez fin et droit aux narines mobiles, et le coup de pinceau exquis de ses lèvres rouges sur cet ovale sans couleur. L’expression des yeux se noyait dans un jeu d’ombres mystérieuses de jais et d’argent, sous les reflets de cuivre et d’or rouge de la chevelure. On eût dit un être fait d’ivoire et de métaux précieux transmués en un tissu vivant.

— Je lui ai dit que ma famille vivait au Canada et que j’avais été élevé en Angleterre, avant de venir ici. Je ne puis comprendre quel intérêt elle a pu prendre à mon histoire.

— Et vous vous en plaignez ?

Le ton du journaliste sembla froisser légèrement le planteur de Malata.

— Non, dit-il d’une voix étouffée et presque maussade. Puis, après un court silence, il reprit :

— Étrange. Je lui ai raconté comment j’étais parti courir le monde à dix-neuf ans, presque au sortir de l’école. Il paraîtrait que son frère m’avait précédé de deux ans dans le même collège. Elle a voulu savoir ce que j’ai fait d’abord en arrivant ici ; quels emplois on pouvait y trouver, où l’on pouvait aller, ce qui pouvait vous arriver. Comme si je pouvais dire ou prédire, d’après mon expérience, la destinée des gens qui viennent ici avec cent projets divers et pour cent raisons différentes…, ou même sans autre raison que l’amour du changement, qui vont, viennent et disparaissent. Incroyable. On aurait dit qu’elle voulut m’entendre raconter leurs histoires : je lui ai dit que la plupart ne valaient pas la peine d’être racontées.

L’éminent journaliste, la tête appuyée sur son poing gauche et le coude sur la table, écoutait avec une grave attention, mais ne paraissait pas aussi surpris que Renouard semblait s’y attendre : aussi ce dernier demanda-t-il brusquement :

— Vous savez quelque chose ?

L’homme universel hocha la tête et dit :

— Oui, oui, mais allez toujours.

— C’est tout. Je ne sais rien de plus. Je me suis vu engagé dans le récit détaillé de mes propres aventures, au début de ma carrière. Il est impossible qu’elle ait pu y trouver un intérêt quelconque. Vraiment c’est tout à fait extraordinaire. Ces gens ont quelque chose en tête. Nous étions assis dans la lumière de la fenêtre, et le père rodait sur la terrasse, les mains derrière le dos, la tête basse. La dame à cheveux blancs est venue deux fois à la fenêtre de la salle à manger, j’en suis certain. Les autres convives commençaient à prendre congé, et cependant nous restions assis là. Cette famille est probablement descendue chez les Dunster. C’est la vieille Madame Dunster qui a mis fin à la situation. Le père et la tante tournaient aux alentours comme s’ils n’osaient pas s’approcher de cette fille. Tout d’un coup elle s’est levée, m’a serré la main et m’a dit qu’elle comptait bien me revoir.

Tout en parlant, Renouard revoyait le balancement de son corps plein de force et de charme, il sentait la pression de sa main, il entendait encore les derniers accents de ce grave murmure jaillisant de cette gorge si blanche dans la lumière de la fenêtre et il se rappelait les rayons noirs de ses yeux résolus, glissant sur son visage au moment où elle lui avait tourné le dos. Il revoyait tout, et pourtant ce n’était pas vraiment avec plaisir. C’était plutôt émouvant comme s’il s’était découvert une nouvelle faculté. Il y a des facultés dont on se passerait bien volontiers, comme par exemple celle de voir à travers un mur de pierre, ou de se rappeler une personne avec cette netteté surnaturelle. Et que penser de ces parents qui l’entouraient avec cet air d’anxieuse sollicitude ? Ces figures du monde civilisé ne cessaient de se dresser devant lui. Ces êtres s’interposaient si fortement entre lui et la réalité du monde extérieur qu’il s’était senti poussé vers le bureau de son ami. Il espérait qu’un renseignement banal viendrait chasser de sa pensée les fantômes de ce dîner inattendu. À vrai dire, la personne qualifiée qu’il aurait dû voir était le jeune Dunster, mais il ne pouvait absolument pas souffrir Willie Dunster.

Sur ces entrefaites, le rédacteur avait changé d’attitude, et faisant maintenant face à sa table de travail, il souriait légèrement, d’un air entendu.

— Une fille étonnante, hein ?

L’incongruité de ce terme aurait suffi à faire bondir de sa chaise n’importe qui. Étonnante ! cette jeune fille, étonnante ! Étonn… Mais Renouard contint ses sentiments. Son ami n’était pas un homme à qui faire des confidences, et, somme toute, ce genre de conversation était bien ce qu’il était venu entendre. Comme il avait néanmoins fait un geste, il se rencogna et dit avec une indifférence parfaitement feinte qu’elle était, en effet, très…, surtout parmi cette collection de personnes mal fagotées. Il n’y avait pas là une femme de moins de quarante ans.

— Est-ce ainsi qu’on parle de la crème de notre société, du « dessus du panier », comme on dit en France, s’écria le journaliste en feignant l’indignation. Savez-vous que vous ne ménagez guère vos expressions ?

— Je m’exprime très peu, déclara Renouard d’un ton sérieux.

— Je vais vous dire ce que vous êtes. Vous êtes un garçon qui ne pèse pas ses paroles. Avec moi, naturellement, cela n’a pas d’importance ; mais, vous ne saurez jamais…

— Ce qui m’a surtout frappé, interrompit Renouard, c’est que ce soit moi qu’elle ait choisi pour une aussi longue conversation.

— C’est peut-être que vous étiez l’homme le plus remarquable de la soirée.

Renouard secoua la tête :

— Vous avez manqué votre effet, mon cher, il faudra essayer autre chose, dit-il avec calme.

— Vous ne me croyez pas ? Ah ! modeste personnage ! C’est bon ! Mais laissez-moi vous assurer qu’en temps ordinaire j’aurais eu raison. Vous êtes suffisamment remarquable pour cela. Mais aussi vous me faites l’effet d’un garçon assez perspicace. Eh ! bien, les circonstances sont extraordinaires. Pardieu ! elles le sont.

Il se mit à rêver. Au bout d’un moment, le planteur de Malata laissa tomber négligemment :

— Et vous les connaissez ?

— Et je les connais, répliqua l’universel journaliste, du ton le plus simple, car l’occasion était trop particulière pour faire montre de sa vanité professionnelle ; cette vanité si familière à Renouard qu’il s’étonna de n’en pas avoir le spectacle et qu’il appréhenda là-dessous de fâcheuses nouvelles.

— Vous avez rencontré ces personnes ? demanda-t-il.

— Non, je devais les rencontrer hier soir, mais je me suis vu forcé d’écrire le matin à Willie pour m’excuser. C’est alors qu’il a eu la lumineuse idée de vous inviter à ma place, en supposant que vous pourriez être utile. Willie est parfois stupide ; il est évident que vous êtes le dernier à pouvoir servir à quoi que ce soit dans cette histoire.

— Comment se fait-il que je m’y trouve mêlé, quelle qu’elle puisse être ?

Et ici une sourde irritation altéra légèrement la voix de Renouard :

— Je ne suis arrivé que d’hier matin.


II

Son ami le journaliste se tourna carrément vers lui :

— Willie m’avait demandé conseil, et du moment qu’il vous a mêlé à cette histoire, je puis bien vous dire de quoi il s’agit. Je vais essayer d’être aussi bref que possible. Mais, naturellement, tout ceci entre nous.

Il s’arrêta. Renouard, qui sentait s’accroître son malaise, fit un signe d’assentiment, et l’autre ne perdit pas de temps en préambule :

— Le professeur Moorsom…, physicien et philosophe…, une belle tête à cheveux blancs (à en juger par les photographies), beaucoup de cerveau aussi dans cette tête…, tous ces fameux livres…, pour sûr, même Renouard avait dû en entendre parler…

Renouard grommela que ce genre de lecture n’était pas son fort, et son ami s’empressa d’ajouter que ce n’était pas le sien non plus, sauf par obligation professionnelle, pour la page littéraire de ce journal qui était à la fois sa propriété et l’orgueil de sa vie ; le seul journal littéraire des Antipodes ne pouvait vraiment pas ignorer le philosophe à la mode. Non pas que qui que ce fût aux Antipodes eût jamais lu une ligne du professeur Moorsom, mais tout le monde, femmes, enfants, débardeurs, et cochers de fiacre, en avait entendu parler. La seule personne, à part lui, qui, dans ces parages, eût lu les œuvres du philosophe, était le vieux Dunster qui, à une certaine époque même, se disait moorsomien (ou moorsomite), et cela bien avant que le philosophe eût atteint la notoriété dont il jouissait maintenant, bien avant qu’il fût devenu « un personnage » à tous égards…, socialement aussi…, tout à fait la coqueluche de la haute société.

Renouard écoutait attentivement, tout en dissimulant du mieux qu’il pouvait son attention.

— Un charlatan, enfin ? murmura-t-il négligemment.

— Non, je ne pense pas. Je ne veux pas dire cela. Je ne serais rependant pas surpris qu’il eût écrit la plupart de ses œuvres pour se moquer du monde. D’ailleurs, rappelez-vous bien ceci, il n’y a vraiment que dans le journalisme que l’on puisse trouver des écrits complètement sincères ; croyez-moi.

Ce disant, le rédacteur s’arrêta un moment, en jetant un regard perçant sur son interlocuteur jusqu’à ce que et celui-ci eût murmuré un accidentel « oh ! sans doute ». Il se mit alors à expliquer que le vieux Dunster, pendant sa tournée en Europe, avait été à Londres le « lion » de la saison, à l’époque où il était descendu chez les Moorsom. Il entendait par là le père et la fille, car le philosophe était déjà veuf depuis pas mal d’années.

— Elle n’a pas l’air très jeune fille, murmura Renouard. L’autre acquiesça :

— Cela n’a rien d’étonnant, étant donné qu’elle a tenu le rôle de maîtresse de maison à Londres avec des gens de la haute depuis le moment où elle a eu les cheveux relevés… Je ne m’attends pas du tout, d’ailleurs, continua-t-il, lorsque j’aurai l’honneur de lui être présenté, à trouver en elle la prime fleur de la jeunesse. Ces gens sont descendus chez les Dunster incognito, comme des princes du sang. Personne ne s’y laisse prendre, mais enfin ils aiment mieux cela. Et même, pour obliger le vieux Dunster, nous n’avons pas, dans le journal, fait mention de leur présence. Mais on mettra votre arrivée parmi nos célébrités locales.

— Juste ciel !

— Parfaitement. M. G. Renouard, l’explorateur, dont l’indomptable énergie, etc…, qui travaille actuellement à la prospérité de notre pays dans sa plantation de Malata… À propos, comment va la plante à soie ? Ça marche ?

— Oui.

— Avez-vous rapporté de la fibre ?

— Une pleine goélette.

— Je vois cela, vous pensez la faire transporter dans les usines d’essai de Liverpool, hein ? Les gros capitaliste, là-bas, sont très intéressés, n’est-ce pas ?

— En effet.

Il y eut un moment de silence, puis le journaliste ajouta lentement :

— Vous serez un homme très riche, un de ces jours. Le visage de Renouard ne trahit aucun sentiment à l’annonce de cette prophétie assurée ; il ne dit rien jusqu’à ce que son ami eût repris, d’un ton méditatif :

— Vous devriez intéresser le professeur Moorsom à cette affaire, puisque Willie vous a présenté.

— Comment, un philosophe

— Je ne crois pas qu’il soit ennemi de gagner un peu d’argent, et il doit savoir assez bien s’y prendre (ici la voix du journaliste se teinta de respect), il a su gagner une fortune avec sa philosophie.

Renouard leva les yeux, réprima un violent désir de sortir brusquement, mais quitta lentement son fauteuil :

— Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée, dit-il ; d’ailleurs, de toute façon, je dois le revoir.

Il se demanda s’il avait réussi à atténuer le trouble de sa voix, si son intonation avait été assez détachée, car il était en proie à une vive émotion qui n’avait rien à voir avec l’aspect commercial de la question. Il arpentait la pièce comme pour s’en aller, quand il entendit un léger rire : il se retourna soudain, les sourcils froncés ; mais ce n’était pas de lui que riait le rédacteur, il riait en regardant vaguement le mur qui lui faisait face : c’était évidemment le préambule d’un discours que Renouard, revenu à lui, attendit sans mot dire, mais non sans une singulière inquiétude.

— Non, vous ne devineriez jamais ; personne ne devinerait jamais ce que cherchent ces gens-là. Quand Willie est venu me raconter cette histoire, les yeux lui en sortaient de la tête.

— Comme toujours, d’ailleurs, remarqua Renouard avec un mouvement de dégoût. Il est stupide.

— Il était ahuri, et je le fus aussi, après qu’il m’eut raconté la chose. C’est une chasse, mon cher. Et ce qu’on cherche, c’est un homme. Et Willie, au cœur tendre a embrassé cette cause.

Renouard répéta : « Un homme ?… » Puis il se rassit brusquement rien en apparence que pour écarquiller les yeux.

— Willie est venu vous emprunter une lanterne ? demanda-t-il sarcastiquement, en se levant de nouveau sans raison apparente.

— Quelle lanterne ? s’écria le rédacteur abasourdi, dont le visage s’assombrit d’une expression soupçonneuse. Renouard, vous faites toujours des allusions à des choses que je ne saisis pas. Si vous étiez dans la politique, moi, en tant que journaliste, je ne me fierais à vous qu’autant que je vous verrais agir, mais pas davantage. Vous êtes pourri de sophismes. Mais écoutez ; l’homme en question est celui qui a été pendant un an le fiancé de Miss Moorsom. Ce ne peut être n’importe qui, en tout cas ; mais il ne semble pas avoir été bien avisé, c’est dur pour cette jeune fille.

Il parlait avec sentiment et l’on sentait que ce qui allait suivre était une affaire qui lui tenait au cœur. Mais, en homme qui connaît son monde, il marqua un étonnement amusé : un jeune homme d’excellente famille, allant partout, et pas n’importe qui, un garçon qui avait un pied dans les deux M.

Renouard, qui arpentait la pièce, se retourna :

— Que diable est-ce là ? demanda-t-il à voix basse.

— Eh ! bien, quoi ? le Monde et la Monnaie, c’est ainsi que je les appelle, pour aller plus vite. Vous avez les trois R au bas de l’échelle sociale et les deux M en haut, vous comprenez ?

— Ah ! ah ! Elle est bonne, ah ! ah !

Et Renouard se mit à rire d’un air égaré.

— Et vous progressez des unes aux autres, par ces temps de démocratie, continua le journaliste avec une imperturbable suffisance. C’est-à-dire si vous êtes suffisamment malin. Le seul danger, c’est de trop. Et je crois que c’est ce qui sera arrivé à ce garçon. Un beau jour il s’est trouvé mêlé à un vilain gâchis, un vilain gâchis financier. Willie vous comprenez, n’est pas entré dans les détails avec moi. On ne lui en a, du reste, pas donné beaucoup. Mais vous savez, là, une sale affaire, quelque chose qui relève de la cour d’assises. Il était innocent, cela va sans dire. Mais il a tout de même dû disparaître.

— Ah ! ah ! (Renouard se reprit à rire brusquement, le regard fixe, comme auparavant), il y a donc un autre M dans l’histoire ?

— Que voulez-vous dire ? demanda vivement le journaliste, comme si on eût voulu empiéter sur sa découverte.

— Je veux dire « maboul ».

— Mais non, pas du tout, pas du tout.

— Bon, appelez-le seulement un malfaiteur. Que diable voulez-vous que cela me fasse ?

— Mais attendez donc. Vous n’avez pas encore entendu la fin de l’histoire !

Renouard, qui avait déjà son chapeau sur la tête, se rassit avec le sourire de dédain d’un homme qui a découvert la morale d’une histoire. Le journaliste virevoltait sur sa chaise tournante. Enfin, d’un ton plein d’onction :

— Disons, un imprudent. Bien souvent l’argent est aussi délicat à manier que la poudre. On ne saurait prendre trop de précautions à l’égard des gens qui travaillent avec vous. En tout cas il y eut un krach fantastique, une affaire sensationnelle, et ses amis intimes ne le virent plus. Avant de disparaître, toutefois, il alla voir Miss Moorsom. Ne trouvez-vous pas que ce seul fait démontre son innocence ? Ce qui s’est dit alors entre eux, personne ne le sait, à moins que la jeune fille n’en ait fait confidence à son père. Il n’y avait pas grand chose à dire. Il n’y avait pas non plus grand chose à faire, si ce n’est de le laisser s’en aller, n’est-ce pas ? car l’histoire s’étalait dans tous les journaux. Le mieux, c’était de l’oublier, et aussi le plus facile. Pardonner aurait été plus difficile, pour une jeune fille de son genre et de son monde, mêlée à une pareille affaire. Je veux dire une jeune fille ordinaire. Or le pauvre diable ne demandait pas mieux que d’être oublié, seulement il trouva moins facile d’y contribuer. Il écrivit de temps à autre. Il n’écrivit pas à ses amis. Il n’avait pas de parents proches. Le professeur avait été son tuteur. Non, le pauvre diable écrivit de temps en temps à un ancien serviteur de son père, à la campagne, en lui défendant absolument de dévoiler l’endroit de sa retraite. Mais le vieil imbécile ne trouva rien de mieux que de s’en aller rôder aux abords de la maison des Moorsom, en ville ; peut-être mit-il dans la confidence la femme de chambre de Miss Moorsom et écrivit-il à « Monsieur Arthur » que la demoiselle allait bien et semblait heureuse, ou quelque chose d’aussi réjouissant. Je veux bien que le jeune homme consentait à ce qu’on l’oubliât, mais je ne crois pas que ce genre de nouvelles l’enchantait. Qu’en dites-vous ?

Renouard, les jambes allongées et la tête penchée sur la poitrine, ne répondit rien. Un sentiment qui n’était pas à proprement parler de la curiosité, mais plutôt une sorte de vague angoisse assez désagréable, comme le symptôme d’une maladie mystérieuse, l’empêchait de se lever et de s’en aller.

— Il devait avoir évidemment des sentiments mélangés, affirma le rédacteur. Bien des garçons, par ici, reçoivent des nouvelles de chez eux avec des sentiments mélangés. Mais je me demande quels seront ses sentiments quand il saura ce que je vais vous dire, nous sommes sûrs qu’il n’en sait rien encore. Voilà six mois, un employé de la Cité, un simple employé de banque, se trouva arrêté à la suite d’une affaire de détournement ou quelque chose d’approchant. Se voyant sous le coup d’une sérieuse condamnation, il jugea bon de soulager sa conscience d’une vieille histoire de titres contrefaits ou supprimés qui prouva, clair comme le jour, l’honorabilité de notre gentilhomme ruiné. L’escroc était bien placé pour savoir à quoi s’en tenir, puisqu’il avait été employé dans la fameuse affaire, avant le krach. On ne put plus avoir de doute sur l’innocence du jeune homme ; mais où diable était-il, le jeune homme innocent, c’est ce qu’on ne savait pas. Nouvelle affaire sensationnelle dans le monde. Miss Moorsom déclara : « Il va venir me redemander et je l’épouserai. » Seulement, il ne revint pas. Entre nous, à l’exception de Miss Moorsom, personne ne désirait bien vivement son retour. Mais elle avait l’habitude de n’en faire qu’à sa tête. Elle perdit patience et déclara que, si elle savait où se trouvait le jeune homme, elle irait le chercher. Tout ce que l’on put tirer du vieux serviteur fut que la dernière lettre qu’il avait reçue portait le timbre de notre belle ville et que c’était la seule adresse qu’il eût jamais connue de « Monsieur Arthur ». Et voilà. À dire vrai, le vieux serviteur était à l’article de la mort, emporté par une maladie de cœur ; Miss Moorsom ne put le voir ; elle alla à la campagne pour apprendre elle-même ce qu’elle pourrait du vieillard, mais il était si mal qu’elle dut rester en bas, tandis que la femme du moribond était montée près de lui ; celle-ci redescendit avec les détails que je viens de vous dire. Il était dans un état qui ne permettait pas de lui poser d’autres questions ; d’ailleurs il passa dans la nuit et ne laissa rien derrière lui qui pût mettre sur une trace quelconque.

Notre ami Willie me laissa entendre qu’il y avait eu des jours orageux dans la maison du professeur. Enfin les voilà ici. Il me semble que Miss Moorsom n’est pas de l’espèce des jeunes filles que l’on peut laisser galoper en liberté à travers le monde. C’est égal, je trouve cela plutôt « chic » de sa part mais je comprends que le professeur ait eu besoin de toute sa philosophie dans la circonstance. C’est maintenant son unique enfant, et brillante, Dieu sait combien. Willie en bredouillait, positivement, quand il a voulu me la décrire, et j’ai vu, dès votre entrée, qu’elle vous avait fait aussi une impression peu ordinaire.

Renouard, d’un geste irrité, rabattit son chapeau sur ses yeux. Le journaliste ajouta qu’assurément ni Renouard ni Willie n’avaient été habitués de rencontrer des jeunes filles d’une aussi remarquable supériorité. Quand Willie avait été à Londres autrefois faire son apprentissage, il n’avait guère fréquenté qu’un monde de pensions de famille ; cela se voyait, du reste. Quant à lui-même dans les beaux jours où il marchait sur le glorieux pavé de Fleet-street il n’avait pas de relations et ne se souciait pas d’en avoir avec le grand monde. À cette époque rien ne l’intéressait que la politique parlementaires et les discours de la Chambre des Communes.

Le journaliste fit à ce passé récent l’honneur d’un sourire attendri, tout chargé de souvenirs, et revint à son idée que, pour une jeune fille du monde, elle avait eu un beau geste. Cependant le professeur pouvait ne pas en être ravi. Car enfin ce garçon, tout blanc comme linge qu’il fût, n’en était pas moins complètement dénué des biens de ce monde. Et il y a des malchances, si imméritées qu’elles soient, qui vous gâchent la carrière d’un homme à tout jamais. Cependant il était difficile d’opposer un refus catégorique à un aussi noble élan, sans parler du grand amour qui était à la base. Ah ! l’Amour ! Et puis la jeune fille était de taille à partir seule : elle en avait l’âge, le courage, l’argent nécessaire. Moorsom avait dû conclure qu’il était vraiment plus paternel, plus prudent aussi et plus sûr, à tous égards, de se laisser entraîner dans cette chasse. La tante les accompagna pour les mêmes raisons, et l’on donna comme prétexte un banal voyage autour du monde.

Renouard s’était levé, et restait debout, le cœur battant, étrangement agité par cette histoire, dépouillée pourtant de tout éclat par la nature parfaitement prosaïque du narrateur. Le journaliste ajouta : « On m’a demandé d’aider à la recherche. »

Là-dessus Renouard marmotta quelque chose comme une formule d’excuse à propos d’un rendez-vous pris, et il sortit. La netteté foncière de son esprit ne pouvait le défendre d’une sensation de jalousie croissante. Il pensait qu’évidemment ce n’était pas un homme de ce genre-là qui pouvait être digne du fidèle attachement d’une semblable jeune fille. Mais il avait assez vécu pour savoir que les actes, les vues et les idées d’un homme ne sont pas nécessairement à la hauteur de son caractère ; et pénétré d’une émotion délicate, par égard pour cette splendide créature, il s’efforça d’imaginer un homme pourvu d’une rare supériorité morale, de dons extérieurs et d’une extraordinaire séduction. Ce fut en vain. Au sortir de longs mois de solitude et plusieurs jours passés en mer, la beauté de la jeune fille se présentait à lui, invincible dans sa splendeur, à moins que ce ne fut par sa propre faiblesse. Il était plus aisé de croire à une telle faiblesse que de supposer à cet homme des qualités susceptibles de le rendre digne d’elle. Plus aisé, et moins humiliant. La faiblesse peut être généreuse, et chez une pareille femme elle ne pouvait être que généreuse, tandis que de l’imaginer subjuguée par quelqu’un de commun, cela c’était intolérable.

La force même de l’impression physique qu’il avait reçue de Miss Moorsom (de semblables impressions sont les sources véritables des mouvements les plus profonds de notre âme) lui rendait cette idée inconcevable. Le prince charmant n’a jamais vécu hors des contes de fée ; il ne vit pas dans le domaine du Monde et de la Monnaie et au surplus en y trébuchant. De la générosité, c’était assurément cela. Oui, c’était sa générosité. Mais cette générosité était à la fois royale dans sa splendeur et presque absurde dans sa prodigalité, ou peut-être divine.

Le soir, à bord de sa goélette, assis sur le bastingage, les bras croisés et les yeux fixés sur le pont, le planteur se laissa environner par la nuit, plongé dans une méditation sur le mécanisme des sentiments et les sources de la passion. Et tout le temps il lui sembla que la jeune fille était réellement présente. Son impression avait été si pénétrante qu’au milieu de la nuit, réveillé en sursaut, les yeux hagards dans l’obscurité de sa cabine, il n’évoqua pas l’image de la jeune fille, mais il en respira le discret parfum ; et il aurait pu jurer qu’il avait été réveillé par le léger froissement de sa robe. Il se redressa quelque temps dans la nuit, en proie non pas à de l’agitation, mais au contraire à une sorte d’oppression née du sentiment qu’il venait de lui arriver quelque chose qui ne pourrait plus s’effacer.


III


Il vint flâner, l’après-midi, dans le bureau du rédacteur, traînant avec une feinte nonchalance le poids de cet irrémédiable dont il s’était senti accablé pendant la nuit, ce sentiment d’une chose qu’il ne pouvait plus empêcher.

Son ami lui annonça aussitôt, d’un ton protecteur, qu’il avait fait, la veille au soir, la connaissance de la famille Moorsom, chez les Dunster. Dîner très simple, il n’y avait personne, ce qui valait mieux pour l’affaire en question.

— Mais dites-moi donc…

Renouard, les mains crispées au dossier d’une chaise, fixa sur son ami un regard vague.

— Sapristi, mais c’est une fille étonnante, s’écria le journaliste… Pourquoi diable allez-vous vous asseoir sur cette chaise qui n’est pas du tout confortable ?

— Je n’allais pas m’y asseoir.

Et Renouard alla lentement à la fenêtre, satisfait d’avoir pu trouver assez d’empire sur lui-même pour lâcher immédiatement la chaise plutôt que de la soulever et d’en assommer le rédacteur.

— Willie n’a pas cessé de la contempler, des larmes plein les gros yeux. Vous auriez dû le voir s’incliner sentimentalement vers elle tout le temps du dîner.

— Assez, dit Renouard d’un ton si angoissé que son ami se retourna, mais ne put lui voir que le dos.

— Vous poussez vraiment trop loin votre antipathie pour le jeune Dunster, c’est positivement morbide, dit-il doucement. Tout le monde ne peut pas être beau après trente ans… J’ai pu parler un peu avec le professeur, de vous surtout. Il m’a paru très intéressé par vos tentatives ; cela le distrait un peu du sujet principal. Miss Moorsom n’a pas semblé fâchée que je vous aie mis dans la confidence. Notre ami Willie m’a également approuvé. Le vieux Dunster, avec sa longue barbe blanche, avait l’air de donner sa bénédiction. Tout ce monde semblait avoir une haute opinion de vous, simplement parce que je leur ai dit que vous aviez mené toutes sortes d’existences avant de venir vous fixer sur cette plantation. Ils voudraient avoir votre opinion. Quelle occupation, à votre avis, M. Arthur a-t-il bien pu trouver ici ?

— Quelque chose de facile, grommela Renouard sans desserrer les dents.

— Sportsman, athlète ? Ne soyez pas trop dur pour ce pauvre diable. Peut-être galope-t-il par des pâturages, peut-être conduit-il des troupeaux ou chemine-t-il en cherchant un emploi quelque part au diable, peut-être prospecte-t-il en ce moment dans le désert.

— Ou bien couché ivre-mort devant une auberge, sur la grand route. La journée est assez avancée pour cela.

Machinalement le rédacteur leva les yeux ; la pendule marquait cinq heures moins le quart :

— Il est tard, en effet, mais ce n’est pas une raison pour que notre homme en soit là. Peut-être navigue-t-il dans le Pacifique occidental, peut-être même sur une goélette de boucanier. Quoique je ne voie pas bien à quel titre. Pourtant…

— Peut-être passe-t-il en ce moment sous cette fenêtre.

— Pas lui…, mais j’aimerais bien que vous sortiez un peu de cette fenêtre pour qu’on puisse au moins vous voir la figure. Je déteste parler à quelqu’un qui me tourne le dos. Vous êtes là à grommeler tout seul comme un ermite sur une grève. Je vais vous dire ce qu’il y a, Geoffrey. Eh ! bien, vous n’aimez pas l’humanité.

— Je ne gagne pas non plus ma vie à parler des affaires de l’humanité, répliqua Renouard.

Il vint cependant s’asseoir docilement dans un fauteuil.

— Qui vous prouve que votre homme ne se promène pas en ce moment dans cette rue ? demanda-t-il. Ce n’est pas plus invraisemblable que n’importe laquelle de vos hypothèses.

Radouci par la docilité de Renouard, le journaliste l’examina un instant.

— Eh ! bien, je vais vous dire pourquoi. Sachez donc que nous nous sommes mis en campagne. Nous avons télégraphié son signalement à tous les postes de police, dans tout le pays. Et qui plus est, nous sommes maintenant certains qu’il n’est pas venu en ville depuis au moins trois mois. Quant à dire si son absence a été plus longue, cela, pour le moment, nous ne le pouvons pas.

— C’est très curieux.

— C’est très simple. Miss Moorsom lui a écrit ici, poste restante, aussitôt après qu’elle eut essayé de voir le vieux serviteur. Eh ! bien, la lettre est toujours là en souffrance. Personne n’est venu la réclamer. Donc cette ville n’est pas la résidence du jeune homme. Personnellement je ne l’ai jamais pensé. Mais il ne peut manquer d’y venir un jour ou l’autre. Et c’est précisément notre principal espoir, qu’il doive venir un jour en ville, tôt ou tard. N’oubliez pas qu’il ignore la mort du vieux serviteur. Il viendra chercher ses lettres. Et alors il trouvera une note récente de Miss Moorsom.

Renouard, silencieux, pensait que tout cela était assez vraisemblable. L’air de lassitude qui assombrissait ses traits énergiques et bronzés, ainsi que son regard rêveur, montrait assez le profond ennui que lui causait cette conversation. Le journaliste n’y voulut voir que la preuve plus évidente encore de son immoral détachement à l’égard de l’humanité, et l’effet de cette solitude malsaine qui lui avait, en fin de compte, desséché le cœur. Tout cela s’accordait à sa théorie habituelle. Il déclara que, tant qu’un homme n’a pas cessé de donner de ses nouvelles, il n’y a pas lieu de le considérer comme perdu. C’était grâce à ce principe qu’on avait pu retrouver mainte et mainte fois des criminels en fuite. Puis, changeant soudain de sujet, il demanda à Renouard s’il y avait longtemps qu’il avait eu des nouvelles des siens et s’ils étaient en bonne santé.

— Oui, merci.

Cela fut dit d’un ton brusque qui interdisait toute familiarité. Il n’aimait pas qu’on lui parlât de sa famille pour laquelle il avait une affection profonde et pleine de remords. Il y avait des années qu’il n’avait vu un seul de ses parents, dont il différait complètement. Dès le matin de son arrivée, il était allé au bureau Dunster et là, dans les casiers dont l’un portait l’indication « Malata », il avait trouvé un petit tas d’enveloppes ; quelques-unes lui étaient adressées personnellement ; l’une était pour son assistant : le tout aux bons soins de Dunster et C°. Quand l’occasion se présentait, la maison Dunster faisait suivre ces lettres, soit par un garde-côtes en croisière, soit par un navire de commerce. Pendant les quatre derniers mois, l’occasion ne s’était pas présentée une seule fois.

— Vous comptez rester ici quelque temps ? demanda le journaliste, après un assez long silence.

Renouard répondit négligemment qu’il ne voyait vraiment pas de raison pour prolonger indéfiniment son séjour en ville.

— Mais votre santé, votre santé morale, mon cher ! reprit le journaliste. Ne serait-ce que pour vous accoutumer à voir des visages dans la rue, sans qu’il vous frappent à ce point, pour devenir un peu plus sociable. Je pense que vous pouvez bien avoir confiance en votre assistant pour vos affaires. Il y a aussi le mulâtre, le Portugais : il sait ce qu’il y a à faire. À propos, demanda le journaliste en regardant fixement son ami, quel est donc son nom ?

— De qui ?

— De votre assistant, que vous avez ramassé derrière mon dos ? Renouard eut un mouvement d’impatience :

— Je l’ai rencontré un soir, par hasard, et j’ai pensé qu’il pourrait faire l’affaire aussi bien qu’un autre. Il venait de l’intérieur et ne semblait pas se plaire en ville. Il m’a dit que son nom était Walter. Je ne lui ai pas demandé une preuve, vous savez.

— Je n’ai pas idée que cela marche avec vous.

— Qui vous fait croire cela ?

— Je ne sais pas, quelque chose dans vos manières, quand vous en parlez.

— Mes manières ? Vraiment ! Je ne trouve pas que ce soit un grand sujet de conversation, voilà tout. Pourquoi ne pas parler d’autre chose ?

— Bien sûr, vous n’admettrez pas vous être trompé. Ce n’est pas votre genre. Mais j’ai dans l’idée que c’est ainsi.

Renouard se leva pour partir, puis, hésitant, regarda le journaliste assis dans son fauteuil.

— Bizarre, tout cela, dit-il avec le plus grand sérieux, et il se dirigeait vers la porte, quand la voix du rédacteur l’arrêta.

— Savez-vous ce qu’on dit de vous ? Qu’il vous est impossible de vous entendre avec quelqu’un que vous ne puissiez pas maltraiter. Avouez tout de même qu’il y a quelque chose de vrai dans ce propos.

— Non, dit Renouard. Vous avez mis cela dans votre journal ?

— Non. Je n’en étais pas tout à fait sûr. Mais, par contre, ce que je dirai, ce dont je suis certain ; je crois que, quand vous vous êtes attelé à une besogne, vous ne comptez pour rien votre vie ni celle des autres. Cela, ce sera imprimé un de ces jours.

— Comme notice nécrologique, alors ? dit Renouard d’un ton négligent.

— Assurément, un jour ou l’autre.

— Vous vous croyez donc immortel ?

— Non, mon cher, mais la voix de la presse est éternelle, et il lui sera donné de dire que tel était le secret de vos succès dans des entreprises où des gens, qui valaient mieux que vous, si je puis ainsi dire, avaient maintes fois échoué.

— Succès ! murmura Renouard en tirant violemment la porte du bureau, sur laquelle les mots : « Bureau de rédaction » semblaient le regarder comme une rangée d’yeux blancs, pendant qu’il descendait l’escalier de ce temple de la publicité.

Renouard ne douta pas que toutes les ressources de la presse eussent été mises au service de l’amour et employées à découvrir l’homme aimé. Il ne souhaitait pas la mort de cet homme. Il y a en nous un fond de solidarité humaine qui ne cède qu’à des provocations répétées ; et cet homme ne lui avait rien fait. Mais avant que Renouard eût quitté la maison du vieux Dunster, au cours de la visite qu’il fît cet après-midi même, il s’était découvert le désir de voir cette recherche demeurer infructueuse. Pourtant il ne se flattait pas de la voir échouer. Il lui sembla que le seul parti à prendre ici-bas, pour lui comme pour tout le monde, c’était la résignation. Et il ne pouvait «’empêcher de constater que le professeur Moorsom lui-même en était arrivé à la même conclusion.

Le philosophe s’était montré tout à fait aimable à son égard. C’était un homme d’apparence frêle, de taille moyenne ; il laissait voir un visage pensif sous ses cheveux blancs abondants et ondés, des yeux sombres et voilés, des sourcils droits et un regard concentré qui, en se posant sur vous, semblait rêver encore à quelque livre, sourdre des limbes de la méditation. Renouard devina en lui un homme que la constante habitude de l’analyse et de l’observation avait rendu aimable et indulgent, inapte à l’action et plus sensible aux pensées qu’aux faits mêmes de la vie… Avec cela, du ressort, de l’ironie, sans la moindre trace d’amertume d’ailleurs, et des manières si simples qu’elles vous mettaient aussitôt à l’aise. Il avait eu avec lui une longue conversation sur cette terrasse d’où l’on découvrait la ville et le port.

La splendide immobilité de cette baie qui s’étendait sous ses yeux, avec ses éperons gris et ses dentelures étincelantes, aida Renouard à reprendre cette possession de soi qu’il avait senti lui échapper en arrivant sur cette terrasse où il avait éprouvé la plus forte émotion de sa vie, où il avait été assis tout près de Miss Moorsom, le cœur en feu, les oreilles bourdonnantes, l’esprit en désordre. C’était là ce jardin où il s’était senti entouré de ce rayonnant sortilège. Il s’y retrouvait maintenant assis avec le professeur et parlant d’elle. Non loin d’eux, le patriarcal Dunster, dans un fauteuil d’osier, se penchait en avant, bénin et un peu sourd, la main en cornet à son oreille, avec cette innocente avidité de la vieillesse qui se rappelle les ardeurs de la vie.

En proie à une sorte à appréhension, Renouard attendait la venue de la jeune fille. Et ce sentiment ressemblait à celui d’un homme qui craint le désenchantement bien plutôt que le sortilège.

Il s’était effrayé à tort. Dès qu’il la vit venir de loin, à l’autre extrémité de la terrasse, un frisson le prit jusqu’à la racine des cheveux. À son approche, le pouvoir de la parole, un moment, lui manqua.

Sa tante et Madame Dunster l’accompagnaient. Tout le monde s’assit ; un cercle se forma dans lequel Renouard se sentit accueilli avec cordialité ; et l’on parla naturellement de la grande recherche qui occupait tous les esprits. On attendait de lui la plus grande discrétion, mais il n’était plus question d’apporter des réticences sur l’objet même du voyage. On ne pouvait parler que des voies et moyens et des dispositions à prendre.

Renouard retrouva toute sa maîtrise de soi, en fixant obstinément son regard à terre, ce qui lui donnait un air de tristesse pensive. Il parvint à conserver à sa voix un ton grave et à mesurer ses paroles à propos du grand sujet en question. Il prit un soin extrême de choisir ses mots pour leur conserver une apparence raisonnable, sans leur donner cependant un sens décourageant. Car il ne voulait pas que cette recherche fût abandonnée, puisqu’alors il la verrait s’éloigner, avec ses deux protecteurs à tête blanche, là-bas, à l’autre bout du monde.

On lui demanda de revenir, de venir souvent, de prendre part aux conciliabules de tous ces gens passionnés par cette entreprise sentimentale d’un manifeste amour. En serrant la main de Miss Moorsom, il leva les yeux, il aurait voulu pouvoir dire quelque chose, mais la voix lui manqua ; il se sentit les lèvres scellées. Elle lui rendit son serrement de main, et comme il la quittait, il la vit regarder vaguement au loin, écoutant, semblait-il, une voix familière, cependant qu’un faible sourire effleurait ses lèvres : un sourire qui, sûrement, ne s’adressait pas à lui, et qui était le reflet d’une profonde et impénétrable pensée.



IV


Il retourna à bord de la goélette qui se dressait toute blanche et comme suspendue dans l’atmosphère crépusculaire et le rayonnement cendré du vaste port. Il contraignit ses idées à être aussi sobres, aussi raisonnables, aussi mesurées que l’avaient été ses paroles, dans la crainte d’une véritable débâcle morale. À l’approche de la nuit, il appréhendait l’insomnie et l’infinie tension de cet effort épuisant. Il fallait l’envisager pourtant. Il s’étendit, dans l’obscurité, en soupirant longuement. Il se vit, tout à coup, portant une petite lampe bizarre, reflété au grand miroir d’une chambre, dans un palais abandonné. Dans cette saisissante image de soi-même il reconnut quelqu’un qu’il lui fallait suivre : le guide effrayé de son rêve. Il franchit des galeries sans fin, une succession de salles immenses, d’innombrables portes. Il s’égarait tout à fait, puis soudain retrouvait sa route. Les pièces succédaient aux pièces. À la fin, la lampe s’éteignit et il trébucha contre un objet qui lui parut froid et lourd à porter. La pâle lueur de l’aube lui découvrit que c’était la tête d’une statue. Les cheveux de marbre imitaient la ligne hardie d’un casque et, sur les lèvres, le ciseau du sculpteur avait laissé un sourire énigmatique. Cette tête ressemblait à Miss Moorsom. Tandis qu’il la regardait fixement, la tête devint légère entre ses doigts, diminua peu à peu et tombant en morceaux se réduisit à une poignée de poussière que dispersa le souffle d’un vent si froid que Renouard s’éveilla en sursaut, pris d’un frisson de désespoir, et sauta vivement hors de sa couchette. Il faisait jour réellement. Il s’assit à la table de sa cabine et, se prenant la tête entre les mains, resta longtemps immobile.

Il se mit, avec calme, à analyser son rêve. La lampe qu’il avait vue se rapportait évidemment à la recherche d’un homme, mais en y réfléchissant, il se rappela que l’image vue dans le miroir n’était pas celle du véritable Renouard, mais de quelqu’un d’autre, dont il ne pouvait se rappeler le visage. Dans ce palais désert, il vit la transformation sinistre de ces longs couloirs aux portes nombreuses du grand bâtiment dont le journal occupait le premier étage. Cette tête de marbre avec le visage de Miss Moorsom ? Eh ! bien ? De quel autre visage aurait-il donc pu rêver ? Et son teint n’était il pas plus beau que celui du marbre de Paros, plus pur que celui des anges ? Le vent qui avait mis fin à son rêve était la brise du matin, entrant par le hublot et lui effleurant le visage.

Oui, et pourtant toute cette explication rationnelle de la vision fantastique ne faisait que la rendre plus mystérieuse encore et plus étrange. Il y avait de la sorcellerie dans ce rêve. C’était une de ces circonstances qui jettent l’homme hors du domaine d’un ordre établi pour lui et n’en font plus qu’un être en proie à d’obscures suggestions.

Désormais, sans même essayer de s’en défendre, il passa toutes ses après-midi dans cette maison où elle vivait. Il y alla aussi passivement qu’en rêve. Il ne put jamais comprendre comment il en était arrivé à vivre sur ce pied d’intimité chez les Dunster. Était-ce dû à son mérite personnel, ou à ce qu’il était l’inventeur de l’industrie de la soie végétale ? Probablement à cette dernière raison, car il se rappelait clairement, aussi clairement que dans un rêve, avoir entendu le vieux Dunster lui dire qu’il serait bientôt chargé d’explorer les districts du Nord, afin d’y trouver des terrains favorables à la culture de la plante. Le vieillard avait hoché la tête d’un air entendu. C’était vraiment aussi absurde qu’un rêve.

Willie serait là ce soir, bien entendu ; mais c’était, lui aussi, plutôt un être de cauchemar, virevoltant autour du cercle des chaises, s’agitant en habit de soirée, comme une chauve-souris gigantesque, répugnante et sentimentale. « Il faut en finir une bonne fois, dans le monde entier, avec leurs sacrés cocons », bourdonnait-il de sa voix étouffée. Il montrait d’ailleurs une horreur extrême des insectes de toute espèce.

Un soir, il était arrivé avec une fleur rouge à la boutonnière ; rien ne pouvait être plus ridiculement fantastique. Un jour, il avait dit à Renouard :

— Il vous appartient de modifier l’histoire de notre pays, car les conditions économiques font l’histoire des nations, oh ! combien !

Il s’était retourné alors vers Miss Moorsom, comme pour obtenir son approbation, en baissant vers elle son nez en spatule et en la regardant avec un regard attendri, de ses yeux abrités sous d’absurdes sourcils qui poussaient comme des roseaux sur sa peau spongieuse. Car cet individu énorme et bilieux était un économiste doublé d’un sentimental à la larme facile, et membre du Cobden Club.

Afin de le rencontrer le moins possible, Renouard commença à arriver plus tôt et à partir avant son apparition, sans pour cela abréger par trop ces heures de secrète contemplation qui le faisaient vivre. Il avait renoncé à s’abuser plus longtemps. Sa résignation était sans limites. Il acceptait l’immense infortune d’être amoureux d’une femme qui ne pensait qu’à retrouver un autre homme et à se jeter dans ses bras. C’est ainsi qu’avec la précision du désespoir il définissait sa situation, et cette idée lui traversait brusquement l’esprit comme une flèche aiguë, lorsque la conversation tombait. La seule pensée devant laquelle il se sentît sans force était que cette situation ne pouvait durer, qu’il faudrait en venir à une conclusion. Il la craignait d’instinct, comme un homme malade peut craindre la mort. Il lui semblait que pour lui ce serait la fin de tout, et qu’après cela il ne pouvait y avoir qu’un gouffre sans lumière et sans fond. Sa résignation même n’était pas dispensée des tortures de la jalousie, la cruelle, insensée, poignante et imbécile jalousie : quand il semble qu’une femme vous trompe, simplement parce qu’elle existe, parce qu’elle respire, et lorsque les mouvements profonds de son âme, de ses nerfs deviennent une source d’affolants soupçons, de doutes épuisants et de mortelles angoisses.

Les conditions particulières de leur séjour faisaient que Miss Moorsom sortait peu. Elle acceptait cette réclusion dans la maison des Dunster, à la façon d’un ermitage où elle vivait, sous la surveillance de ce groupe de vieilles gens, comme une déesse patiente, hautaine, condescendante et obstinée. Nul n’aurait pu dire si elle souffrait de quoi que ce fût ou si son attitude n’était que l’insensibilité d’une grande passion concentrée sur elle-même ou peut-être encore une parfaite réserve, ou l’indifférence d’une supériorité assez complète pour se suffire à soi-même.

Renouard discernait pourtant qu’elle prenait plaisir à causer avec lui de préférence ; était-ce parce qu’il était le seul de son âge ou à peu près ? Était-ce donc là la secrète raison qui l’avait fait admettre dans ce cercle ?

Aussi posée que ses mouvements ou ses attitudes, la voix de la jeune fille l’enchantait. Il avait toujours été un homme d’allures tranquilles, mais cette fascination qui s’exerçait sur lui l’avait transformé au point qu’il lui fallait maintenant de terribles efforts pour conserver son calme habituel. Quand il la quittait pour retourner à bord de sa goélette, il se sentait secoué, épuisé, brisé, comme si on l’eût mis à la plus exquise des tortures. Quand il la voyait s’approcher, il avait toujours un moment d’hallucination. Elle lui semblait une impalpable beauté faite pour l’invisible musique, pour les ombres de l’amour, pour le murmure des eaux. Au bout d’un moment, car il ne pouvait pas éternellement baisser les yeux, il ramassait tout son courage, et il la regardait. Un éclair étincelait dans la sombre clarté des yeux de la jeune femme, et lorsqu’elle les tournait vers lui, ils lui semblaient donner à la vie tout entière une signification nouvelle. Il se persuadait qu’un autre homme, avant de sombrer dans la folie apaisante, aurait vu réduire en cendres son esprit à des feux d’un tel éclat. Il ne se flattait pas d’une pareille chance ; son esprit avait su traverser, indemne, la fournaise des soleils et des déserts embrasés, les colères flambantes dressées devant la faiblesse des hommes et la tenace cruauté de l’impitoyable nature.

N’étant pas fou, il lui fallait se tenir sans cesse sur ses gardes, pour ne pas se laisser aller à des silences chargés d’adoration, ou à des accès de paroles violentes. Il lui fallait surveiller ses yeux, ses gestes, les muscles de son visage. Leurs entretiens étaient tels qu’on le pouvait attendre d’eux ; elle, une jeune fille sortie tout justement de l’épais crépuscule de quatre millions d’êtres et de la vie artificielle de plusieurs saisons à Londres ; lui, l’homme des tâches précises, des actions conquérantes, habitué aux vastes horizons, évitant, jusque dans ses délassements même, ces agglomérations où l’on diminue sa valeur à ses propres yeux. Ils n’avaient à leur service la petite monnaie des conversations. Il leur fallait se servir d’idées générales ; ils les échangeaient sans grande originalité. Ce n’était guère un commerce sérieux. Peut-être n’avait-elle pas beaucoup de ressources à cet égard. Rien de remarquable ne venait d’elle. On ne pouvait pas dire que, de son contact avec le monde extérieur, elle eût reçu des impressions vraiment personnelles et différentes de celles qu’éprouvent les autres femmes. Sa séduction venait de sa sérénité, de ses attitudes graves, d’un irrésistible rayonnement féminin. Il ne savait pas ce qui pouvait se cacher derrière ce front d’ivoire si splendidement façonné, si glorieusement couronné ; il lui était impossible de dire quels étaient ses sentiments et ses pensées. Ses réponses étaient toujours précédées d’un court silence, pendant lequel il restait suspendu à ses lèvres. Il se sentait en présence d’un être mystérieux en qui parlait une voix inouïe, comme une voix d’oracle qui communique au cœur une inquiétude infinie.

Il se satisfaisait pourtant de rester assis là, en silence, les dents serrées, dévoré de jalousie ; et nul n’aurait pu deviner que son attitude, pleine de déférence à l’égard de ces vieilles gens, dissimulait le suprême effort de sa volonté stoïque, que la terrible surveillance de ses secrètes tortures l’occupait tout entier, pour que la force ne vînt pas à lui manquer. Comme jadis au cours de ses luttes avec les forces de la nature, il pouvait trouver en soi-même tous les courages, excepté celui de fuir le danger.

C’était probablement la rareté même des sujets de conversation qui faisait que Miss Moorsom l’engageait si souvent à lui parler de sa propre existence. Il ne s’y refusait pas ; il était affranchi de cette vanité timide et exacerbée qui fait se crisper si souvent les lèvres des hommes vains et glorieux.

Tout en regardant la pointe de son soulier, et en retenant sa voix, il lui parlait en pensant qu’un moment viendrait, bientôt, où elle se lasserait de lui prêter même son inattention. Et lorsque son regard glissait vers elle, elle lui apparaissait éclatante et parfaite, le regard vague, perdu en une immobilité mélancolique, et la tête penchée, semblable à quelque Vénus tragique qui surgissait devant lui, non pas de l’écume de la mer, mais de l’infini lointain, confus et mystérieux de l’innombrable humanité.


V


Un après-midi, en arrivant sur la terrasse, Renouard n’y trouva personne. Ce lui fut à la fois une déception mélancolique et un amer soulagement.

La chaleur était intense, l’air calme. Les hautes fenêtres de la maison restaient grandes ouvertes. À l’extrémité de la terrasse, des chaises groupées autour d’une table à ouvrage donnaient la sensation d’invisibles occupants, d’un conciliabule de fantômes. Renouard regarda ces chaises avec une sorte de terreur. Un bruit de voix, léger, furtif, qui venait d’une pièce voisine, augmentait encore l’illusion et fit s’arrêter le visiteur hésitant. Il s’accouda à la balustrade de pierre, auprès d’un grand vase où s’épanouissait une étrange plante tropicale.

C’est là que le trouva le professeur Moorsom qui revenait du jardin, un livre sous le bras et s′abritant d’une ombrelle blanche. Fermant son ombrelle, le philosophe vint s’accouder près du jeune homme en lui faisant remarquer combien la chaleur augmentait à cette saison. Le planteur en convint et changea un peu de place ; après un court silence, le philosophe lui posa à brûle-pourpoint une question, qui, comme un coup sur la tête, le priva momentanément de la parole et même de la pensée, et qui, plus douloureusement encore, le laissa tout frissonnant, appréhendant non pas la mort, mais un éternel tourment. Ç’avaient été pourtant des paroles bien naturelles.

— Il faut tout de même en sortir. Nous ne pouvons pas rester éternellement dans cette attente. Dites-moi votre sentiment sur nos chances de succès.

Renouard, interdit, eut un faible sourire. Le professeur déclara d’un ton plaisant qu’il avait hâte de poursuivre son voyage autour du monde et d’en avoir fini. On ne pouvait pas rester indéfiniment chez ces excellents Dunster. En outre, il y avait les conférences qu’il s’était engagé à faire à Paris. C’était là une question sérieuse.

Ces conférences du professeur Moorsom étaient un événement européen et Renouard ignorait que des auditoires brillants devaient y courir en foule. Tout ce qu′il lui était possible de démêler était le trouble que cette annonce lui causait. La menace de la séparation lui tomba sur la tête comme un coup de foudre. Il sentit tout l’absurde de son émotion. N’avait-il pas vécu sous les nuages, tous ces temps derniers ? Le professeur, les coudes écartés, regardait le jardin, tout en continuant à soulager son esprit. Assurément sa fille assumait la direction du département « sentiment » et elle rencontrait, pour l’y aider, de nombreuses bonnes volontés. Mais, lui, il fallait bien qu’il s’occupât du côté pratique de la vie, et sans le secours de personne.

— Je n’hésite pas à vous confier ce souci, car je vous sais plein de sympathie pour nous, et en même temps je vous sais désintéressé de toutes ces sublimités que Dieu confonde.

— Que voulez-vous dire ? murmura Renouard.

— Je veux dire que vous êtes capable de juger de tout cela avec calme. L’atmosphère, ici est tout simplement détestable. Tout ce monde se laisse conduire par le sentiment. Votre opinion circonspecte pourrait peut-être influencer…

— Vous voudriez que Miss Moorsom abandonnât son idée ?

Le professeur se tourna vers le jeune homme, et le regardant avec tristesse :

— Dieu seul sait, dit-il, ce que je veux et ce que je ne veux pas.

Renouard, le dos appuyé à la balustrade, les bras croisés, semblait méditer profondément. Son visage s’abritait un peu sous le chapeau à larges bords ; son nez droit qui prolongeait la ligne du front, ses yeux profondément enfoncés dans les orbites, son menton saillant faisaient ressembler son profil à l’un de ceux qu’on voit parmi les bronzes des musées, un profil pur, sous un casque ornementé et qui rappelait vaguement une tête de Minerve.

— C’est bien le moment le plus agaçant de toute ma vie, s’écria le professeur avec une sorte d′irritation.

— Sûrement cet homme en vaut la peine, murmura Renouard, saisi d’un mouvement de jalousie qui le traversa comme un coup de couteau qu’il se serait donné à lui-même. Soit qu’il fût énervé par la chaleur, ou qu’il donnât libre cours à une irritation accumulée, le professeur eut un élan de franchise.

— Il a commencé par être un petit garçon fort ordinaire, dit-il. Il est devenu par la suite un jeune homme doué, mais sans objet, et je le soupçonne de n’avoir jamais essayé de comprendre quoi que ce soit. Ma fille le connaissait depuis son enfance. Je suis un homme très occupé, et je dois dire que leur engagement m’a pris à l’improviste. J’aurais aimé voir à leur décision des causes plus naïves, mais la simplicité n’était pas de mode dans leur milieu. Au point de vue pratique, il semble avoir été un véritable enfant. On me corne maintenant aux oreilles qu’il a été la victime de sa noble confiance dans l’honnêteté de ses semblables. Pour ma part, je vous dirai que, dès le commencement de l’affaire, j’ai eu des doutes sur sa culpabilité. Malheureusement, ma fille n’en avait pas, et nous assistons maintenant à la réaction. Non ! pour être profondément malhonnête, il faut être vraiment pauvre. Tout cela n’a été que la conséquence d’une nature sophistiquée : c’est un simple compliqué. Il a eu, à la vérité, un terrible réveil.

C’est ainsi que le professeur Moorsom fit entendre à son « jeune ami » ses sentiments à l’égard de cet homme disparu dont il était évident qu’il ne souhaitait pas le retour. Peut-être la chaleur inaccoutumée de la saison lui faisait-elle souhaiter les frais espaces du Pacifique, la brise de l’Océan, un pont encombré de chaises-longues, sur un bateau naviguant vers la Côte de Californie. Mais le philosophe n’apparut à Renouard que comme le plus déloyal des pères. Il en demeura stupéfait ; pourtant il n’était pas au bout de ses découvertes.

— Il est peut-être mort ? ajouta le professeur.

— Pourquoi ? On ne meurt pas plus ici qu’en Europe ; s’il était en Italie, par exemple, cette idée ne vous viendrait sûrement pas.

— Oui, supposons qu’il ait subi une sorte de désagrégation morale. Vous savez, ce n’était pas une bien forte personnalité, répliqua le professeur. Et, après tout, c’est l’avenir de ma fille qui est en jeu. Renouard songeait que l’amour d’une femme pareille était capable de guérir un être complètement brisé, de tirer un homme de sa tombe. Il y pensait avec un désespoir intérieur qui, presque autant que son étonnement, fut la raison du silence qui suivit. Il parvint tout de même à émettre une phrase généreuse.

— Oh ! nous ne devons pas même supposer…

Mais le professeur l’arrêta d’un geste, et d’un accent plus triste encore :

— Que c’est bon d’être jeune ! Vous avez été un homme d’action et naturellement vous croyez au succès, mais moi, j’ai trop longtemps regardé la vie pour ne pas me méfier de ses surprises. L’âge, voyez-vous, l’âge !… Vous me voyez plein de doutes et d’hésitations, spe lentus, timidus futuri.

Il fit signe à Renouard de ne pas l’interrompre et, baissant la voix, dans la crainte d′être entendu, même là, dans la solitude de cette terrasse.

— Et le pire est que je ne suis même pas sûr, ajouta-t-il, que ce pèlerinage sentimental soit sincère. Oui, je doute de ma propre enfant. Il est vrai que c’est une femme…

Renouard surprit avec horreur un accent de rancune dans la voix du professeur, comme si jamais le vieillard n’avait pardonné à sa fille de n’être pas morte à la place de son fils. Le philosophe vit le regard pétrifié du jeune homme :

— Ah ! vous ne comprenez pas. Elle est intelligente, elle a l’esprit ouvert, elle est sympathique et charmante, bien sûr. Mais vous ne savez pas ce que c’est que de n’avoir vécu, respiré et même triomphé qu’au milieu du tourbillon et de l’écume de la vie, l’écume étincelante. Là les pensées, les sentiments, les opinions, les affections, les actions même ne sont plus rien que de l’agitation dans le vide pour divertir la vie, une sorte de débauche supérieure, énervante et fatigante, dénuée de sens et privée de but. Ma fille est la créature de ce milieu-là, et je me demande si elle obéit au malaise d’un instinct qui cherche à se satisfaire, si c’est la révulsion d’un sentiment, ou bien si elle ne fait qu’amuser son cœur d’imaginations romanesques. Tout est possible, sauf la sincérité, cette sincérité que peut seule connaître l’humanité vraie et qui lutte. Il n’est pas possible qu’une femme supporte de genre d’existence où les femmes font la loi, et qu’elle reste complètement sincère, qu’elle demeure un être humain, tout simplement… Ah ! voici que l’on sort.

Il s’écarta d’un pas, et détournant la tête :

— Ma foi, je vous serais infiniment obligé si vous pouviez jeter un peu d’eau froide… Et devant le geste de vague effroi esquissé par le jeune homme, il ajouta :

— Ne craignez rien, vous ne risquez pas d’éteindre un feu sacré.

— Je vous avouerai que je n’en parle jamais à Miss Moorsom, et si vous, son père !…

— J’aime votre naïveté, soupira le professeur. Un père est seulement quelqu’un de quotidien, d’ordinaire, de trop connu. D′ailleurs ma fille ne peut que se défier tout naturellement de moi. N’appartenons-nous pas au même milieu ? Tandis que vous, vous jouissez du prestige de l’inconnu. Et puis vous avez prouvé que vous étiez une force.

Le professeur, suivi de Renouard, rejoignit le cercle des invités réunis à l’extrémité de la terrasse, autour d′une table de thé ; trois têtes blanches et la merveilleuse vision de cette splendeur féminine dont la vue avait le pouvoir d’agiter le cœur de Renouard du rappel de sa condition mortelle.

Il fit en sorte de ne pas se placer près de Miss Moorsom. La conversation languissait. Sans qu’on y prît garde, il contempla cette femme si merveilleuse que des siècles semblaient s′étendre entre eux deux. Il se sentait oppressé et vaincu à la pensée de ce qu’elle pourrait donner à un homme qui serait vraiment une force. Quel merveilleux combat avec cette amazone ! Et quel noble fardeau, pour la force victorieuse !

L’excellente Mme Dunster servait le thé, regardant avec intérêt, de temps à autre, la jeune fille. Ayant mangé une tomate crue, et bu un verre de lait (habitude qu’il avait gardée du temps où il vivait à la campagne, bien avant de s’être occupé de politique, alors que sur ses premières exploitations il démontra la possibilité de faire croître du blé dans des terrains en apparence assez stériles pour décourager même des magiciens), le vieil homme d’État lissa sa barbe blanche et frappant légèrement le genou de Renouard de sa main ridée :

— Vous devriez revenir ce soir dîner avec nous tranquillement. Il aimait ce jeune homme, un pionnier, lui aussi, à plus d’un titre.

Mme Dunster ajouta :

— Venez donc, ce sera très intime. Je ne sais même pas si Willie sera là pour dîner.

Renouard marmotta des remerciements ; et quitta la terrasse pour se rendre à bord de la goélette. Il était encore à la porte du salon qu’il entendit la forte voix du vieux Dunster déclarer sur un ton d’oracle :

— Ce sera notre « leader », un de ces jours… Comme moi…

Renouard laissa retomber derrière lui la légère tenture de la porte. La voix du professeur Moorsom disait :

— On m’a dit qu’il s’était fait des ennemis de presque tous ceux qui ont eu affaire à lui.

Cela, ce n’est rien ; il a fait ce qu’il a voulu faire, son œuvre, comme moi.

— On dit qu’il n’a jamais pris garde à ce que cela coûtait, pas même aux existences.

Le planteur comprit qu’on parlait de lui ; mais avant qu’il eût eu le temps de s’éloigner, Mme Dunster intervint doucement :

— Ne vous laissez pas influencer par ce que le monde dit de lui. Ce sont des envieux.

Il entendit alors la voix de Miss Moorsom répondre à la vieille dame :

— Oh ! on ne me trompe pas facilement. J’ose dire que je possède l’instinct de la vérité.

Il s’éloigna de cette maison, le cœur plein d’effroi.



VI


Une fois à bord de la goélette, couché sur le divan et les poings sur les yeux, Renouard décida qu’il ne retournerait pas dîner dans cette maison. Il le décida au moins vingt fois. L’idée qu’il n’avait qu’à monter sur le pont et à commander tranquillement : « Parez le cabestan » pour que la goélette reprenant vie fût le lendemain à trente lieues de là, en mer, trompait sa volonté. Rien de plus facile. Et cependant ce jeune homme à qui son audace intrépide avait fait tant d′ennemis, cet inflexible chef de deux expéditions brillantes et tragiques, reculait devant un acte de farouche énergie et commençait à se chercher des excuses.

Non, vraiment, reculer comme un lâche qui se coupe la gorge n’était pas digne de lui ! Il acheva de s’habiller et regarda dédaigneusement dans le miroir son impassible visage.

Pendant le trajet en canot, il se rappela tout à coup la sauvage beauté d’une cascade à Menado, alors qu’il était encore petit garçon, il y avait bien longtemps. Une légende racontait qu’un gouverneur des Indes hollandaises en tournée officielle s’était suicidé en s’y précipitant. On supposa qu’une maladie incurable l’avait dégoûté de la vie. Mais y avait-il jamais eu au monde un fléau semblable à celui qui le hantait et qui, tout en vous rattachant à la vie, vous torturait jusqu’à la mort.

Le dîner fut des plus calmes. Willie, que l′on avait attendu vainement une demi-heure, ne vint pas, et sa chaise demeura vide auprès de Miss Moorsom. Renouard avait pour voisine la sœur du professeur ; elle avait revêtu une robe de soirée, fort élégante et qui convenait à son âge. Cette vieille dame, dans son étonnante conservation, rappelait à Renouard ces fleurs en cire que l′on garde sous des globes. Elle ne portait aucune trace de cette poussière que laissent les batailles de la vie. De jour, le planteur ne lui plaisait guère ; elle trouvait que son costume blanc et son large chapeau lui donnaient un air bohème tout à fait incorrect pour rendre visite à des dames. Mais en habit de soirée, élégant et svelte, la voix agréable et légèrement voilée, il faisait chaque fois sa conquête. Il aurait pu tout aussi bien être quelqu’un de distingué, le fils d’un duc par exemple. Cédant à ce charme, et aussi, peut-être, parce que son frère lui en avait donné le conseil, elle tenta d’ouvrir son cœur à Renouard qui, pour le moment, était occupé à contempler la nièce, de l’autre côté de la table, de toute la force de son âme. La vieille dame lui parla en toute franchise, exactement comme si cette misérable enveloppe mortelle où ne vivait qu’un amour sans espoir eût été vraiment un fils de duc.

Renouard, distrait, ne percevait que des bribes de cette conversation, jusqu’à ce que la confidence finale éclatât…

— J’aimerais connaître votre opinion. Regardez-la, si charmante, admirée de tous, ce serait trop triste. Nous espérions tous qu’elle ferait un beau mariage, avec quelqu’un de riche et de haut placé ; qu’elle aurait une maison à Londres et une à la campagne, et qu’elle nous y recevrait magnifiquement. Elle est si admirablement faite pour cela. Elle a une foule d’amis distingués. Et voici qu’au lieu de… Ah ! si vous saviez comme mon cœur en souffre.

Son murmure distingué, quoique anxieux, fut couvert par la voix du professeur qui discutait au bout de la table, avec son vénérable disciple, sur l’Impermanence du Mesurable. Cela aurait pu faire la matière d′un nouveau livre à succès de philosophie moorsomienne. À la fois patriarcal et ravi, le vieux Dunster se penchait en avant, les yeux brillants de jeunesse, deux plaques rouges à la racine de sa barbe blanche, et Renouard qui examinait cette agitation sénile se rappela les mots tombés des lèvres subtiles du professeur. Il s’en appliqua le sarcasme, il vit leur vérité démontrée par cet homme que l’on amusait ainsi au bord de sa tombe. Oui, une débauche intellectuelle parmi la simple écume de l’existence ; écume et mensonge.

Placée du même côté de la table, Miss Moorsom ne regarda pas une seule fois son père. Toute sa grâce semblait figée : ses lèvres rouges ne s’entr′ouvraient pas ; une faible teinte rosée animait son visage éclatant ; ses yeux noirs brûlaient immobiles, et des rayons de lumière reflétés par ses cheveux cuivrés se fixaient dans l’ondulation de sa chevelure.

Renouard se vit renversant la table, brisant les verres et la porcelaine, piétinant les fruits et les fleurs, et la saisissant dans ses bras, l’emportant parmi le tumulte et les cris, silencieuse et effrayée, jusqu’en quelque profonde retraite, comme à l’âge des cavernes. Les convives se levèrent tout à coup : Renouard en fit autant, mais il se sentit chancelant, sans souffle.

Sur la terrasse, le philosophe, ayant allumé un cigare, prit cordialement le bras de son « cher et jeune ami ». Renouard, maintenant, le considérait avec la plus profonde méfiance. Mais le grand homme semblait avoir une véritable sympathie pour son jeune ami, une de ces mystérieuses sympathies que n’arrêtent ni les différences d’âge, ni celles de la position : dans le cas du philosophe cela pouvait s’expliquer par le fait que la philosophie est impuissante à remédier aux difficultés de la vie pratique.

Après avoir parlé de choses et d’autres, le professeur se prit à dire :

— Le saviez-vous ? Le fils que j’ai perdu était dans le même collège que vous. Je suis certain que, s’il avait vécu et que vous vous fussiez rencontrés, vous vous seriez compris. Lui aussi, il avait le goût de l’action.

Il soupira, puis, secouant cette mélancolie, il montra d’un geste la partie ombragée de la terrasse où la robe de sa fille faisait une tache de lumière.

— Je désirerais vraiment, dit-il, que vous laissiez tomber par là quelques paroles raisonnables et décourageantes.

Renouard joua l′étonnement, se dégagea du plus perfide des hommes et se reculant :

— Sérieusement, vous vous moquez de moi, mon cher Maître, dit-il avec un rire grave qui était en réalité un cri de rage.

— Mon cher et jeune ami, il n’y a pas lieu de plaisanter. Vous ne semblez pas comprendre le prestige que vous possédez, ajouta-t-il en s’avançant vers les chaises.

« Farceur, pensa Renouard, en le regardant s’éloigner, de la place qu’il n’avait pas quittée. Et pourtant… et pourtant, si c’était vrai ! »

Il s’avança alors vers Miss Moorsom. Elle était assise à la même place qu’à leur première rencontre ; cette fois, ce fut elle qui le regarda s’avancer, mais ce jour-là, la plupart des fenêtres n’étaient pas éclairées. Il faisait noir. Elle lui apparut lumineuse dans sa robe claire, figure sans forme, visage sans traits, attendant son approche, jusqu′à ce qu′il se fût assis près d’elle et qu’ils eussent échangé des mots insignifiants.

Graduellement elle sortait de l’ombre, comme la peinture même du charme, fascinante et mystérieuse clarté sur ce fond obscur. Quelque chose de presque imperceptible dans son attitude, dans les modulations de sa voix trahissait la détente d’un orgueil calme et inconscient dont elle s’enveloppait d’ordinaire comme d’un manteau.

Sensible comme un esclave attentif aux moindres changement d’humeur de son maître, Renouard se sentit envahir d’une infinie tendresse devant cette subtile abdication de sa grâce. Il réprima le désir de la saisir, de la mener vers le jardin, sous les grands arbres, et de se jeter à ses pieds en lui murmurant des mots d’amour. Son émotion était si forte qu’il dut tousser légèrement, et ne sachant quoi lui dire, il commença à lui parler de sa mère et de ses sœurs. Toute la famille devait aller vivre à Londres, au moins pendant quelque temps.

— J’espère que vous irez les voir et que vous leur parlerez un peu de moi, de ce que vous aurez vu, dit-il d’une manière pressante.

Comme un homme prêt à quitter la vie, il espérait par ce misérable subterfuge se rappeler plus longtemps à sa mémoire.

— Certainement, dit-elle, je serai heureuse de leur rendre visite quand je serai de retour, mais ce « quand » est peut-être loin.

Il distingua un léger soupir. Une curiosité jalouse et cruelle lui fit demander :

— Vous sentez-vous découragée, Miss Moorsom ?

Un silence suivit cette question.

— Voulez-vous dire que le cœur me manque, dit-elle ?. Je vois que vous ne me connaissez pas.

— Oh ! on espère toujours, murmura-t-il.

— Il s’agit, Monsieur Renouard, d’une réparation. Je suis ici pour que la vérité soit établie. Il ne s’agit pas de moi-même.

Il eut envie de la saisir à la gorge ; chacune de ces paroles insultait à sa passion, mais il se contenta de dire :

— Je n’ai jamais mis en doute la noblesse de votre but.

— Entendre le mot découragement mêlé à tout cela me surprend, surtout de la part d’un homme qui, m’a-t-on dit, s’est dépensé sans compter.

— Cela vous amuse de me taquiner, dit-il, après avoir retrouvé sa voix et maîtrisé sa colère. Il lui semblait que le professeur lui avait versé dans l’oreille un poison qui se répandait en lui viciait sa passion, et sa jalousie même. Il doutait de chacun des mots qui sortaient de ces lèvres auxquelles cependant sa vie était suspendue.

— Que pouvez-vous savoir des gens qui ne regardent à rien, demanda-t-il de l’air le plus aimable.

— Je le sais par ouï-dire, un peu.

— Eh ! bien, je vous assure qu’ils sont, comme les autres, sujets à la souffrance, et victimes de sortilèges…

— L’un d’entre eux, en tout cas, parle d’une façon singulière.

Ils demeurèrent silencieux, puis elle détourna la conversation.

— Monsieur Renouard, j’ai eu une déception, ce matin. Le courrier m’a apporté une lettre de la veuve du vieux domestique, vous savez. Je pensais qu’elle aurait appris quelque chose de… d’ici. Mais non. Il n’est pas arrivé de lettre depuis notre départ.

Sa voix était calme. La jalousie de Renouard lui rendait cette conversation indésirable, mais il était heureux que rien ne fût arrivé pour aider à la recherche, aveuglément, déraisonnablement heureux, et cela seulement parce qu’ainsi il allait pouvoir la garder plus longtemps devant iea yeux, puisqu’elle ne perdait pas courage.

« Je suis trop prie d’elle », pensa-t-il, et il recula sa chaise. Dans la violence de ses sentiments, il craignait de se jeter sur les mains qu’elle avait posées sur ses genoux, et de les couvrir de baisers. Il eut peur. Rien, rien ne pouvait plus dissiper le charme dont elle l’entourait, eût-elle même été fausse, stupide ou dégradée. Elle était sa destinée.

L’étendue même de son infortune le plongea dans une telle stupeur qu’il n’entendit pas, d’abord, un bruit de pas et de voix qui venait du salon.

Willie était revenu et le journaliste l’accompagnait.

Les nouveaux arrivants débouchèrent bruyamment sur la terrasse, puis se retenant l’un l’autre, s’arrêtèrent, tout à la fois effarants et eux-mêmes effarés.


VII


Ils venaient de fêter un poète du terroir, la dernière trouvaille du journaliste. Ce genre de trouvailles était l’affaire, la vocation, l’orgueil et le plaisir du seul apôtre des lettres que comptât cette hémisphère : l’unique Mécène de la culture, l’Esclave de la Lampe, ainsi qu’il signait sa chronique littéraire de la semaine. Il n’avait pas eu de peine à persuader le vertueux Willie (qui avait le goût des banquets) de l’aider dans cette œuvre. Ils avaient laissé le poète endormi devant le feu, sur le tapis du bureau de rédaction, et ils s’étaient précipités chez le vieux Dunster. Le journaliste avait en effet une autre trouvaille à annoncer.

Tout en se balançant il ouvrit largement la bouche et laissa tomber ce seul mot : « Trouvé ! » Derrière lui, Willie leva les bras au ciel et les laissa retomber d’un geste dramatique. Renouard vit les quatre personnes à tête blanche, à l’extrémité de la terrasse, se lever d’un seul mouvement, comme s’ils étaient tous pris de panique.

— Je vous dis — qu’il — est — trouvé, annonça solennellement le protecteur des lettres.

— Qu’y a-t-il ? demanda Renouard d’une voix étouffée.

Miss Moorsom lui saisit brusquement le poignet ; à ce contact, du feu courut dans les veines du jeune homme, une immobilité s’empara de lui, brûlante ; la sang lui battait aux oreilles. Il voulut se lever, mais la pression convulsive sur son poignet le retint.

« Non ! non ! » Les yeux de Miss Moorsom restaient immobiles, le regard fixe, sombres comme la nuit et scrutant l’ombre devant elle. Le rédacteur en chef, un peu plus loin, se pavanait. Willie le suivait, tramant avec son ostentation habituelle son énorme et pesante carcasse, qui ne restait jamais exactement perpendiculaire plus de deux secondes de suite.

— L’innocent Arthur, enfin nous le tenons. Puis, reprenant le ton de l’homme d’affaires :

— Oui, c’est cette lettre qui a fait le coup.

Il plongea la main dans sa poche et de sa paume tapota le morceau de papier. Une lettre de cette vielle femme. Willie l’avait dans sa poche depuis ce matin. Miss Moorsom la lui avait donnée pour me la montrer. Il croyait que cela n’avait pas d’importance. Eh ! bien, pas du tout, seulement il fallait savoir lire.

Renouard et Miss Moorsom, côte à côte, surgirent de l’obscurité, couple magnifique, à la fois vivant et sculptural, dans leur calme et leur pâleur. Elle lui avait lâché le poignet. En apercevant Renouard, le journaliste s’écria d’une voix perçante :

— Comment ! vous êtes ici !

Il y eut un silence mortel, tous les visages avaient quelque chose de consterné et de cruel.

— Voici précisément l’homme qu’il nous faut, ajouta le rédacteur. Excusez mon agitation, vous êtes précisément l’homme, Renouard. Ne m’avez-vous pas dit que votre assistant s’appelait Walter ? Oui ? C’est bien ce qu’il me semblait. Eh ! bien, voici la lettre de la vieille femme du serviteur. Écoutez ceci. Elle écrit : « Tout ce que je puis dire à Mademoiselle, c’est que mon pauvre mari adressait ses lettres au nom de H. Walter. »

L’exclamation aussitôt étouffée de Renouard se perdit dans un murmure et un piétinement général. Le journaliste fit un pas en avant, et, réussit assez bien à faire un grand salut :

— Miss Moorsom, permettez-moi de vous féliciter du fond du cœur, sur l’issue… heu… heureuse…

— Attendez, dit Renouard d’une voix irrésolue. Le journaliste lui sauta dessus comme un vieil ami :

— Ah ! vous, lui dit-il, vous êtes un joli personnage. Avec vos manières d’ours, vous finirez par n’avoir pas plus de jugement qu′un sauvage. Voyez-vous cela, vivre pendant des mois avec un homme du monde, sans jamais s’en douter. Un homme, j’en suis certain, accompli, remarquable, puisqu’il a été distingué (ici il s’inclina de nouveau) par Miss Moorsom que nous admirons tous.

Elle lui tourna le dos.

— J’espère que vous ne lui avez pas fait trop de misères, Geoffrey, murmura le journaliste à l’oreille de son ami.

Renouard s’empara brusquement d’une chaise, s’assit et, posant ses coudes sur ses genoux, appuya sa tête sur ses mains. Derrière lui, la sœur du professeur levait les yeux au ciel et se tordait fiévreusement les mains. Mme Dunster se joignait les doigts sous le menton ; mais elle, la chère femme, regardait Willie. Ce neveu modèle ! Il était dans un singulier état. Si congestionné. L’habile disposition des cheveux qui couvraient la partie dénudée de son crâne s’était déplorablement dérangée et ce crâne même était rouge et comme en ébullition.

— Qu’y a-t-il donc, Geoffrey ?

Le journaliste semblait déconcerté par les attitudes silencieuses des gens qui l’entouraient. On aurait dit qu’il s’attendait à voir tout ce monde se mettre à danser et à crier.

— Il est dans votre île, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, il y est ! dit Renouard sans lever les yeux.

— Eh ! bien, alors ?

Et le rédacteur en chef regardait autour de lui, en quête d’une réponse qui pût lui venir en aide. Mais la seule réponse qui lui vînt fut inattendue. Irrité d’être au second plan, et, en outre, parce que le vin qui le rendait facilement fâcheux, le sensible Willie se retourna et avec une maligne intonation d’ivrogne, étonnante de la part d’un homme capable de se tenir si droit.

— Ah ! ah ! Mais il n’est pas ici, cria-t-il. Pas encore. Non ! Vous n’avez pas encore mis la main dessus !

Ce spectacle et cette algarade déplacée firent sur le rédacteur l’effet de la cravache sur un cheval surmené ; il sursauta :

— Quoi ? que voulez-vous dire ? Nous… ne… l’avons… pas… encore. Naturellement, il n’est pas ici encore. Mais la goélette de Geoffrey est ici. On peut l’envoyer dès maintenant le chercher. Mais attendez donc, il y a mieux. Pourquoi ne partiriez-vous pas tous pour Malata, mon cher Maître ? Cela ferait gagner du temps, et je suis certain que Miss Moorsom préférerait…

Il fit un geste galant vers Miss Moorsom, mais elle avait disparu. Il en fut quelque peu déconcerté.

— Ah ! hum… Oui, dit-il, pourquoi pas ? Une croisière de plaisance, un délicieux bateau, une délicieuse saison, un délicieux but, un déli… Non, vraiment, rien ne s’y oppose. Geoffrey, d’après ce que j’ai entendu dire, s’est payé un bungalow trois fois trop grand pour lui. Il peut vous loger tous. Ce sera pour lui un plaisir, le plus rare des privilèges. Qui ne serait fier d’être l’instrument de cette heureuse réunion ? Je suis moi-même très fier de l’humble rôle que j’y ai joué. Ce sera pour moi un très grand honneur. Geof, mon cher, vous ferez bien de tout préparer demain de bonne heure pour ce petit voyage. Il serait criminel de perdre un seul jour.

Il était aussi rouge que Willie, l’agitation s’ajoutant aux effets du banquet. Pendant un moment, Renouard demeura silencieux comme s′il n’eût rien entendu. Mais lorsqu’il se fut levé, il donna au rédacteur une tape dans le dos si vigoureuse que le petit homme chancela et parut, un moment, vraiment effrayé.

— Vous êtes un dénicheur et un organisateur de premier ordre, s’écria Renouard. Il a raison. C’est le seul moyen. Vous ne pouvez pas résister à l’appel du sentiment et même vous devez risquer un voyage à Malata…

Ici, la voix de Renouard s’assombrit :

— Un endroit solitaire, ajouta-t-il, et il retomba dans sa méditation sous les yeux qui convergeaient vers lui. Lentement son regard alla de visage en visage et il s’arrêta sur celui du professeur qui, l’œil dur, tournait machinalement un cigare entre ses doigts, et sur la sœur du philosophe, debout à son côté.

— Je serais infiniment heureux si vous consentiez à venir. C’est entendu, n’est-ce pas ? Nous partirons demain soir. Et maintenant, je vous laisse à votre bonheur.

Il salua gravement, et montrant du doigt Willie qui se balançait d’un air somnolent et renfrogné :

— Regardez-le, dit-il, il déborde de bonheur. Vous feriez mieux de l’envoyer se coucher.

Et il s’éclipsa cependant que tous regardaient Willie avec des expressions différentes.

Renouard traversa la maison en hâte, il s’élança dans le sentier de traverse qui menait au rivage où l’attendait son canot. À son appel, les Canaques endormis sursautèrent. Il embarqua : « Tirez, hardi ! » et le canot fendit l’eau comme une flèche. « Hardi, hardi ! » Il fila près des voiliers chargés de laine, endormis sur leurs ancres : chacun avec l’œil fixe de la lampe pendue aux agrès. Il fila près du vaisseau-amiral de l’escadre du Pacifique, masse impotente, noire et silencieuse, lourde du sommeil de ses cinq cents hommes. Des sentinelles entendirent son « Hardi ! Hardi ! » dans la nuit. Les Canaques, ahanant, ramenaient les avirons à chaque coup. Rien n’allait assez vite pour lui. Il grimpa à bord de la goélette, et dans sa précipitation secoua violemment l’échelle de commandement. Sur le pont il trébucha et demeura brusquement immobile.

Pourquoi cette hâte ? Vers quel but ? Depuis longtemps il savait bien qu’il fuyait devant quelqu’un qui le poursuivait et auquel il ne pouvait échapper.

Comme il touchait le pont, sa volonté, qu′il s’était efforcé de sauvegarder, s’évanouit de nouveau. Il n’avait songé à rien moins qu′à appareiller la goélette et la laisser s’évader dans la nuit, silencieusement, parmi les vaisseaux endormis. Mais, maintenant, il savait qu’il n’en serait pas capable. Non, c’était impossible. Et il réfléchissait que, mort ou vivant, une telle fuite noircirait sa mémoire d’un soupçon devant lequel il reculait. Non, il n’y avait rien à faire.

Il descendit dans sa cabine, et avant même de déboutonner son pardessus, il prit dans un tiroir la lettre adressée à son assistant, cette lettre qu’il avait trouvée au bureau de Dunster, dans le casier « Malata », où elle avait attendu trois mois l’occasion d’être délivrée. Depuis le moment où il l’avait jetée dans ce tiroir, Renouard l’avait bien oubliée, jusqu’à ce que le nom de l’homme eût été prononcé si bruyamment.

Il regarda l’enveloppe grossière, l’écriture tremblée et pénible : Monsieur H. Walter. C’était la dernière lettre que le vieux domestique avait envoyée pendant sa maladie, et évidemment une réponse à une lettre de « Monsieur Arthur » qui l’instruisait d’adresser dorénavant ses lettres « aux bons soins de MM. Dunster et C° ». Renouard allait l’ouvrir, mais il s’arrêta et sans hésitation déchira la lettre en deux, en quatre, en huit morceaux. Il remonta sur le pont, tenant dans la main ces morceaux de papier qu’il jeta par dessus le bord, dans les eaux noires, où ils disparurent aussitôt.

Le tout fut fait lentement, sans hésitation, sans remords. Monsieur H. Walter, à Malata. L’innocent Arthur ! Quel était son nom déjà ? L’homme à la recherche duquel était partie cette femme qui semblait attirer vers elle toutes les passions de la terre, sans qu’elle fît pour cela le moindre effort, sans même qu’elle daignât s’en apercevoir, aussi naturellement que d’autres femmes respirent. Mais Renouard n’était plus jaloux de l’existence de cette femme. Quelle qu’en fût la cause, sa jalousie n’allait pas jusqu’à cet homme qu’il avait tiré de l’ombre pour se débarrasser des remontrances d’un soi-disant ami. Un homme sur lequel il ne savait rien et qui, maintenant, était mort. À Malata. Ah ! oui, il y était, bien en sûreté, dans sa tombe. Le dernier service que Renouard lui avait rendu, avant son départ, ç’avait été de l’enterrer.

Comme beaucoup d’autres hommes toujours prêts à des entreprises ardues, Renouard avait une tendance à éviter les petites complications de l’existence. Ce trait de son caractère se mêlait d’un peu d’indolence, et en outre d’un dédain et d’une vive aversion même pour les questions d’ordre vulgaire : comme un homme qui affronterait un lion et qui ferait un détour pour éviter un crapaud.

Ses relations avec ce journaliste importun n’étaient que de surface : il ne s’y mêlait aucunement cette sympathie à laquelle les jeunes gens se trouvent tout naturellement portés. Cela d’abord l’avait amusé de laisser son ami dans l’ignorance du sort de son « assistant ». Renouard n’avait jamais eu besoin d’une autre compagnie que de la sienne. Il portait en lui un peu de cette sensibilité de rêveur que l’on froisse aisément. Il s’était dit que l’homme universel n’aurait fait que le sermonner une fois de plus sur le démon de la solitude et l’aurait assassiné de recommandations en faveur d’un protégé absolument inutile. Et cette sempiternelle inquisition du journaliste l’avait irrité et lui avait fermé les lèvres de dégoût.

Et maintenant il contemplait ce réseau de conséquences qui se resserrait autour de lui.

Ç’avait été le souvenir de cette réticence pleine de diplomatie qui, sur la terrasse, avait étouffé son exclamation, qui l’avait empêché de leur dire à tous que l’homme qu’ils cherchaient, il était impossible qu’on pût le rencontrer maintenant sur cette terre. Il avait reculé devant l’absurdité d’entendre le journaliste universel lui faire de sévères reproches.

— Vous ne me l’aviez pas dit. Vous m’aviez laissé croire que votre assistant vivait encore, et maintenant vous dites qu’il est mort. Qu’est-ce que cela veut dire ? Mentiez-vous alors ou bien mentez-vous maintenant ? Non, l’idée d’une semblable scène lui avait été insupportable. Il s’était assis, atterré. Et maintenant « que vais-je faire », pensa-t-il ?

Tout son courage l’avait abandonné. S’il disait la vérité, c’était le départ immédiat des Moorsom, et il lui semblait qu’il donnerait jusqu’à son dernier reste d’honnêteté pour s’assurer un jour encore la présence de la jeune fille. Il restait là, silencieux. Lentement, parmi des souvenirs confus de sa conversation avec le professeur, des manières d’être de la jeune fille, de l’enivrante familiarité de sa soudaine pression de main, il lui venait une lueur d’espoir. L’autre homme était mort. Alors… Folie, certes ; mais il ne s’en pouvait délivrer. Il avait écouté cet insupportable brouillon tout organiser, cependant que les autres, autour de lui, l’approuvaient, sous le charme de ce roman, que, lui, il savait achevé par la mort. Il avait écouté, ironique et silencieux. Il avait vu une lueur d’espoir. L’occasion l’avait tenté. Il n’avait qu’à rester là sans rien dire. Cela et rien de plus. Qu’était-ce que la vérité au regard de cette passion qui, dans sa pensée, l’avait jeté à ses pieds.

Et maintenant, il n’y pouvait plus rien. La fatalité en avait décidé. De l’air hagard d’un mortel frappé par la foudre divine, Renouard regarda le ciel, immense voile noir poudré d’or, où de grands frissons passaient, comme le souffle impérieux de la vie.



VIII


Enfin un matin, dans l’éclaircie d’un horizon vitreux chargé des masses héraldiques de vapeurs noirâtres, l’île s’éleva peu à peu sur la mer, offrant çà et là des rochers de basalte dénudés, parmi l’épaisse verdure de la végétation. Plus tard, dans le somptueux ruissellement du soleil couchant, Malata se dressa, verte et rose, avant de s’envelopper d’une ombre violette, au déclin de ce jour d’automne. Puis ce fut la nuit. Dans l’air léger, la goélette glissa le long d’une pointe massive et carrée : il faisait tout à fait nuit quand on cargua les voiles, et que les ancres mordirent les fonds sablonneux à l’extrémité de la falaise, car il était dangereux d’essayer d’entrer dans la petite baie envahie par les sables. Après le dernier battement solennel de la grande voile, le murmure des voix de la famille Moorsom s’éleva, frêle dans la paisible obscurité.

Ils étaient tous assis à l’arrière sur des fauteuils d’osier mais personne ne bougea. De bonne heure, ce jour-là, quand on vit que le vent tombait, Renouard, alléguant son insuffisante installation de garçon, avait conseillé aux dames de ne pas débarquer au milieu de la nuit. Quand on eut mouillé dans la baie, il s’avança, l’air gêné (une gêne singulière avait d’ailleurs régné entre lui et ses invités durant toute la traversée), et il renouvela ses arguments. Personne à terre n’imaginerait qu’il ramenait des invités ; personne ne penserait à venir à leur rencontre. Il n’y avait qu’un vieux canot dans la plantation et débarquer dans les canots de la goélette ne serait guère commode dans cette obscurité. On risquait de s’échouer sur un bas-fond. Il valait mieux passer la nuit à bord.

On n’y fit pas d’objections. Le professeur qui fumait sa pipe, étendu sur une chaise longue et confortablement enveloppé d’un manteau boutonné par dessus ses vêtements de tropique, fut le premier à dire :

— Cela me paraît un excellent conseil !

Miss Moorsom, près de lui, approuva d’un long silence. Puis, d’une voix qui semblait sortir d’un rêve :

— Ainsi, voilà Malata, je me suis souvent demandé…

Renouard frissonna. Elle s’était demandé. Malata ! c’était lui-même. Lui et Malata ne faisaient qu’un, et elle s’était demandé, elle s’était…

La sœur du professeur se pencha vers Renouard. Durant la traversée, on n’avait pas une seule fois, à bord de la goélette, fait allusion à cet homme, à cet homme retrouvé. Cette réticence était pour beaucoup dans la contrainte générale. La vieille dame n’avait certainement pas eu un transport de joie à la nouvelle que l’on avait découvert Arthur, pauvre Arthur, sans argent, sans avenir. Mais elle s’était sentie émue par le romanesque de la situation.

— N’est-ce pas extraordinaire, murmura-t-elle en surgissant avec son châle blanc, de penser que ce pauvre Arthur dort là, si près de notre exquise Félicia, et ne se doute pas de l’immense joie que demain lui réserve.

On sentait tant d’affectation dans le discours de la vieille dame en cire qu’il laissa Renouard insensible. Ce ne fut que la seule angoisse de son cœur qui lui fit murmurer d’une voix sombre :

— Personne au monde ne sait ce que demain lui réserve !

La vieille dame eut un frisson comme s’il lui avait dit une impolitesse. Quelle remarque brutale ! au lieu d’une parole aimable et de circonstance. À bord, où elle ne le voyait jamais en habit de soirée, la ressemblance de Renouard avec un fils de duc lui paraissait bien moins frappante. Rien ne lui restait que… ah ! cet air bohème. Elle se leva avec ostentation.

— Il est tard, et puisque nous couchons encore à bord cette nuit, dit-elle… mais cela semble si cruel.

Le professeur se leva en secouant la cendre de sa pipe.

— C’est infiniment plus raisonnable, ma chère Emma, dit-il.

Renouard, derrière la chaise de Miss Moorsom, attendait.

Elle se leva lentement, fit un pas, s’arrêta pour regarder le rivage. La masse sombre et confuse de l’île cachait les étoiles, semblable à un nuage d’orage qui aurait effleuré le ciel et l’eau, prêt à éclater en flammes et en tonnerre.

— Ainsi, c’est cela Malata, répéta-t-elle, songeuse, en s’avançant vers la porte de la cabine. Le manteau clair jeté sur ses épaules, son visage d’ivoire (car le seul éclat que la nuit avait éteint était celui de ses cheveux) la faisaient ressembler à une étincelante créature de rêve, murmurant des paroles profondes et pénétrantes. Elle disparut sans un mot ni un signe, laissant Renouard remué jusqu’aux moelles du murmure de ses paroles, qui semblaient sortir de son corps comme la résonnance mystérieuse d’un délicieux instrument.

Il resta là complètement immobile. Quelle impression furtive avait donné à sa voix cet étrange accent ? Il n’osait répondre à cette question. Mais il lui fallait répondre à ce qu’exigeait la situation. Le moment de l’aveu était-il arrivé ? À cette seule pensée, le sang se figeait dans ses veines.

On aurait dit que tous ces gens avaient on ne sait quel pressentiment. Pendant les taciturnes journées de la traversée, il avait remarqué leur réserve, même entre eux. Le professeur, maussade, fumait sa pipe dans les endroits les plus écartés. Plus d’une fois, Renouard avait rencontré le regard de Miss Moorsom fixé sur lui avec une expression grave et singulière. Il s’imagina qu’elle évitait tout occasion de lui parler. La vieille dame semblait nourrir, elle aussi, on ne sait quel mécontentement. Et maintenant, qu’allait-il faire ?

Les lumières du pont s’étaient éteintes, les unes après les autres. La goélette dormait.

Une heure environ après que Miss Moorsom se fut éloignée sans un mot ni un signe. Renouard sauta hors du hamac qu’il avait fait pendre sous la tente du pont (car il avait donné à ses invités toute la place dont il disposait). Il se leva d’un bond, retroussa son pyjama au-dessus du genou et se glissa à l’avant, sans être vu de l’unique Canaque de garde à l’ancre. Son torse blanc, nu comme celui d’un athlète, brilla, semblable à un fantôme parmi l’ombre épaisse qui régnait sur le pont. À l′insu de tous, il sortit du navire le long du beaupré, se glissa le long de la chaîne et, saisissant à deux mains le harpon, se laissa aller sans bruit dans la mer.

Il s’éloigna, aussi silencieux qu’un poisson, et nagea hardiment vers la terre, soutenu, embrassé par l’eau tiède. La vague voluptueuse et douce le soulevait d’un mouvement lent. Parfois une petite lame venait bruire à son oreille. Il se redressait de temps à autre pour se reposer et régler sa direction. Il prit pied à l’extrémité du jardin qui entourait son bungalow, dans l′absolu silence de l’île. On ne voyait aucune lumière. La plantation semblait dormir aussi profondément que la goélette. Dans le sentier, un petit coquillage craqua sous son pied.

Le fidèle mulâtre, qui faisait sa ronde, dressa l’oreille à ce crissement. Il eut un sursaut de terreur devant cette apparition qui surgissait de l’ombre ; de frayeur, il s’accroupit. En reconnaissant l’intrus, il se redressa et fit claquer sa langue.

— Tse, tse, tse, le maître ! dit-il.

— Silence, Luiz, et écoute-moi.

Oui, c’était bien le maître, le maître puissant que personne n’avait jamais entendu élever la voix, l’homme aveuglément obéi et jamais questionné. Il parlait bas et rapidement, dans la nuit calme, comme si chaque minute eût été précieuse. En apprenant l’arrivée de trois invités, Luiz fit claquer sa langue de nouveau. Ces claquements étaient l’uniforme symbole, sorte de sténographie de ses émotions, et il pouvait leur donner une infinité de sens. Il écouta le reste dans un grand silence, à peine interrompu d’un : « Oui, maître », à voix basse, dès que Renouard s’arrêtait.

— Tu m’as compris, insista celui-ci. Aucun préparatif avant que nous débarquions demain matin. Et tu dois dire que M. Walter est parti pour une tournée des îles.

— Oui, maître !

— Pas d’erreur, fais bien attention.

— Oui, maître !

Renouard retourna vers la mer. Luiz qui le suivait, proposa d’appeler une demi-douzaine de boys et de parer le canot.

— Imbécile.

— Tse, tse, tse.

— Tu ne comprends donc pas que tu ne m’as pas vu ?

— Oui, maître. Mais il y a loin à nager. Si vous vous noyiez !

— Alors, tu pourrais dire de moi et de M. Walter ce que bon se semblerait. Les morts ne se soucient de rien.

Puis il entra dans la mer et entendit un faible « tse, tse, tse » du mulâtre qui ne voyait déjà plus, parmi l’eau sombre, la tête sombre de son maître.

Renouard se guida sur une étoile qui, descendant à l’horizon, semblait le regarder curieusement. Pendant ce retour, il sentit la fatigue de cette longue distance qu’il lui fallait traverser et qui ne le rapprochait pas davantage de son désir. Il lui sembla que son amour avait sapé les invisibles soutiens de sa force. Il ci ut même, un moment, avoir franchi, en nageant, les confins de la vie. Il sentit toute proche cette éternité qui ne réclame plus d’effort et qui donne le repos. Il serait facile de nager ainsi au delà des confins de la vie, les yeux fixés sur une étoile. Mais cette pensée : « Ils croiront que je n’ai pas osé les affronter et que j’ai préféré le suicide », révolta son esprit et lui rendit des forces. Il retourna à bord, comme il en était parti, sans être vu ni entendu. En s’étendant, absolument exténué dans son hamac, il eut le sentiment confus qu’il avait été, par delà les confins de la vie jusqu’aux approches d’une étoile et que, là, tout n’était que paix et calme.



IX


Abritée par son massif promontoire de la réverbération matinale de la mer, la petite baie respirait une exquise fraîcheur. Les passagers de la goélette débarquèrent au bas du jardin. Sur un ton compassé, ils échangeaient quelques banalités. La sœur du professeur déploya un face à main à long manche, comme pour scruter ces horizons nouveaux, mais, en réalité, elle cherchait anxieusement le pauvre Arthur. Ne l’ayant jamais vu qu’en costume de ville, elle n’avait aucune idée de l’air qu’il pourrait avoir. Le professeur s’était chargé du soin d’aider les dames, car Renouard, apparemment très pressé de donner ses ordres, était allé aussitôt à la rencontre du mulâtre qui descendait en hâte le sentier. Devant le bungalow qui étincelait au soleil, au loin, une rangée de « boys », à figure noire, de tailles et de teints divers, conservait l’immobilité d’une garde d’honneur.

Bien avant d’être à portée de voix, Luiz avait retiré son feutre. Renouard se pencha pour écouter le bref rapport du mulâtre, et les dispositions qu’il proposait de prendre pour les visiteurs. On mettrait un autre lit dans la chambre du maître, que l’on réserverait aux dames, une couchette pour le monsieur dans la pièce en face, où M. Walter… (ici, le Portugais regarda rapidement autour de lui), où M. Walter était mort.

— Bon, approuva Renouard. Et rappelle-toi ce que tu as à en dire.

— Oui, maître, seulement… (et ici, il trembla légèrement et mit l’un de ses pieds nus sur l’autre en signe d’embarras), seulement, je… je… n’aime pas beaucoup dire cela. »

Renouard le regarda sans colère, impassible :


— Tu as peur des morts ? Hein ? C’est bien, j’en parlerai moi-même, une fois pour toutes. Puis, élevant la voix, il ajouta : « Envoie les boys prendre les bagages. »

— Oui, maître.

Le planteur revint vers ses invités de marque qui, comme une bande de touristes sans guide, s’étaient arrêtés et regardaient autour d’eux.

— Je suis désolé, commença-t-il, le visage toujours impassible, mon domestique vient justement de me dire que M. Walter (il voulut sourire, mais n’y parvint pas) a profité du passage d’un bateau de commerce pour faire une petite tournée dans les îles de l’ouest.

Un profond silence accueillit cette nouvelle. Déjà Renouard s’abîmait dans cette pensée : « Enfin, c’est fait ! » Mais la vue des boys portant vers la maison les valises et les sacs de voyage l’arracha à cette involontaire rêverie.

— Tout ce que je puis faire, c’est de vous prier de vous installer ici comme chez vous…, avec autant de patience que possible.

C’était, si évidemment, la seule chose à faire que tous avancèrent aussitôt. Le professeur marchait auprès de Renouard, derrière les deux dames :

— Plutôt inattendue, cette absence, fit-il.

— Pas absolument, murmura Renouard. Il faut chaque année faire une tournée pour embaucher de la main-d’œuvre.

— Ah ! oui… Et il… Mon Dieu, que ce pauvre garçon devient agaçant avec ses disparitions. Je vais commencer à croire qu’une mauvaise fée dispense à ce conte d’amour des attentions plutôt fâcheuses.

Renouard remarqua que ses invités ne paraissaient pas autrement bouleversés par cette nouvelle déception. Ils semblaient, tout au contraire, marcher d’un pas plus dégagé. La sœur du professeur laissa retomber son lorgnon au bout de sa chaîne. Miss Moorsom marchait en tête. Le professeur, qui avait retrouvé la parole, avançait lentement, mais Renouard ne l’écoutait pas : il regardait sa fille. Une créature d’une aussi irrésistible séduction pouvait-elle être la fille d’un mortel ? Sa silhouette mouvante s’estompa dans un nuage coloré, comme une chimère faite d’ombre et de flamme lorsqu’elle franchit le seuil du bungalow.

L’intensité de son amour, comme si son âme, s’échappant vers elle, lui fuyait par les yeux, trahissait sa volonté de la conserver aussi longtemps que possible devant son regard.

Les jours qui suivirent ne furent pas tout à fait tels que Renouard l’appréhendait ; ils n’en valurent guère mieux. Il les maudit pour toutes les sensations qu’ils lui apportèrent. Tout néanmoins gardait son apparence paisible. Le professeur fumait d’innombrables pipes, avec l’air d’un travailleur en vacances, toujours en mouvement et regardant tout de cet air sagace et mystérieux qu’ont les gens reconnus comme plus sages que les autres. Sa tête à cheveux blancs, plus blancs que n’importe quel point de l’horizon, si ce n’est l’écume de la mer qui venait se briser sur les rochers, s’apercevait à tous les coins de la plantation, sous son ombrelle blanche. Et même il escalada le promontoire et on le vit de loin, semblable à une petite statue blanche, sur le fond bleu du ciel.

Félicia Moorsom ne s’éloignait guère de l’habitation. On la voyait parfois écrire rapidement avec une expression désespérée, sur un album à fermoir. Mais cela ne durait qu’un instant. Au bruit des pas de Renouard, elle tournait vers lui son beau visage dont le calme splendide ignorait complètement son pouvoir. Chaque fois qu’elle venait s’asseoir sous la vérandah, sur une chaise qui lui était réservée, Renouard apparaissait et venait s’asseoir sur les marches, tout près d’elle, presque toujours silencieux et n’osant même pas, la plupart du temps, tourner son visage vers elle. Elle, très tranquille, les yeux mi-clos abaissait son regard vers lui, si bien que pour un observateur (tel que le professeur, par exemple), elle semblait remuer de profondes pensées au sujet de cet homme assis à ses pieds, les épaules un peu voûtées, les mains pendantes, comme un vaincu. Le poison moral du mensonge possède un tel pouvoir de désagrégation que Renouard sentait son ancienne personnalité se résoudre en poussière. Souvent, le soir, lorsqu’ils parlaient languissamment, dans l’obscurité, il sentait qu’il lui fallait poser son front sur les pieds de la jeune fille et laisser couler ses larmes.

L’instabilité de ses sentiments à l’égard de Renouard donnait à la sœur du professeur une attitude sensiblement contrainte. Elle n’aurait pu dire si elle le détestait ou non. À certains moments, il lui paraissait charmant, et quoique d’ordinaire il finît par dire quelque chose de brutal, elle ne pouvait résister au penchant qui la portait à s’entretenir avec lui. Un jour que sa nièce les avait laissés seuls sous la vérandah, elle se pencha vers lui. Elle était tirée à quatre épingles et, dans son genre, presque aussi frappante que la jeune fille, qui d’ailleurs ne lui ressemblait en rien. Aussi avait-elle l’habitude de dire : « Cette chère Félicia a hérité les cheveux et presque toute l’apparence de sa mère. » Elle se pencha donc et confidentiellement :

— Monsieur Renouard, n’avez-vous rien de consolant à me dire ?

Il leva les yeux, aussi surpris que si une voix du ciel lui eût tout à coup parlé avec cette intonation, et, la profondeur bleue de ses prunelles agita cette fleur de cire qu’était cette dame soignée.

— Je puis bien vous parler franchement, continua-t-elle, de cet ennuyeux sujet. Pensez un peu à la terrible tension que doit être cet espoir différé, pour le cœur de Félicia et pour ses nerfs aussi.

— Pourquoi me dites-vous cela ? murmura Renouard, subitement angoissé.

— Pourquoi ? Mais comme à un ami qui nous veut du bien, comme au plus aimable des hôtes. Je crains vraiment que nous ne vous absorbions trop complètement. (Elle se mit à sourire). Ah ! quand donc en sera-ce fini de cette attente ? Ce pauvre Arthur ! J’avoue que je suis presque effrayée à l’idée de ce grand moment. Ce sera presque comme de voir un revenant.

— En avez-vous jamais vu ? demanda Renouard d’une voix sombre.

La vieille dame agita un peu les mains ; sa pose était parfaite d’aisance et de grâce pour une femme de son âge.

— Pas moi-même. En photographie seulement. Mais nous avons beaucoup d’amis qui ont vu des apparitions.

— Ah ! On voit donc des revenants à Londres ? grommela Renouard sans la regarder.

— Fréquemment, chez certaines personnes très intéressantes. Mais toutes sortes de personnes en ont vu. Nous avons un ami, un écrivain très connu ; son revenant est celui d’une jeune fille. Mon frère a parmi ses intimes un savant ; celui-ci est en relations d’amitié avec un revenant, une jeune fille aussi, ajouta-t-elle avec une intonation qui donnait à penser que c’était la première fois qu’elle était frappée de cette coïncidence. C’est la photographie de cette apparition que j’ai vue. Très jolie. C’est très intéressant. Un peu flou, naturellement… Monsieur Renouard, j’espère que vous n’êtes pas un sceptique, il est si consolant de penser…

— Les boys de ma plantation voient aussi des revenants, dit Renouard, brusquement.

La sœur du philosophe se redressa. Quelle impolitesse ! C’était toujours la même chose avec ce singulier jeune homme.

— Monsieur Renouard, comment pouvez-vous comparer les fantaisies superstitieuses de vos horribles sauvages avec les manifestations…

Les mots lui manquèrent. Elle s’interrompit d’un rire pincé. Elle se sentait d’autant plus blessée qu’elle avait eu, au début de la conversation, un élan de confiance. Et presque aussitôt, avec une dignité et un tact parfaits, elle se leva et le laissa seul.

Renouard ne la regarda même pas s’en aller. Ce ne fut pas le déplaisir de la vieille dame qui l’empêcha de dormir cette nuit-là. Il commençait à oublier ce qu’était l’honnête et simple sommeil. Son hamac, apporté du navire avait été pendu dans la vérandah latérale et c’était là qu’il passait ses nuits, étendu les mains croisées sur la poitrine, dans une sorte de stupeur à demi-consciente et oppressée. Au matin, il regardait, sans la voir, la falaise, découpée comme une tache d’encre sur la douce clarté de l’aube, passer par toutes les phases du jour naissant et baigner glorieusement dans l’or du soleil levant. Ce matin-là, il écoutait les vagues bruits d’une maison qui s’éveille, quand tout à coup il remarqua la présence de Luiz, visiblement troublé, près de son hamac.

— Qu’y a-t-il ?

— Tse, tse, tse.

— Eh ! bien, quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ? Des ennuis avec les boys ?

— Non, maître, mais le monsieur, quand je lui apporte son eau pour le bain, le matin, il me parle…, il me demande quand, quand… je crois que M. Walter, il va revenir…

Le mulâtre claquait des dents légèrement. Renouard sauta du hamac.

— Et il est toujours ici, hein ?

Luiz fit un signe d’affirmation.

— Je ne le vois pas, moi, jamais. Pas moi. Ces boys ignorants disent qu’ils voient… Quelque chose. Ah !…

Il se remit à claquer des dents, recroquevillé, comme si une rafale glacée l’eût atteint.

— Et qu’as-tu dit au monsieur ?

— Je dis que je n’en sais rien et je m’en vais. Je… je n’aime pas à parler de lui.

— C’est bon, nous tâcherons d’exorciser ce pauvre revenant, dit Renouard, d’un air sombre, en allant vers une petite hutte proche pour s’habiller. Il se dit : « Ce garçon finira par vendre la mèche. La dernière chose que je… Ah ! cela, non. »

Et se sentant la main forcée, il comprit l’étendue de sa lâcheté.


X


Ce matin-là, errant dans la plantation, plutôt comme une âme en peine que comme un homme en possession de soi-même, Renouard évita l’ombrelle blanche qui surgissait par ci, par là, comme une bouée à la dérive sur un océan sombre de verdure. La récolte promettait d’être magnifique et le distingué philosophe prenait plus qu’un intérêt scientifique à cette exploitation. Ses placements étaient soigneusement combinés, mais il gardait toujours une petite somme pour quelque spéculation.

Après le déjeuner, se trouvant seul avec Renouard, il mit la conversation sur la culture et autres sujets du même ordre ; puis, s’interrompant tout à coup :

— À propos, est-il vrai, comme le dit ma sœur, que vos boys aient été troublés récemment par un revenant.

Renouard qui, depuis le moment où les dames avaient quitté la table, ne se surveillait plus avec autant de soin sortit de sa songerie en sursautant. Il expliqua avec un sourire contraint :

— Mon contremaître a eu des difficultés avec eux pendant mon absence. Et ils ont peur de travailler dans un champ qui est au bas de la colline.

— Il y a un revenant ? s’écria le professeur amusé. Alors, il va falloir revoir toute notre conception de la psychologie des revenants. L’île semble bien avoir été inhabitée depuis l’aurore des âges. Comment un revenant aurait-il pu venir ici ? Par air ou par eau ? Et pourquoi aurait-il quitté les lieux qu’il hantait ? Serait-ce par misanthropie ? Aurait-il été chassé de quelque communauté d’esprits ?

Renouard essaya de répondre sur le même ton, mais les paroles mouraient sur ses lèvres.

— Est-ce le revenant d’un homme ou d’une femme ? demanda le professeur.

— Je n’en sais rien, dit Renouard, en s’efforçant de paraître à l’aise. Il y avait parmi ses boys, continua-t-il, un couple de Tahitiens, race superstitieuse ; ils avaient commencé à répandre cette histoire et avaient probablement amené ce fantôme avec eux…

— Si nous faisions une enquête à ce sujet, Renouard ? proposa le professeur, à demi-sérieusement. Nous pourrions à tout le moins, découvrir quelque chose d’intéressant en ce qui touche ces cerveaux primitifs.

C’en était trop pour Renouard qui sursauta, quitta la pièce et sortit de la maison devant laquelle il se promena de long en large. Il ne permettrait à personne de lui forcer la main.

Quelques instants après le professeur le rejoignit. Il avait son ombrelle, mais n’avait emporté ni son livre, ni sa pipe.

D’un ton aimablement sérieux, il dit en posant la main sur le bras de son « jeune ami » :

— Nous avons tous les nerfs plus ou moins tendus ici. Pour ma part, j’ai été comme sœur Anne, dans l’histoire. Mais je ne vois rien venir ; rien du moins qui puisse faire du bien à qui que ce soit, veux-je dire.

Renouard avait retrouvé assez de présence d’esprit pour exprimer froidement son regret de tout ce temps perdu, car il pensait que c’était surtout ce qui préoccupait le professeur.

— Le temps, dit rêveusement le philosophe, je ne vois pas comment on pourrait perdre du temps, mais je vais vous dire ce qu’il y a, mon jeune ami, c’est de la vie perdue, et cela pour chacun de nous. Même pour ma sœur, qui a la migraine et qui est allée se reposer.

Il serra amicalement le bras de Renouard :

— Ah ! oui, pour chacun de nous. On peut méditer sans fin sur l’existence, on peut même en avoir une mauvaise opinion, mais le fait n’en reste pas moins que nous n’avons qu’une vie à vivre. Et qu’elle est courte. Pensez-y bien, mon jeune ami.

Il lâcha le bras de Renouard et, sortant de l’ombre, il ouvrit son ombrelle ; il était visible que quelque chose le préoccupait qui n’était pas seulement la date de ses conférences pour auditoires mondains. Que voulait-il donc laisser entendre par de semblables banalités ? Épouvanté le matin même par Luiz, car il savait que rien ne pouvait lui être plus fatal que de voir le voile se déchirer autrement que de son propre aveu, cette conversation lui apparut comme un encouragement ou comme un avertissement, de la part d’un homme qui lui semblait à la fois cynique et subtil. Il se sentait harcelé par le mort et cajolé par le vivant pour lui faire jeter les dés d’un suprême enjeu.

Il s’éloigna un peu de la maison et s’étendit à l’ombre d’un arbre. Immobile, et le front appuyé sur ses bras croisés, il se prit à réfléchir. Il lui sembla qu’il était dans du feu, puis, entraîné par un courant d’eau glacée, dans une sorte de maelstrom qui tournait vertigineusement.

Puis, — probablement un souvenir d’enfance, — il s’avançait sur la mince couche de glace d’une rivière, sans pouvoir reculer, et soudain la glace se brisait d’une rive à l’autre avec le bruit sec d’un coup de fusil.

D’un bond il fut sur pied. Tout était paix, calme, lumière. S’il avait été joueur, il aurait été soutenu par son excitation elle-même, mais il ne l’était pas. Il avait toujours méprisé ce moyen artificiel de braver le hasard. Il aperçut le bungalow étincelant et gracieux. Tout, alentour, était paix, calme et lumière.

Cependant qu’il se dirigeait vers l’habitation, il eut le sentiment désagréable que le mort était là, à ses côtés. Le revenant ! Il semblait être partout, excepté dans sa tombe. Pourrait-on jamais le faire disparaître, se demandait-il. À ce moment Miss Moorsom parut sous la vérandah, et tout aussitôt, comme dans un mouvement d’ondes mystérieuses, elle souleva un immense tumulte dans le cœur du jeune homme, ébranlant pour lui le ciel et la terre, mais il continua sa route. Puis comme une chanson grave parmi l’orage, la voix de la jeune fille s’éleva chargée de sombres présages.

— Ah ! Monsieur Renouard, dit-elle.

Il s’avançait en souriant, mais elle restait grave.

— Je ne puis tenir en place, dit-elle. Avons-nous le temps d’aller jusqu’au promontoire et de revenir avant la nuit ?

Les ombres s’allongeaient sur la terre : tout était calme et paisible.

— Non, dit Renouard, et il se sentit tout d’un coup aussi ferme qu’un roc. Mais je puis vous montrer le sommet de la colline centrale que votre père n’a pas encore exploré. Une vue de bancs de rochers et d’eaux, avec de grands nuages mouvants d’oiseaux de mer.

Elle descendit les marches de la vérandah, et ils partirent.

— Passez devant, dit-il, je vous dirigerai. Prenez à gauche.

Elle portait une jupe courte en nankin et une blouse de mousseline qui laissait voir ses épaules et ses bras à travers l’étoffe légère. La noblesse de son cou délicat l’enchantait.

— Le sentier commence à ces trois palmiers, les seuls de l’île.

— Je vois.

Elle ne se retourna pas une seule fois. Au bout d’un moment, elle fit pourtant cette remarque :

— On dirait que ce sentier a été tracé très récemment.

— Tout récemment, dit-il à voix basse.

Ils continuèrent à monter sans échanger une parole ; lorsqu’ils furent parvenus au sommet, elle regarda longtemps devant elle. La brume du soir rasait le sol, voilant la limite des récifs. Au dessus de leur immense et mélancolique chaos, semblable à une flotte d’îlots échoués, des myriades d’oiseaux roulaient et déroulaient sans cesse leurs noirs rubans dans le ciel, s’assemblaient en nuages, s’élevaient, s’inclinaient, comme un jeu d’ombres, car ils étaient si loin que le bruit de leurs cris ne parvenait pas jusqu’à eux.

À voix basse, Renouard rompit le silence.

— Ils vont se poser pour la nuit.

Elle ne répondit pas. Autour d’eux, c’était la paix du soleil couchant. Près d’eux, la pointe la plus élevée de Malata, comme le sommet d’une tour ensevelie, dressait un rocher effrité, gris et comme las de contempler les siècles monotones du Pacifique. Renouard s’y adossa. Miss Moorsom, soudain, lui fit face, ses splendides yeux noirs se fixèrent sur lui comme si elle eût décidé de lui faire perdre la raison une fois pour toutes. Ébloui, il abaissa lentement les paupières.

— Monsieur Renouard, il y a quelque chose d’étrange dans tout ceci. Dites-moi où il est ?

Il répondit sans hésitation :

— De l’autre côté de ce rocher : je l’ai enterré là moi-même.

Elle comprima sa poitrine à deux mains, s’arrêta un moment pour reprendre souffle et s’écria :

— Ah ! vous l’avez enterré. Quelle espèce d’homme êtes-vous donc ?… Vous n’osiez pas le dire. C’est encore une de vos victimes. Vous n’avez pas osé l’avouer ce soir-là… Vous avez dû le tuer. Qu’avait-il donc bien pu vous faire ? Vous l’avez entraîné dans quelque horrible dispute et…

Son expression vengeresse, ses cris poignants laissèrent Renouard aussi calme que le rocher contre lequel il s’appuyait. Il leva seulement les paupières pour la regarder, puis les rabaissa lentement. Rien de plus. Cela lui imposa silence. Elle fit, comme honteuse, un geste de la main pour chasser cette idée. Il se mit à parler, d’abord avec une tranquille ironie :

— Ah ! oui, le légendaire Renouard des idiots sensibles. L’impitoyable aventurier, l’ogre à qui l’avenir appartient. C’est un cri de perroquet, Miss Moorsom. Je ne crois pas que même le plus stupide d’entre eux ait jamais osé dire une chose aussi bête sur mon compte que j’ai jamais tué un homme pour rien. Non, j’avais remarqué cet homme dans un hôtel. On m’avait dit qu’il venait de l’intérieur et n’avait rien à faire. Je le vis assez solitaire, à l’écart, comme un corbeau malade. Un soir, je lui ai parlé, simple impulsion. Il n’avait rien de bien frappant : il faisait pitié. Mon pire ennemi aurait pu vous dire que vraiment il n’était pas de taille à être une des victimes de Renouard. Je m’aperçus bientôt qu’il prenait de quelque drogue : il ne buvait pas, non ; de la morphine peut-être.

— Ah ! c’est maintenant que vous essayez de l’assassiner, cria-t-elle.

— Ah ! vraiment ? Toujours le Renouard selon la légende des boutiquiers. Écoutez-moi. Jamais je n’aurais pu être jaloux de lui. Et, pourtant, je suis jaloux de l’air que vous respirez, du sol que vous foulez, du monde qui vous voit vous mouvoir, libre et non pas mienne. Il ne s’agit pas de cela. Il m’était plutôt sympathique. Sous un prétexte quelconque, je lui proposai d’être mon assistant. Il me déclara que cela lui sauverait la vie. Cela ne l’a pas sauvé de la mort. Elle vint à lui pour un rien : une simple chute de trois mètres dans un ravin. Il paraît qu’il avait eu autrefois un accident de cheval dans l’intérieur. Il traîna, traîna ; ce n’était pas un homme d’une santé de fer. Et sa pauvre âme semblait avoir été endommagée aussi. Elle se laissa aller rapidement.

— C’est tragique, murmura Miss Moorsom avec émotion.

Les lèvres de Renouard tremblaient, mais de ta voix égale, impitoyable, il continua :

— Telle est l’histoire. Un soir, il parut aller mieux et me fit dire qu’il désirait me parler, que j’étais un gentleman et qu’il pouvait se confier à moi. Je lui dis qu’il se trompait, qu’il y avait du plébéien en moi qu’il ne pouvait pas connaître. Il sembla déçu. Il murmura quelque chose à propos de son innocence et quelque chose qui ressemblait à une malédiction envers une femme, puis, se tournant vers le mur…, il devint rigide.

— Envers une femme ? cria Miss Moorsom. Quelle femme ?

— Je me le demande, dit Renouard en levant les yeux et en remarquant le contraste des oreilles pourpres de la jeune fille et de la blancheur vivante de son teint, la sombre et presque secrète splendeur de ses yeux brillant sous les flammes tordues de la chevelure. Une femme reprit-il qui ne voulait pas croire à sa misérable innocence… Oui, vous, vraisemblablement. Et, maintenant, vous ne voulez pas me croire non plus, moi qui, cependant, dois rester ce que je suis, dussè-je même en mourir. Non, vous ne me croyez pas. Et pourtant, Félicia, une femme comme vous et un homme comme moi ne se rencontrent pas souent ensemble sur cette terre.

La flamme de sa tête orgueilleuse brûlait le visage du jeune homme. Il jeta son chapeau au loin ; ses paupières baissées le faisaient ressembler davantage à un bronze antique, un profil de Pallas, calme, austère, un peu perdu aans l’ombre du rocher.

— Ah ! si seulement vous pouviez comprendre quelle vérité il y a en moi, ajouta-t-il.

Elle attendait, comme si elle eût été trop étonnée pour pouvoir parler ; il releva de nouveau les yeux ; alors elle s’écria avec violence et comme pour se défendre de quelque accusation contenue :

— C’est moi qui suis ici pour représenter la vérité. Croire en vous ! en vous qui, par un impitoyable mensonge et rien d’autre, vous entendez, rien d’autre, m’avez amenée ici, m’avez trompée, vous êtes joué de moi en une abominable… supercherie.

Elle s’assit sur un rocher, appuya son menton dans ses mains en une pose attristée et s’apitoyant sur elle-même :

— Il ne manquait que cela. Pourquoi ! Ah ! pourquoi faut-il que la laideur, le ridicule et la bassesse passent toujours sur mon chemin ?

À cette hauteur, seuls avec le ciel, ils se parlaient comme s’ils n’eussent plus touché la terre.

— Vous apitoyerai-vous sur votre dignité ? Il avait une âme médiocre et n’aurait pu vous donner qu’une existence indigne de vous.

Elle ne sourit pas à ces mots, mais, superbe et comme si elle soulevait un coin du voile, elle se tourna lentement vers Renouard :

— Vous imaginez-vous que je me serais sacrifiée à lui pour cela. Ne savez-vous pas que je lui devais une réparation ? C’était une dette sacrée, un grand devoir. Il n’aurait pas été en mon pouvoir de le sauver, je le sais. Mais il était innocent et c’était à moi de faire les premiers pas. Ne voyez-vous donc pas que rien ne l’aurait mieux réhabilité aux yeux du monde que de m’épouser ? Il eût été impossible d’insinuer quoi que ce soit contre lui, lorsque je lui aurais eu donné ma main. Me donner pour moins que le salut d’un homme, je m’exécrerais d’avoir pu y penser un seul instant…

Elle parlait gravement, de sa voix profonde, fascinante et impassible. Renouard réfléchissait, sombre, comme s’il tâchait de découvrir la sinistre énigme que lui aurait posé un beau sphynx rencontré sur la route déserte de la vie.

— Ah ! votre père avait raison. Vous êtes une de ces aristocrates !

Elle se redressa avec hauteur.

— Que dites-vous ? Mon père…, moi, une aristocrate ?

— Je ne veux pas dire que vous êtes comme les hommes et les femmes du temps des armures, des châteaux-forts et des grands exploits. Ah ! non, ceux-là vivaient sur le sol. Ils avaient des traditions auxquelles ils restaient attachés, ils vivaient sur cette terre de passions et de mort qui n’est pas une serre chaude. Ils auraient été trop plébéiens pour vous, car il leur fallait conduire et comprendre la plus commune humanité. Non ; vous êtes seulement de la classe élevée, dédaigneuse et supérieure, une simple bulle d’air, un peu d’écume au-dessus de ces profondeurs impénétrables qui vous rejetteront un beau jour hors de l’existence. Mais vous êtes Vous, vous êtes Vous. Vous êtes l’amour éternel lui-même tout simplement. Ô divinité, ce n’est pas votre corps, mais votre âme qui est faite d’écume. »

Elle écoutait comme un rêve. Il avait si bien réussi à réprimer le flot de sa passion que sa vie même semblait lui échapper. À ce moment-là, il crut parler comme s’il était mort. Mais la vague impétueuse, revenant avec une force décuplée, le jeta soudain sur elle, les bras ouverts, la flamme dans les yeux.

Elle se trouva enlevée dans son étreinte, comme une plume, impuissante, incapable de lutter, soulevée de terre. Ce ne fut qu’un moment. Du feu courut dans les veines du jeune homme, réduisit en cendres sa passion et le laissa anéanti, sans force et presque sans désir. Il la lâcha avant même qu’elle eût pu crier. Elle était si accoutumée à voir la contrainte de la civilisation envelopper, adoucir les brutaux élans de la vieille humanité qu’elle ne croyait plus même à leur existence. Elle ne comprit pas exactement ce qui lui était arrivé. Elle sortit de ses bras, saine et sauve, sans lutte, sans avoir été même effrayée.

— Que signifie tout ceci ? dit-elle outragée, mais calme et dédaigneuse.

Il s’agenouilla en silence et se pencha à ses pieds, tandis qu’elle le regardait, surprise un peu, sans animosité, curieuse seulement de ce qu’il allait faire. Pendant qu’il demeurait courbé, pressant de ses lèvres le bas de sa jupe, elle fit un léger mouvement. Il se releva.

— Non, dit-il, quand même vous seriez tout à fait à moi, que pourrais-je sans votre consentement ? Non, on ne peut pas conquérir un spectre, un froid brouillard, un simple rêve, une illusion. Il faut qu’ils viennent à vous, s’accrochent à votre sein. Alors, alors…

Toute extase, toute expression disparut du visage du jeune homme.

— Monsieur Renouard, dit-elle, quoique vous ne puissiez avoir aucun droit à ma considération après m’avoir indignement trompée pour servir le vil projet de me considérer un peu plus longtemps comme une proie possible, je vous dirai que je ne suis peut-être pas l’être extraordinaire que vous pensez. Vous pouvez me croire ; j’ai la passion de la vérité.

— Que m’importe ce que vous êtes ? répondit-il. Sur un signe de vous, je monterais jusqu’au septième ciel pour vous rapporter comme mienne sur la terre ; et si je vous voyais vous enfoncer dans le vice jusqu’aux lèvres, dans le crime, dans la boue, je vous suivrais, je vous prendrais dans mes bras, je vous porterais contre mon cœur, comme un incomparable trésor. Tel est l’amour, le véritable amour, don et malédiction des dieux, il n’y en a pas d’autre.

L’accent de sincérité qui vibrait dans sa voix la fit un peu reculer, car elle n’était pas faite pour comprendre une telle chose ; pas même une seule fois dans sa vie ; et dans son trouble, obéissant peut-être à la suggestion du nom de Renouard, ou peut-être pour adoucir la dureté de son expression, car elle était confusément émue, elle dit en français :

Assez, j’ai horreur de tout cela.

Il devint blême, mais il ne tremblait plus. Les dés étaient enfin jetés et rien, pas même la violence, ne pouvait plus modifier le sort. Elle passa devant lui, inflexible, et il la suivit le long du sentier. Au bout d’un moment elle l’entendit qui disait :

— Votre rêve est d’influencer une destinée humaine ?

— Oui, dit-elle sèchement, sans se déconcerter, avec toute l’assurance dont une femme est capable.

— Alors, vous pouvez être tranquille. Vous y avez réussi.

Elle haussa légèrement les épaules, mais, un peu avant d’atteindre l’extrémité du sentier, elle ralentit le pas, s’arrêta, et, se retournant :

— Je ne suppose pas que vous soyez désireux qu’on sache à quel degré de turpitude vous en êtes arrivé. N’ayez crainte. Je parlerai à mon père, bien entendu ! et nous conviendrons de dire qu’il est mort, rien de plus.

— Oui, dit Renouard d’une voix blanche. Il est mort. Il en sera bientôt de même de son vrai revenant.

Elle reprit son chemin, mais il demeura immobile dans l’obscurité. Elle avait déjà atteint les trois palmiers, lorsqu’elle entendit derrière elle un éclat de rire, bruyant, cynique et sans gaieté, comme on en entend dans un fumoir à la fin d’une histoire scandaleuse.

Alors, un moment, elle se sentit vraiment défaillir.


XI


Peu à peu l’obscurité enveloppa complètement Geoffrey Renouard. La résolution lui manquait. Au lieu de suivre Félicia jusqu’à la maison, il s’arrêta sous les trois palmiers et, s’appuyant à l’un de leurs troncs lisses, il se laissa emporter dans le courant de son immense déception et s’abandonna à la sensation de son extrême fatigue. Cette promenade jusqu’à la colline et son retour avaient été comme le suprême effort d’un explorateur acharné à pénétrer au cœur d’une contrée inconnue dont la nature cruelle et stérile défend trop bien le secret.

Trompé par un mirage, il s’était aventuré trop loin, si loin qu’il n’y avait plus maintenant de retraite possible. Son énergie était à bout. Pour la première fois de sa vie, il renonçait, et avec une sorte de volonté désespérée il essaya de démêler les raisons de sa défaite. Il ne pouvait les attribuer à cet absurde mort.

La silhouette hésitante de Luiz s’approcha, sans qu’il la vit, jusqu’au moment où le mulâtre, timidement, se mit à parler.

Renouard sursauta :

Quoi, qu’y a-t-il ? Le dîner attend ? Dis qu’on veuille bien m’excuser. Il m’est impossible de venir, mais je les verrai demain matin au départ. Prends les ordres du professeur pour la goélette. Et maintenant va-t’en.

Luiz abasourdi rentra dans la nuit. Renouard demeurait là, immobile. Quelques heures plus tard, comme le fruit amer de sa réflexion, ces paroles lui vinrent aux lèvres dans le grand silence qui l’environnait : « Je n’avais rien à offrir à sa vanité. »

Alors seulement il s’éloigna, il s’en fut user la nuit à errer indéfiniment à travers les sentiers nombreux de sa plantation.

Luiz dont le sommeil était rendu léger par l’intuition de quelque événement imminent, entendit un bruit de pas le long de sa hutte, les pas fermes du maître ; et tout en se retournant sur sa couche, il murmura un faible « tse, tse, tse », indice de son trouble profond.

Des lumières avaient brûlé dans le bungalow presque toute la nuit, et à la pointe du jour la bousculade du départ commença. Les boys marchaient en procession, portant les valises et les sacs jusqu’au canot qui était venu attendre au bout du jardin. Lorsque le soleil levant enveloppa d’un nimbe doré le promontoire empourpré, on put voir le planteur de Malata suivre, tête nue, la courbe de la petite baie. Il échangea quelques mots avec le maître d’équipage, puis resta près du bateau, tout droit, les yeux fixés à terre, attendant.

Il n’eut pas longtemps à attendre. Le professeur descendit le premier dans le jardin frais et ombragé, il marchait gaillardement le long du sentier, faisant craquer de petits coquillages. L’ombrelle accrochée au bras, un livre à la main, il avait l’air du banal touriste, plus même que cela n’était permis à un homme de sa distinction. Il agita de loin la main qu’il avait libre ; mais, en se rapprochant à la vue de l’immobilité que gardait Renouard, il ne fit pas le geste de lui serrer la main. Il parut étudier d’un œil aigu l’aspect de cet homme qu’il avait devant lui, puis, prenant son parti :

— Nous retournons par Suez, commença-t-il d’un ton dégagé : j’ai regardé la liste des départs. Si les zéphyrs de votre Pacifique veulent bien se montrer modérément propices, je crois que nous sommes sûrs d’attraper à temps le bateau pour Marseille, le 18 mars. Cela m’irait à merveille…

Puis, baissant la voix :

— Mon cher et jeune ami, je vous suis profondément reconnaissant.

— Et de quoi donc ? marmonna Renouard.

— De quoi ? Mais, d’abord, parce que vous auriez pu nous faire manquer le prochain bateau, n’est-il pas vrai ? Je ne vous remercie pas de votre hospitalité. Vous ne pouvez pas vous froisser si je vous dis même que je suis très content d’y échapper. Mais je vous ai une grande gratitude pour ce que vous avez fait, — et pour ce que vous êtes.

Il était difficile de définir la saveur de ce discours, mais Renouard l’accueillit avec un sourire glacé et équivoque. Le professeur monta dans l’embarcation, ouvrit son ombrelle et s’assit à l’arrière en attendant les dames. Nulle voix humaine ne troublait le frais silence du matin, tandis que dans le sentier s’avançait Miss Moorsom, précédant sa tante. Quand la jeune fille fut devant Renouard, elle releva la tête :

— Adieu, monsieur Renouard, dit-elle à voix basse, résolue à passer son chemin, mais elle vit une expression si suppliante dans l’éclair bleu de ses yeux renfoncés qu’après une imperceptible hésitation, elle posa sa main dégantée dans la main qu’il lui tendait.

— Condescendrez-vous à vous souvenir de moi ? demanda-t-il, tandis qu’il luttait contre une émotion qui l’irritait et qui faisait rougir ses joues et étinceler ses yeux noirs.

— Voilà une étrange demande de votre part, dit-elle en accentuant la froideur de sa voix.

— Vraiment ? Impudente, peut-être ? Je ne suis pas pourtant aussi coupable que vous le pensez. Et rappelez-vous qu’en ce qui est de moi vous ne pourrez jamais réparer.

— Réparer ? C’est vous qui ne pouvez m’offrir aucune réparation de l’offense que vous avez faite à mes sentiments et à moi-même. Quelle réparation pourrait d’ailleurs effacer votre odieux et ridicule complot, injurieux dans son dessein, humiliant pour ma fierté ? Non, je ne veux pas me souvenir de vous.

D’un geste inattendu, il l’attira près de lui et, la regardant dans les yeux avec le courage du désespoir :

— Il le faudra bien… Je vous hanterai, dit-il avec assurance.

Elle arracha sa main de son étreinte avant qu’il eût eu le temps de la relâcher.

Félicia Moorsom s’assit dans le canot, à côté de son père et souffla doucement sur ses doigts meurtris.

Le professeur lui lança un regard de côté : ce fut tout. Mais la sœur du philosophe, qui était encore à terre et qui avait ouvert son face-à-main pour regarder la scène, le laissa retomber au bout de sa chaîne qui tinta légèrement.

— Je n’ai de ma vie entendu parler aussi brutalement à une dame, murmura-t-elle en passant devant Renouard le front haut.

Lorsqu’un moment après, brusquement radoucie, elle se retourna pour jeter un dernier adieu au jeune homme, elle ne le vit plus que de dos, se dirigeant vers le bungalow. Elle le regarda s’éloigner, stupéfaite, avant qu’elle aussi quittât le sol de Malata.

Personne ne vint troubler Renouard dans la pièce où il s’était enfermé pour respirer le fugitif parfum de celle qui pour lui n’existait déjà plus. Vers la fin de l’après-midi seulement le mulâtre frappa à la porte. Il venait dire que la Janet entrait dans la crique.

À travers la porte, Renouard lui donna les ordres les plus inattendus. Il fallait payer tous les boys avec l’argent qui restait dans le bureau, et s’entendre avec le capitaine de la Janet pour qu’il embarquât tous les travailleurs de l’île et les ramenât chez eux. On lui donnerait une traite sur la maison Dunster pour le payement.

Et le bungalow retomba dans un mortel silence jusqu’au lendemain matin où le mulâtre s’en vint dire que tout avait été fait. Les boys de la plantation étaient en train d’embarquer.

Par la porte entre-bâillée une main tendit au fidèle mulâtre une feuille de papier ; la porte se referma si vivement que Luiz fit un bond en arrière. S’approchant du trou de la serrure, il demanda d’un ton humble :

— Dois-je partir aussi, maître ?

— Oui, toi aussi, tout le monde !

— Le maître restera ici tout seul ?

Un silence. Les yeux du mulâtre s’élargirent d’étonnement. Mais, lui aussi, tout comme les « ignorants sauvages » de la plantation, n’était pas fâché de quitter cette île hantée par le revenant d’un homme blanc.

Il s’éloigna sans bruit du mystérieux silence qui régnait dans cette chambre close et ce ne fut qu’au seuil du bungalow qu’il donna cours à ses sentiments par un « tse, tse, tse » désapprobateur et attristé.


XII


Les Moorsom réussirent à ne pas manquer le paquebot, mais il ne purent rester que vingt-quatre heures en ville. Si bien que le sentimental Willie ne les vit guère. Cela ne l’empêcha pas de raconter longuement, plus tard, avec de nobles larmes dans les yeux, comment la pauvre miss Moorsom, cette élégante et spirituelle beauté, ne retrouva son fiancé à Malata que pour en recueillir le dernier soupir. Beaucoup de personnes furent très touchées de cette lamentable histoire. Cela fit le sujet de bien des conversations pendant des semaines.

Mais le rédacteur en chef qui savait tout, l’ami et le partisan unique de Renouard, voulut en savoir plus que les autres. Son incontinence professionnelle, peut-être, l’engageait à désirer posséder une coupe pleine d’émouvants détails. Lorsqu’il eut remarqué que la goélette de Renouard n’avait pas quitté le port de plusieurs jours, il s’en fut à la recherche du capitaine, pour en connaître la raison. Cet homme lui répondit que telles étaient ses instructions. Il avait reçu l’ordre de rester dans le port pendant un mois avant de retourner à Malata. Le mois touchait à sa fin.

— Je vous demanderai donc de me donner un passage, lui dit le journaliste.

Il débarqua à Malata, un matin, au bas du jardin, et n’y trouva que la paix, le calme et la lumière. Les fenêtres du bungalow et les portes étaient grandes ouvertes. Nulle trace d’être humain. Les plantes, à foison, poussaient à l’aventure dans les champs désertés.

Entraînés par ce mystère, le rédacteur et l’équipage de la goélette battirent toute l’île pendant des heures, en appelant Renouard à tue-tête. À la fin on organisa une battue méthodique dans les fourrés sauvages et les ravins profonds à la recherche de son cadavre. Que s’était-il passé ? Avait-il été assassiné par les boys ou bien avait-il, par caprice, abandonné sa plantation en emmenant avec lui tout son monde ? On ne pouvait conclure.

Enfin, au déclin du jour, le journaliste et le capitaine découvrirent des empreintes de sandales traversant le sable, sur la plage nord de la baie. Suivant cette trace avec crainte, ils contournèrent l’éperon du promontoire et là, sur une large pierre plate, trouvèrent les sandales de Renouard, sa jaquette blanche et son sarong à carreaux, costume qu’on savait être celui qu’il mettait pour aller se baigner. Ces objets étaient réunis en un petit tas, et le marin, après les avoir examinés en silence, fit cette remarque :

— Les oiseaux ont plané au-dessus de ceci pendant bien des jours.

— Il est allé se baigner et se sera noyé, s’écria le journaliste en détresse.

— J’en doute, Monsieur. S’il s’était noyé à un mille de la côte, son corps aurait été ramené sur les récifs et nos barques n’ont absolument rien trouvé nulle part.

On ne découvrit rien, et la disparition de Renouard demeura, en fin de compte, inexplicable.

Le lendemain soir, à bord de la goélette qui s’éloignait, le journaliste se retourna pour regarder une dernière fois l’île abandonnée. Un nuage noir planait immobile au-dessus du rocher qui dominait la colline centrale : et, sous cette ombre muette et mystérieuse, Malata s’etendait sombre, dans la désolation menaçante du soleil couchant, comme si elle gardait le souvenir du cœur qui s’était brisé là.