En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/B/3

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 233-237).
les gorges d’ollioules.


La route de Marseille à Toulon sort de Marseille par la porte de Rome, passe près d’un obélisque insignifiant, et s’éloigne, un peu comme les routes qui s’en vont de Paris, plus côtoyée de murs que d’arbres. Jusqu’à Cuges, les bastides éparses dans la campagne avec leur puits et leur inévitable mûrier, les jardins plantés d’oliviers et garantis du vent du nord par un paravent de cyprès, de grands roseaux qui ont un faux air de bambous, quelques pins d’Italie çà et là, des collines à têtes crépues couvertes de petits chênes kermès bas comme la bruyère et épineux comme le houx, l’Aubagne, chétive rivière bourbeuse ombragée de micocouliers, des vignes — sans échalas, — des buissons d’une espèce d’atriplex qu’ils appellent le buis blanc, bordent le chemin.

Je suis descendu dans une charmante prairie piquée de mille étoiles, jaunes et blanches en septembre comme les nôtres en avril ; je croyais n’y trouver que des boutons d’or et des marguerites, il y avait plus de vingt espèces de fleurs différentes. En Provence, le rayon du soleil fait pétiller dans l’herbe une végétation éblouissante.

L’horizon, qui est fort beau, se compose des dernières articulations des Alpes Cottiennes.

Cuges est un assez joli bourg posé dans une sorte de grande terrine verte formée de hautes collines et sans la moindre cassure. On ne peut arriver à Cuges qu’en descendant, on n’en peut sortir qu’en montant. L’eau, qui descend, mais qui ne monte pas, s’amasse l’hiver au fond de la terrine et y fait une façon de lac.

On déjeune admirablement à Cuges. On y a bien des clovisses au lieu d’huîtres, du fromage de brebis au lieu de beurre et des jujubes au lieu de prunes ; mais la table est couverte de becfigues et de rouges-gorges, de tranches de thon grillé, de dorades et de rougets, de figues violettes et de raisins roses, le tout convenablement assaisonné d’ail et d’huile.

C’était hier. Pendant que je déjeunais, le marché se tenait sous la fenêtre de l’auberge, dans une petite place, autour d’un grand arbre dont le tronc fait le dossier d’un banc de pierre circulaire. Hommes et femmes s’accostaient bruyamment avec tous ces gestes provençaux qui accentuent la moindre causerie. Les figues et les pastèques abondaient. De magnifiques poissons, amoncelés en pyramides, emplissaient les paniers de roseaux de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Quelques enfants, à côté de moi, agaçaient gaîment un pauvre pince-pigne suspendu au mur dans une cage. Dans un coin de la place murmurait une vieille fontaine-vasque chargée à son sommet de conferva rivularis, dont les cheveux verts laissaient tomber goutte à goutte des perles d’eau étincelante. Tout cet ensemble était aimable et doux. Chère amie, je t’aurais voulue là, près de moi, avec nos enfants bien-aimés.

Après Cuges, la route gravit des hauteurs assez âpres. C’est ici une vraie route apennine, roide, sauvage, encaissée. Il y a quarante ans on y arrêtait les diligences. De temps en temps on y rencontre une paysanne avec son vaste feutre noir, ou un gendarme à cheval, ou un mulet bâté, chargé de ballots, coiffé de grelots et de touffes de laine rouge, dont la tête plonge jusqu’aux yeux dans une large muselière en sparterie. Par-dessus les collines de Cuges on aperçoit les crêtes pelées de la Sainte-Baume.

Quelques instants après avoir laissé à sa droite une éminence aride qui résume toute sa sève en un pin magnifique debout à son sommet, on arrive au point culminant de la muraille naturelle qui enveloppe Cuges de toutes parts. L’horizon s’ouvre, une grande vallée creuse le paysage, la Méditerranée apparaît au loin dans les écartements des montagnes.

Deux lieues plus loin, on ne voit plus la mer ; on a dépassé deux anciens villages fortifiés qui sont assis vis-à-vis l’un de l’autre chacun sur sa colline et qui se regardent comme deux nids d’aigles ; on a traversé le Beausset, bourg où j’ai remarqué quelques portes à maîtres-claveaux sculptés du temps de Henri IV ; le chemin s’enfonce tout à coup dans des terrains étranges.

À gauche, les roches calcaires usées, morcelées et aiguisées par les orages, se dressent comme les aiguilles d’une cathédrale ; à droite, les grès prennent des formes et des attitudes singulières. Ce sont des titans à demi enfouis dans la terre, dont on distingue les épaules, les omoplates, les hanches et la colonne vertébrale ; ce sont des crânes énormes dont il semble que des vautours géants aient fouillé les yeux ; ce sont des tortues monstrueuses que le déplacement de la voiture fait ramper à travers les bruyères sous leur carapace de quatrevingts pieds de long.

Puis la route tourne, une forteresse gothique en ruine se dresse au sommet d’une montagne, d’immenses escarpements de roches nues et déchiquetées envahissent tout l’horizon, le chemin se resserre, un lit de torrent desséché vient le côtoyer ; on est dans les gorges d’Ollioules. — Là, j’ai mis pied à terre.

Il ne manque qu’un événement aux gorges d’Ollioules pour avoir la célébrité des Fourches Caudines ou des Thermopyles.

C’est vraiment un lieu formidable. L’œil n’y voit plus rien qu’une roche jaune, abrupte, déchirée, verticale, à droite, à gauche, devant, derrière, barrant le passage, obstruant le retour, pavant la route et masquant le ciel.

On est dans les entrailles d’une montagne, ouvertes comme d’un coup de hache et brûlées d’un soleil à plomb. À mesure qu’on avance, toute végétation disparaît. À peine çà et là on voit sortir entre deux blocs l’anis ou la Sabine qui servait aux philtres des sorcières. Pourtant derrière une grosse pierre j’ai cueilli une petite sarriette des montagnes qui sent très bon et dont la fleur est jolie. Des lierres maigres, des figuiers nains, des pistachiers sauvages, quelques pins d’Alep tordus par le mistral pendent misérablement aux crevasses des roches supérieures.

Des bouches de cavernes, la plupart inaccessibles, sont béantes à toutes les hauteurs et de tous les côtés. Plusieurs ressemblent à des galeries éventrées. On y distingue des entablements, des consoles, des impostes, toute une architecture surnaturelle et mystérieuse. Sur les crêtes mêmes de la montagne, çà et là, des roches se courbent en arches et font des ponts aériens pour des passants impossibles.

Pas un oiseau, pas un animal, pas un frôlement de feuilles. L’hiver, le torrent passe là tout seul avec son bruit effrayant.

Autrefois il n’y avait dans les gorges d’Ollioules qu’un sentier pour les mulets et les piétons. Maintenant, grâce à Napoléon, les voitures trouvent là, comme au Simplon, une belle route soutenue par une maçonnerie presque romaine. Mes compagnons de voyage s’extasiaient sur celui qui a fait cette route ; moi je songeais à celui qui a fait ces montagnes.

Quelle œuvre et quel édifice ! que d’ouvriers, qui ne sont pas aux ordres de l’homme, y travaillent encore sans relâche et tous les jours ! La pluie pourrit la roche, le torrent la ronge, le vent la pétrit, la cascade y creuse des cannelures, la racine de l’arbre y perce des soupiraux, le soleil dore le tout.

Vis-à-vis d’un coude que fait le chemin, à un endroit où la route passe sous une demi-voûte taillée au pic dans la pierre vive, on voit de l’autre côté du ravin, à une hauteur très abordable, l’entrée d’une caverne profonde. C’est un porche ogival, flanqué à droite et à gauche de quelques ouvertures obstruées de roches, et surmonté d’une sorte de grande voussure presque régulièrement taillée dans la paroi perpendiculaire du mont. Cette sombre casemate, où l’œil s’enfonce et entrevoit des piliers bruts perdus dans l’ombre, parcourt toute la montagne comme un intestin et a, dans les endroits les plus sauvages, plusieurs issues connues des chevriers.

Il y a quarante ans, Gaspard Bès en avait fait sa forteresse.

Ce Gaspard Bès était un de ces condottieri, propres au moyen-âge et absurdes dans notre siècle, qui voulaient se faire un petit état dans le grand, être rois dans un coin du royaume, et établir des péages à leur profit sur les routes, ayant des brigands pour soldats et des contrebandiers pour collecteurs. Il avait profité de la Révolution pour se faire bandit. Il luttait de vive force avec les douaniers et les gendarmes, étendait ses frontières jusqu’à Antibes et jusqu’à Barcelonnette et tenait quarante lieues de côtes. Il avait sa flotte de pirates et son armée de voleurs. Du reste, plein de bonnes fortunes comme Mandrin et de générosités soudaines comme Jean Sbogar. Cuges était sa capitale et la caverne d’Ollioules était son Louvre. Il régna depuis la mort de Louis XVI jusqu’à l’avènement de Bonaparte.

Le premier consul lui fit la guerre et le prit. Gaspard Bès fut exécuté à Cuges et beaucoup de femmes le pleurèrent, entre autres, dit-on, une princesse italienne qu’il avait dévalisée avec grâce, lui prenant ses bagues et lui baisant les mains.

Gaspard Bès n’est pas encore oublie à Cuges, où il se mêle aux chansons populaires. Le temps estompe ces figures violentes et leur donne je ne sais quoi d’héroïque. Beaucoup de familles princières ont commencé par des Gaspard Bès. Il y a mille ans, un homme pareil dans une caverne était la graine d’où sortait dans un temps donné un château comme Habsburg ou Bourbon-l’Archambault.

Après la crypte de Gaspard Bès la route tourne encore. Ici la végétation est complètement effacée. On pénètre dans le cœur même de la déchirure. Une seconde gorge, plus petite que la première, mais plus horrible encore, se précipite perpendiculairement sur elle et ouvre au regard un abîme horizontal, plein de silence et pourtant plein de désordre et de fureur. Il y a des vacarmes pour l’œil comme pour l’oreille. De toutes parts, les épines dorsales des ravins sortent de dessous le lit du torrent et grimpent en se tordant vers le haut de la montagne. Si l’on avance un peu dans cette gorge secondaire, il semble que ce ne soient plus des roches ; ce sont des écailles, des squames, des ossements. On croirait voir un tas gigantesque de crocodiles morts, les uns gisant à plat ventre, la tête enfouie, les autres couchés sur le dos et tournant vers le ciel d’affreux tronçons de pattes et de mâchoires. Les Alpes n’ont rien de plus hideusement effrayant.

Autrefois, il n’y a encore que dix ans, quand la chaîne partie de Paris, après vingt-cinq jours de marche sous la pluie et le soleil, était sur le point d’arriver à Toulon, traînant sur huit charrettes, avec un exécrable bruit de ferrailles, ses trois cents galériens épuisés, livides, horribles, elle s’arrêtait là pour se reposer. C’était bien une halte de damnés dans le vestibule de l’enfer.

À peine a-t-on franchi cette rencontre des deux gorges que la scène change brusquement. Comme Dante, comme Shakespeare, comme tous les grands poëtes, le bon Dieu fait beaucoup d’antithèses et les fait admirables. En vingt pas, sans nuance, sans transition, comme si un mur se crevait tout à coup, de l’épouvantable on passe au charmant. Le défilé s’ouvre, la montagne s’évase, l’éclatante rade de Toulon surgit au milieu d’un paysage magnifique. Les gorges s’éclipsent, un éblouissement les remplace. Ici tout est soleil fécondant, verdure dorée, eau splendide, maisons, jardins, voiles gonflées, chant, murmure, vie et joie.

À peine ai-je songé à remarquer un vieux château écroulé du douzième siècle, qui dresse ses trois tours à l’entrée méridionale des gorges comme un cerbère de granit. J’avais à ma droite un champ plein d’orangers, de jujubiers, de grenadiers entr’ouvrant leurs grenades mûres, des lilas en fleurs mêlés à des citronniers, des vignes courant dans les arbres ; à ma gauche, une maison blanche ombragée de deux palmiers. Les câpriers sortaient joyeusement du pied des murs ; une source abondante et gonflée se répandait hors du rocher au grand soleil comme un dégorgement de pierreries liquides.

La plaine entière se composait de cette façon : au fond, les montagnes nues et grises qui s’entassent derrière Toulon comme des monceaux de cendre prenaient je ne sais quel charme sévère et doux en se mêlant à la ravissante beauté de la mer. La place de la ville était marquée au milieu des plaines vertes par une forêt de mâts.

Après les gorges d’Ollioules, le paysage de Toulon, c’est une revanche que prend la nature.


Dix ou douze forts entourent Toulon. Lors du siège de la ville en 1794, tous ces points furent investis sans succès l’un après l’autre, excepté un petit fort placé vis-à-vis du port et qu’on avait négligé comme insignifiant. Un jeune officier d’artillerie, encore inconnu dans l’armée, obtint du représentant du peuple la permission d’attaquer ce fort. Il le prit. C’était la clef de Toulon. Une fois le fort emporté, les anglais délogèrent et Toulon s’ouvrit.

Ce bastion s’appelle aujourd’hui le fort-l’Empereur. On le voit, en débouchant des gorges d’Ollioules, étinceler dans la rade comme une étoile à l’extrémité d’un cap. C’est là que la providence a placé le commencement de Bonaparte. Les chevaux descendaient rapidement vers Toulon, et moi je regardais ce petit point lumineux d’où s’est envolé Napoléon et une nuée d’aigles avec lui.