Encyclopédie anarchiste/Patronage - Pédant

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 1994-2001).


PATRONAGE n. m. Protection exercée par un patron, dit le Larousse, sans autre commentaire sur cette signification.

Peut-être, cette façon de protéger existait-elle au temps du Compagnonnage lorsque le patron, le maître, s’engageait formellement à diriger un apprenti dans la meilleure voie pour bien apprendre son métier, en le surveillant, en le conseillant ou en le confiant à un bon compagnon. Ce genre de patronage s’exerce encore chez certains artisans, dans certaines corporations, chez un patron, travaillant lui-même avec quelques compagnons et pouvant ainsi former, près de lui, de bons ouvriers. Mais ce système tend à disparaître du fait de l’extension formidable de l’industrie qui, par l’extrême division du travail, conduit à une spécialisation de plus en plus exclusive. Le producteur qui travaille de nos jours dans une usine, atelier, manufacture ou chantier, appartenant à une société industrielle, ignore totalement le nombre, la qualité, la situation sociale et jusqu’au nom et à la résidence des actionnaires dont il est le salarié. Dès lors, quelle relation, entre ce travailleur et ses patrons anonymes ? Par la standardisation du travail, par l’application rigoureuse du système Taylor, par la mise en pratique du travail à la chaîne, on arrive à produire en quantité au détriment de la qualité. L’ouvrier, de plus en plus associé à l’appareil mécanique, dont il n’est plus qu’un rouage en chair et en os, se désintéresse totalement de la besogne qu’il accomplit.

C’est sous le patronage de ces criminels saboteurs de la production que sont les industriels, qu’est disparue la conscience de l’ouvrier qualifié, ayant l’amour de son métier. L’ouvrier a fait place au manœuvre, à l’homme-outil, à l’exploité dégoûté, travaillant, désormais, comme une brute et malheureusement pensant et agissant assez souvent de même, hors du Syndicalisme.

Voilà ce qu’on peut dire du Patronage dans le sens de protection de l’ouvrier par le patron.

Patronage a un autre sens encore. Il signifie le personnage influent sous la direction ou sous la protection de qui l’on est admis dans un Asile, ou dans un Refuge où au nom duquel un sans-travail, un besogneux se présente très humblement sur un chantier ou dans un atelier, sollicitant la grâce d’y être largement exploité.

Sous le couvert de la charité privée, presque toujours des établissements religieux prétendent porter secours aux malheureux faisant appel à leur Patronage. À ce propos, le Larousse dit, « Patronage : Nom donné à des associations de bienfaisance qui ont pour objet de venir en aide à l’individu pauvre, abandonné ou frappé d’une condamnation, de lui donner un appui et de lui constituer comme une nouvelle famille ». Mais on ne dit pas quelles formalités doit remplir, quels certificats doit montrer, quelles preuves de soumission, de piété, le malheureux solliciteur doit produire avec son extrait de baptême, son livret de mariage, etc., pour être admis. Enfin, ces patronages, dont les institutions charitables seraient admirables si elles s’inspiraient du véritable amour du prochain, de l’esprit évangélique, ne sont trop souvent rien autre que des exploitations hypocrites du pauvre. On y abrite des professionnels de la mendicité, des habitués utiles et résignés, dociles et pieux prêts à toutes les besognes, aptes à toutes les courbettes pour mériter leur séjour en ces asiles et y tenir la place des malheureux sans ressources ni recommandations, sortant de prison ou d’hôpital, mal vêtus, sans le sou, fatigués. Pourtant, l’on héberge plus ou moins mal, durant un laps de temps plus ou moins court, des vagabonds, des trimardeurs quand, à vue d’œil, on les juge aptes à des corvées rudes et répugnantes, ordinairement sans autre salaire que la pitance insuffisante et médiocre, et si peu réconfortante, que ces passagers préfèrent à de pieux hébergements, la misère et la liberté, sur la route, avec le risque du gendarme, dans les champs, et du mouchard dans les villes où sont toujours traqués les miséreux ayant encore assez d’audace et de fierté pour se suffire hors les lois de protection sociale et les patronages d’hypocrite charité. Les gueux préfèrent encore à ces patronages d’associations de bienfaisance les gestes de solidarité des gueux, l’entraide comme elle se pratique dans certaines corporations, où la sympathie pour les trimardeurs est de tradition. Le grand air fait aimer l’Indépendance et libère le gueux, amant de la Liberté, de bien des préjugés de respect pour l’Autorité et la Propriété.

On ne peut parler du mot Patronage sans arriver à la signification effective que lui ont donnée les cléricaux pour dominer, par la conquête de l’enfance et de l’adolescence, dans les classes pauvres, la Famille, la Cité, la Ville et le Village, puis, la Nation. C’est d’une tactique habile, exercée par des manœuvriers adroits, dans un but unique. Il y a très longtemps que les Patronages existent en France. Les lois de laïcité n’ont pu les atteindre ou leur porter préjudice que dans certains centres industriels, où les municipalités devinrent en majorité socialistes. Au point de vue laïc, c’est seulement depuis 1894, que furent créés, par des personnalités de la libre-pensée ou appartenant à des groupements politiques d’idées avancées, des patronages laïcs qui s’opposèrent aux patronages cléricaux. Quelques personnes de bonne volonté encouragèrent cet effort contre l’envahissement de l’éteignoir par le Patronage scolaire. Des subventions municipales aidèrent ce mouvement. Mais l’ennemi clérical avait, avec les secours quémandés aux fidèles dans les églises paroissiales, quêtés dans les réunions mondaines, parmi les cossus de la Réaction, des ressources plus élevées et des influences plus fortes que n’en pouvaient espérer les adversaires des curés, des évêques et de toute la monstrueuse armée noire, plus forte que jamais depuis la Grande Guerre. Elle s’abat victorieuse, sur la France chauvine, s’apprêtant à toutes les horreurs sanglantes que provoqueront dans le monde, tant qu’elles existeront, ces deux néfastes entités : Dieu et Patrie.

Une congrégation, les frères de Saint-Vincent-de-Paul, s’est organisée spécialement en vue de ces œuvres nouvelles, associations religieuses qui, sous le nom de patronages scolaires furent des sociétés de prétendue protection pour les jeunes gens des deux sexes sortant des écoles primaires. Primitivement, avant de s’avouer, les cléricaux firent croire que leur but était simplement de « suivre les élèves après l’école, afin de perfectionner, dans des cours et des conférences, leurs études après leur sortie ou du moins d’entretenir le modeste savoir qu’ils ont acquis à l’école ; de les. aider à trouver des situations et surtout leur procurer des amusements sains : réunions, promenades, représentations théâtrales, gymnastique, sports. » Sans aucunement vouloir les vanter, l’on peut dire qu’ils se sont attachés à cette tâche avec zèle et persévérance, à la grande satisfaction des parents eux-mêmes qui n’avaient plus d’inquiétude à voir l’enfant absent du foyer familial, le sachant à l’abri, joyeux, content de se remuer, de se distraire avec ses camarades et avec M. l’Abbé, si aimé de tous les gosses, jouant avec eux, tous les soirs, toute la journée du jeudi et du dimanche, entre les Offices religieux. Il y avait, en plus, des secours personnels aux familles intéressantes. Pourvu que les parents s’y prêtent, il y avait des relations possibles, avantageuses avec les gens d’Église. Le petit garçon et la petite fille, devenaient ce qu’on les faisait au Patronage, hypocrites et pieux. Les conférences étaient socialement religieuses et parfaitement combinées pour faire du Mensonge la Vérité et persuader que les plus infâmes ennemis de la Raison étaient les vrais Amis du Peuple, c’est-à-dire, du Vrai, du Bien, du Beau !

Grâce aux encouragements gouvernementaux, après le magnifique accord de la gente cléricale avec la tourbe politicienne pour l’ignoble massacre jusqu’au bout (1914-1918) et pour le prochain, les cléricaux ont la bride sur le cou et ne se gênent plus en rien. Les Patronages de jeunes gens sont des vestibules de la Sainte-Caserne, ils sont l’antichambre de l’École du Crime. Sous l’uniforme des Boy-scouts, les enfants du Peuple, ceux qui doivent donner leur sang pour la Patrie, sont entraînés, physiquement comme moralement, à la Guerre Fraîche et Joyeuse, agréable à Sabaoth, au Dieu des Armées. Voilà ce que les Patronages au sens clérical du mot, sont en train de faire : un travail acharné, incessant pour parvenir à l’abrutissement complet du Peuple. Ils savent commencer par le commencement : par l’enfant. Pendant ce temps, dans les Loges, dans les Groupes de Libre-Pensées, on parle d’élection et l’on discute sur : Patriotisme et Religion. Les petits abbés des Patronages, eux, ne discutent pas, ils agissent ; ils recrutent ; ils forment des soldats de l’Ordre, des soldats de Dieu, des défenseurs de l’Église, des protecteurs du Capital, des électeurs et des lecteurs de tout ce qui est cagot, réactionnaire ; les profiteurs de guerre, les bravaches et les guerriers les plus stupides ont de beaux jours en perspective : les Patronages leur préparent des admirateurs et des victimes.

Que fait-on au Patronage ? Voici :

La vie au Patronage « Nazareth ». — Octobre ramène la vie au Patronage. Bien finies les vacances, les longues vacances attristées cette année de pluies et d’orages. Les oisillons de Nazareth accourent à tire d’aile des quatre coins de France et font retentir à nouveau la cour de leur bruyant ramage. Demandez-le plutôt, si vous êtes incrédules, aux locataires des immeubles voisins !

Le jeudi 8 octobre fut vraiment la première journée de patronage sérieuse. La matinée s’écoule vite : messe de 8 heures à l’Œuvre, puis départ des catéchismes pour la messe du Saint-Esprit à la paroisse. L’après-midi, les portes du patronage s’ouvrent à une heure.

Chapelet du soir. — Chaque soir, à 6 heures, rendez-vous aux pieds de la Sainte Vierge. Nous félicitons le groupe de fidèles. Que tous les enfants de Nazareth prennent au moins un rendez-vous par semaine. Que de grâces ils obtiendront pour eux, leurs familles et leur Œuvre par cette pratique !

Cotisation annuelle. — Elle est fixée à 10 francs. Beaucoup d’écoliers se sont déjà acquittés, au début de l’année, de ce modeste tribut. Avis aux retardataires !

Tableau d’honneur. — Ont amené des nouveaux au patronage dans le courant d’octobre : Jean Bardon, Paul Chevrot, Maurice Dizin, Daniel Rigal, Maurice Michaut, Henri Carbonero, André Lavaud, Guy Maulian, Robert Dupré, René Saignelonge.

Petit catéchisme : de 6 ans 1/2 à 8 ans : chaque jeudi, de 9 h 45 à 10 h. 30 au patronage.

Chaque jeudi, de 9 h 45 à 10 h 30 au patronage.

Messe obligatoire au patronage le jeudi et le dimanche à 8 heures moins 10. — 1re année : Répétitions au patronage, 7, rue Blomet, le mercredi à 16 h. 30 et le jeudi à 10 heures. Récitation à la paroisse, 68, rue Falguière, le jeudi à 8 h. 20.

Messe obligatoire au patronage, 7, rue Blomet, le dimanche à 8 h. moins 10. — 2e année : Répétitions au patronage, 7, rue Blomet, le lundi à 16 h. 30 et le jeudi à 8 h. 30. Récitation à la paroisse, 68, rue Falguière, le mardi à 16 h. 20 et le jeudi à 9 h. 45. Messe obligatoire au patronage, 7, rue Blomet, le jeudi et le dimanche à 8 h. moins 10.

Catéchisme de persévérance. — Réunion au patronage le jeudi, à 14 h. 45. Messe obligatoire au patronage le jeudi et le dimanche à 8 h. moins 10.

M. l’abbé Massiot, chargé des catéchismes, recevra les parents les lundi et mercredi de 16 heures à 18 heures…

Après cela, on se rend compte des résultats à espérer d’une telle semence. — G. Yvetot.


PATRONAT n. m. Pour connaître l’origine et l’évolution du patronat dans le monde occidental, il faut remonter à la famille patriarcale. En principe : « Une famille était un groupe de personnes auxquelles la religion permettait d’invoquer le même foyer et d’offrir le repas funèbre aux mêmes ancêtres. » (Fustel de Coulanges). À Rome : « La famille a pour objet essentiel la perpétuité du culte héréditaire. Dans la pensée des Anciens, l’homme, seul apte à transmettre la vie, est aussi seul apte à transmettre le culte. La famille se compose donc exclusivement des personnes ayant reçu du même ancêtre, de mâle en mâle, le même sang et le même culte. Ce sont les agnats… La famille est gouvernée par le père, le pater familias, maître absolu des gens et des biens… » (G. Bloch)

La famille est une unité économique pourvoyant à ses propres besoins, elle est aussi une unité politique. Elle prend alors la forme de gens. « Nous sommes conduits à reconnaître dans la gens la famille, non pas la famille se démembrant incessamment à la mort de son chef, mais la famille maintenant son unité de génération en génération. » (G. Bloch). Communauté de sang réelle ou fictive ? « C’est un fait connu que, dans les plus vieilles civilisations, les liens sociaux sont toujours censés être des liens de parenté, de consanguinité. » (G. B.)

Cependant la famille s’annexe des éléments hétérogènes. La guerre de tribu (groupe de familles) à tribu, de cité à cité, procure des esclaves répartis entre les gentes. Il fallait, au cours d’une cérémonie devant le foyer, introduire le nouvel arrivant dans la famille. Celui-ci « étranger la veille, serait désormais un membre de la famille et en aurait la religion », cependant, sans pouvoir en accomplir les rites. « Mais, par cela même que le serviteur acquérait le culte et le droit de prier, il perdait sa liberté. La religion était une chaîne qui le retenait. Il était attaché à la famille pour toute sa vie et même pour le temps qui suivait la mort. »

Dans ces temps reculés, il était difficile à l’homme de vivre isolé au milieu de groupes organisés. Ceux que les vicissitudes de l’existence avaient réduits à l’isolement sans les faire tomber dans l’esclavage cherchaient à se joindre à une famille organisée. Ils étaient admis à la suite de formalités analogues à celles que nous avons mentionnées pour les esclaves ; comme ceux-ci, ils devaient travailler pour la communauté sans avoir rien en propre. Avec les descendants d’esclaves affranchis, ils forment au sein de chaque famille ce que « l’on appelle des clients, d’un vieux mot qui signifie obéir ». Pour tous ces éléments annexés à la famille, le chef n’est pas un père, c’est un patron. Le client doit à la gens qui l’a accueilli, c’est-à-dire au patron qui la représente, toute sa force de travail, tout le produit de son labeur. En revanche, il a sa subsistance assurée et la protection. Il est membre de la communauté par l’adoption. « De là un lien étroit et une réciprocité de devoirs entre le patron et le client. Ecoutez la vieille loi romaine : « Si le patron a fait tort à son client, qu’il soit maudit, sacer esto, qu’il meure. » Considérés au point de vue économique, à l’aurore de la civilisation occidentale, esclaves, affranchis, clients, avaient une situation sensiblement équivalente : absence complète de liberté, obligation du travail, garantie de l’existence.

Avec le progrès de la civilisation, l’extension de la cité, la formation des empires, la famille patriarcale, groupement relativement secondaire, ne tarde pas à se désagréger. Les membres de la famille consanguine, tout en conservant des liens de solidarité, vivent d’une vie indépendante. Les clients, volontaires ou agrégés sous la contrainte de la misère, se transforment en parasites vivant, dans l’oisiveté, des aumônes du riche, l’appuyant de leurs suffrages aux jours d’élection. Les descendants d’affranchis sont dégagés de tous liens avec le patron à la troisième génération. Avec la masse flottante des émigrés, introduits grâce à la multiplication des relations commerciales, ils fournissent le contingent des artisans et travailleurs libres. Que vaut cette liberté pour le plus grand nombre, pour ceux qui exercent un métier manuel n’exigeant pas de talent particulier ?

Les guerres de conquête font affluer entre les mains du vainqueur une multitude d’esclaves. « On cite telle campagne militaire à la suite de laquelle 150.000 êtres humains tombèrent en servitude. De plus, une véritable traite sévissait dans la Méditerranée orientale… Le grand marché des esclaves était l’île de Délos, où, certains jours, d’après Strabon, plus de 10.000 malheureux étaient mis à l’encan. » (Toutain.)

Ces esclaves achetés comme marchandise, en grand nombre chez les riches propriétaires, n’étaient plus comme jadis incorporés à la famille. Les moins spécialisés cultivaient le domaine du patron ; les autres étaient loués comme ouvriers à des entrepreneurs ; ils percevaient des vivres ou touchaient un salaire minime. Il y avait ainsi des ateliers et des chantiers d’esclaves en Grèce, au Ve siècle av. J.-C. « Le père de Sophocle possédait un atelier d’esclaves forgerons ; le père de Cléon, un atelier d’esclaves tanneurs, le père d’Isocrate, un atelier d’esclaves luthiers ; les fabriques d’armes de Lysias et du père de Démosthène occupaient une maind’œuvre servile. » À Rome : « Malgré les frais que pouvaient entraîner la nourriture et l’entretien des esclaves, la main-d’œuvre servile se recommandait par son bon marché. Elle ne fit pas disparaître complètement le travail libre ; il y eut encore, aux derniers siècles de la République, des journaliers agricoles et des fermiers à part des fruits ; mais sur la plupart des domaines de quelque étendue, l’exploitation du sol était confiée à des esclaves. » (Toutain).

Quel était le sort du travailleur libre concurrencé par la main-d’œuvre servile et souvent commandé par un contremaître ou régisseur esclave ? La vie des ouvriers libres est très dure. « Les salaires baissent ; les chômages sont fréquents. Les querelles entre ouvriers et patrons se multiplient. Les uns font grève ; les autres essaient, sous des prétextes plus ou moins spécieux, de ne pas verser les salaires promis. » (Toutain). « On comprend que tant de travailleurs aient quitté leur patrie et changé leurs outils pour des armes, à la perspective des belles soldes offertes par les rois. Dans l’éclat de la civilisation hellénistique se dissimulent d’innombrables misères. » (G. Gloty.) Nous sommes toujours en face de la même opposition : servitude en échange de la pitance assurée ; liberté avec misère constamment menaçante.

Dans le haut moyen âge, l’économie est presque exclusivement rurale. Il y a « même à l’aurore de l’époque féodale… une classe de paysans libres et non nobles. Toutefois, dans la pratique, le vilain se rapproche du serf beaucoup plus que ne semblerait le permettre ce critérium, en apparence très tranché : la liberté… Le serf est lié irrévocablement à la terre, le vilain peut la quitter, car il a le droit de déguerpir, suivant le terme consacré… Seulement la différence est plus théorique que réelle, plus juridique que pratique, attendu que le vilain ne déguerpit pas. La situation du travailleur agricole est son seul gagne-pain. Il reste donc héréditairement sur la tenue et son existence ressemble étonnamment à celle du serf quasi-libre qui cultive le lot d’à-côté. » (J. Calmette). La situation de l’artisan, domestique du châtelain, n’est guère différente. Les uns et les autres d’ailleurs ont droit à un minimum de moyens d’existence et à quelque protection.

Ce n’est que dans les villes qui ont subsisté, très déchues d’ailleurs de leur prospérité de l’époque romaine, qu’il reste une certaine liberté. Dans la partie méridionale de notre pays, notamment : « il s’est maintenu dans les villes un peu d’industrie, un peu de commerce, un peu de liberté… » (Rambaud). Les privilégiés qui en bénéficient donneront naissance à la bourgeoisie.

Cette bourgeoisie naissante fait preuve d’un véritable génie organisateur (au xiie et xiiie siècle surtout) dans un intérêt très égoïste d’ailleurs. Elle tire ses ressources alimentaires de la campagne environnante. L’échange est direct entre producteurs et consommateurs sur le marché local public. « Des deux parties en présence au marché, le producteur de la campagne et le consommateur de la ville, celui-ci seul est pris en considération. L’interdiction des monopoles et des accaparements, la publicité des transactions, la suppression des intermédiaires ne sont qu’autant de moyens de garantir son approvisionnement individuel dans les conditions les plus favorables. » (Pirenne). Le travailleur rural a deux maîtres : l’un lui impose des corvées sur son domaine, l’autre le dépouille le plus possible du fruit de son travail, libre en apparence. Il paie très cher sous cette double contrainte la garantie d’une existence famélique et la protection que lui assurent, en cas de danger, les murailles de la ville et du château.

À l’intérieur de la cité : « Le socialisme municipal a trouvé dans l’organisation des petits métiers sa forme la plus complète, et l’œuvre qu’il a réalisée dans ce domaine doit être considérée comme un chef-d’œuvre du Moyen Age. » (Pirenne). « Le bien commun de la bourgeoisie est, ici, comme en matière d’alimentation urbaine, le but suprême à atteindre. Procurer à la population des produits de qualité irréprochable et au meilleur marché possible, tel est l’objectif essentiel. Mais les producteurs étant eux-mêmes des membres de la bourgeoisie, il faut, de plus, adopter des mesures qui leur permettent de vivre de leur travail de façon convenable. Ainsi, le consommateur ne peut être pris seul en considération, il importe aussi de s’occuper de l’artisan. Une double réglementation se développe. » (P.)

Nombre des ateliers, qualité et quantité des produits, tout cela est systématisé pour ajuster la production aux besoins. Dans tout atelier, il y a un maître d’œuvre, des subordonnés s’initiant peu à peu aux détails et à la pratique impeccable du métier : ce sont les compagnons, enfin des apprentis. Pendant la belle période de l’institution, tous peuvent aspirer à la maîtrise. Mais les maîtres, en nombre restreint, fonctionnaires du corps municipal, peuvent facilement s’entendre pour s’assurer le monopole de la maîtrise. À l’égard de leur personnel ils deviennent des patrons. Ils pourvoient à leur subsistance, souvent à leur foyer même. Mais qu’ils les nourrissent et les logent ou qu’ils leur laissent un semblant de liberté, la servitude est sensiblement la même. Le compagnon ne doit se livrer à aucun travail personnel pour des particuliers ; il doit, à heure fixe, avoir regagné son domicile ; il doit assister avec sa corporation, aux offices religieux…

Des patrons bourgeois arrivent lentement à s’enrichir grâce à leur ladrerie et aux privations qu’ils imposent à leurs auxiliaires. Impossible de donner de l’extension à leur industrie pour dominer un marché intérieur étroitement réglementé. Mais, si la ville est sur un nœud de communication, on peut travailler en vue des marchés lointains. La création d’ateliers plus importants, exportant leurs produits, enrichit la cité sans préjudice pour l’artisanat local. D’autre part, les commerçants enrichis par le trafic des produits du dehors, créent, pour échapper aux restrictions locales, des manufactures dans les campagnes. Des paysans abandonnant un sol ingrat, une population flottante de déracinés fournissent la main-d’œuvre. Celle-ci est libre, sans lien de dépendance avec le patron nouveau genre, mais sans la protection que lui assurait encore l’artisan bourgeois. On entre dans l’ère moderne ; le patronat prend la forme capitaliste ; il exploite le travailleur soit directement, soit par l’intermédiaire d’un artisan à façon, dans tous les cas, sans avoir à sa charge la moindre obligation humanitaire.

Le travail n’est plus une obligation, il n’est plus imposé par contrainte directe, celui qui l’exerce peut changer de lieu, changer de métier. Mais ce qui est pire, le travail est devenu une marchandise, sans faire l’objet de la traite comme dans les temps antiques, il est obligé de s’offrir lui-même sur le marché. Avant Lassalle, Turgot avait énoncé la loi d’airain des salaires. « Le simple ouvrier qui n’a que ses bras et son industrie n’a rien qu’autant qu’il parvient à vendre à d’autres sa peine… Les ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l’envi les uns des autres. En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour assurer sa subsistance. » (Formation et distribution des richesses. Cité par H. Hauser.) Il arrive même que l’exploitation commence dès l’enfance et que l’âpreté des patrons capitalistes soit capable de la pousser au point de compromettre l’existence et la reproduction du travailleur. Les Pouvoirs publics doivent intervenir comme il est arrivé au milieu du siècle dernier, après l’enquête Villermé ; ils recourent encore de nos jours à des mesures de protection, prenant à leur compte une partie des obligations que se reconnaissait le patron de jadis. Ils ont enfin concédé le droit de coalition que la bourgeoisie avait toujours refusé en fait et qu’elle avait légalement aboli aux jours de son triomphe.

L’effet de ces lois tutélaires devait être passager, car l’influence exercée par le capitalisme sur les gouvernants allait en compromettre l’application. Le droit de coalition lui-même est mis en échec par un patronat dont les membres ont plus de facilités pour conclure des accords que n’en ont les éléments innombrables et désunis de la masse ouvrière.

Néanmoins, les grèves apportent du trouble dans les entreprises, risquent de compromettre de fructueuses spéculations. Puis le capitalisme redoute toujours des revirements de l’opinion qui peuvent le dépouiller de son hégémonie dans l’État. Aussi a-t-il tendance aujourd’hui à revendiquer le rôle paternaliste qu’il a assumé si souvent.

Les potentats de la grande industrie multiplient les œuvres sociales : allocations familiales et caisses de compensation, services d’infirmières-visiteuses, crèches et garderies d’enfants, retraites, allocations pour maladies, dispensaires, logements, sociétés d’éducation et de distraction. « Le temps est passé en effet, où, une fois le salaire payé, le patron était quitte envers son ouvrier. Actuellement, l’employeur a une idée plus large et plus haute de son devoir professionnel. Il offre à la personne qui travaille chez lui des avantages que, strictement, ce travailleur ne gagne pas par son labeur ; qui sont consentis à la position sociale du salarié, et non pas à son travail considéré en lui-même. » (Réveil Économique).

Le but réel ? Conquérir des âmes, d’abord : « Dans bien des cas, les œuvres d’éducation et de distraction ne sont pas étrangères à cette sorte de conquête de l’âme : elles constituent un lien véritable, fait de mutuelle estime, entre le travailleur et son patron. » Faire aussi échec à l’action de l’État. « Le patronat a donc intérêt, croyons-nous, à intensifier l’effort commencé : en étendant et en complétant le réseau d’œuvres sociales, il sera en droit de répondre aux promoteurs des doctrines étatistes : « Voyez ce que j’ai fait ! » Enfin, un but inavoué : dissocier la classe ouvrière, avoir à sa discrétion une poignée de privilégiés et, grâce à leur concours égoïste, dominer une masse dégradée de manœuvres, rejetés en marge de l’humanité.

Il faut souhaiter que la classe ouvrière ne tombe pas dans ce piège et que, rejetant et l’appui de l’Etat, et l’aumône du patronat, elle se donne elle-même les institutions qui, libérant le travailleur de toute tutelle despotique, lui assureront la dignité et la sécurité de l’existence. — G. Goujon.


PAUPÉRISME n. m. (du latin pauper, pauvre). L’état d’indigence où se trouve, de façon permanente, une partie plus ou moins considérable de la population, voilà ce qu’on entend par paupérisme. On évalue à plus de deux milliards le nombre des hommes qui vivent actuellement sur la terre ; ce qui donne une densité moyenne d’environ 15 habitants par kilomètre carré. Population répartie de manière très inégale, en raison des ressources plus ou moins abondantes et des conditions d’existence plus ou moins favorables rencontrées sur les divers points du globe. Sur ce nombre, combien d’individus méritent d’être appelés indigents ? On est incapable de donner un chiffre même approximatif. En effet, tel sera pauvre à Paris qui ne le serait pas dans un village perdu de la Bretagne, qui serait presque riche dans un coin reculé d’Afrique on d’Asie. Puis, nulle statistique n’est possible dans les pays non civilisés. Enfin, soit en Europe, soit en Amérique, l’on doit se contenter des chiffres donnés par les organisations charitables, officielles ou privées, chiffres que leur origine rend suspects et qui concernent seulement les pauvres secourus. Aussi n’a-t-on jamais fait d’enquête sérieuse et générale sur le paupérisme considéré dans l’ensemble de notre planète. Il existe seulement des enquêtes restreintes et d’une impartialité souvent douteuse, relatives à tel peuple ou à telle contrée. En Chine, dans l’Inde, le paupérisme fait, chaque année, des milliers de victimes ; en Angleterre, ses ravages furent grands pendant tout le xixe siècle, ils s’accentuèrent encore après la guerre de 1914-1918. « L’Angleterre est le pays le plus riche du monde, déclarait le ministre Chamberlain en 1885… Malheureusement à tout ce luxe il y a une contre-partie. Il y a parmi nous, perpétuellement, en dépit de cette richesse croissante, près d’un million de personnes qui cherchent dans la charité parcimonieuse de l’État un refuge contre la faim, et il y en a des millions d’autres qui sont sans espoir de pouvoir résister à quelque calamité imprévue, comme la maladie ou la vieillesse, par exemple. » Ces aveux d’un officiel ne dévoilaient pas toute la profondeur du mal, cela va sans dire. En France, nos Démocrates prétendent que la République s’est montrée maternelle pour les déshérités. « La loi du 14 juillet 1905, affirmait le sénateur Delpech, sous le beau titre inscrit pour la première fois dans une loi française « service public de solidarité sociale », assure l’assistance à tout Français privé de ressources, incapable de subvenir par son travail aux nécessités de l’existence et : soit âgé de plus de 70 ans, soit atteint d’une infirmité ou d’une maladie incurable. De facultative pour les municipalités et les conseils généraux, l’assistance devient légalement obligatoire et la dépense peut être imposée aux collectivités du domicile de secours… Non seulement les vieillards infirmes et incurables dénués de ressources et qui ont un domicile de secours bénéficient de la loi, mais aussi ceux qui n’ont point de domicile de secours. Et l’assistance ne se traduit pas seulement par l’allocation de pensions de secours à domicile, mais encore par l’hospitalisation à l’égard des bénéficiaires dépourvus de tout domicile de secours. » En pratique, les résultats ne furent pas aussi brillants que Delpech l’avait supposé ; après la dépréciation du franc surtout, il ne resta aux vieillards qu’à mourir de faim, s’ils n’avaient d’autres ressources que le secours octroyé par les autorités. Il est vrai qu’aujourd’hui nos politiciens font mousser la loi sur les retraites ouvrières.

Pour des raisons indépendantes du bon vouloir des capitalistes, le paupérisme n’a pas sévi chez nous avec autant de rigueur qu’en Angleterre ; néanmoins les journaux fréquemment nous apprennent que des malheureux meurent de faim ou de froid.

Sur l’origine du paupérisme, aucun doute possible. Il provient d’une double cause : une injuste répartition des richesses et un excessif accroissement de la population. C’est à la première cause que l’on doit imputer la majorité des souffrances endurées actuellement par les déshérités. Mais, dans un avenir prochain, la seconde cause l’emportera en importance probablement. Une choquante inégalité, habituel résultat de la chance ou de l’hérédité, que ni le travail ni le talent ne justifient, réduit le grand nombre à la pauvreté, réservant l’opulence à quelques-uns. Au banquet de la vie les convives sont rares, les serviteurs légion : aux premiers les bons morceaux, aux seconds les reliefs, maigre salaire d’un travail sans repos, ou prix d’une chaîne et d’un collier. D’où la servitude économique du grand nombre, instaurée au profit des privilégiés. Le remède efficace consisterait à répartir les richesses au prorata du travail et des besoins. Si chacun participait d’égale façon à des biens suffisants pour tous, le paupérisme disparaîtrait. Mais point d’intermédiaires parasites, point de désœuvrés qui prélèvent une large part sur le travail d’autrui ; à l’ouvrier, au paysan l’intégral résultat de son labeur. Dans le domaine économique, le dernier mot doit appartenir à un harmonieux équilibre, conciliateur des possibilités de la production avec le droit identique qu’a chacun de satisfaire ses désirs légitimes. Même réparties avec équité, les ressources du globe deviendraient insuffisantes si la population s’accroissait indéfiniment. La terre avait 680 millions d’habitants en 1810 ; elle en a plus de deux milliards aujourd’hui ; l’augmentation est donc rapide, malgré les fléaux qui font périr les hommes par centaines de mille et même par millions. C’est sur eux que de bonnes âmes comptent pour débarrasser notre planète de son excédent de population. Tel raz de marée, remarque-t-on, tel tremblement de terre ont tué, en une nuit, cent ou deux cent mille personnes ; en 1887, le Fleuve Jaune déplaça son lit brusquement, ce qui coûta la vie a 2 millions de Chinois ; dans l’Inde, où sévissent de fréquentes famines, on a compté 19 millions de morts par la faim, de 1896 à 1900. Les bellicistes estiment, en outre, que des guerres assez fréquentes et assez meurtrières permettront toujours d’empêcher la surpopulation. C’est pour les envoyer au carnage que les mères élèveraient avec tant de soins leurs garçons ! Nous espérons, pour notre part, que les guerres disparaîtront de la surface du globe. Tous les carnages passés n’ont d’ailleurs pu arrêter l’accroissement de la population ; malgré de fréquentes guerres civiles et internationales, cette dernière a plus que doublé au cours du xixe siècle ; et les horribles hécatombes de 1914 et des années suivantes n’ont retardé sa progression que pour très peu de temps. Sans doute de vastes espaces sont encore incultes et les progrès de la technique agricole permettront de tirer un meilleur parti du vieux sol européen. Le nombre des habitants que peut nourrir notre planète est pourtant limité ; des savants officiels estimaient, avant guerre, qu’il ne devait pas excéder trois ou quatre milliards. Qu’on le veuille ou non, le problème de la surpopulation s’imposera à l’attention de tous dans un avenir prochain. Pour nous, la question se pose d’une façon différente. Nous estimons la qualité préférable à la quantité. A notre avis, l’on doit apporter autant de soin à la procréation dans notre espèce que l’éleveur en apporte pour obtenir des poulains de bonne race, que l’horticulteur en dépense pour avoir des légumes succulents. L’eugénisme permettra de voir naître des générations moins cruelles, moins sottes et douées de qualités morales trop rares chez nos contemporains. Quant au paupérisme, il disparaîtra dès qu’à l’aveugle fécondité de l’instinct l’on substituera une prévoyance réfléchie tenant compte des ressources économiques existantes. Nous parlons d’un monde enfin libéré de la tyrannie des capitalistes et des états-majors ; car aujourd’hui il importe surtout de se débarrasser des parasites qui vivent grassement aux dépens des travailleurs. Mais n’hésitons pas à le dire, ceux qui propagent l’eugénisme sont des bienfaiteurs du genre humain. — L. Barbedette.


PAUVRETÉ n. f. On définit ordinairement la pauvreté : l’état de celui qui est dépourvu ou mal pourvu du nécessaire. Mais ce sens est loin d’être admis par tous unanimement. Dans un Cours de Morale qui eut son heure de célébrité, Jules Payot demande que l’on distingue soigneusement la misère de la pauvreté. D’après lui, la misère est une maladie de la volonté ; elle constitue un retour à l’état de saleté, de paresse, d’imprévoyance de l’homme primitif. « Découragé, le gueux refuse de continuer pour sa part la lutte humaine et il renonce aux grandes conquêtes de la coopération solidaire. Il vit dans la négligence des soins du corps ; il devient pour tous un danger, parce que livré aux seuls plaisirs grossiers. » Payot, haut fonctionnaire bien nourri, bien nippé, n’était pas tendre, on le voit, pour le malchanceux tombé au dernier degré du dénuement. Il en fait même un parasite sans scrupules, vivant aux dépens de la société, dans les asiles de nuit et les hôpitaux. Par contre, ce moraliste, grassement rétribué par l’État, ne tarissait pas d’éloges à l’égard de la pauvreté : « Cette condition, qui impose l’effort persévérant, la prévoyance, la résistance aux passions, laisse intacte la santé ; elle aiguise l’intelligence ; elle trempe la volonté. Elle unit la famille dans une solidarité consentie. Avec l’instruction primaire gratuite et obligatoire, la parole de Raynal cesse d’être exacte : « La pauvreté engendre la pauvreté, ne fut-ce que par l’impossibilité où se trouve le pauvre de donner aucune sorte d’éducation ou d’industrie à ses enfants. » L’ignorance, cette servitude sans espoir, imposée autrefois aux enfants sans ressources a été vaincue. » Payot se borne à dire, en langage laïc, ce que prêtres et moines expriment en jargon religieux. Le ciel disparaît pour faire place à l’école, c’est tout. Jamais les papes, ces riches entre les riches, dont les robes et les bijoux valent, à eux seuls, des fortunes princières, jamais les fastueux prélats qui vivent dans le luxe et l’oisiveté, n’oublient de faire un dithyrambique éloge de la pauvreté. Aux ouailles ils rappellent que Jésus n’avait pas une pierre pour reposer sa tête, ajoutant que pour gagner le paradis l’on doit faire des largesses à ces messieurs du clergé. Pareille duplicité fut fréquente chez les moralistes officiels de toutes les époques : à Rome, le philosophe Sénèque écrivit, dit-on, l’éloge de la pauvreté sur un pupitre d’or. Nos idées sont bien différentes : nous condamnons la pauvreté. Tout au plus admettons-nous qu’elle soit bonne, en certains cas et de façon transitoire, à titre de moyen pour aboutir à une vie plus haute ou à la réalisation d’une idée. Mais l’on ne saurait comprendre que le travail normal d’un homme ne garantisse pas largement sa subsistance. Si le monde est trop peuplé, qu’on limite les naissances ; si la répartition des biens s’accomplit sans équité, qu’on la change. Faire de la pauvreté des uns le corollaire de la richesse des autres est la pire solution ; l’extrême opulence s’avère contre nature autant que l’extrême misère. L’homme n’a droit qu’à ce dont il peut user ; accaparer d’inutiles moyens d’existence devient un attentat contre le bonheur d’autrui ; vouloir l’or pour lui-même, non pour ses avantages, est une criminelle perversion du désir. L’argent, simple instrument d’échange, n’a d’autre titre à demeurer roi des cités que l’avantage des fainéants rentés. En attendant que la justice prenne sa revanche, quels moyens s’offrent de se libérer ? Restreindre nos besoins, limiter nos charges, insoucieux des préjugés ; ou produire sans arrêt, sans relâche, se transformer en bête de somme. Accepte qui voudra la seconde solution, ce n’est pas celle du sage. Un travail, modéré, raisonnable, sera toujours nécessaire et sain ; dans une société moins chaotique, il deviendrait obligatoire pour tous ; l’âge ou la maladie seuls en dispenseraient. Mais fournir un labeur de forçat pour qu’un parasite repu daigne vous qualifier de bon citoyen, cela jamais. Aider ses frères dans la peine, oui ; entretenir des bœufs gras à l’étable, non. Faisons plutôt une large place au sentiment, à la pensée, au rêve, en éliminant les factices et ruineux plaisirs de l’alcool, du tabac, d’une cuisine raffinée ou d’une mise excentrique. Une table hygiénique et simple, pour la bourse comme pour l’estomac ne vaudrait-elle pas mieux ? Et les vêtements ridicules, fabriqués par nos grands couturiers, sont-ils donc si beaux ? Elégance et confort n’ont rien à voir avec un luxe insolent ; dans les bazars d’antiquailles nos affûtiaux compléteront bientôt des collections grotesques ; un visage sans défaut n’a pas besoin de fard et, lorsqu’on est fatigué, un lit de bois vaut un lit d’or. Certes, il est des jours où l’on souffre de n’être pas riche, en voyant autour de soi tant de misères qu’il faudrait soulager, tant d’œuvres qu’il faudrait soutenir. Une enquête menée dans le Semeur, par Barbé, sur l’utilité que l’argent peut avoir pour un militant d’avantgarde, a très bien mis en lumière certains aspects du problème. Mais comme la richesse durcit le cœur et le corrompt, sauf chez quelques hommes d’élite comme elle résulte habituellement d’une spoliation légale faite au préjudice d’autrui, elle ne fait point l’objet de nos convoitises. — L. Barbedette.


PÉDAGOGIE n. f. La pédagogie est, nous affirment la plupart des dictionnaires, l’art d’instruire et d’élever les enfants. D’après certains auteurs elle serait la science de l’éducation.

Pour bien comprendre cette opposition, déterminer laquelle de ces définitions est la vraie ou si elles le sont l’une et l’autre dans une certaine mesure, il faut faire appel à l’histoire. Et l’histoire nous répondra que les arts ont toujours précédé les sciences mais aussi que le progrès des sciences a été constant, que de plus en plus les arts font appel aux sciences pour déterminer les buts qu’il faut atteindre et les moyens d’y parvenir. La pédagogie a donc été tout d’abord un art. Art bien empirique et bien imparfait, que nous retrouvons non seulement chez les sauvages, mais encore chez les animaux. Le faucon exerce ses petits à la chasse. Le canard apprend peu à peu à nager aux canetons. La mère ourse donne des leçons à son ourson, le punissant et le récompensant suivant qu’il fait preuve de bonne ou de mauvaise volonté à l’étude. Les fourmis ont leurs leçons de gymnastique et de construction. Cette éducation animale basée sur l’exemple et l’imitation est une préparation à la vie par un apprentissage gradué.

Nous ne savons pas comment nos ancêtres préhistoriques élevaient leurs enfants, mais nous pouvons en avoir quelque idée par la connaissance de la pédagogie des primitifs, c’est-à-dire des sauvages actuels. Chez les plus déshérités d’entre eux, l’éducation est pour ainsi dire inexistante, mais l’allaitement dure très longtemps : trois ans ou plus. Chez des peuples moins arriérés on peut observer trois degrés dans l’éducation. Au premier degré c’est l’éducation domestique, libre de l’enfant que le père ou la mère — suivant les peuplades — ont décidé de conserver, car il est des enfants que l’on tue, soit parce qu’on les juge trop faibles — et ce sont surtout les filles, moins utiles, qui sont supprimées — soit pour toute autre cause.

À cette première période (puériculture) succède celle de l’initiation sexuelle. La mère s’occupe de la fille et lui apprend les soins du ménage. Le père s’occupe du garçon. A l’initiation sexuelle succède l’initiation sociale, réglée soigneusement par la tradition et où la magie tient une large place. Les enfants sont alors soumis à des épreuves (tatouages, dents arrachées, mutilations, initiation à des secrets magiques, etc.) accompagnées des chants et des danses rituelles. On a essayé de civiliser ces primitifs, les expériences n’ont donné que de maigres résultats : les adultes ne sont pas modifiables ; les éducateurs ont été le plus souvent des missionnaires catholiques ou protestants qui ont plus songé à évangéliser qu’à éduquer véritablement. Une véritable éducation de ces peuplades doit être tout d’abord professionnelle et adaptée au milieu. Il faut tenir compte des tendances héréditaires. « Chateaubriand, dans le Génie du Christianisme, dit que l’amour de la patrie est un sentiment qui a été placé dans le cœur de l’homme par Dieu lui-même ; il cite des sauvages venus des endroits les plus éloignés et transplantés dans des pays civilisés, à Paris par exemple, où ils mouraient d’ennui ; il en conclut que l’amour de la patrie est un sentiment inné et divin. Il n’en est pas ainsi : il faut voir dans cet amour du milieu où le sauvage a été élevé, le fruit d’une longue adaptation de la race qui fait prendre à l’organisme des tendances telles qu’il ne peut. bien vivre que dans ce seul milieu. » (Sluys). Qui a bien compris ceci admettra sans peine que les patriotismes iront en s’affaiblissant au profit de l’internationalisme. « L’enquête sur l’éducation des primitifs, écrit encore Sluys, montre que pendant un nombre considérable de siècles, l’évolution de l’éducation suit l’évolution sociale elle-même ; le milieu modifie, l’hérédité fixe, les croyances cristallisées sont. transmises par des initiations ; l’enfant imite les parents et s’adapte ainsi au milieu social. »

La Grèce antique a vu s’opposer deux systèmes d’éducation : l’éducation du guerrier à Sparte et du citoyen à Athènes. Sparte fut, pendant des siècles, un haras humain : ne pouvaient se marier les individus mal conformés ou qui avaient été lâches à la guerre ; les nouveaux-nés faibles, chétifs, tarés étaient jetés dans une fondrière. A partir de sept ans, les enfants enlevés à la famille étaient endurcis physiquement et moralement, habitués à la douleur, aux jeux violents, exercés à la course, au saut, à l’a nage. Cette éducation produisit une race de guerriers grossiers, inhumains et perfides, dont le nombre alla d’ailleurs en diminuant et qui finirent par être gouvernés par des femmes. Lorsque l’on parle de l’éducation à Athènes, il ne faut pas oublier que cette éducation, qui avait pour but de former des citoyens, ne s’appliquait qu’aux enfants des citoyens et qu’il y avait, à Athènes plus de dix fois plus d’esclaves et de serfs que d’hommes libres.

Le but de l’éducation, à Athènes, était de former le citoyen cultivé, fort, sain, aimant le bon et le beau. La civilisation brilla alors à Athènes tout pendant que ses habitants ne se laissèrent pas amollir par la richesse, la puissance et le voisinage du luxe oriental, Rome imita alors le système d’éducation de la Grèce sans cependant l’égaler. Parmi les caractères particuliers de l’éducation romaine, il faut en noter quelques-uns qui ont influé profondément et pendant longtempssur l’éducation française. D’abord le droit du père de famille de noyer ou d’étouffer le nouveau-né difforme et d’user de sévères punitions corporelles ; ensuite l’invention de la grammaire, de la rhétorique ; l’étude des humanités, c’est-à-dire celle du grec, à l’aide de versions, de thèmes, etc.

Puis la civilisation romaine sombra sous les invasions barbares.

Pendant le moyen âge, l’éducation fut avant tout chrétienne. L’étude se faisait d’après les textes ; l’observation était négligée ; l’enseignement. portait sur des mots, des définitions, des raisonnements appliqués à des principes que l’on considérait comme indiscutables parce qu’ils appartenaient au dogme ou avaient été formulés par Aristote. Ce fut le règne de la scolastique et l’on vit des thèses de doctorat qui ne peuvent que nous faire sourire aujourd’hui, par exemple : « Adam et Eve avaient-ils un nombril ? » « Quand un paysan va au marché, menant un cochon au bout d’une corde, est-ce le paysan qui conduit le cochon ou est-ce la corde ? » Notre pédagogie a évolué depuis, mais on y retrouve encore la trace des influences grecque et romaine comme aussi du verbalisme du moyen âge.

Il y a cependant entre la pédagogie du primitif et celle du croyant une différence, et la seconde marque un réel progrès. La première est empirique, elle se suffit à elle-même et est conduite au petit bonheur ; la seconde recherche des principes directeurs. Ces principes, elle les emprunte à une philosophie métaphysique et dogmatique. L’enfant, de par la faute d’Adam et d’Eve, est un être imparfait qu’il faut corriger à l’aide de punitions ou de récompenses ; ce petit d’homme est aussi un petit homme et on le traite comme tel ; on ne conçoit pas qu’il puisse exister chez l’enfant des tendances ayant seulement une valeur fonctionnelle, c’est-à-dire uniquement propres à assurer son développement.

Mais la philosophie a évolué, elle s’est efforcée et s’efforce encore de devenir une science positive ; elle s’appuie sur la psychologie qui, de dogmatique qu’elle était en ses débuts, tend à devenir scientifique et expérimentale, en prenant appui à son tour sur ra biologie et la sociologie.

La science de l’éducation se constitue peu à peu, mais elle n’est encore qu’ébauchée. S’occupant d’un être vivant qui évolue dans un milieu social, la pédagogie scientifique ne peut exister que si la biologie et la sociologie forment des sciences positives. Actuellement, la pédagogie est encore un art qui s’efforce de devenir une science. Mais faut-il encore parler de pédagogie, alors que ce mot a un contenu tout autre que celui qu’il avait il y a moins d’un siècle ? « Nous n’avons pas, dit A. Nyns, conservé le vieux mot. de pédagogie parce que cette science est restée trop en dessous de nos conceptions modernes, parce qu’elle a des attaches trop fortes avec la métaphysique et la philosophie spiritualiste, alors qu’elle devrait être une branche des sciences naturelles.

Nous avons lancé le mot de Pédotechnie parce qu’à une conception nouvelle de l’éducation, il faut un mot nouveau. » D’autres mots également (Pédiatrie, etc.) ont été créés ; l’ancienne pédagogie s’est modifiée, divisée ; les auteurs de ces divisions ne sont pas, d’ailleurs, toujours d’accord ; en particulier ils ne s’entendent pas sur ce qu’est ou doit être la « pédagogie expérimentale ». Ce sont là des questions qui intéressent surtout les spécialistes.

Mais il n’est pas besoin d’être spécialiste pour s’intéresser à la pédagogie et des connaissances pédagogiques plus étendues seraient utiles à tous les éducateurs. C’est un tort, pour les parents, de croire que l’amour de leurs enfants est suffisant pour leur faire trouver intuitivement ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire ; ceci qui est évident pour tout ce qui a trait à la vie physique — combien d’enfants sont victimes des maladresses alimentaires ou hygiéniques de leurs parents ! — ne l’est pas moins en ce qui concerne la vie intellectuelle et morale. C’est un tort pour les éducateurs de profession de se fier à leur pratique, la pratique devient vite routine et d’ailleurs, pour être acquise, elle nécessite des tâtonnements que l’on eût abrégés et des erreurs que l’on eût évitées par l’étude de la pédagogie. Nous n’insistons pas sur ce sujet, il suffira à nos lecteurs de se reporter à quelques-unes des études pédagogiques que nous avons données en cet ouvrage, par exemple aux mots « éducation » et « morale », pour se rendre compte de l’utilité des études pédagogiques.

Non seulement les méthodes de la pédagogie, ces fondations, ont évolué, mais encore les buts qu’elle se propose d’atteindre ont subi quelques changements. Il semble que l’on a plus que jadis le souci de respecter la personnalité de chacun ; l’éducation tend à ne plus être un dressage, mais à favoriser l’épanouissement des tendances utiles de chaque individu ; l’instruction fait place aux exercices individuels, l’école tend à être sur mesure, c’est-à-dire à la mesure de chacun. En revanche, il est certain que la concurrence, l’émulation qui tenaient une si large place dans l’ancienne pédagogie cèdent peu à peu du terrain devant l’entraide et la coopération. En résumé, la pédagogie tend actuellement vers l’individualisme et l’entraide, c’est-à-dire vers l’anarchie, au sens que les meilleurs penseurs (Kropotkine, par exemple) ont donné à ce mot. — J. Delaunay.


PÉDANT, PÉDANTISME La société est pleine de pédants qui déguisent leur impuissance sous de grands airs austères : représentants de l’autorité, administrateurs et fonctionnaires quelconques, délégués de sociétés reconnues ou non d’utilité publique, tous se composent un visage sévère, en rapport avec leurs missions plus ou moins secrètes et leurs fonctions plus ou moins grotesques. Ils pensent nous en imposer avec leur attitude compassée. Ils nous font suer avec leurs manières. Tout chez eux est étudié. Rien ne vient troubler leur sérénité. Leur visage est un masque sous lequel s’abrite la dissimulation. L’autorité est basée sur ces gestes mécaniques et ces physionomies rébarbatives. Il faut bien, pour justifier l’utilité du métier qu’ils exercent, qu’ils embêtent les gens. Ils sont tyranniques et orgueilleux, croient tout savoir et se croient tout permis, ne souffrent pas qu’on leur parle d’égal à égal, mais toujours d’inférieur à supérieur. Le mal que font ces imbéciles est irréparable. Ils ne conviennent jamais de leurs erreurs. Ces gens qui se croient quelque chose parce qu’ils portent sous le bras une serviette bourrée de papiers font pitié. Je les méprise. Ils sont mûrs pour le professorat, qui exige des diplômes et une mine renfrognée. Décidément il y a des gens qui sont faits pour tenir certains emplois et remplir certaines fonctions : ils sont bien à leur place.

L’écueil de tout enseignement, c’est le pédantisme. A bas les pédants ! Les pédants sont une race insupportable. Quand on les rencontre, on a envie de fuir à 500 kilomètres. Ils ont une odeur spéciale. Leur ton autoritaire essaie d’en imposer. Derrière tout ce fatras d’érudition et de grands gestes, il n’y a rien. Avec eux, la vie est une chose morte. Ils en ont fait un mécanisme sans imprévu. Défense de les questionner. On doit accepter les yeux fermés la vérité qui tombe de leurs lèvres. « J’ai dit », supprime d’un seul coup toutes les objections. Pas de discussion possible avec ces tyrans. Ce sont les fascistes de l’enseignement. Avec ces pédants, on s’éloigne de la vérité. On s’éloigne de la vie. On ne pense pas, on ergote. On n’avance pas, on piétine. La science n’est plus qu’un monde décoloré et figé, qu’un fouillis inextricable de formules, où ne pénètre ni air, ni lumière ; qu’une construction aussi déplaisante qu’une prison ou une caserne. Leur science n’est qu’une pseudo-science, sans portée et sans intérêt.

Avec les pédants, tout est rétréci, amoindri, châtré. L’obscurité leur tient lieu de profondeur. Ils ne voient que les détails, au détriment de l’ensemble. La synthèse leur échappe. Ils ne saisissent aucune unité. Ils pataugent au milieu de notes, de fiches, de documents dont ils ne savent pas tirer parti. Nulle lueur dans cet enseignement. Tout avec eux devient néant. Je ne puis souffrir les gens qui ont des serviettes sous le bras (larbins ou barbacoles). J’ai horreur du type professeur. Le professeur cela me fait l’effet d’un fossile. C’est un squelette ; rien de plus. Le professeur, c’est le contraire de l’artiste. Il hait par dessus tout l’originalité et la sincérité. Le professeur n’innove pas, n’invente pas. Il se borne à recueillir le fruit du travail des autres, mal digéré et qu’il déforme. Il n’a pas d’envergure, pas d’imagination. Pas de gestes larges. Tout est petit, rapetissé, mesquin. Placez-le devant une création originale, le professeur ne comprend plus : il n’a vu cela nulle part. L’élève qui a fait un bon devoir est puni : j’appelle bon devoir celui qui est personnel. Est bon devoir, pour le professeur, celui qui ne renferme aucune idée, mauvais celui qui atteste une personnalité et sort de l’ordinaire. Aucune idée subversive n’est tolérée par le professeur. Et il n’est pas difficile d’avoir une idée subversive : la moindre idée où il entre une lueur d’intelligence est subversive pour le professeur. Le professeur répète chaque jour ce qu’il a dit la veille, sur le même ton compassé et vieillot. Il épluche, il corrige. Tant de fautes contre la grammaire, contre le style, contre la tradition ! Or, le professeur ignore la grammaire, écrit mal et fausse la tradition. De quel droit apprend-il aux autres l’orthographe. Le professeur est le type du pédant. (Voir le mot Professeur). — Gérard de Lacaze-Duthiers.