Encyclopédie anarchiste/Logique - Loi

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 1314-1329).


LOGIQUE adj. et subs. fém. (grec logikos, de logos, discours, raison). D’interminables et vaines querelles ont mis aux prises les philosophes pour savoir si la logique est un art ou une science. Elle suppose la connaissance des opérations supérieures de l’entendement, se rapproche par là de la psychologie et, sous cet angle, apparaît comme une science. Mais, alors que la psychologie décrit ce qui est, la logique fixe ce qui doit être ; elle apprécie et son caractère normatif la rapproche singulièrement de l’art. « Science des sciences » ou « art de penser », elle se donne pour but d’orienter l’esprit dans la recherche du vrai, d’établir les règles de la pensée normale et scientifique. Deux parties la composent : la logique formelle, dont l’objet est l’accord de la pensée avec elle-même, la logique appliquée ou méthodologie qui vise à l’accord de la pensée avec son objet.

Longtemps la logique formelle garda une place prépondérante. Au ive siècle avant l’ère chrétienne, Aristote la porta presque à sa perfection ; au moyen-âge, avec les scolastiques, elle devint le cœur de la philosophie ; l’ambition suprême des doctes fut alors d’argumenter « en forme ». Les humanistes d’abord, puis les empiristes anglais et les rationalistes cartésiens réagirent heureusement contre cet excès. Sous le nom de logistique, elle fut approfondie, à la fin du xixe et à l’époque contemporaine, par des philosophes qui ont élargi et modifié l’œuvre d’Aristote, restée presque immuable jusque-là. Quant aux néo-scolastiques, pompiers sans esprit ou farceurs à la Maritain, ils en parlent avec onction, mais n’insistent plus autant que leurs chicaniers ancêtres.

A la suite du Stagirique, la logique formelle classique porte principalement sur le concept, le jugement, le raisonnement. Mais elle ne s’attarde ni aux opérations qu’ils exigent, ni à leurs rapports avec les données de l’expérience ; elle s’intéresse exclusivement à leur validité intrinsèque, à la présence ou à l’absence, de contradiction. C’est dire qu’elle est entièrement et uniquement commandée par le principe d’identité, loi souveraine de toute pensée raisonnable. Le concept, dont le terme est la traduction verbale, suppose un ensemble de qualités, c’est sa compréhension ; il s’applique à un ensemble d’êtres ou d’individus, c’est son extension. Réunion de deux termes, sujet et attribut, au moyen du verbe « être », la proposition est l’énoncé d’un jugement. Elle est universelle ou particulière d’après l’extension du sujet ; affirmative ou négative selon qu’elle pose ou exclut un terme par rapport à l’autre ; analytique ou synthétique selon que l’attribut fait ou ne fait pas partie de la compréhension du sujet. Le raisonnement peut être immédiat, c’est-à-dire résulter de la seule confrontation des prémisses et des conclusions ; ainsi dans la « conversion » et « l’opposition ». Il est médiat quand il suppose un ou plusieurs intermédiaires entre la proposition d’où l’on part et la proposition où l’on arrive. De tous les raisonnements médiats le syllogisme est le plus fameux, celui que les scolastiques ont particulièrement étudié. C’est, dit Aristote, « un discours dans lequel, certaines choses étant posées, une autre chose en résulte nécessairement, par cela seul que celles-ci sont posées ». Les trois propositions, dont il est formé, impliquent seulement trois termes ; celui qui sert d’intermédiaire disparaît dans la conclusion.

Tout homme est mortel ;
Or Socrate est homme ;
Donc Socrate est mortel.

Le syllogisme n’est légitime que s’il remplit certaines conditions longuement débattues au moyen-âge et résumées, par les scolastiques, dans huit règles : les deux premières définissent le syllogisme, les six autres interdisent de dépasser dans la conclusion ce qui a été posé dans les prémisses, aussi bien en ce qui concerne les termes qu’en ce qui concerne les propositions. Ce sont des applications du principe d’identité qui permettent de passer du même au même et du plus au moins, jamais du moins au plus. La transgression de ces règles rend le syllogisme captieux : la rigueur de la déduction n’est plus qu’apparente et la conclusion devient vicieuse. En voici deux exemples :

« J’ai ce que je n’ai pas perdu ;
Or je n’ai pas perdu de cornes ;
Donc j’ai des cornes. » Et
« Les nègres sont hommes ;
Or les nègres sont noirs ;
Donc les hommes sont noirs. »

Dans le premier cas on joue avec l’amphibologique expression « je n’ai pas perdu » ; dans le second on donne au terme « hommes » une extension plus large dans la conclusion que dans les prémisses. Les syllogismes diffèrent entre eux soit par le « mode », qui dépend de la nature des propositions, soit par la « figure » qui dépend de la place du moyen terme. Il existe encore des syllogismes hypothétiques, dont la majeure renferme une condition, des syllogismes disjonctifs, dont la majeure énonce une alternative :

Le temps est beau ou mauvais ;
Or il est beau ;
Donc il n’est pas mauvais.

Mentionnons, parmi les variétés de raisonnements médiats, l’enthymème, l’épichérème, le sorite, le polysyllogisme :

Cette rivière fait du bruit ;
Ce qui fait du bruit remue ;
Cette rivière remue.
Ce qui remue n’est pas gelé ;
Cette rivière remue ;
Cette rivière n’est pas gelée, etc.

A côté de l’ancienne logique formelle, celle des propositions d’attribution, les logisticiens modernes veulent créer une logique nouvelle, sorte d’algèbre qui englobe les propositions de relation. Comme l’algèbre, elle use de symboles, qui diffèrent malheureusement avec les auteurs ; les règles logiques se démontrent par théorèmes et corollaires. Et de même que l’on construit des machines à calculer, de même l’anglais Jevons a fabriqué une machine à raisonner. Son piano logique exécute mécaniquement les opérations logiques essentielles, grâce à un système de touches représentant soit les divers rapports possibles, soit un concept ou sa négation. Pourtant beaucoup ne voient dans la logistique qu’une sténographie fort subtile. Elle réduit en formules mathématiques des combinaisons d’idées, négligées par le Stagirique, mais il est douteux qu’elle puisse devenir l’art infaillible que certains espèrent.

Le moyen-âge fit un extraordinaire abus de la logique formelle et du syllogisme. Considérée non seulement comme un bon procédé d’exposition ; mais comme l’instrument par excellence de la recherche scientifique, la méthode scolastique dégénéra en arguties insensées ; elle devait régner en maîtresse, dans les écoles, jusqu’en plein xviie siècle. Aristote devint l’oracle souverain dont la parole n’était jamais mise en doute ; le professeur suivit servilement le texte de ses livres et la formule : « Magister dixit : le Maître a dit » fut l’argument suprême qui permit de sortir victorieux dans toutes les disputes. Or les exercices scolaires se bornaient, pour l’élève, à la soutenance « en forme », selon des procédés invariables et séculaires, de thèses fixées d’avance. Il y avait des termes rituels, des phrases consacrées, dont l’omission pouvait rendre un examen nul ; la Faculté de Paris faillit annuler une thèse de Bossuet parce qu’il avait passé un mot dans la formule de compliment prescrite au début. Nos sorbonnards, dont la sottise parfois déconcerte, ont de qui tenir on le voit ! Qu’on traitât de philosophie, de théologie, de droit, de médecine de physique, l’assaillant « disputans » et le candidat « respondens » déroulaient interminablement, selon des règles inflexibles, syllogismes, enthymèmes, etc. ; et les « concedo », les « nego », les « distinguo » pleuvaient au cours de la discussion ; le Diafoirus de Molière emploie tous les termes scolastiques avec une parfaite convenance. Ajoutons qu’on s’exprimait en un latin barbare, et qu’on s’en tenait en général à des jeux de mots, à des subtilités frivoles, négligeant le fond des problèmes. Sans jamais recourir au contrôle de l’expérience, même en physique, on prétendait vider le réel de son contenu tout entier, grâce à d’interminables raisonnements a priori, dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils étaient d’ordinaire parfaitement déraisonnables. Depuis Descartes on a compris que le syllogisme ne pouvait servir qu’à exposer ce qu’on savait déjà ; ce n’est pas un instrument de découverte puisqu’il se borne à passer du général au particulier, du contenant au contenu. Plusieurs l’accusent encore d’être un cercle vicieux, dont la vérité de la conclusion est nécessaire à la vérité des prémisses.

L’Église, ce monstrueux éteignoir, toujours désireuse d’étouffer la pensée libre, se devait de ressusciter la scolastique tombée dans un juste discrédit. Elle le fit dans la seconde moitié du xixe siècle. Dès son avènement au pontificat, en 1878, Léon XIII recommandait le retour au thomisme et, l’année suivante, par une Encyclique qui provoqua la démission de nombreux professeurs, il imposait son enseignement dans les Universités catholiques. Ce pape trouva un auxiliaire dans l’abbé Mercier, le futur cardinal, qui fut chargé en 1880 d’enseigner la philosophie thomiste à l’Université de Louvain. J’ai lu ses livres : ce sont d’indigestes mélanges, sans originalité, où le fatras d’une érudition peu profonde remplace le talent. Bientôt les scolastiques devinrent tout-puissants dans les séminaires et les écoles catholiques. Ils n’ont atteint le public que plus tard, grâce à des charlatans, dont Maritain est un beau spécimen présentement. Applaudis par la bourgeoisie, que ses intérêts ont converti à une religion de façade, ils ont vu leurs élucubrations insanes couronnées par l’Institut, propagées par les grands périodiques, et favorisées même par les universitaires. Ayant voulu présenter une thèse en Sorbonne où je malmenais le thomisme, à la fin de 1918, un professeur israélite me fit savoir que l’heure était par trop mal choisie, alors surtout que j’avais contre moi de n’être ni décoré de la croix de guerre, ni même simplement soldat. Peu après deux badernes philosophiques de Gand, admiratrices du Divin Thomas, devaient s’indigner non moins fortement devant l’audace de mes conclusions. Malgré journaux et revues pseudo-littéraires, malgré les complaisances des éditeurs pour les écrivains catholiques, la vogue néo-scolastique sera sans lendemain ; les livres des Maritain sont promis à l’oubli.

Mais, à côté de la logique formelle, il y a place pour la logique appliquée ou méthodologie. Presque inconnue au moyen-âge, cette dernière s’est beaucoup développée au cours du xixe siècle ; elle suit le progrès des sciences particulières et constitue l’une des branches essentielles de la philosophie contemporaine. Son but est de fixer les procédés requis pour connaître scientifiquement les divers objets étudiés par l’esprit. Or tantôt nous créons un monde abstrait, dégageant les règles idéales de toutes choses réelles ou possibles, tantôt nous observons le monde sensible et précisons les lois que l’expérience y découvre. D’où les sciences mathématiques d’une part et, d’autre part, les nombreuses sciences qui, de la physique à la sociologie, se partagent l’étude de l’univers observable. Les premières ont une méthode déductive et a priori, la démonstration ; les secondes, malgré les variations résultant de la diversité de leur objet, ont en commun une méthode a posteriori, expérimentale, inductive.

Négligeant la qualité, les mathématiques s’en tiennent à la seule quantité, soit continue soit discontinue, figures et nombres ; elles étudient les lois de variations corrélatives entre les grandeurs. A l’origine leur méthode fut tributaire des données sensibles : c’est l’expérience qui révéla aux anciens la mesure de la circonférence par le diamètre, la valeur, toujours égale à deux droits, de la somme des angles d’un triangle quelconque, etc. Mais aujourd’hui les mathématiques, devenues sciences exactes, ne procèdent que déductivement, par démonstration. Partant des définitions des nombres et des figures, créations de l’esprit suggérées par l’expérience, elles tirent par raisonnement et sous le contrôle d’axiomes évidents mais indémontrables, toute la splendide floraison de lois rigoureuses qui constituent leur domaine. Le principe d’identité s’avère l’ossature de leurs constructions ; leur vérité consiste dans un constant accord de la pensée avec elle-même. Sur l’origine des nombres et des figures, purement expérimentale selon les uns, purement rationnelle selon d’autres, à la fois l’une et l’autre d’après beaucoup, les logiciens discutent ; de même sur la valeur exacte des définitions et sur le rôle des axiomes. Les plus graves dissentiments concernent les postulats, propositions spéciales à la géométrie, synthétiques, indémontrables, d’une évidence moins immédiate que les axiomes, avec lesquels on les a confondus parfois. On connaît celui d’Euclide : « Par un point pris hors d’une droite, on ne peut mener qu’une parallèle à cette droite ». Lowatchewski l’a nié, puis a construit une géométrie non moins cohérente, non moins logique, non moins vraie, du point de vue de l’identité, que l’ancienne. On peut mener, par un point, une infinité de parallèles à une droite donnée, parallèles qui se rencontrent à l’infini ; et les trois angles d’un triangle sont inférieurs ou supérieurs à deux droits. Riemann, d’autre part, a imaginé un espace ne possédant pas trois dimensions, largeur, hauteur, profondeur, comme le nôtre, mais un nombre de dimensions moindre ou plus grand, 1, 2, 3, 4, 5, n, dimensions. On a encore contesté l’homogénéité de l’espace et son uniformité. De nombreux métagéomètres ont travaillé dans ces diverses directions et les théorèmes qu’ils ont déduits n’ont rien d’absurde. Seule l’expérience nous apprendra laquelle de ces géométries est physiquement vraie, c’est-à-dire s’accorde avec l’univers observable. Il semble, en tout cas, que certains animaux, souris japonaises, lamproies par exemple, perçoivent un espace ayant moins de dimensions que le nôtre. Et des expériences répétées font croire que nos trois dimensions correspondent aux trois canaux semi-circulaires de l’oreille.

Aussi peut-on se demander si les lois mathématiques sont les lois du monde réel, si elles constituent un invariable plan de l’univers. Descartes le croyait ; arithmétique et algèbre, écrivait-il, « règlent et renferment toutes les sciences particulières », il admettait une conformité absolue entre les lois de la raison et les lois des choses. Beaucoup en doutent aujourd’hui, sans apporter, d’ailleurs, d’arguments décisifs en faveur de leur conception. Dans les sciences expérimentales, l’esprit ne déduit pas les lois a priori comme en mathématiques, il les dégage des faits. On examine d’abord les phénomènes pour en avoir une connaissance objective et précise : soit que l’on étudie sans idée directrice ceux qu’offre la nature, c’est l’observation ; soit qu’une hypothèse nous guide et qu’on les reproduise intentionnellement, c’est l’expérimentation. Puis, des faits nous passons aux lois, grâce au raisonnement qui parvient à distinguer les successions causales des successions accidentelles et grâce à la généralisation inductive du rapport nettement établi entre l’antécédent-cause et l’antécédent-effet. Ainsi la méthode expérimentale suppose une collaboration de l’esprit et des choses : sans une constante interrogation de la nature, nous risquons de tomber dans une vaine et illusoire scolastique ; mais seul l’entendement peut dégager les lois du fatras des phénomènes enchevêtrés. Nos sens perçoivent des successions, nullement le lien de causalité, et la diversité des antécédents déguise la cause productrice ; impossible, par ailleurs, de réaliser un vide où chaque antécédent serait isolément introduit. C’est par des artifices de raisonnement, dont Bacon puis Stuart Mill ont précisé les méthodes, que la pensée aboutit à la coïncidence solitaire, preuve infaillible du rapport causal.

Ce rapport, le savant l’universalise d’emblée ; de quelques cas observés, parfois d’un seul, il conclut à tous les cas présents, passés, futurs et déclare que dans de telles conditions, tel antécédent sera toujours suivi de tel conséquent. Quel principe garantit cette affirmation inductive ? Dans la déduction, le principe d’identité suffit parce que l’esprit va du général au particulier, du genre à l’espèce et que les prémisses contiennent en totalité la conclusion. Ici nous tirons, au contraire, l’universel du particulier, nous allons du moins au plus, de quelque à tous. Par ailleurs les savants se défient trop de la finalité, faussement étendue au monde physique quoiqu’en pense Lachelier, pour qu’on l’invoque en faveur de cette généralisation. On ne peut légitimer l’induction que grâce au principe d’universel déterminisme ; en assurant que « dans les mêmes circonstances les mêmes causes produisent les mêmes effets », ce dernier permet d’ériger en lois les rapports de succession reconnus essentiels. Pour le savant, qui se refuse à dépasser le monde sensible afin de pénétrer dans la chimérique région des choses-en-soi, la cause n’est d’ailleurs rien d’autre que l’antécédent nécessaire et suffisant du phénomène-effet.

Si le passage de la constatation des faits à l’affirmation des lois s’opère de même façon dans toutes les sciences expérimentales, méthodes et procédés d’observation ou d’expérimentation varient beaucoup selon qu’on étudie la matière inorganique, les manifestations de la vie ou les phénomènes mentaux. Physiciens et chimistes disposent d’une foule d’instruments de précision, souvent enregistreurs automatiques, qui rendent faciles les mesures exactes et ne gardent des phénomènes que les éléments quantitatifs. Aussi ont-ils pu aboutir, fréquemment, à des lois assez parfaites pour être traduites en formules mathématiques. Le biologiste a besoin d’instruments d’un genre différent, microscope et scalpel ; mais la complexité des faits observés lui permet rarement d’arriver à des lois très précises. Botanistes et zoologues doivent s’occuper en outre de classer plantes et animaux d’après leurs caractères essentiels. En psychologie il faut joindre l’introspection interne ou observation par la conscience à la méthode objective ; et l’expérimentation s’avère plus difficile encore qu’en biologie. Sans parier des objections que beaucoup élèvent contre l’idée de loi psychologique. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que peu de phénomènes mentaux soient parfaitement expliqués. Quant à la sociologie, dont la statistique sera le procédé le plus fécond, elle trouve d’utiles indications dans l’étude comparée des sociétés de toutes époques et de tous genres, mais l’expérimentation lui reste interdite lorsqu’il s’agit des problèmes vraiment fondamentaux. L’histoire, même devenue scientifique, est une connaissance d’un type très différent. Peut-être parviendra-t-elle dans l’avenir à dégager des lois, mais aujourd’hui elle se borne à reconstituer les faits disparus, en partant des vestiges laissés par eux.

Parler d’expérimentation serait un non sens ; il conviendrait, par contre, que l’histoire cessât d’être au service des prêtres et des dirigeants, pour devenir strictement impartiale. Dans toutes les sciences d’observation des hypothèses générales ou théories, qui visent soit à schématiser seulement les phénomènes, soit à faire connaître leurs vraies causes, résument un ensemble parfois considérable de faits et de lois particulières. Citons l’hypothèse de Laplace en astronomie, celles de l’unité des forces en physique, de l’unité de la matière en chimie, du transformisme en biologie, de l’associationnisme en psychologie. Des découvertes nouvelles conduisent à les remanier, ainsi a-t-on fait de celle de Laplace ; quelquefois à les abandonner presque totalement, c’est le cas pour l’associationnisme. En histoire on cherche à dégager une philosophie ; le matérialisme historique de Karl Marx a le mérite de mettre en lumière l’importance du facteur économique, mais il se trompe en déniant toute valeur aux sentiments et aux idées. La loi des trois états, d’Auguste Comte, est une hypothèse historique plutôt qu’une loi sociologique ; elle offre un très grand intérêt. Si l’histoire n’est pas encore au stade des larges synthèses, j’ai confiance qu’elle y parviendra et qu’un jour nous connaîtrons, par elle, le sens du devenir humain. Quant à l’hypothèse d’Einstein (dont il est moins question car on a reconnu qu’elle repose sur une erreur d’expérimentation), à la fois physique et mathématique, elle est un essai de synthèse de l’espace et du temps. Elle mérite de retenir l’attention à ce titre ; quelques-uns de ses arguments gardent aussi leur valeur, lorsqu’il s’agit de la relativité, cette doctrine mi-philosophique, mi-scientifique qui, elle, découle d’incontestables observations.

Mais que valent nos lois les plus certaines, même en physique ou en chimie ? Aucune d’elles, en pratique, n’offre une rigueur totale ; jamais l’application n’est le décalque exact de la formule théorique. Ingénieurs, praticiens, expérimentateurs le savent ; toujours ils laissent une marge pour les causes d’erreurs possibles. Et si du monde inorganique on passe à celui de la vie puis à celui de la pensée, les lois, nous l’avons dit, deviennent de plus en plus imprécises. Pourquoi ? C’est, répondra Bergson, que le devenir est essentiellement créateur, qu’il y a dans le monde constante apparition de nouveauté et que, si notre intelligence peut encore se mouvoir aisément parmi les solides, elle s’avère incapable de comprendre la vie. C’est, prétendra Boutroux, que la réalité, surtout la réalité vivante, reste foncièrement contingente, indéterminée. Nos lois scientifiques indiquent le sens habituel de la succession phénoménale ; comme le lit du fleuve détermine l’écoulement ordinaire de ses eaux ; mais il arrive que la nature échappe au réseau de nos formules, comme parfois le fleuve sort de son lit. D’où les erreurs, constatées si fréquemment par l’expérimentation, dans le domaine de la vie, et plus encore dans celui de la pensée. Contre ces interprétations la majorité des savants s’élève avec vigueur, car une double cause explique parfaitement la marge constatée entre la théorie et son application. D’une part la cause n’est pas simple, les antécédents sont extrêmement nombreux et compliqués, surtout dans le monde organique ; il est donc impossible que nos dosages soient rigoureusement identiques et que la qualité des antécédents reste la même dans tous les cas. D’autre part les sciences expérimentales, et la biologie et la psychologie en particulier, sont à leur début ; des recherches extrêmement longues seront nécessaires avant que nous parvenions à connaître, fut-ce en gros, la cause des principaux phénomènes. La complexité du réel et notre ignorance suffisent à rendre compte de toutes les erreurs d’expérience. Ne constatons-nous pas que plus la science progresse, plus l’imprévisible et l’indéterminé disparaissent : une analyse très poussée permet aussi de réduire l’importance des erreurs possibles. Ces arguments militent de même en faveur du déterminisme universel base essentielle des lois expérimentales. S’il n’est qu’une hypothèse commode, convenons que cette hypothèse acquiert une singulière probabilité du fait que chaque découverte scientifique la confirme. Et nous pouvons dire que le miracle, entendu au sens religieux du mot, est inexistant ; il a sa source dans les lacunes de notre savoir, nullement dans la puissance divine. La foudre, la tempête, dues aux caprices de divinités particulières, étaient des miracles pour les anciens ; la brusque guérison d’un paralytique, le dédoublement de la personnalité l’étaient encore au début du xixe siècle. Pour quiconque a étudié, ce sont des faits naturels aujourd’hui. Déjà l’on découvre comment s’opère la guérison rapide de certaines maladies organiques ; les phénomènes de télépathie semblent très naturellement possibles, etc. Toute conquête de la science marque un recul pour l’action divine et pour l’intervention des entités de l’au-delà. Un atavisme millénaire rend seul compte de la crédulité sympathique qui accueille les faiseurs de miracles, toujours nombreux dans les religions les plus opposées. — L. Barbedette.

Ouvrages a consulter. La Logique, l’Organon (Aristote). — La Logique de Port-Royal (Arnauld et Nicole, 1662). — La Logique, l’Art de penser (Condillac). — Système de logique ; Philos. de Hamilton (St. Mill). — Logique (Hegel, 1861). — Novum organum (Bacon). — Discours de la méthode (Descartes). — Recherche de la Vérité (Malebranche). — Essai sur l’entendement (Locke). — Critique de la Raison pure, Logique (Kant). — La Logique d’Aristote (Th. Reid). — La Logique (D. de Tracy, 1825). — Logique (Bossuet). — Essai de logique objective (J. Tissot). — Nouveaux essais (Leibniz). — Essais de logique (Waddington). — Logique (Renouvier). — De l’intelligence ; Les Philosophes classiques (H. Taine). — De natura syllogismi, du fondement de l’induction (Lachelier). — Théorie du jugement, du syllogisme ; etc. (P. Janet et G. Séailles). — Logique ; les logiciens contemporains ; Les Définitions géom. et empiriques (Liard). — La méthode dans les sciences du raisonnement (Duhamel). Leçons de philosophie, logique (Rabier). — La synthèse chimique (Berthelot). — La philosophie en France au xixe siècle (Ravaisson). — Logique (Bain). — Introduction à la médecine expérimentale (Cl. Bernard). — Logique de l’hypothèse (Naville). — De l’espèce et de la classification (Agassiz). — La philosophie zoologique (Meunier). — De la méthode sociologique (Durkheim). — La logique de S. Mill ; l’Erreur (Brochard). — L’évolution des idées générales (Ribot). — Les illusions des sens et de l’esprit (J. Sully). Psychologie du raisonnement (Rignano). — L’évolution psychologique du jugement (Th. Ruyssen). etc.


LOGOMACHIE n. f. (de logos, discours et machê, combat). La logomachie est une querelle, une dispute de mots, c’est-à-dire sur les mots. C’est, dans l’équivoque, un échange vain de propos à faux qui n’éclairent les questions débattues ni n’enrichissent l’esprit. Cette manière de psittacisme est beaucoup plus fréquente qu’on ne le pense généralement et Proudhon accusait avec raison la philosophie de n’être « souvent qu’une logomachie ».

Les milieux d’avant-garde sont la proie de ces joutes pointilleuses ou désaxées qui piétinent au seuil de la discussion profitable. Les systèmes y sacrifient, comme les individus et la base et le caractère véritables en sont souvent oubliés parmi de fumeuses et stériles controverses. Maints économistes et sociologues sont tombés dans la logomachie… L’impropriété des termes, l’à-peu-près des dénominations, la fantaisie des définitions : autant d’obstacles au progrès des sciences exactes ; et Buffon pouvait dénoncer comme logomachie « ces créations de mots nouveaux à demi-techniques, à demi-métaphysiques, qui ne représentent nettement ni l’effet, ni la cause ».

A une époque où le verbe est tout-puissant et où la démocratie n’est en fait qu’un aréopage de bavards encombrant le forum, la politique ne pouvait manquer de s’annexer ce travers et d’en illustrer ses jongleries.


LOI n. f. (étymologie présumée : latin lex, legem ; qui se rattacherait à ligare, ce qui lie, lier, plutôt qu’à legere, lire). La loi est un acte par lequel une puissance quelconque impose à un milieu, quel qu’il soit, des dispositions conformes à sa volonté. Les mots : décret, règlement, ordonnance, constitution, encyclique, etc…, servent à désigner des modalités de la loi.

La croyance en un Dieu tout puissant, créateur du ciel et de la terre, a fait désigner sous le nom de « lois naturelles » les conditions déterminantes des phénomènes qui, sous nos yeux. Se reproduisent invariablement chaque fois que sont réunies les circonstances favorables à leur apparition. Que l’apparition de ces phénomènes ne soit pas due au caprice d’une législateur suprême, mais simplement à des coïncidences toutes physiques, rend quelque peu impropre, en l’occurrence, l’utilisation du mot « loi », mais ne modifie point le résultat, quant à notre situation d’hommes, du jeu des forces dont notre vie est issue, et auxquelles notre existence demeure subordonnée.

Les grandes lois d’évolution des sociétés humaines sont le prolongement et la conséquence, dans le domaine qui nous intéresse, de lois naturelles préexistant à notre apparition sur le globe terrestre, et dont le règne animal eut, avant nous, à supporter les effets. Les instincts de conservation personnelle et de procréation, d’une part, et, d’autre part, la disproportion considérable existant entre notre faculté naturelle d’accroissement et nos possibilités d’augmentation des moyens de subsistance, fut et demeure génératrice de combats meurtriers, d’émigrations et de rivalités de toutes sortes, pour la possession, d’abord, et la conservation ensuite, des meilleurs territoires. L’inégalité des aptitudes devait déterminer, au sein des groupes, des différences de traitement, et favoriser la reconnaissance de chefs, en raison de l’importance exceptionnelle de certains individus pour le salut commun. De l’insuffisance naturelle des biens et de la nécessité de défendre contre les pillards ceux péniblement acquis par la spoliation ou par le travail, est née la propriété, à laquelle ne sont indifférents ni l’hirondelle travailleuse, défendant son nid contre le martinet fainéant son cousin germain, ni le scarabée sacré défendant, contre les congénères sans scrupules, la pilule qu’il s’évertue à parfaire. La féroce lutte dont les grandes cités sont le théâtre, et qui ont pour objet, non seulement le bien-être et la sécurité matérielle, mais encore la satisfaction de besoins de luxe toujours plus nombreux et l’exemption des travaux exténuants, est la continuation, avec des mobiles plus complexes, de celle qui, dans la forêt primitive, faisait s’entredéchirer les mâles pour la saillie des femelles, ou le rapt des morceaux les plus savoureux, et dont la jungle nous fournit le spectacle. La loi individuelle du plus fort par les muscles, ou du plus habile en stratagèmes, a été dépassée par l’organisation collective en vue de l’application de la loi écrite due, tantôt à l’autorité d’un seul agréé par le nombre, tantôt à l’initiative de minorités dirigeantes, en vue de la conservation de l’ordre établi, et de la défense de certains privilèges, dans les associations de plus en plus nombreuses où, il faut le reconnaître, le rationnel tend à se substituer progressivement, dans tous les domaines, à l’arbitraire aveugle et tyrannique, sous la pression des agitateurs et des philosophes, sans que, pourtant, le combat pour la vie, avec ses inévitables suites, ait disparu de la scène du monde.

Quelles que soient ses conceptions morales, ce n’est que dans la mesure où l’humanité acquiert, par le développement des sciences appliquées, la possibilité de se soustraire à la fatalité des lois naturelles, et de les faire servir à ses desseins, qu’il lui devient loisible de s’organiser sur d’autres bases, de se débarrasser de certaines tares, et de fournir à ses aspirations idéalistes des solutions pratiques.

Sans la connaissance des lois de la reproduction humaine, et l’invention des procédés qui permettent à la femme de limiter sa progéniture ; sans la tendance naturelle des humains les plus éclairés à opérer, d’eux-mêmes, cette limitation, l’espoir d’une paix universelle ne serait qu’une utopie généreuse. Car, si le règne de la loi du plus fort entre les nations avec, pour sanction, la puissance des armes, ne peut disparaître, en fait, de manière définitive, qu’à la condition que soit abandonné le système de la production capitaliste privée, génératrice de conflits, il n’en demeure pas moins que la condition primordiale, pour la persistance d’un tel résultat, est que l’augmentation de la population, au sein des nations associées, ne dépasse jamais les ressources alimentaires acquises par elles. S’il n’est pas très difficile, en effet, de disposer à l’harmonie des consommateurs autour d’une table d’hôte copieusement servie, il serait chimérique d’espérer obtenir des mêmes gens, qu’ils se sacrifiassent volontairement au profit du voisin, sur quelque radeau de « La Méduse ».

L’abandon de toute législation ou, ce qui est tout un, de toute contrainte, sous une forme quelconque, à l’égard de la production et de la consommation ; l’application de la formule communiste intégrale : « De chacun selon ses forces, à chacun suivant ses besoins », supposent, préalablement réalisées, deux conditions essentielles : d’abord une surabondance telle des produits de toute sorte qu’il puisse être fourni, sans rationnement ni réserves, à des demandes sans limitation ; ensuite, un progrès industriel suffisant pour que cette surabondance puisse être, d’une façon permanente, entretenue sans qu’il soit nécessaire d’exiger des citoyens plus que la tâche qu’ils sont disposés à remplir bénévolement.

L’abandon de toute législation, comme de toute sanction, sous une forme quelconque, à l’égard des actes de violence, ou d’intolérance, envers autrui, suppose une adhésion quasi universelle à l’ordre nouveau ou, du moins, une suffisante rareté dans les attentats, pour que la sécurité publique, c’est-à-dire la persistance de l’ordre nouveau, n’en soit point gravement compromise. Que, dans ces divers domaines, l’une quelconque de ces conditions essentielles ne soit point réalisée, et c’est à nouveau, inévitablement, sous une forme quelconque, le retour à des conflits, à des luttes finalement à l’autorité du plus fort, en raison de cette loi naturelle, physiologique, qui fait que les organismes sociaux, de même que les corps vivants, réagissent toujours, par instinct de conservation, contre les éléments de désagrégation et de mort surgis en eux, et ne cessent de réagir, sous peine de mort pour eux-mêmes, que lorsque ces éléments destructeurs ont été expulsés, anéantis, ou réduits à l’impuissance, par un moyen plus ou moins brutal ou bénin.

Que ces conditions soient réalisées, ce qui peut nous reporter à une échéance lointaine, mais non illusoire cependant — le progrès humain ayant, depuis l’âge des cavernes, réalisé bien d’autres merveilles ! — et l’humanité se trouvera libérée des principales entraves qui nuisaient à son bonheur et retardaient sa marche. Il ne restera plus aux humains que l’obligation, dans leurs accords en vue de l’hygiène de l’espèce, et d’une production collective aux exigences de plus en plus réduites, de se conformer à un petit nombre de règles biologiques, justifiées par l’expérience et consacrées par la nécessité. — Jean Marestan.

LOI. A) Loi naturelle. Prenons un exemple classique : je place sur la paume de ma main une pierre ; je retourne ma main, la pierre tombe. Autant de fois, je répéterai cette expérience, autant de fois la pierre tombera. Je conclus de mes constatations que la pierre, en tombant, obéit à une loi, — à une loi de la nature.

Toute cause permanente ou identique produit des effets identiques ; le mot loi exprime en ce cas la nécessité de cette genèse, et je sens bien que l’équilibre du système auquel je suis assujetti exige l’invariabilité du phénomène : l’effet doit se produire quand la cause se renouvelle ou persiste. Si la pierre livrée à elle-même ne tombait pas, le satellite ne serait plus asservi à la planète, l’attraction des masses et la gravitation des mondes seraient déréglées.

Il est très important de ne point se laisser prendre à de vaines apparences, quand on prétend codifier les lois naturelles. En 1846, 56, 66 la Loire a débordé. Maintes gens ont prétendu qu’elle sortait constitutionnellement de son lit tous les dix ans. Ils s’étaient trop hâtés d’admettre la constance de l’événement. Il faut, en outre, rattacher à leur véritable cause les effets observés. La balle n’est point projetée hors du fusil, parce que le percuteur a frappé la douille, cette cause ne serait pas suffisante, mais parce que cette percussion a fait jaillir l’étincelle qui a enflammé le fulminate et la force de propulsion est produite par l’expansion des gaz. La balle qui sort du fusil obéit à la loi de la dilatation, l’inventeur de l’outil a eu recours à cette loi mystérieuse que décèle l’observation : le choc, c’est-à-dire le mouvement contrarié engendre la chaleur, symptôme d’un travail moléculaire qui peut aller jusqu’à la combustion.

Dire que la nature a des lois, ce n’est pas dire qu’elle a eu un législateur en la personne d’un créateur omnipotent ni qu’elle soit à elle-même son propre législateur, ni qu’elle soit un créateur indépendant. Je m’explique. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Cette discipline contente notre idée d’ordre et satisfait notre raison. Nous en concluons qu’un être doué de raison a organisé, a sérié, a relié cette gamme naturelle. Mais il peut très bien se faire que les choses soient ainsi parce qu’elles sont ainsi, ce qui leur a permis d’être. Les icebergs qui dérivent dans le détroit de Behring n’ont pas eu d’architectes, et leur vague ressemblance avec des édifices leur donne seule à nos yeux une particularité qui nous les signale comme plus remarquables qu’un champ de glaçons disloqués. Lorsque la terre incandescente s’est refroidie et a pris de la consistance, la vie est devenue possible à sa surface et la vie y est apparue. Mais ce n’est point pour que la vie s’y montrât, pour que l’homme s’y levât, qu’une main éternelle (puérile et grossière image !) a refroidi la nébuleuse en fusion.

La vérité c’est que la science, de jour en jour davantage, nous montre l’erreur où nous tombons quand nous imaginons la matière dense, compacte, continue. La matière, ainsi comprise, n’existe pas. Il n’y a que des systèmes stellaires d’atomes, soumis à la gravitation dans des cycles distincts. Les forces différentes que nous connaissons dans notre monde ou dans le monde sont les apparences diverses sous lesquelles se manifeste à nous une force unique, quand sa condition change ou quand son intensité se modifie. Les découvertes les plus récentes permettent de croire que les rayons lumineux sont des rayons X amortis, atténués, et devenus perceptibles pour notre œil ; les vibrations du son n’influencent plus notre oreille, quand elles dépassent une certaine fréquence ; les ondulations de la lumière n’influenceraient plus notre rétine, au-delà d’une certaine puissance. Nous savons que l’énergie arrêtée dans son mouvement, contrariée, refoulée produit la chaleur. Il est permis de penser qu’une force dégagée par la brusque abolition ou la transformation soudaine d’un système moléculaire, traverse et bouleverse de proche en proche d’autres systèmes moléculaires et que ce frissonnement qui se propage est l’électricité. Mais ce qui est la force unique, essentielle, nous n’en savons rien. Elle existe… Que parlons-nous de création ? Toute force ou toute source de force ne peut être engendrée ou constituée que par une force, ce qui recule l’origine de la force vers l’infini.

Ne nous laissons pas abuser par cette idolâtrie grandiose qui élève la nature au rang d’une bête fabuleuse et la consacre comme une divinité de fait. On enseignait, il n’y a pas cent ans, que la nature avait horreur du vide, et ainsi, commodément, on expliquait ce que devait amener à comprendre la théorie des pressions. Refusons-nous à un panthéisme religiosâtre. La nature n’est pas cette gigantesque marmotte en boule qui, digérant les Univers dans son ventre, aurait un instinct à défaut d’un esprit et créerait ses lois au rythme de son souffle.

Le mot loi, quand il désigne la loi naturelle, ne doit avoir qu’un sens : ce mot exprime que la relation d’une cause a avec ses effets m, n, r, etc. reste constante lorsque la cause subsiste ou se renouvelle. Pour le mot loi dont nous nous servons, nous indiquons que dans l’enchaînement des phénomènes nous savons discerner la cause de l’effet, nous proclamons que le plan de la réalité matérielle est conforme au plan mathématique de notre intelligence et que la déduction qui s’opère : l’effet engendré par la cause, était obligée, nécessaire.

b) Loi artificielle, loi écrite. La loi de la nature, avons-nous dit, est indispensable au maintien, à l’équilibre d’un système, le système auquel l’existence nous assujettit. Sans doute, nous nous sommes adaptés aux conditions matérielles dans lesquelles nous sommes obligés de vivre, mais il n’est pas douteux que notre existence serait impossible, et la vie telle, du moins, que nous la concevons de tous les êtres également si les lois naturelles n’existaient plus. Supposons abolie la loi que nous appelons loi de l’attraction, l’air ne serait plus maintenu à la surface du globe, nous ne serions plus adhérents au sol, et nous ne serions plus même des corps constitués puisque les molécules de notre corps ne seraient plus associées, puisque le sang qui ne serait plus du sang, ne serait plus contenu dans nos artères évanouies.

La loi artificielle, la loi fabriquée par l’homme, devrait être semblable à la loi naturelle. Nulle loi ne peut être excusable ou ne peut sembler légitime que si elle est nécessaire au maintien, à l’équilibre du système vital qui permet à l’individu de subsister au milieu de ses congénères.

L’esprit public est imprégné de cette idée que la loi est un bien. La loi est un mal, car toute loi restreint la liberté. « La loi n’atteint la licence qu’en frappant la liberté ». Qui a dit cela ? Un révolutionnaire ? Pas précisément. L’auteur de cette pensée est celui qui, à la formule célèbre de Danton : « l’audace, et puis l’audace et encore l’audace » opposait cette devise : « la justice, et puis la justice et encore la justice ». Ce téméraire tribun s’appelait Royer-Collard. Sa sentence qui frappe au front, la loi n’a pas jailli d’un nuage orageux : elle a brillé comme une lueur d’aurore sur les pentes d’un génie moyen couvert de lauriers un peu fanés, mais que le vernis de l’histoire empêchera longtemps de se flétrir.

Voyons comment s’est formée la loi (Voir droit, code, légalité, législation, justice, etc.). Le droit primordial de l’homme, c’est le droit à la vie. Le devoir primaire de l’homme envers lui-même, c’est de défendre et de protéger son existence.

On a dit qu’il fallait vivre d’abord, philosopher ensuite : « primum vivere, deinde philosophari ». « Nous dirons, en modifiant cet adage bien connu : vivre d’abord, c’est le principe essentiel de la philosophie ; c’est l’axiome du droit individuel et du droit social. »

Imaginons un paysage biblique. Un homme se dresse sous les cieux resplendissants mais impassibles, dans une plaine luxuriante mais sauvage et inculte. Les cratères en éruption s’empanachent au-dessus de sa tête. Eperdu d’effroi à l’idée de son isolement, tremblant d’angoisse à la vue de son péril, il se nourrit de racines et se protège contre les éléments. Le soleil neuf est ardent, l’homme veut boire…

Près de la source où il va se désaltérer, un autre homme, son semblable a surgi. La source murmurante occupe un étroit entonnoir… Si le trou d’eau, comme disent les explorateurs, n’est ni assez large ni assez riche pour se prêter au désir des deux bouches qui veulent humer l’onde bienfaisante, rien n’y fera. Le plus fort des deux compétiteurs tuera le plus faible, ou le plus agile le moins leste. Le vainqueur boira, courbé sur le cadavre du vaincu.

Mais que l’eau soit accessible et d’un débit suffisant, part à deux ! Primus, pour parler le langage juridique, prend conscience de cette vérité élémentaire : que son droit à la vie peut marcher de pair avec le droit identique de Secundus. Primus et Secundus boiront ensemble ou l’un après l’autre. L’accord s’établit, ou le compromis se réalise.

Peu à peu, notre clairière édénique se peuple de colons involontaires ; ils n’ont pas demandé à venir au monde : ils sont nés cependant. Si l’un d’eux est plus faible ou malingre, il peut être sacrifié ; l’audace et la convoitise rompront à son détriment l’équité. Mais un clan se forme. Le disgracié, le déshérité de naissance trouve des défenseurs parmi ses compagnons de la prairie. Ces protecteurs égoïstes redoutent pour eux-mêmes la contagion du mauvais exemple, la prédominance de la force brutale, sur la notion du partage ou de la jouissance collective. Ils se font les défenseurs du droit individuel pour le salut du droit commun.

La présence des femmes et la survenance des enfants compliquent la question sociale primitive. Les femmes, qui doit les défendre, et qui doit les posséder ?

Un fait est certain : pour tous les biens, dont le principal est l’aliment, les appétits doivent être réfrénés, s’ils ne peuvent se débrider en même temps ; ils doivent se tempérer ou se restreindre quand devient plus rare ou moins facilement accessible la « masse » nécessaire aux besoins de tous. Et quand un bien est affecté au besoin d’un individu, ce bien appartient à cet individu. Ainsi se dégage le principe de la propriété dont la notion est donnée à l’homme par la possession de son corps.

C’est sur ces assises primitives que s’est formée la loi ; l’équité réside dans l’exactitude avec laquelle la restriction imposée, ou acceptée, correspond à la nécessité de sauvegarder le droit identique du voisin ; la morale consiste dans la reconnaissance spontanée et dans l’observation bénévole de l’équité. Le monde ancien a vécu de cette morale dont le symbole est une équation : l’équation des droits, et qui se résume en deux formules : « il ne faut pas entamer injustement le droit d’autrui » « neminem lœdere » ; que chacun soit maître de ce qui lui appartient et reçoive ce qui lui revient « suum cuique tribuere ». Et les civilisations rudimentaires ou primitives ont sanctionné la loi de justice par un châtiment fondé sur l’équivalence de la pénalité ou de la réparation avec le dommage.

La loi romaine des douze tables taillait dans le débiteur vivant une livre de chair en représentation du poids de numéraire non payé, et l’ancien droit pénal, pour employer ces mots modernes qui s’appliquent mal aux époques reculées, a connu la peine du talion, cette vindicte qui subsiste encore dans l’usage oriental et ne semble devoir s’y dissoudre qu’à la longue :

Œil pour œil, dent pour dent.

Le cadre de cette étude nous restreint. Nous ne saurions exposer ici, nous mentionnons seulement que le Christianisme a tenté de fonder une morale sur une idée nouvelle. Cette idée que la Cité antique ne pouvait concevoir, c’est l’amour du prochain ; un tel altruisme suppose le sacrifice joyeux spontané, tout ce que le désir de faire le bonheur ou d’apaiser la souffrance peut mettre d’abnégation et d’élan dans ce mot dont la doctrine épurée prétendait rajeunir l’étymologie grecque : le mot de Charité.



La loi fixe la règle ; la loi opère sur les ambitions une compression, impose aux appétits une restriction, conditionne le droit individuel afin d’assurer l’exercice du droit collectif, ou afin de permettre à tous les individus l’usage suffisant de leur droit particulier.

Mais qui fera la loi ? Qui discernera dans quelle mesure et de quelle manière la compression doit se produire, la restriction être imposée ? Car la loi ne peut sortir automatiquement de la nécessité sociale. La machine sociale ne règle pas elle-même l’introduction ou l’expulsion de la vapeur, comme ces mécaniques modernes qui assurent par leurs propres organes le libre jeu nécessaire à leur rendement.

C’est à ce point que la loi artificielle, oscillant entre ces deux pôles : le bon plaisir et le bon sens, bifurque et se sépare nettement de la loi naturelle, ou loi de la nature. Quelles que soient les révolutions qu’aient subies les nations, les constitutions gouvernementales se ramènent et se ramèneront toujours à trois types : la monarchie, l’aristocratie ou oligarchie, la démocratie. Montesquieu, sur ce sujet, et pour cette classification, se rencontre avec Aristote.

Dans une analyse qui a pour thème le mot : loi, on s’étonnerait que Montesquieu ne fût pas nommé, que l’Esprit des lois ne fût pas cité.

L’Esprit des lois est une œuvre considérable, qui est assurée d’une gloire éternelle. Cet heureux destin se perpétue pour les ouvrages consacrés, que les bibliothèques opulentes ou simplement traditionnalistes se doivent à elles-mêmes d’accueillir, mais qu’une main fervente ou fureteuse ne vient plus troubler dans la paix définitive de leur asile.

L’Esprit des Lois est une œuvre dont la trame est forte, mais brochée de soies très disparates, où les considérations anecdotiques traversent la thèse doctrinale. Vous apprendrez que les Tartares étaient obligés de mettre leur nom sur leurs flèches, afin que l’on connût la main qui les lança, et ce chapitre est intitulé : « Des lettres anonymes ». L’auteur vous entretiendra de Gelon, roi de Syracuse, et des Bactriens « qui faisaient manger leurs pères vieux à de grands chiens » avant d’écrire ces chapitres imposants et graves qui ont pour titre : « Combien il faut être attentif à ne point changer l’esprit général d’une nation » (thèse discutable), ou bien encore : « De la tolérance en fait de religion » (sujet périlleux pour l’époque et trop prudemment abordé). Dans l’Esprit des lois on peut reconnaître à la curiosité de son esprit personnel l’auteur des « Lettres persanes ». Le goût de l’érudition exotique bariole ce classique traité, la fantaisie plante des panaches inattendus sur la masse sévère du monument.

Combien Aristote est plus simple, plus beau, moins varié mais plus complet dans sa Politique ! Quelle surprise de constater que la politique, en tant que science sociale, ait si peu changé depuis qu’il y a des hommes, et qui oppriment !

Il va de soi que, sous tous les régimes, où le pouvoir est centralisé entre les mains d’un maître ou d’une caste, le fait du prince, pour parler comme les juristes, se rapproche de l’arbitraire. La loi favorise des privilégiés ou une classe de privilégiés, et pour voiler sa tyrannie ou dissimuler son exaction, elle se réclame hypocritement de l’intérêt public. Elle sacrifie des droits individuels, non pour assurer l’équitable répartition de la liberté entre tous les citoyens, mais pour frustrer le nombre au profit de bénéficiaires qui cumulent. Elle fait une fixation frauduleuse de la réduction à opérer sur la liberté plénière sous prétexte de conférer à chaque ayant droit son prorata de liberté. Elle fait une banqueroute perpétuelle, mais muscle ses créanciers. Le seul contrepoids qui modère la tyrannie et l’arrête dans son audace, c’est la crainte de la révolution qui jetterait bas la pyramide au sommet de laquelle trône la tyrannie. Contre l’excès avéré de la loi, la résistance est un devoir ; il importe seulement de ne pas se tromper quand on prétend que dans sa balance la légalité a mis de faux poids, qu’elle a fait pencher le plateau vers le favoritisme au détriment du droit populaire. Tous les Gouvernements déloyaux se sont réclamés de l’ordre public, quand ce n’était pas de l’ordre moral, et toutes les scélératesses royales, impériales ou dictatoriales ont été baignées de douces larmes : « le prince » s’attendrissait en songeant au sacrifice salutaire qu’il allait offrir sur l’autel de la Loi à la cause de l’ordre et à la religion du bien public.

Il ne faut pas croire que les démocraties n’aient pas aussi leur tyrannie. Leur formule : « tous pour un, un pour tous » ne garantit pas l’homme libre contre la pire des servitudes : celle qui peut l’enchaîner à l’État. La lecture de l’histoire romaine m’a enlevé tout regret de n’avoir pas vécu à l’époque la plus brillante des Quirites, au plus beau temps des consuls. Un frisson m’agite comme au sortir d’un songe, lorsque je vois combien était entière et intraitable cette « res publica », dans quel esclavage cette entité collective, formidable et sacrée, faisait vivre les citoyens. Elle faisait bon marché de leur vie. Éternelle, massive, écrasant sous sa roue ardente tous les obstacles, elle était un de ces chars augustes qui se préoccupent peu des êtres qu’ils portent. Le char divinisé sacrifiait tout à sa solidité, à sa splendeur et à sa route. La République, entité idéale, avait un intérêt supérieur, préférable à l’intérêt de la collectivité qui la composait. Les hommes, de nos jours, admettent encore cette fiction monstrueuse de l’État, Moloch impersonnel, statue creuse, statue d’airain pareille à ces idoles qu’on remplit de victimes. Louis XIV disait au moins, en despote : « l’État c’est moi » ; nous disons : « l’État c’est nous », mais nous faisons de l’État une carapace distincte de nous, et dont notre chair meurtrie doit épouser la rigueur. Il y a toujours quelqu’un pour exiger que cette armure soit renforcée. Nous demandons en soupirant ou en gémissant : quel Dieu le veut ? Il y a toujours un oracle pour répondre : l’intérêt public. C’est bientôt dit. Et l’étui se blinde et l’étreinte se resserre. Pour ce traître travail, il se trouve toujours un ingénieur bien outillé, des auxiliaires commodément installés, des spéculateurs, des arrivistes. Ici un rivet, là une bande d’acier : c’est bientôt fait.

Lorsque l’autorité entreprend de fabriquer à sa manière et par ses moyens le bonheur du peuple, elle a le choix entre deux systèmes : trancher ou concilier. Elle a rarement le courage d’aiguiser sa hache et d’abattre des chênes pour ouvrir une éclaircie. Elle ménage l’arbre et la liane. Quand les intérêts s’affrontent se heurtent et menacent de s’effondrer en se ruinant les uns par les autres, la loi se multiplie, incohérente, hâtive, innovatrice, contradictoire, parfois inapplicable. On voit alors les partisans de la liberté se chercher, essayer de se joindre et de s’unir pour former un État dans l’État.

Si les mœurs influent sur les lois et les lois sur les mœurs, c’est que la loi légitime devrait sortir du consentement de tous ceux qui sont appelés à s’y soumettre, connaissance prise des intérêts à satisfaire et du retranchement à subir par contribution. Cette délibération collective, cette consultation permanente sont impossibles. Le législateur légifère. Les mœurs s’adaptent à la loi, c’est-à-dire que la collectivité intéressée se plie avec souplesse à la réforme acquise. Les mœurs, au contraire, modifiées par l’expérience, par le déclin d’une croyance, par le succès d’une invention, par la nécessité de la vie courante, par la péremption des usages peuvent provoquer l’avènement de la loi : c’est qu’une atmosphère s’est créée à laquelle le législateur a été sensible. Il a été averti d’une discordance entre le désir ou la récrimination des intérêts en malaise, et le statut ancien qui s’est trouvé soudain les desservir. Le système du suffrage universel aboutit à l’élection d’un mandataire auquel ses mandants font confiance sur le vu de sa couleur et qui, pour le renouvellement de son mandat se tient en communion d’idées ou de tendances avec ses électeurs les plus puissants ou les plus nombreux. A notre époque, le peuple se flatte facilement d’être souverain alors qu’il est dominé par le capitalisme et maté par la finance. Volontiers il se satisfait des ballons rouges que ses représentants légaux gonflent à son intention et lui mettent en mains au bout d’une ficelle, comme des articles de réclame. Il se laisse séduire par la rondeur de l’objet que la ploutocratie saura dégonfler à coups d’épingles. Il admire le vermillon qui fait reluire son jouet : cette couleur lui est chère. Ces ingénieux aérostats qui tendent vers le ciel et semblent vouloir le conquérir sont fabriqués en série par la Chambre lorsque, périodiquement, elle arrive à son déclin. Jamais les mœurs électorales n’ont eu plus d’influence sur la loi !



La loi a eu beaucoup de peine à devenir une et indivisible, comme la République, à réunir sous son faisceau digne des licteurs tous les sujets d’un même État. C’est que la diversité des climats, des traditions, des habitudes et des besoins crée dans un pays qui, politiquement, constitue une patrie, des intérêts différents ou même contraires. Au mot « Droit » nous avons exposé brièvement la genèse de la Loi, nous avons montré que la loi avait été formée par l’amalgame des coutumes propres à chaque province, ou, en cas de conflit, par la prédominance accordée aux unes sur les autres. La Loi est sortie, armée et casquée, du génie de la Révolution. Son empire a été dessiné par le Tribunat et consacré par Napoléon Ier.

Au fur et à mesure que le monde se civilise, que la pénétration réciproque des États augmente, que leurs communications se multiplient et se perfectionnent, les États, comme jadis les provinces, éprouvent le besoin de régler leurs rapports et ceux de leurs nationaux avec les étrangers, — ou vice-versa, — par une législation internationale. Nous voyons se développer deux Droits internationaux : le Droit international public qui règle les rapports des nations entre elles, le Droit international privé qui détermine les principes d’après lesquels certains actes passés dans un pays peuvent être considérés comme valables par les autorités d’un autre pays, et qui fixent la condition civile d’un étranger dans le pays où il passe, séjourne ou s’établit. Nous réduisons la question à sa plus simple expression,

Le plus ancien droit international semble bien avoir été constitué par les lois de la guerre — triste origine — et par les règles admises pour la navigation.

Peu à peu, sous la pression des nécessités économiques, les États se sont mis d’accord par des conventions au moins partielles sinon universelles pour les tarifs du télégraphe et de la poste, pour les tarifs douaniers, des traités interviennent de puissance à puissance. Des traités ou des conventions, surtout celles de la Haye, ont ouvert aux ressortissants des puissances contractantes la libre pratique des tribunaux institués par l’une ou par l’autre.

L’étranger hors de son pays conserve la condition civile que sa nationalité lui confère, ce qu’on appelle son statut personnel. Exemple : un Italien épouse une Française qui devient Italienne par son mariage et il se fixe en France. Sa femme l’actionne en divorce. L’action est irrecevable, car la loi du défendeur n’admet pas le divorce.

Nous ne ferons qu’effleurer ce vaste sujet. Le système métrique sera plus facilement généralisé que le Code international complet, forgé, approuvé, édicté. La diversité des races s’opposera-t-elle longtemps à l’adoption d’une langue universelle ?

La loi réduite au minimum, par l’exercice conscient et raisonné de la liberté, l’internationalisation des peuples, l’espacement des frontières par la pénétration réciproque des intérêts correspondants ; voilà un bref résumé pour une étude !… Voilà un magnifique programme pour des siècles de lutte, de foi, de ferveur…, de persécution et de progrès. — Paul Morel.

LOI. a) lois naturelles. L’établissement des lois naturelles par l’homme représente une évolution remarquable de l’intelligence humaine se libérant de l’explication mystique primitive pour se rapprocher de l’explication déterministe basée sur l’observation et l’expérience.

Par lois naturelles nous devons entendre la connaissance exacte des rapports invariables et précis se succédant dans un ordre inéluctable entre les différents aspects des choses impressionnant notre subjectivité.

Cet ordre et cette invariabilité étant niés par certains philosophes, il est nécessaire de savoir comment on peut affirmer ou nier l’existence de ces lois et en quoi consiste la connaissance proprement dite.

Connaître quelque chose c’est se faire de ce quelque chose une représentation, une image ou une série d’images dans l’espace et dans le temps. Toute image dans l’espace et dans le temps repose sur une sensation ou plutôt sur un ensemble de sensations, lesquelles, simultanées ou successives, ont précisément pour résultat de créer en nous les idées d’étendue et de mouvement. Otons de notre sensibilité toutes les sensations et notre connaissance sera nulle. Si donc nous entendons par connaissance toutes sensations perçues par la conscience et si nous ne pouvons supposer, ni imaginer une autre sorte de connaissance, nous sommes bien obligés d’admettre que l’affirmation ou la négation des lois naturelles repose sur le sens particulier que nous donnons au mot connaître qui peut tantôt signifier les représentations sensuelles, tantôt indiquer une représentation psychique de l’objectif hors de toute sensation. Ce qui constitue la recherche stérile de la chose en soi, sorte de casse-tête et de passe-temps métaphysique issus de l’ignorance et du verbalisme pur.

En effet la recherche de la chose en soi peut se comprendre, soit comme la représentation ultime des choses hors de l’étendue et de la divisibilité, hors des rythmes et des vibrations, c’est-à-dire hors de l’espace et du temps qui sont des données essentiellement sensibles, et on se demande ce qu’une telle représentation peut signifier pour l’intelligence humaine ; soit comme une représentation sensuelle, une attribution des modalités synthétiques de l’objectif sensuel à l’extra-sensuel analytique et insaisissable.

Ces deux conceptions aboutissent à deux absurdités manifestes. La première vient de l’impossibilité de sortir de soi-même et de séparer de nos représentations l’élément sensuel ou image, ce qui reviendrait à faire de l’imagination sans image. La deuxième vient de cette proposition qui suppose que le tout est semblable à la partie, les corps synthétiques égaux à leurs éléments analytiques ; ce qui égale l’affirmation que chaque cellule du corps humain ressemble à un homme.

Si nous voulons alors comprendre la nature de notre connaissance sensuelle et ce que l’on peut entendre par réalité et même par explication, nous devons chercher tout d’abord ce qu’est la vie elle-même, car la vie précède toute connaissance et toute explication.

L’observation d’un œuf vivant nous montre ce germe formé d’éléments chimiques connus empruntés au milieu, soumis aux mêmes phénomènes physico-chimiques que tous les autres corps, mais réagissant selon les caractéristiques de toute matière vivante qui est l’assimilation et l’accroissement. Chaque cellule vivante possède sa formule chimique et son ou ses rythmes, ses résonances, lesquelles conquièrent, lorsqu’elles le peuvent, les autres substances susceptibles de vibrer selon leurs propres modalités et, modifiées à leur tour par cette assimilation, se trouvent en équilibre avec les autres phénomènes physico-chimiques du milieu ambiant. Ce milieu n’étant nullement homogène mais, au contraire, hétérogène, présente des conditions d’existence très variables, parfois opposées au fonctionnement vital et à sa durée. Nous voyons qu’entre la substance vivante et le milieu il y a une étroite dépendance puisque l’être vivant est formé de la substance et de l’énergie de ce milieu, qu’il en subit tous les phénomènes et se comporte comme un transformateur de substance et d’énergie. Nous pouvons admettre même que les sensations viennent uniquement de l’influence du milieu sur l’être vivant et que les sens correspondent à une réaction spéciale de la substance vivante déterminée par un état particulier du milieu objectif. Nos sens ont donc été créés par le milieu et leur diversité indique la diversité des phénomènes objectifs.

Les variations du milieu influent donc inévitablement sur l’être vivant, accélérant son rythme, le ralentissant ou le détruisant. Tout être vivant actuel est le descendant d’ancêtres dont les réactions ont été favorables à leur conservation, à côté de maintes autres réactions fatales à d’autres espèces ou individus.

La sélection est donc le résultat final de ces rythmes qui se heurtent, s’harmonisent ou se détruisent, ne laissant précisément subsister que ceux dont les successives modifications ont rendu la coexistence possible. Il ne faut pas entendre autrement l’adaptation sous peine de tomber dans un finalisme spiritualiste et mystique.

Tout être vivant lutte donc sans arrêt et, lorsqu’il ne meurt pas immédiatement, conserve les traces, les souvenirs de ses luttes ou de ses victoires. Ces souvenirs représentent les variations du milieu et les réactions particulières du survivant. Chaque variation du milieu, bonne ou mauvaise, ne se présente jamais brutalement mais avec une intensité et une durée variables, de telle sorte que les souvenirs antérieurs, liés les uns aux autres et mis en action par les phénomènes objectifs, déclenchent l’action compatible avec la conservation de la vie. Comme celle-ci est la résultante précisément de cette double action du milieu sur l’individu et de l’individu sur le milieu, créant une suite ininterrompue d’équilibres et de déséquilibres, nous voyons qu’il est absolument nécessaire, pour que les réactions de l’être vivant soient favorables à sa conservation, que les variations du milieu correspondent à des variations connues antérieurement ou peu différentes. Toute variation, même nouvelle, contient donc une part de connu déterminant une réaction pouvant être en équilibre ou en déséquilibre plus ou moins néfaste avec la part d’inconnu ; il peut en résulter une modification avantageuse ou nuisible, mais si toutes les variations objectives se présentaient de telle sorte qu’elles ne pussent correspondre à aucun souvenir, à aucune classification connue dans l’espace et dans le temps, la vie serait impossible par difficulté d’adaptation de l’être vivant au milieu.

Cet exposé rapide nous fait voir que nous ne sommes vivants que parce que les variations du milieu présentent une certaine constance dans l’espace et dans le temps.

C’est uniquement cette constance qui pour nous constitue la réalité. Qu’il s’agisse de la substance elle-même classée en corps simples ou de ses modifications engendrant des phénomènes physico-chimiques, nous cherchons toujours à retrouver, pour affirmer un fait, une constance, une ressemblance, un souvenir rattachant ou identifiant le fait présent au fait antérieur.

L’ordre, la régularité, la succession, la durée, la nature des phénomènes se sont imposés aux êtres vivants, les ont déterminés et façonnés de telle sorte que les survivants des réactions ancestrales portent dans leur système nerveux les seules réactions en équilibre avec ces phénomènes, ce qui constitue la connaissance du milieu. L’évolution cérébrale de l’homme s’effectuant surtout vers le développement des facultés associatives et abstractives, cette particularité psychique s’est caractérisée chez lui par des représentations symboliques de cette constance dans l’espace et dans le temps. Les lois naturelles sont donc des représentations symboliques déterminées par la constance des phénomènes objectifs s’imposant à tous les êtres vivants. Comme nous savons que nos sens correspondent à des états différents de l’objectif, nous recherchons dans chaque canton sensuel cette constance favorable à notre adaptation et notre curiosité — issue de la nécessité de projeter les représentations du passé dans le présent et d’en imaginer l’avenir pour lutter contre le soudain — nous fait étendre les divers rapports de chaque canton sensuel aux autres cantons pour trouver entre eux une relation, un lien logique satisfaisant notre désir d’explication. Celui-ci apparaît donc comme une nécessité psychique de décomposer les synthèses sensuelles fournies par nos sens pour en connaître les éléments sensuels particuliers et leur ordre de groupement et de succession, en supposant que la dernière analyse nous donnera une constance dans l’espace (représentation qualitative de la chose analysée) et dans le temps (représentation dynamique d’ordre et de mouvement). Expliquer quelque chose, c’est en somme faire connaître les différentes qualités des éléments composant cette chose (en les comparant à des éléments déjà connus) et l’ordre, l’agencement, le dynamisme particulier de ces éléments se comportant selon des mécanismes également connus. De la succession de deux faits, de l’antériorité de l’un et de la postériorité de l’autre, nous déduisons les relations de causalité et d’effet, lesquelles engendrent , inévitablement, par là réversibilité des faits, les concepts d’équivalence et de conservation ou de constance des éléments constituant les faits. S’il n’en était ainsi, si l’effet ne se proportionnait, ni ne se relativisait point à la cause, rien ne nous paraîtrait cohérent dans l’univers et tout y serait imprévisible et chaotique. Le concept d’équivalence s’impose donc de lui-même et nous pouvons dire que la mentalité humaine issue du fonctionnement des choses n’est qu’une résonance subjective des phénomènes objectifs. Nous n’inventons ni lois naturelles, ni raisonnement, ni logique, ni mathématique, car toutes ces choses se trouvent incluses dans les rapports des éléments entre eux et nous ne faisons que les constater et les découvrir par l’expérience et l’observation.

On peut alors se demander, s’il en est ainsi, pour quelles raisons l’explication mystique a précédé l’explication objective et même pourquoi celle-ci ne s’est pas uniquement imposée à l’entendement humain. La cause de cette interprétation erronée des faits paraît provenir de la faculté d’analyse intérieure fournie par la conscience, laquelle ne nous fait rien connaître des causes antérieures subjectives ou objectives déterminant nos vouloirs. Ceux-ci nous apparaissent alors hors du déterminisme objectif. Les conséquences de cette analyse introspective et consciente sont considérables, car l’absence de nécessité déterminante et la constatation d’actes volontaires apparemment inexplicables ont imprimé aux premières explications abstraites, dépassant le cadre immédiat de l’expérience vitale, un caractère mystique excluant les nécessités mécaniques qui apparaissent dans toute observation.

De là, ce mélange curieux, chez les peuples primitifs et chez nombre de nos contemporains, de connaissances réellement positives et pleines de bon sens concernant la plupart des actes usuels de la vie, et adaptant celle-ci aux nécessités objectives, et d’absurdité et de fétichisme concernant les modifications des choses dans l’espace et dans le temps, hors des possibilités fournies par l’expérience et la réalité observable.

C’est en se débarrassant de cet état d’esprit mystique, qui imprègne malheureusement la plupart des théories sociales, que nous pourrons connaître les conditions réelles déterminant les phénomènes individuels et sociaux.

Dans le domaine purement spéculatif les sciences établissent des représentations assez satisfaisantes du fonctionnement universel. L’analyse minutieuse des phénomènes paraît, à première vue, nous transporter hors du sensuel, dans le domaine chicanier de la métaphysique ; mais il n’y a pas de science sans observation et toute observation repose sur des sensations. Aussi loin que nous poussions nos recherches, nous finissons par trouver une limite au-delà de laquelle il n’y a plus de sensuel. Le sens qui nous sert le mieux en la circonstance est celui de la vue. L’odorat permet bien de déceler des quantités infimes et des rapports très subtils des substances entre elles, mais il se prête très mal à des mesures quantitatives.

Comme l’étude objective effectuée par la vue et le tact conduit à la conception mécanique et cinétique de l’univers, Alfred Binet trouve illogique cette déformation représentative de l’objectif, qui pourrait, dit-il, être aussi bien olfactive ou auditive. Son point de vue serait exact si l’univers pouvait en effet se comprendre et s’expliquer aussi bien et même mieux de cette façon, mais non seulement il faut voir dans l’explication mécaniste une commodité, comme le pensait Henri Poincaré, mais encore nous devons penser que cette représentation psychique n’est produite en nous par le milieu que parce qu’elle correspond à quelque chose de permanent dans tous les phénomènes, c’est-à-dire le mouvement. Si en définitive nous trouvons toujours du mouvement dans tout ce qui vient à notre contact, s’il nous paraît toujours exister dans la lumière, l’électricité, la radioactivité, la chaleur, le son, le parfum, la sapidité, etc., alors que souvent quelques-unes de ces caractéristiques font défaut dans notre perception de l’objectif, il est tout naturel d’en déduire qu’il est la cause des différentes sensations que nous percevons.

Si nous constatons que des vibrations, des rotations, des ondulations, des chocs se produisant à des vitesses, des amplitudes, des fréquences, des déplacements précis, correspondent à des perceptions sensuelles précises, nous aurions tort d’aller chercher ailleurs la cause de ces sensations qui ne sont que les réactions de la matière vivante contre ces divers mouvements. Il est alors compréhensible que des mouvements différents, pris synthétiquement, soient irréductibles entre eux dans leur synthèse, ce qui est le cas pour le son et la lumière par exemple qui ne peuvent s’expliquer, ni se comprendre sensuellement, l’un par l’autre, puisque ces deux mouvements ne se produisent point à la même échelle. Les vibrations lumineuses s’effectuent à raison de 500 millions de milliards par seconde, tandis que celles du son varient entre 35 et 75.000. Vouloir les percevoir par le même sens reviendrait à peu près à vouloir regarder en même temps un grain de sable et une montagne.

Si nous ajoutons que l’étendue n’est qu’une propriété synthétique de la substance impressionnant nos sens et la divisibilité notre faculté d’analyse s’exerçant sur cette étendue, nous voyons qu’au-delà du sensuel il nous est interdit d’employer les mêmes images et les mêmes processus analytiques, car nous ignorons totalement, nous l’avons déjà vu, ce que sont les choses hors de nos sens.

Et c’est une faute d’expression que d’avoir baptisé Ether une sorte de nécessité explicative des choses extra-sensuelles. Les soi-disant contradictions de cet éther, de cette nécessité sans masse mais, paraît-il, plus rigide que l’acier, sont évidentes lorsqu’on suppose que cet inconnu, cet élément analytique a les mêmes propriétés que les corps synthétiques connus. Si, au contraire, nous admettons que ce qui est hors de nos sens a des propriétés absolument différentes, comparables à rien de connu ; si nous admettons même que le fait de nous représenter un millimètre cube d’hydrogène avec ses 36.000.000 de milliards de molécules ne correspond à rien de précis pour notre imagination sensuelle ; si nous continuons à admettre que chacune de ces molécules est encore un monde extrêmement compliqué dont chaque élément peut aussi se décomposer en systèmes également complexes, nous éviterons d’appliquer comme cause, à ce monde inconnu, les propriétés matérielles et cinétiques qui en sont au contraire les effets.

Mais notre méconnaissance de l’au-delà sensuel ne nous autorise en rien à douter de notre connaissance sensuelle. Si la nature ultime du mouvement et de la substance nous sont inconnues, nous en constatons les effets et leur déterminisme absolu. L’enchaînement des phénomènes, l’équivalence énergétique, la constance des lois naturelles nous permettent d’utiliser usuellement toutes les formes de mouvement depuis la vieille énergie mécanique et la chaleur millénaire jusqu’à la radioactivité, les ondes hertziennes, les rayons X, sans oublier l’électricité, le magnétisme, la lumière et la mystérieuse pesanteur, source peut-être de toutes les autres énergies.

Par des observations extrêmement ingénieuses, par des mesures, des calculs, des raisonnements déductifs et inductifs, des humains parviennent à trouver et découvrir le fonctionnement, les relations, l’ordre, les équivalences, les constances des mouvements de la substance constituant l’espace et le temps. De ce que cette connaissance, à notre échelle, est exacte, pouvons-nous en déduire que les explications déterministes sont de nature à satisfaire toutes les curiosités ? Nous savons déjà que ceux qui recherchent la chose en soi ne seront pas satisfaits ; mais en dehors de ces métaphysiciens, on peut se demander si les lois naturelles sont immuables, si notre petite durée n’est pas insuffisante pour oser se représenter et comprendre à notre échelle le fonctionnement universel lui-même. A ceux qui doutent et tremblent ainsi devant ces problèmes formidables, il est bon d’opposer le spectacle réconfortant des innombrables esprits positifs cherchant à situer la position de l’homme dans la nature. Si l’on compare alors les misérables explications animistes des peuplades primitives, les sottes et dangereuses explications mystiques et religieuses des peuples soi-disant semi-civilisés, avec les magnifiques conquêtes de la méthode objective, on trouve une sorte d’abîme intellectuel entre ces deux représentations mentales de l’ordre des choses.

Avec la méthode objective tout apparaît cohérent, lié dans l’espace et dans le temps. Le transformisme situe et explique une évolution compréhensive des formes animales liées aux évolutions géologiques. Tout se tient, tout se coordonne, toutes les sciences concourent par leurs observations à la connaissance du fonctionnement universel.

La chimie, la physique, la géologie, la météorologie, l’astronomie, la paléontologie, la philogénie, l’ontogénie, la physiologie apportent leurs documents précieux et, par sa méthode déductive et inductive, l’homme remonte dans le temps, étend sa durée minuscule dans un passé prodigieusement éloigné, mesure des espaces stellaires et dans toutes ces investigations retrouve toujours les mêmes manifestations de la substance et du mouvement.

Il y a évidemment des cycles énormes dépassant la durée des êtres vivants et l’univers peut ainsi présenter des aspects tendant à fausser une compréhension trop étroite des phénomènes liés à ces cycles évolutifs. Ainsi en est-il du phénomène d’entropie, lequel consiste en une sorte de perte constante et inévitable de la tension énergétique se transformant en chaleur dans la manifestation des phénomènes. Comme la chaleur est un mouvement qui tend précisément à se diffuser, à perdre sa différence de tension, source et cause de tout phénomène, pour tendre à l’uniformité, l’on en déduit qu’il y a une évolution universelle vers l’immobilité.

Il est probable qu’il y a là une évolution dynamique en rapport avec la sénilité des systèmes stellaires faisant partie des cycles gigantesques où naissent et disparaissent des univers entiers. Notre vie n’étant peut-être compatible qu’avec cette dernière partie du cycle évolutif, où s’effectue l’entropie, on en déduit la fin et l’immobilité définitive du monde. Si, par contre, notre vie s’était manifestée au début du cycle évolutif, nous aurions probablement trouvé un accroissement progressif de l’énergie et déduit une tendance au déséquilibre et à l’instabilité perpétuelle.

Puisque rien ne se perd dans ces diverses transformations et que la quantité d’énergie reste la même, la quantité et la vitesse des mouvements doit également rester invariable et seule la direction de ces mouvements varie, rendant alors impossibles certains phénomènes jusqu’au nouveau cycle où se modifient ces directions.

Si l’humanité vieillit suffisamment dans sa voie expérimentale, accumulant observations et découvertes, elle connaîtra, peut-être, bien des enchaînements et des relations que nous ne soupçonnons point. Ces observations, ces découvertes, ces lois naturelles contrôlées, expérimentées, critiquées, transmises d’une génération à l’autre, soumises aux nécessités éliminatoires de l’utilisation pratique, constitueront le seul savoir humain, car écartant le coefficient individuel d’erreurs sensuelles ou psychiques par la participation de tous les hommes, elles permettront aux humains, dépouillés de tout mysticisme, d’adapter leur espèce aux meilleures conditions vitales, lesquelles sont incluses dans les lois biologiques, fractions elles-mêmes des lois naturelles manifestations inéluctables du déterminisme universel.

b) (de création humaine). L’examen impartial des lois créées et subies par les hommes offre quatre sujets d’études qu’il est intéressant d’approfondir avant de se prononcer pour ou contre leur utilité ou leur nocivité et, d’autre part, la connaissance de l’origine et de l’évolution de ces lois peut aider à la compréhension des formations sociales et à l’amélioration des relations entre les humains. Ces quatre sujets peuvent se formuler ainsi :

1° Pour quelle raison les hommes ont-ils stabilisé leur activité sous l’aspect de formules rigides et invariables, appelées lois, alors que la vie est si manifestement en perpétuelle évolution ?

2° Pourquoi ces lois sont-elles si différentes, si en opposition ou en contradiction d’un peuple à un autre ?

3° Comment se fait-il que certains hommes seulement, semblables aux autres et faillibles comme eux, peuvent être considérés comme seuls capables d’élaborer des principes supérieurs et d’où ces hommes faillibles tirent-ils l’infaillibilité de leurs lois ?

4° Enfin pourquoi les hommes jugés, ou se jugeant incapables de se conduire selon leur propre volonté personnelle obéissent-ils finalement à la volonté également personnelle d’un autre homme ? Ou, si l’on préfère, pourquoi des hommes ayant conçu des directives ont-ils besoin de se les faire imposer par d’autres hommes et placent-ils le motif de leur détermination dans la décision d’un autre homme plutôt qu’en eux-mêmes et pourquoi faut-il qu’ils extériorisent leurs désirs sous forme de lois intransigeantes et générales pour s’y conformer ensuite plutôt que de satisfaire leurs désirs directement et personnellement sans les objectiver ?

Avant tout examen de ces questions il paraît bien évident que les lois n’ont pas toujours existé et que des formes de vie très rapprochées de la vie animale ont précédé les groupements plus évolués. Si donc l’état primitif de ces pré-hommes ignorait la loi, celle-ci n’a pu se créer que sous l’influence des nécessités liées à l’évolution même des groupements humains et il est puéril et vain d’en nier le fait ou la nécessité, tout comme il est oiseux de s’élever contre l’utilisation du feu ou la création du vêtement. L’observation des sociétés encore primitives nous permet de saisir quelque peu la source de ces complications vitales bien que ces sociétés soient en réalité très éloignées des débuts véritables et des formes beaucoup plus simples des premiers groupements humains. Ce qui caractérise ces hommes primitifs, c’est une sorte de sens pratique, une appréciation très souvent exacte des faits tombant immédiatement sous les sens, avec une assez grande ingéniosité, jointes à un mysticisme explicatif sur l’origine, la cause ou les relations plus ou moins lointaines de ces faits.

Alors que l’esprit rationnel de l’homme évolue, cherche l’enchaînement des faits, la succession logique des phénomènes et que, par l’observation et l’expérience, il acquiert la connaissance du déterminisme· universel, l’homme primitif reste dominé par la crainte de l’inconnu et des puissances invisibles qui animent toutes choses et causent par leur volonté toutes sortes de biens ou de maux. L’intelligence humaine, beaucoup plus développée que celle des autres animaux, saisissant très facilement les rapports des choses sensuelles entre elles, ne pouvait aller au-delà du sensuel et les représentations mentales, associant entre eux des faits sans relations objectives véritables, firent dépendre quantité d’événements de causes qui leur étaient totalement étrangères. L’homme ayant conscience de ses vouloirs dota toute la nature de semblables vouloirs bienveillants ou hostiles et les rêves ou les hallucinations créant d’une part un monde fantomatique, certains phénomènes naturels et redoutables tels que le gel, la foudre, l’obscurité, ou bienfaisants tels que le soleil ou la lumière furent, d’autre part, la source de croyances anthropomorphiques pleines de conséquences ultérieures pour les agissements de l’espèce.

Pour le primitif, toute chose devint animée d’une volonté et la lutte pour la vie prit pour lui un caractère très, différent de ce qu’elle était pour tout autre animal. D’autre part, les subsistances ne furent presque jamais proportionnées au nombre des humains et ce déséquilibre, aggravé par l’esprit conquérant de l’homme, accentua encore davantage la lutte entre les êtres vivants. La vie est un ensemble de mouvements conquérants, transformant indifféremment et inlassablement toutes substances assimilables selon ces divers mouvements. Or, si ces mouvements peuvent se conserver, s’engendrer et se multiplier à l’infini, la substance assimilable, nécessaire à l’existence de ce dynamisme particulier, est nettement limitée. Il y a donc lutte entre ces mouvements vitaux pour conquérir la substance, et tour à tour le végétal et l’animal se consomment dans des cycles sans fin. L’homme participe inévitablement à cette lutte, soit qu’il dispute la substance à ses congénères, quand il ne les mange pas directement, soit qu’il la dispute aux autres animaux. Cette lutte développa certainement son intelligence, mais elle nécessita l’association. Ces premières associations, semblables aux autres associations animales, ne connurent vraisemblablement aucune hiérarchie organisée, parce que la coordination chez les animaux s’effectue par l’initiative des plus forts et des plus courageux et par l’imitation. Les besoins étant très limités chez eux, les actes individuels se différencient peu des actes sociaux et la sélection éliminant les espèces dont l’activité ne s’adapte point aux circonstances, les survivants sont précisément ceux chez qui le comportement individuel se confond avec la conservation de l’espèce, ce qui ne peut avoir lieu que par une certaine homogénéité psychique des types individuels.

Mais l’évolution de l’intelligence humaine compliqua cette coordination primitive. Tandis que le crâne de l’homme de Neandertal nous indique un psychisme assez réduit, une écorce cérébrale partagée entre les fonctions sensitivomotrices et celles de la pensée véritable, le cerveau de l’homme évolué indique une prépondérance énorme de la faculté associative puisqu’elle en occupe les deux tiers de la surface totale. Or, l’homme de Neandertal était lui-même bien supérieur aux autres animaux. Les conséquences de cette évolution intellectuelle furent précisément d’individualiser l’être humain, lequel différencié de ses congénères par ses facultés personnelles et sa sensibilité particulière, s’écarta de ce fait de la coordination primitive issue de l’homogénéité psychique de l’espèce. Ces différenciations auraient amené la disparition des groupements humains, car, divisés par leurs concepts particuliers, les hommes se seraient trouvés en infériorité devant les espèces mieux armées pour la lutte. Mais, d’une part, leur nature animale les détermina selon la coordination primitive, c’est-à-dire que les plus forts et les plus valeureux entrainèrent les autres par imitation et devinrent des chefs et, d’autre part, les mêmes phénomènes, inexplicables pour eux, créèrent les mêmes croyances et l’animisme primitif fut la plus universelle des religions.

Nous voyons que, d’un côté, l’imagination humaine créait inévitablement des divergences et des divisions tendant à affaiblir la coordination animale primitive autour du chef et, d’un autre côté, le mysticisme naissant créait un nouveau lien par l’unité des croyances issues des mêmes réactions psychiques en face des phénomènes objectifs et subjectifs inexplicables. La vie en commun révéla probablement des aptitudes et des qualités assez différentes chez les différents membres du groupement. Les plus expérimentés, les plus rusés ou les plus habiles, sinon les plus forts et les plus courageux, furent la cause de nombreuses victoires durement mais profitablement acquises. Ces chefs, plus intelligents que les autres, furent sans doute, pour la même raison, davantage égarés par leur imagination explicative. Pendant des millénaires, ces associations mentales ne furent que d’obscures abstractions transmises par des traditions mêlées de réalisations pratiques, utiles et avantageuses, au point qu’elles firent partie de l’expérience ancestrale, de l’activité individuelle ou collective, et se mêlèrent intimement à la réalité.

Mais tandis que cette interprétation mystique des choses imprégnait la mentalité humaine, les nécessités véritables, beaucoup plus anciennes et découlant directement des circonstances mêmes de la lutte pour la vie, façonnaient également cette mentalité selon un processus conforme au triomphe des plus aptes et des mieux doués, C’est ainsi que se formèrent lentement les instincts sociaux favorables à la durée des individus et par conséquent de l’espèce et que les notions de bien et de mal s’objectivèrent sous la forme d’une morale vague liée au triomphe de la vie sur la mort, de la joie sur la douleur.

Il est difficile de se représenter exactement les premières explications mystiques ainsi que les premiers groupements humains ; mais cette double activité peut encore s’observer par des mœurs et des croyances qui nous paraissent étranges et absurdes, telles que le totémisme, le tabou, le fétichisme, la sorcellerie, etc. etc…

La vie sociale ayant créé une coordination particulière, celle-ci s’effectua sous les nécessités les plus impérieuses, variant avec chaque latitude selon les ressources locales, la nécessité ou les dangers menaçant les individus ; mais, sous des apparences diverses, ces nécessités objectives s’imposèrent dans des conditions assez semblables pour tous les humains et la coordination ne put s’effectuer autrement que par une sorte d’unification des vouloirs, des désirs, des gestes plus ou moins adaptés réellement au but poursuivi. Si donc chaque tempérament individuel amenait une variation dans les mœurs sociales, l’ensemble du groupement, essentiellement déterminé dans sa coordination par ce qui pouvait être commun et spécifique, restait soumis aux grandes nécessités biologiques et conservait ainsi une structure d’autant plus solide qu’elle était mieux adaptée aux faits généraux intéressant tous les membres de ce groupement.

Comme la cohésion et l’orientation ne pouvait s’effectuer sans une personnification humaine prenant l’initiative et la direction de l’action, il est compréhensible que cette personnification, exigeant des qualités particulières, créerait une sorte de supériorité du chef ou du sorcier sur les autres individus. Le développement et l’importance des groupements, la spécialisation et la division du travail accentuèrent encore les différences individuelles et les croyances, les traditions, l’expérience ancestrale ainsi que les pratiques mystiques longtemps communes furent progressivement transmises, conservées et pratiquées par ceux que les circonstances déterminèrent à jouer ce rôle directif et coordinateur.

Ainsi, d’une part, la lutte pour la vie matérielle contraignait l’homme à l’association et cette association ne put être fructueuse que par l’entente et la coordination créant le fond moral commun aux humains. D’autre part, sa curiosité développée par le besoin de prévoir et favorisée par son intelligence, créa l’explication mystique commune aux primitifs et ces deux activités engendrèrent la hiérarchie des chefs et des sorciers, lesquels devinrent, par suite de l’évolution des groupements, les hommes d’église et d’État. Il est donc naïf de croire que ceux-ci inventèrent l’État et la religion. La plupart des humains sont encore mystiques et la raison purement objective, scientifique et expérimentale n’est qu’un acquis récent de l’humanité. Les hommes ne purent unifier leurs vouloirs que sur des choses communes, et ce qui leur fut le plus commun, ce furent la faim, la peur, le besoin d’explication et plus tard l’amitié.

Actuellement encore, ils s’unifient beaucoup plus sous les appels impérieux de la faim et du mysticisme que sous l’appel de la raison et le fétichisme est à peine dissimulé. Les mouvements de masse sont sentimentaux et s’effectuent en vertu de l’ancestrale morale héréditaire, source de la solidarité humaine, faisant responsable tout le clan de l’acte individuel.

Avant la loi écrite il y eut donc la loi non écrite, presque plus impérieuse et plus tyrannique que l’autre, car elle était écrite au fond de chaque conscience et ne permettait aucune dérogation. La tyrannie du tabou est d’ailleurs encore telle qu’on a vu maints primitifs l’ayant enfreint, plus ou moins volontairement, se laisser mourir de faim, terrorisés par l’ignorance, la peur et la superstition. S’il est parfois possible de tourner, plus ou moins, les lois écrites, il est presque impossible, en certaines régions, de heurter la coutume, les mœurs ou les traditions, car chaque membre social en est le gardien, l’observateur et le conservateur intransigeant et l’opinion publique est la plus incessante des tyrannies.

L’invention de l’écriture ne fit qu’attacher un caractère encore plus fétichiste à la tradition orale, déjà solidement matérialisée par tous les objets des cultes et des hiérarchies sociales, donnant un caractère mystique et sacré à toutes sortes de choses ou de matières, mortes ou vivantes, et une valeur toute conventionnelle à des attributs décoratifs et distinctifs, indiquant la supériorité ou lui suppléant largement.

Il serait sot d’affirmer que l’humanité ne pouvait évoluer autrement, mais il serait vain de soutenir que, cette évolution s’étant effectuée dans certaines conditions, elle pouvait s’accomplir autrement.

Nous pouvons maintenant répondre à nos quatre questions.

1° Si les hommes ont semblé stabiliser leur activité sous formes de lois, alors que la vie est mouvement, c’est que toute société présente la double activité d’une vie commune et de vies individuelles. La vie commune, déterminée par les nécessités collectives et les grandes lois biologiques, présente peu de variations parce qu’en fait, à travers tous les âges, les hommes furent toujours déterminés par les mêmes besoins physiques et psychiques, et que les lois naturelles peu variables dans leur ensemble ont modelé les hommes suivant un type collectif et spécifique. La lutte pour la subsistance, le déséquilibre entre les désirs conquérants et les moyens de les satisfaire créèrent toujours des méfaits identiques dans leurs résultats.

La vie est faite de conservation et de durée et il est tout naturel que l’expérience triomphante des anciens soit transmise aux jeunes générations. Mais chaque humain a son tempérament particulier ; son évolution personnelle de l’enfance à la vieillesse est beaucoup plus rapide que celle de son groupement et son activité propre peut osciller très rapidement d’une direction à une autre. De là cette impression de dynamisme, de variabilité, de vitalité opposés à la stabilité collective. Un milieu composé de gens de tous âges, de tempéraments très différents et d’activités très dissemblables ne peut présenter une continuité et une durée certaine que par une homogénéité déterminée par l’hérédité spécifique qui leur est commune, issue de l’adaptation de l’espèce aux lois naturelles.

Toute société présentera donc toujours des nécessités collectives susceptibles d’obligations ou de contrats variant selon l’importance et la durée de l’œuvre sociale envisagée ; mais, en même temps, chaque individualité conservera son activité personnelle par impossibilité d’association, ou son unicité. Si donc nous prenons tantôt l’activité individuelle, tantôt l’activité sociale, nous trouvons inévitablement une opposition entre le contrat (ou la loi) et l’évolution de la vie. Ce qui aggrave cette opposition, c’est la fixation, la cristallisation définitive de conventions momentanées, à caractère personnel et par conséquent transitoire et fortuit, se prolongeant dans le temps, hors des causes les ayant nécessitées. La vie est faite, nous l’avons vu, d’acquisition et de conservation et les sociétés ne peuvent vivre qu’en conservant une certaine continuité dans leurs directives, mais la vie est également faite d’élimination, de renouvellement et l’esprit trop conservateur, l’inertie, la passivité, la tendance au moindre effort des humains perpétuent des mœurs que nous savons néfastes, créées par l’ignorance, la peur et la bestialité !

Le caractère fétichiste des lois et leur intangibilité prolongent la torpeur intellectuelle des individus, entravent l’initiative et la responsabilité, nivellent les activités personnelles, s’opposent à toute transformation profonde et bienfaisante.

Tout contrat social devra donc éviter cet écueil malfaisant, cette cristallisation mortelle et résoudre le double problème, apparemment paradoxal, de conserver l’acquis social et de faciliter l’évolution indéfinie des individus, ce qui ne pourrait être résolu que par l’étude de ces nécessités biologiques délimitant le commun et le durable, du personnel et du fortuit.

2° La différence des lois et leurs contradictions sont évidemment les résultats des premiers efforts de l’imagination ayant contribué à l’explication mystique des choses et des difficultés vitales particulières à chaque habitat. L’imagination associant plus ou moins heureusement, comme nous le savons, des faits observés, peut varier à l’infini et il est tout à fait compréhensible que la diversité des croyances et des lois en soit résulté. L’important pour les hommes, c’était d’avoir un motif quelconque de coordination et tous les emblèmes de ralliement, indépendamment de leurs formes et de leurs couleurs, remplissent également bien cette fonction. Les croyances les plus utiles à ce but, et conséquemment les plus fidèlement transmises par la tradition, furent précisément celles dont l’impossibilité de vérification expérimentale permit les plus ineptes affirmations. Que ce soit le culte du totem, celui des ancêtres, de l’autel de la Patrie, de l’avenir du Prolétariat sinon celui de l’Humanité, les foules sentimentales auront longtemps encore, sinon toujours, besoin, pour les grandes coordinations (à défaut de sagesse et de raison) d’un emblème dépassant le cadre immédiat de leur activité, laquelle conduit, nous l’avons vu, à la divergence et à l’unicité.

Mais les étrangetés et les diversités mêmes des lois prouvent l’indifférence de leurs formes et le caractère artificiel de leur aspect exotérique. Sous ces apparences contradictoires et absurdes on retrouve toujours, chez les divers peuples, les nécessités vitales créatrices d’associations matérielles et l’explication mystique créatrice de liens psychologiques. Ici encore, si nous opposons les unes aux autres les formes presque toujours déraisonnables des lois, nous ne trouverons qu’absurdité et incohérence, inharmonie avec les conditions présentes de la vie. Plus l’individu évolue hors du mysticisme et de la bestialité primitive et plus l’écart s’agrandit entre le formalisme archaïque des lois et la raison. Celle-ci ne reconnaît que quelques règles de vie très simples, dictées par les nécessités objectives qui furent communes aux hommes pendant des millénaires et façonnèrent identiquement leur conscience spécifique. Tout le fatras fantasmagorique des lois, imaginé par le mysticisme et l’esprit de conquête, mais commandé et fixé par le besoin de coordination, se désagrège sous l’influence de la raison. Seules les nécessités matérielles proportionnées au nombre et au désir de consommation des groupements humains exigeront des contrats en rapport avec les difficultés de coordination et de production.

3° L’infaillibilité des lois, créées par des hommes faillibles, ne se soutient plus actuellement puisqu’elles sont sans cesse remaniées par chaque parti au pouvoir, mais ce caractère sacré se justifiait aisément lorsque la loi civile et la loi religieuse ne faisaient qu’un, comme cela existe encore chez quelques peuples fanatiques. Le sorcier primitif et redouté, entouré d’une crainte superstitieuse, était le dispensateur de calamités que l’on évitait par une obéissance rémunératrice et généreuse. L’infaillibilité de l’église catholique et de son chef est universelle et cette sorcellerie savante émet encore la prétention de représenter la divinité et de nous courber sous son joug despotique. Si ces vieilleries périmées ne justifient plus leur infaillibilité, les lois humaines modernes, équilibrant les intérêts opposés des partis et des individus, ne justifient pas davantage la leur ; mais leur création par des hommes semblables aux autres et leur caractère quasi-sacré vient, d’une part, de l’esprit encore mystique et fétichiste des hommes, et de l’autre, de l’inévitable difficulté de coordination inhérente à tout groupement humain, en l’absence des directives de sagesse et de raison, et que l’on peut formuler ainsi :

Tout groupement humain doit coordonner ses efforts par une discipline volontaire ou involontaire. Si la discipline est volontaire, c’est sagesse et raison. Si la discipline est involontaire, c’est tyrannie et violence. L’une conduit au contrat volontaire ; l’autre à la loi imposée.

Comme les humains ont encore une mentalité de bête conquérante et mystique, ils ont recours à la violence. La loi n’est donc plus le produit infaillible d’hommes faillibles, elle est le triomphe d’un intérêt sur un autre intérêt, d’une nécessité sur une autre ou d’un esprit de conquête sur un autre esprit de conquête, quand ce n’est pas sur d’équitables esprits. Ce triomphe ne peut s’assurer que par l’application intransigeante de la loi et c’est le moindre mal que peuvent obtenir des hommes déraisonnables. Parfois des hommes de bon sens en bonifient l’esprit, sinon la lettre ; parfois d’autres personnages en aggravent la malfaisance dans les deux sens, mais de toutes façons, elle est la manifestation d’une nécessité sociale, parfois momentanée, intransigeante elle-même en ses exigences et qui fait que volontairement ou involontairement les actes sociaux doivent se coordonner et les désirs conquérants se limiter et s’équilibrer sous peine de désagrégation des milieux sociaux.

4° Tout ce qui précède explique aisément l’obéissance de l’homme ; mais si, autrefois, les attributs du sorcier ou du chef en faisaient des personnages sacrés, les chefs actuels ne représentent plus qu’un élément indifférent, bien que très désavantageux, de coordination et une sorte de canalisation et de spéculation de l’esprit de conquête des individus en leur propre faveur. La fable de l’huître et des plaideurs est admirablement vraie et repose sur une base psychologique très profonde. Deux intérêts opposés, deux concepts conquérants ne peuvent qu’entrer en lutte, se détruire réciproquement ou se soumettre à un arbitrage plus ou moins onéreux. Peu de groupements et d’individualités même échappent à cette belliqueuse ou humiliante détermination. Si les hommes ont préféré l’arbitrage de la loi plutôt que la lutte ouverte et permanente, c’est parce que, en réalité, cela correspondait mieux à leur nature artificieuse, prudente et spéculative et à l’intérêt général mieux satisfait par la ruse que par la violence perpétuelle. Mais il y a autre chose de plus profond dans l’objectivation d’un concept général tel que celui du droit ; il y a une abstraction tendant à exprimer une sorte de rapport universel entre individualités, à exclure des réactions humaines les points divergents pour ne laisser subsister que ce qui constitue le lien spécifique et fraternel commun à tous les humains. Cette tendance à formuler ainsi ces concepts généraux est une conquête de l’esprit positif, substituant progressivement au pouvoir personnel et arbitraire des conquérants et des sorciers de tout acabit, une sorte de directive sociale impersonnelle imposée uniquement par les nécessités déterminant tous les êtres vivants.

Ainsi la coordination humaine présente une curieuse constance dans son évolution. Alors que l’indifférence individuelle des premiers hommes rendait cette coordination facile dans le clan primitif par la solidarité des besoins et des croyances l’intelligence, se libérant de cette étroite servitude et tendant à détruire toute coordination par son individualisation excessive, retrouve précisément dans la raison, basée sur l’instinct social héréditaire, une cause plus efficace de cohésion et d’homogénéité humaine par l’universalisation de ses concepts et l’impersonnalisation de ses directives sociales.

Mais ce n’est que par l’éducation de leur volonté et de leur raison que les hommes se débarrasseront de l’humiliant, du dégradant et malfaisant arbitrage légal et du fétichisme judiciaire. Ils reconnaîtront alors l’utilité d’une discipline volontaire pour la limitation de leur esprit de conquête et l’élaboration et l’observation des contrats assurant un minimum de conservation au milieu social, lequel mieux coordonné, permettrait, contrairement à l’affirmation des esprits encore embrumés de mystique, un bien meilleur développement de l’unité individuelle. — Ixigrec.

LOI. a) Lois naturelles (leur portée, leur contingence).— C’est parce que les phénomènes se répètent, nous donnent l’impression de similitudes, de concordances, que nous nous mouvons avec sécurité dans le monde qui nous environne. « Nous sentons qu’il y a un rapport entre l’expérience actuelle et certaines expériences antérieures ». Par là nous est rendue possible la prévision, base de toute organisation de la vie.

Nous pourrions nous borner à dresser un répertoire des faits passés et des particularités corrélatives que nous aurions relevées parmi eux, catalogues et recettes qui inspireraient notre comportement. Mais quelle cervelle humaine saurait retenir la multitude des faits, quelle bibliothèque serait capable d’en conserver la trace, si l’homme ne s’ingéniait à soulager la mémoire en reliant les faits les uns aux autres par quelque lien logique ? Ce qui importe à tout instant « c’est de trouver en soi l’indication de tous les phénomènes extérieurs possibles en se reportant au minimum de données observées » (Le Dantec).

Le procédé d’inventaire qui se borne à noter les phénomènes sans les interpréter, sans les codifier par une synthèse, constitue l’empirisme. Nul n’a jamais pu le pratiquer dans toute sa rigueur ; la faveur qu’ils lui accordent n’a jamais servi qu’à dissimuler l’étroitesse de vues de ceux qui s’en réclament.

L’homme de science, au lieu de se borner à dresser un répertoire de faits, emploie sa raison à les expliquer, à les encadrer dans un groupe plus vaste duquel il les rapproche, à discerner, sous leur complexité naturelle, des composants plus simples laissant apparaître des similitudes, entre lesquelles on pourra établir des relations et dont il sera facile de suivre les variations dans l’espace et dans le temps.

Le savant exprime le résultat de son travail dans une formule ou loi qui résume ce qu’il y a d’essentiel dans un ensemble d’expériences passées et permet de prévoir le plus grand nombre possible de faits à venir. « La meilleure loi naturelle est celle qui condense le plus de faits » (Le Dantec). Un exemple : les petites oscillations d’un pendule sont d’égale durée, et chacun a pu observer que celle-ci s’accroît avec la longueur de l’instrument. On aurait pu s’en tenir à rédiger des tables numériques donnant, pour chaque lieu du globe et pour chaque longueur, la durée du battement. La science fait mieux, elle nous dote d’une brève formule de quatre lettres et de trois signes qui, grâce à trois opérations élémentaires, nous permet de connaître le temps cherché pour tel appareil que l’on voudra.

Opérant sur ces lois particulières comme il a opéré sur les faits, l’esprit s’est élevé à des lois de plus en plus générales et à des principes en nombre toujours plus restreint, qui suffisent à condenser tout notre savoir et à vivifier toute notre industrie. La formule de l’attraction universelle, due à Newton, d’une concision égale à la précédente, ne nous explique pas seulement les mouvements du système solaire ; elle nous permet d’aborder une foule d’autres problèmes concernant par exemple, les actions électrostatiques et magnétiques, la capillarité, etc…

Mais nous sommes sujets à une illusion. Cette loi, qu’au prix de longs efforts nous avons tirée de la connaissance des faits passés, qui n’est en somme qu’un moyen de classification indispensable, nous sommes aussitôt portés à lui attribuer une valeur absolue, à croire qu’elle s’impose fatalement à l’avenir. Nous regardons comme une loi inhérente à la nature, inéluctable, divine, ce qui n’est en définitive qu’une loi de notre esprit ou, si l’on préfère, le reflet dans notre esprit de phénomènes dont l’essence nous demeure impénétrable. Les lois physiques expriment « non pas l’activité de la nature, mais les relations entre cette activité et celle de l’homme » (Le Dantec). On a pu se demander si elles sont des lois éternelles. « En toute simplicité, on doit répondre que nous n’en savons rien. Pour qu’elles fussent nécessaires, éternelles, il faudrait que la justification d’un corps de doctrine reposât sur une autre base que sa convenance au réel, telle que nous l’avons étudiée. Tout ce que nous pouvons dire, c’est : tel symbole convient aux faits réels sur lesquels on a expérimenté jusqu’ici. Mais nous n’avons rencontré nulle part quoi que ce soit nous permettant d’affirmer en augures : tel symbolisme conviendra éternellement aux faits réels de l’avenir… On dit parfois que nous arrivons à connaître, non les choses, mais les rapports des choses. C’est encore un leurre. Nous ne parvenons qu’à formuler des relations entre les symboles des choses. La différence est formidable entre les deux prétentions ; gardons-nous de confondre l’image scientifique que nous nous faisons du monde avec le monde lui-même. » (Gl. Vouillemin).

b) Lois sociales. Les lois qui gouvernent les sociétés, tout comme celles qui règlent les phénomènes de la nature, sont empreintes de relativité. Elles le sont même à un plus haut degré puisqu’elles définissent les rapports de l’homme avec un milieu qui se modifie sous l’action de l’homme. Nous ne sommes plus en présence d’un équilibre quasi stabilisé par la lenteur de l’évolution de l’un des facteurs, le facteur cosmique, mais d’une relation entre des termes, individus et groupes, dont les changements, s’ils ne sont ni simultanés, ni identiques, sont sous la dépendance d’une même cause, le psychisme humain et par suite du même ordre de grandeur.

Aux deux sens civil et moral « les lois sont des produits naturels, ce sont des produits des phases particulières du développement humain. Ce développement est lui-même capable d’être traité par la méthode scientifique, et la suite de ses degrés petit être exprimée par des formules scientifiques ou bien par des lois naturelles, si l’on considère la loi civile et la loi morale comme des phénomènes objectifs ».

Envisagées sous cet angle, les lois sociales seraient de simples guides nous servant à orienter notre conduite dans la compagnie de nos semblables, de même que les lois scientifiques guident notre action dans l’ensemble du monde naturel ; elles nous avertiraient des réactions que nos actes doivent susciter chez ceux qui nous entourent. Malheureusement, au cours des âges, le milieu social ne s’est pas organisé spontanément par le concours d’instincts sensiblement équilibrées ; des volontés particulières et collectives y ont prédominé. Les lois ne sont pas seulement explicatives, mais impératives ; elles prétendent contraindre au lieu de conseiller. Cependant certains indices de leurs fonctions naturelles sont parfois visibles. Sous l’ancien régime, à côté des ordonnances promulguées d’autorité par le pouvoir, existaient des lois qui n’étaient que des coutumes rédigées. Et ce souci de réduction était justifié. Rien de plus tyrannique que les exigences d’un groupe inconstant, obéissant à des impulsions irréfléchies, imprévisibles. Un texte est une garantie contre l’interprétation abusive d’un usage mal défini. La jurisprudence, à son tour, adapte à la vie des formules trop immuables.

D’un autre point de vue, légitime est le souci que nous avons d’influer sur l’évolution de cette partie du milieu vital qui relève plus directement de notre volonté. Dans ce cas, la loi abdiquant son caractère de contrainte exercée de l’extérieur devra se réduire ci une obligation ressentie par les consciences individuelles, trouvant son point d’appui dans leur commune volonté de progrès. Quels seront la source et le champ d’application d’une telle législation ?

Lorsqu’elle visera la manifestation des tendances morbides ou perverses unanimement réprouvées, elle ne différera guère, sinon dans sa formule, du moins dans son effet, de celle qui nous régit aujourd’hui. Mais pour tout ce qui concerne les rapports politiques ou économiques entre les hommes elle ne sera rien plus que l’expression des conditions afférentes à la réalisation d’un idéal consciemment poursuivi par les membres d’une collectivité. Cela ne sera possible qu’autant que les liens qui les uniront n’engloberont que la part de leur activité appliquée à la poursuite d’un but exactement spécialisé. Les tendances humaines sont trop hétérogènes pour que les statuts d’un groupe puissent les confondre dans un seul bloc, sans en écraser le plus grand nombre sous le poids d’une discipline trop uniforme.

Dès l’instant qu’il se livre tout entier à un groupe, l’être abdique sa personnalité. Dans une sphère délimitée, au contraire, l’individu accroît ses moyens d’action en joignant sa propre force à d’autres semblables dirigées dans le même sens. Comme l’a fait remarquer Durkheim (nullement libertaire d’ailleurs), c’est au sein de groupes issus de la similitude des activités et des œuvres que s’élaborent les lois morales, « car il est impossible que des hommes vivent ensemble, soient régulièrement en commerce, sans qu’ils prennent le sentiment du tout qu’ils forment par leur union, sans qu’ils s’attachent à ce tout, se préoccupent de ses intérêts et en tiennent compte dans leur conduite. Or, cet attachement à quelque chose qui dépasse l’individu, cette subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général (nous dirions plutôt à l’intérêt qui a motivé l’accord) est la source même de toute activité morale. Que ce sentiment se précise et se détermine, qu’en s’appliquant aux circonstances les plus ordinaires et les plus importantes de la vie il se traduise en formules définies, et voilà un corps de règles morales en train de se constituer ».

Les sentiments et les usages qui, dans chaque sphère d’activité, maintiennent l’accord entre les participants, auront un fond commun qui, généralisé à l’ensemble du milieu social, en assurera l’harmonisation. C’est à ces règles qu’une pratique journalière aura gravé dans toutes les consciences que, dans des sociétés exemptes des tares qui corrompent celles d’aujourd’hui, se réduira le code des lois. — G. Goujon.