En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre XV

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 125-130).


LETTRE XV.
La souris.


D’où viennent les nuées du ciel et les sourires des femmes. — Un tableau. — Velmich. — L’auteur recueille une foule de mauvais propos touchant une ruine qui fait beaucoup jaser sur son compte. — Une sombre aventure. — Maxime générale : ne demandez pas une cloche, quand elle est d’argent, à celui qui l’a volée, quand il est prince. — Ce que c’est que la montagne voisine. — À quoi songeait le congrès, en 1715, de donner aux borusses le pays des ubiens ? — Le voyageur monte l’escalier qu’on ne monte plus. — Un paysage du Rhin à vol d’oiseau. — Le voyageur réclame et demande quelques spectres de bonne volonté. — Il ne réussit qu’à se faire siffler. — Intérieur de la ruine mal famée. — Description minutieuse. — Quatre pages d’un portefeuille. — Phœdovius et Kutorga. — Die Maüse. — Que tous les chats ne mangent pas toutes les souris. — Le voyageur marche sur l’herbe épaisse, ce qui lui rappelle des choses passées. — Il rencontre le génie familier du lieu, lequel ne lui montre aucune méchante humeur.


Saint-Goar, août.

Samedi passé il avait plu toute la matinée. J’avais pris passage à Andernach sur le dampfschiff le Stadt Mannheim. Nous remontions le Rhin depuis quelques heures, lorsque tout à coup, par je ne sais quel caprice, car d’ordinaire c’est de là que viennent les nuées, les vents du sud-ouest, le Favonius de Virgile et d’Horace, le même qui, sous le nom de Fohn, fait de si terribles orages sur le lac de Constance, troua d’un coup d’aile la grosse voûte de nuages que nous avions sur nos têtes et se mit à en disperser les débris dans tous les coins du ciel avec une joie d’enfant. En quelques minutes la vraie et éternelle coupole bleue reparut appuyée sur les quatre coins de l’horizon, et un chaud soleil de midi fit remonter tous les voyageurs sur le pont.

En ce moment-là nous passions, toujours entre les vignes et les chênes, devant un pittoresque et vieux village de la rive droite, Velmich, dont le clocher roman, aujourd’hui stupidement châtré et restauré, était flanqué, il y a peu d’années encore, de quatre tourelles-vedettes comme la tour militaire d’un burgrave. Au-dessus de Velmich s’élevait presque verticalement un de ces énormes bancs de laves dont la coupe sur le Rhin ressemble, dans des proportions démesurées, à la cassure d’un tronc d’arbre à demi entaillé par la hache du bûcheron. Sur cette croupe volcanique une superbe forteresse féodale ruinée, de la même pierre et de la même couleur, se dressait comme une excroissance naturelle de la montagne. Tout au bord du Rhin babillait un groupe de jeunes laveuses battant leur linge au soleil.

Cette rive m’a tenté ; je m’y suis fait descendre. Je connaissais la ruine de Velmich comme une des plus mal famées et des moins visitées qu’il y eût sur le Rhin. Pour les voyageurs, elle est d’un abord difficile, et, dit-on même, dangereux. Pour les paysans, elle est pleine de spectres et d’histoires effrayantes. Elle est habitée par des flammes vivantes qui, le jour, se cachent dans des souterrains inaccessibles et ne deviennent visibles que la nuit au haut de la grande tour ronde. Cette grande tour n’est elle-même que le prolongement hors de terre d’un immense puits comblé aujourd’hui, qui trouait jadis tout le mont et descendait plus bas que le niveau du Rhin. Dans ce puits, un seigneur de Velmich, un Falkenstein, nom fatal dans les légendes, lequel vivait au quatorzième siècle, faisait jeter sans confession qui bon lui semblait parmi les passants ou parmi ses vassaux. Ce sont toutes ces âmes en peine qui habitent maintenant le château. Il y avait à cette époque dans le clocher de Velmich une cloche d’argent donnée et bénite par Winfried, évêque de Mayence, en l’année 740, temps mémorable où Constantin VI était empereur de Rome à Constantinople, où le roi païen Massilies avait quatre royaumes en Espagne, et où régnait en France le roi Clotaire, plus tard excommunié de triple excommunication par saint Zacharie, quatrevingt-quatorzième pape. On ne sonnait jamais cette cloche que pour les prières de quarante heures, quand un seigneur de Velmich était gravement malade ou en danger de mort. Or Falkenstein, qui ne croyait pas à Dieu, qui ne croyait pas même au diable, et qui avait besoin d’argent, eut envie de cette belle cloche. Il la fit arracher du clocher et apporter dans son donjon. Le prieur de Velmich s’émut et monta chez le seigneur, en chasuble et en étole, précédé de deux enfants de chœur portant la croix, pour redemander sa cloche. Falkenstein se prit à rire et lui cria : Tu veux ta cloche ? eh bien, tu l’auras, et elle ne te quittera plus. Cela dit, il fit jeter le prêtre dans le puits de la tour avec la cloche d’argent liée au cou. Puis, sur l’ordre du burgrave, on combla avec de grosses pierres, par-dessus le prêtre et la cloche, soixante aunes du puits. Quelques jours après, Falkenstein tomba subitement malade. Alors, quand la nuit fut venue, l’astrologue et le médecin qui veillaient près du burgrave entendirent avec terreur le glas de la cloche d’argent sortir des profondeurs de la terre. Le lendemain Falkenstein était mort. Depuis ce temps-là, tous les ans, quand revient l’époque de la mort du burgrave, dans la nuit du 18 janvier, fête de la Chaire de Saint-Pierre à Rome, on entend distinctement la cloche d’argent tinter sous la montagne. — Voilà une des histoires. — Ajoutez à cela que le mont voisin, qui encaisse de l’autre côté le torrent de Velmich, est lui-même tout entier la tombe d’un ancien géant ; car l’imagination des hommes, qui a vu avec raison dans les volcans les grandes forges de la nature, a mis des cyclopes partout où elle a vu fumer des montagnes, et tous les Etnas ont leur Polyphème.

J’ai donc commencé à gravir vers la ruine entre le souvenir de Falkenstein et le souvenir du géant. Il faut vous dire que je m’étais d’abord fait indiquer le meilleur sentier par des enfants du village, service pour lequel je leur ai laissé prendre dans ma bourse tout ce qu’ils ont voulu ; car les pièces d’argent et de cuivre de ces peuples lointains, thalers, gros, pfennings, sont les choses les plus fantastiques et les plus inintelligibles du monde, et, pour ma part, je ne comprends rien à ces monnaies barbares imposées par les borusses au pays des ubiens.

Le sentier est âpre en effet ; dangereux, non, si ce n’est pour les personnes sujettes au vertige, ou peut-être après les grosses pluies, quand la terre et la roche sont glissantes. Du reste, cette ruine maudite et redoutée a sur les autres ruines du Rhin l’avantage de n’être pas exploitée. Aucun officieux ne vous suit dans l’ascension, aucun démonstrateur des spectres ne vous demande pour boire, aucune porte verrouillée et cadenassée ne vous barre le chemin à mi-côte. On grimpe, on escalade le vieil escalier de basalte des burgraves, qui reparaît encore par endroits ; on s’accroche aux broussailles et aux touffes d’herbe ; personne ne vous aide et personne ne vous gêne. Au bout de vingt minutes, j’étais au sommet du mont, au seuil de la ruine. Là, je me suis retourné et j’ai fait halte un moment avant d’entrer. Derrière moi, sous une poterne changée en crevasse informe, montait un roide escalier changé en rampe de gazon. Devant moi se développait un immense paysage presque géométriquement composé, sans froideur pourtant, de tranches concentriques ; à mes pieds, le village groupé autour de son clocher ; autour du village, un tournant du Rhin ; autour du Rhin, un sombre croissant de montagnes couronnées au loin çà et là de donjons et de vieux châteaux ; autour et au-dessus des montagnes, la rondeur du ciel bleu.

Après avoir repris haleine, je suis entré sous la poterne et j’ai commencé à escalader la pente étroite de gazon. En cet instant-là, la forteresse éventrée m’est apparue avec un aspect si délabré et une figure si formidable et si sauvage, que j’avoue que je n’aurais pas été surpris le moins du monde de voir sortir de dessous les rideaux de lierre quelque forme surnaturelle portant des fleurs bizarres dans son tablier, Gela, la fiancée de Barberousse, ou Hildegarde, la femme de Charlemagne, cette douce impératrice qui connaissait les vertus occultes des simples et des minéraux et qui allait herborisant dans les montagnes. J’ai regardé un moment vers la muraille septentrionale avec je ne sais quel vague désir de voir se dresser brusquement entre les pierres les lutins qui sont partout au nord, comme disait le gnome à Cunon de Sayn, ou les trois petites vieilles chantant la sinistre chanson des légendes :

Sur la tombe du géant
J’ai cueilli trois brins d’orties ;
En fil les ai converties :
Prenez, ma sœur, ce présent.

Mais il a fallu me résigner à ne rien voir et à ne rien entendre que le sifflement ironique d’un merle des rochers perché je ne sais où.

Maintenant, ami, si vous voulez avoir une idée complète de l’intérieur de cette ruine fameuse et inconnue, je ne puis mieux faire que de transcrire ici ce que j’écrivais sur mon livre de notes à chaque pas que j’y faisais. C’est la chose vue pêle-mêle, minutieusement, mais prise sur le fait et par conséquent ressemblante.

« Je suis dans la ruine. — La tour ronde, quoique rongée au sommet, est encore d’une élévation prodigieuse. Aux deux tiers de sa hauteur, entailles verticales d’un pont-levis dont la baie est murée. De toutes parts grands murs à fenêtres déformées dessinant encore des salles sans portes ni plafonds. — Étages sans escaliers, — escaliers sans chambres. — Sol inégal, montueux, formé de voûtes effondrées, couvert d’herbe. Fouillis inextricable. — J’ai déjà souvent admiré avec quelle jalousie de propriétaire avare la solitude garde, enclôt et défend ce que l’homme lui a une fois abandonné. Elle dispose et hérisse soigneusement sur le seuil les broussailles les plus féroces, les plantes les plus méchantes et les mieux armées, le houx, l’ortie, le chardon, l’aubépine, la lande, c’est-à-dire plus d’ongles et de griffes qu’il n’y en a dans une ménagerie de tigres. À travers ces buissons revêches et hargneux, la ronce, ce serpent de la végétation, s’allonge et se glisse et vient vous mordre les pieds. Ici, du reste, comme la nature n’oublie jamais l’ornement, ce fouillis est charmant. C’est une sorte de gros bouquet sauvage où abondent des plantes de toute forme et de toute espèce, les unes avec leurs fleurs, les autres avec leurs fruits, celles-là avec leur riche feuillage d’automne, mauve, liseron, clochette, anis, pimprenelle, bouillon-blanc, gentiane jaune, fraisier, thym, le prunellier tout violet, l’aubépine qu’en août on devrait appeler rouge-épine avec ses baies écarlates, les longs sarments chargés de mûres de la ronce déjà couleur de sang. — Un sureau. — Deux jolis acacias. — Coin inattendu où quelque paysan voltairien, profitant de la superstition des autres, se cultive pour lui-même un petit carré de betteraves. De quoi faire un morceau de sucre. — À ma gauche, la tour, sans porte, ni croisée, ni entrée visible. À ma droite, un souterrain défoncé par la voûte. Changé en gouffre. — Bruit superbe du vent, admirable ciel bleu aux crevasses de l’immense masure. — Je vais monter par un escalier d’herbe dans une espèce de salle haute. — J’y suis. — Rien que deux vues magnifiques sur le Rhin, les collines et les villages. — Je me penche dans le compartiment au fond duquel est le souterrain-gouffre. — Au-dessus de ma tête, deux arrachements de cheminées en granit bleu, quinzième siècle. Reste de suie et de fumée à l’âtre. — Peintures effacées aux fenêtres. — Là-haut, une jolie tourelle sans toit ni escalier, pleine de plantes fleuries qui se penchent pour me regarder. — J’entends rire les laveuses du Rhin. — Je redescends dans une salle basse. — Rien. Traces de fouilles dans le pavé. Quelque trésor enfoui par les gnomes que les paysans auront cherché. — Autre salle basse. — Trou carré au centre donnant dans un caveau. Ces deux noms sur le mur : Phedovius. Kutorga. J’écris le mien à côté avec un morceau de basalte pointu. — Autre caveau. — Rien. — D’ici je revois le gouffre. Il est inaccessible. Un rayon de soleil y pénètre. — Ce souterrain est au bas du grand donjon carré qui occupait l’angle opposé à la tour ronde. Ce devait être la prison du burg. — Grand compartiment faisant face au Rhin. — Trois cheminées, dont une à colonnettes, pendent arrachées à diverses hauteurs. Trois étages défoncés sous mes pieds. Au fond deux arches voûtées. À l’une, des branches mortes ; à l’autre, deux jolis rameaux de lierre qui se balancent gracieusement. J’y vais. Voûtes construites sur le basalte même du mont, qui reparaît à vif. Traces de fumée. Dans l’autre grand compartiment où je suis entré tout d’abord, et qui a dû être la cour, près de la tour ronde, plâtrage blanc sur le mur avec un reste de peinture et ces deux chiffres tracés en rouge : 23 — 18 — (sic) . Je fais le tour extérieur du château par le fossé. — Escalade assez pénible. — L’herbe glisse. — Il faut ramper de broussaille en broussaille au-dessus d’un précipice assez profond. Toujours pas d’entrée ni de trace de porte murée au bas de la grande tour. Reste de peintures sur les mâchicoulis. Le vent tourne les feuillets de mon livre et me gêne pour écrire. — Je vais rentrer dans la ruine. J’y suis. — J’écris sur une petite console de velours vert que me prête le vieux mur. »

J’ai oublié de vous dire que cette énorme ruine s’appelle la Souris (die Maüse). Voici pourquoi.

Au douzième siècle, il n’y avait là qu’un petit burg toujours guetté et fort souvent molesté par un gros château fort situé une demi-lieue plus loin, qu’on appelait le Chat (die Katz), par abréviation du nom de son seigneur, Katzenellenbogen. Kuno de Falkenstein, à qui le chétif burg de Velmich échut en héritage, le fit raser et construisit à la même place un château plus grand que le château voisin en déclarant que désormais ce serait la Souris qui mangerait le Chat.

Il avait raison. Die Mäuse en effet, quoique tombée aujourd’hui, est encore une sinistre et redoutable commère sortie jadis armée et vivante, avec ses hanches de lave et de basalte, des entrailles mêmes de ce volcan éteint, qui la porte, ce semble, avec orgueil. Je ne pense pas que personne ait jamais tenté de railler cette montagne qui a enfanté cette souris.

Je suis resté dans la masure jusqu’au coucher du soleil, qui est aussi une heure de spectres et de fantômes. Ami, il me semblait que j’étais redevenu un joyeux écolier ; j’errais et je grimpais partout, je dérangeais les grosses pierres, je mangeais des mûres sauvages, je tâchais d’irriter, pour les faire sortir de leur ombre, les habitants surnaturels ; et comme j’écrasais des épaisseurs d’herbes en marchant au hasard, je sentais monter vaguement jusqu’à moi cette odeur âcre des plantes des ruines que j’ai tant aimée dans mon enfance.

Après tout, il est certain qu’avec sa mauvaise renommée de puits plein d’âmes et de squelettes, cette impénétrable tour sans portes ni fenêtres est d’un aspect lugubre et singulier.

Cependant le soleil était descendu derrière la montagne, et j’allais faire comme lui, quand quelque chose d’étrange a tout à coup remué près de moi. Je me suis penché. Un grand lézard d’une forme extraordinaire, d’environ neuf pouces de long, à gros ventre, à queue courte, à tête plate et triangulaire comme une vipère, noir comme l’encre et traversé de la tête à la queue par deux raies d’un jaune d’or, posait ses quatre pattes noires à coudes saillants sur les herbes humides et rampait lentement vers une crevasse basse du vieux mur. C’était l’habitant mystérieux et solitaire de cette ruine, la bête-génie, l’animal à la fois réel et fabuleux, — une salamandre, — qui me regardait avec douceur en rentrant dans son trou.