En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre II

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 20-23).


LETTRE II.
Montmirail. — Montmort. — Épernay.


Montmirail. — Nos patriam fugimus, nos dulcia linquimus arva. — Champ de bataille de Montmirail. — Soleil couché. — Napoléon disparu. — Le voyageur parle des ormes. — Le château de Montmort. — Comment le voyageur éblouit Mlle Jeannette. — Route de nuit dans les bois. — Épernay. — Les trois églises. Thibaut Ier, Pierre Strozzi, Poterlet-Galichet. — Odry apparaît à l’auteur dans l’église d’Épernay. — Comme quoi le voyageur aime mieux regarder des coquelicots et des papillons que quinze cent mille bouteilles de vin de Champagne. — Pilogène et Phyothrix. — À Montmirail, le voyageur remarque quatre œufs frais. — De quoi on riait au seizième siècle.


Épernay, 21 juillet.

À la Ferté-sous-Jouarre, j’ai loué la première carriole venue, en ne m’informant guère que d’une chose : a-t-elle la voie, et les roues sont-elles bonnes ? et je m’en suis allé à Montmirail. Rien dans cette petite ville qu’un assez frais paysage à l’entrée de deux belles allées d’arbres. Le reste, le château excepté, est un fouillis de masures.

Lundi, vers cinq heures du soir, je quittai Montmirail en me dirigeant vers la route de Sézanne à Épernay. Une heure après, j’étais à Vaux-Champs, et je traversais le fameux champ de bataille. Un moment avant d’y arriver, j’avais rencontré sur la route une charrette bizarrement chargée. Pour attelage, un âne et un cheval. Sur la voiture, des casseroles, des chaudrons, de vieux coffres, des chaises de paille, un tas de meubles ; à l’avant, dans une espèce de panier, trois petits enfants presque nus ; à l’arrière, dans un autre panier, des poules. Pour conducteur, un homme en blouse, à pied, portant un enfant sur son dos. À quelques pas, une femme marchant aussi et portant aussi un enfant, mais dans son ventre. Tout ce déménagement se hâtait vers Montmirail, comme si la grande bataille de 1814 allait recommencer. — Oui, me disais-je, on devait rencontrer ici de ces charrettes-là il y a vingt-cinq ans. — Je me suis informé ; ce n’était pas un déménagement, c’était une expatriation. Cela n’allait pas à Montmirail, cela allait en Amérique. Cela ne fuyait pas une bataille, cela fuyait la misère. En deux mots, cher ami, c’était une famille de pauvres paysans alsaciens émigrants, à qui l’on promet des terres dans l’Ohio et qui s’en vont de leur pays sans se douter que Virgile a fait sur eux les plus beaux vers du monde il y a deux mille ans.

Du reste, ces braves gens s’en allaient avec une parfaite insouciance. L’homme refaisait une mèche à son fouet. La femme chantonnait, les enfants jouaient. Les meubles seuls avaient je ne sais quoi de malheureux et de désorienté qui faisait peine. Les poules aussi m’ont paru avoir le sentiment de leur malheur.

Cette indifférence m’a étonné. Je croyais vraiment la patrie plus profondément gravée dans les hommes. Cela leur est donc égal, à ces gens, de ne plus voir les mêmes arbres ?

Je les ai suivis quelque temps des yeux. Où allait ce petit groupe cahoté et trébuchant ? Où vais-je moi-même ? La route tourna, ils disparurent. J’entendis encore quelque temps le fouet de l’homme et la chanson de la femme, puis tout s’évanouit.

Quelques minutes après, j’étais dans les glorieuses plaines qui ont vu l’empereur. Le soleil se couchait. Les arbres faisaient de grandes ombres. Les sillons, déjà retracés çà et là, avaient une couleur blonde. Une brume bleue montait du fond des ravins. La campagne était déserte. On n’y voyait au loin que deux ou trois charrues oubliées, qui avaient l’air de grandes sauterelles. À ma gauche, il y avait une carrière de pierres meulières. De grosses meules toutes faites et bien rondes, les unes blanches et neuves, les autres vieilles et noires, gisaient pêle-mêle sur le sol, debout, couchées, en piles, comme les pièces d’un énorme damier bouleversé. En effet, des géants avaient joué là une grande partie.

Je tenais à voir le château de Montmort, ce qui fait qu’à quatre lieues de Montmirail, à Formentières ou Armentières, j’ai tourné brusquement à gauche, et j’ai pris la route d’Épernay. Il y a là seize grands ormes les plus amusants du monde, qui penchent sur la route leurs profils rechignés et leurs perruques ébouriffées. Les ormes sont une de mes joies en voyage. Chaque orme vaut la peine d’être regardé à part. Tous les autres arbres sont bêtes et se ressemblent ; les ormes seuls ont de la fantaisie et se moquent de leur voisin, se renversant lorsqu’il se penche, maigres lorsqu’il est touffu, et faisant toutes sortes de grimaces le soir aux passants. Les jeunes ormes ont un feuillage qui jaillit dans tous les sens, comme une pièce d’artifice qui éclate. Depuis la Ferté jusqu’à l’endroit où l’on trouve ces seize ormes, la route n’est bordée que de peupliers, de trembles ou de noyers çà et là, ce qui me donnait quelque humeur.

Le pays est plat, la plaine fuit à perte de vue. Tout à coup, en sortant d’un bouquet d’arbres, on aperçoit à droite, comme à moitié enfoui dans un pli de terrain, un ravissant tohu-bohu de tourelles, de girouettes, de pignons, de lucarnes et de cheminées. C’est le château de Montmort.

Mon cabriolet a tourné bride, et j’ai mis pied à terre devant la porte du château. C’est une exquise forteresse du seizième siècle, bâtie en briques, avec toits d’ardoise et girouettes ouvragées, avec sa double enceinte, son double fossé, son pont de trois arches qui aboutit au pont-levis, son village à ses pieds, et tout autour un admirable paysage, sept lieues d’horizon. Aux baies près, qui ont presque toutes été refaites, l’édifice est bien conservé. La tour d’entrée contient, roulés l’un sur l’autre, un escalier à vis pour les hommes et une rampe pour les chevaux. Au bas il y a encore une vieille porte de fer, et, en montant, dans les embrasures de la tour, j’ai compté quatre petits engins du quinzième siècle. La garnison de la forteresse se composait pour le moment d’une vieille servante, Mlle Jeannette, qui m’a fort gracieusement accueilli. Il ne reste des anciens appartements de l’intérieur que la cuisine, fort belle salle voûtée à grande cheminée, le vieux salon, dont on a fait un billard, et un charmant petit cabinet à boiseries dorées, dont le plafond a pour rosace un chiffre fort ingénieusement entortillé. Le vieux salon est une magnifique pièce. Le plafond à poutres peintes, dorées et sculptées, est encore intact. La cheminée, surmontée de deux fort nobles statues, est du plus beau style de Henri III. Les murs étaient jadis couverts de vastes panneaux de tapisserie qui étaient des portraits de famille. À la révolution, des gens d’esprit du village voisin ont arraché ces panneaux et les ont brûlés, ce qui a porté un coup mortel à la féodalité. Le propriétaire actuel a remplacé ces panneaux par de vieilles gravures représentant des vues de Rome et des batailles du grand Condé, collées à cru sur le mur. Ce que voyant, j’ai donné trente sous à Mlle Jeannette, qui m’a paru éblouie de ma magnificence.

Et puis j’ai regardé les canards et les poules dans les fossés du château, et je m’en suis allé.

En sortant de Montmort, — où l’on arrive par la plus horrible route du monde, soit dit en passant, — j’ai rencontré la malle qui a dû vous porter ma précédente lettre. Je l’ai chargée, ami, de toutes sortes de bonnes pensées pour vous.

La route s’est enfoncée dans un bois au moment où la nuit tombait, et je n’ai plus rien vu jusqu’à Épernay que des cabanes de charbonniers qui fumaient à travers les branches. La gueule rouge d’une forge éloignée m’apparaissait par moments, le vent agitait au bord de la route la vive silhouette des arbres ; et sur ma tête, dans le ciel, le splendide Chariot faisait son voyage au milieu des étoiles pendant que ma pauvre patache faisait le sien à travers les cailloux.

Épernay, c’est la ville du vin de Champagne. Rien de plus, rien de moins.

Trois églises se sont succédé à Épernay. La première, une église romane, bâtie en 1037 par Thibaut Ier, comte de Champagne, fils d’Eudes II. La seconde, une église de la renaissance, bâtie en 1540 par Pierre Strozzi, maréchal de France, seigneur d’Épernay, tué au siège de Thionville en 1558. La troisième, l’église actuelle, me fait l’effet d’avoir été bâtie sur les dessins de M. Poterlet-Galichet, un brave marchand dont la boutique et le nom coudoient l’église. Les trois églises me paraissent admirablement dépeintes et résumées par ces trois noms : Thibaut Ier comte de Champagne ; Pierre Strozzi, maréchal de France ; Poterlet-Galichet, épicier.

C’est vous dire assez que la dernière, l’église actuelle, est une hideuse bâtisse en plâtre, bête, blanche et lourde, avec triglyphes supportant les retombées des archivoltes. Il ne reste rien de la première église. Il ne reste de la deuxième que de beaux vitraux et un portail exquis. L’une des verrières raconte toute l’histoire de Noé de la façon la plus naïve. Vitraux et portail sont, bien entendu, enclavés et englués dans l’affreux plâtre de l’église neuve. Il m’a semblé voir Odry avec son pantalon blanc trop court, ses bas bleus et son grand col de chemise, portant le casque et la cuirasse de François Ier.

On a voulu me mener voir ici la curiosité du pays, une grande cave qui contient quinze cent mille bouteilles. Chemin faisant, j’ai rencontré un champ de navette en fleur avec des coquelicots et des papillons et un beau rayon de soleil. J’y suis resté. La grande cave se passera de ma visite.

La pommade pour faire pousser les cheveux, qui s’appelle à la Ferté Pilogène, s’appelle à Épernay Phyothrix, importation grecque.

À propos, à Montmirail, l’hôtel de la Poste m’a fait payer quatre œufs frais quarante sous ; cela m’a paru un peu vif.

J’oubliais de vous dire que Thibaut Ier a été enterré dans son église et Strozzi dans la sienne. Je réclame dans l’église actuelle une tombe pour M. Poterlet-Galichet.

C’était un brave que ce Strozzi. Brisquet, fou de Henri II, s’amusa un jour à lui larder avec du lard, par derrière, en pleine cour, un fort beau manteau neuf que le maréchal essayait ce jour-là. Il paraît que cela fit beaucoup rire, car Strozzi s’en vengea cruellement. Pour moi, je n’aurais pas ri et je ne me serais pas vengé. Larder un manteau de velours avec du lard ! Je n’ai jamais été ébloui de cette plaisanterie de la renaissance.