Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Air

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Panckoucke (1p. 14-16).
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AIR, (subst. masc.) L’air, dont l’idée commune est celle d’un élément invisible, se rend cependant sensible aux regards des Artistes-Peintres, comme il le devient aux savans Physiciens par les observations & par les expériences auxquelles ils le soumettent.

Cet élément, qui n’offre rien à ceux qui ignorent tout, produit sur l’apparence des corps, les effets les plus marqués & les plus intéressans pour l’Artiste qui veut imiter exactement cette apparence.

En effet, diminuer par son interposition les dimensions des corps, relativement à la distance où ils sont de l’œil du spectateur, voilà l’effet visible de l’air : adoucir la teinte des objets, joindre à leurs couleurs propres, des nuances qui lui appartiennent, rendre enfin les formes plus ou moins caractérisées, plus ou moins indécises ; voilà, en général, ce que font à nos regards, & plus sensiblement à ceux du Peintre, des atômes que nous appellons invisibles.

Comment imiter ces effets aëriens sur une surface unie ? Comment peindre une substance qui, n’ayant ni forme, ni couleur apparente, mêle cependant un léger azur à toutes les teintes de la Nature ? Ce ne peut être qu’avec le secours de l’artifice.

L’Artiste ne peut donc pas, à cet égard, opérer comme il fait relativement aux contours & aux formes qu’il représente réellement, tels qu’ils s’offrent dans leur apparence visible. Sa seule ressource est de rappeller à l’esprit de ceux qui voient ses tableaux, les effets de l’air, de manière que l’imagination croie qu’il circule entre les objets dont ce qu’on appelle platte Peinture, présente les images.

Pour cela, le Peintre doit distinguer & considérer avec une attention réfléchie, ce que produisent sur les objets réels, en raison des distances,

La vaguesse de l’air,
Sa légèreté,
Sa transparence ;


enfin, cette nuance éthérée dont j’ai parlé, nuance qui modifie toutes les couleurs & l’éclat même de la lumière.

Reprenons par ordre ces qualités de l’air, qui intéressent particulièrement le Peintre.

La vaguesse & l’ondulation continuelle des globules imperceptibles de l’air, produisent dans les contours eu dans le trait des objets, cette douceur & ces interruptions agréables qui nous font regarder, comme dures, lourdes & découpées les imitations dans lesquelles ces effets ne sont pas retracés ou indiqués.

C’est donc pour imiter les effets de l’air, & en même temps les accidens de la lumière, que le Dessinateur & le Peintre ont l’art de rendre leur trait quelquefois fin, léger & presqu’imperceptible, quelquefois plus marqué, quelquefois enfin prononcé fortement ; & c’est ce donc il me semble qu’on ne rend pas compte autant qu’il le faudroit à ceux qui commencent à s’exercer au dessin.

Cependant il est essentiel de prévenir, dans ces jeunes Artistes, les imitations machinales. Elles ne sont que trop communes, & il est indispensable de leur apprendre à distinguer & de leur faire bien comprendre les rapports qui existent entre les moyens de l’Art & les effets de la Nature.

L’usage est de dire à l’Elève qu’on instruit :

» Lorsque vous dessinez, tracez légèrement vos
» contours, interrompez-les ; faites-les sentir
» d’une manière plus marquée de temps en temps,
» en appuyant le crayon ; prononcez les touches.
» C’est ainsi que vous donnerez à votre trait de
» la grace, du goût & de l’expression. «


Mais ne faudroit-il pas lui dire aussi : » Obser-
» vez le contour de ce modèle exposé à vos
» yeux, & remarquez que le trait échappe à vos
» regards dans une infinité d’endroits ; qu’il
» est sensible dans plusieurs autres ; qu’enfin, dans
» certains plans, dans certaines courbures, il est
» très-prononcé. Lorsqu’il échappe à vos yeux,
» c’est que les derniers plans visibles de la surface
» que vous observez, s’inclinent insensiblement
» pour disparoître à vos regards, & qu’étant
» éclairés d’une lumière douce qui glisse sur eux,
» ils se confondent avec le fond sur lequel ils se
» trouvent, & qu’ils échappent de manière que
» l’œil les perd & ne les apperçoit réellement plus.
» L’ondulation de l’air, indépendamment de son
» interposition, contribue encore à vous dérober
» les extrémités indécises du trait. Vous paroît-il
» plus prononcé, plus distinct ? c’est que la teinte
» du fond, sur lequel l’objet que vous observez
» s’offre à vos regards, se trouve plus claire.
» Ainsi vous devez considérer & retenir que c’est
» par l’opposition claire ou obscure des objets
» avec leur fond que se distinguent ces objets &
» leurs contours. Enfin, ces parties du contour,
» qui, fortement articulées, vous invitent à

» appuyer le crayon & à décider la touche, ce
» sont les privations de lumière qu’éprouvent
» dans leurs courbures, certaines sinuosités du
» trait qui les dérobent plus ou moins à la direc-
» tion des rayons du jour.


» Dans le corps humain, soumis à vos obser-
» vations & à votre étude, les articulations, les
» emboîtemens des membres, le gonflemens des
» muscles dans différentes directions & différens
» mouvemens occasionnent les privations de lu-
» mière qui décident fortement le trait ; on ex-
» prime ces accidens par des touches, & comme
» les mouvemens des articulations & des muscles
» sont beaucoup plus apparens dans les corps
» vigoureux, ou dans les actions violentes, les
» touches fortes & énergiques plus autorisées,
» font partie de l’expression : mais il faut qu’elles
» soient placées & appuyées avec justesse.


» Voila ce qui demande, de la part du Dessi-
» nateur & du Peintre, la plus grande étude &
» la plus sévère attention ; sans cela, non-seu-
» lement la touche ne produit pas l’effet qui doit
» en résulter, mais elle n’est le plus souvent
» qu’une sorte d’affectation arbitraire & de ma-
» nière, qui n’ont presque point de rapport à la
» nature. «

La touche, bien sentie, est donc un des moyens de donner l’idée du mouvement d’une figure, & d’y faire apercevoir & deviner le jeu des passions. Par une suite de cette explication, la touche arbitraire, qu’on regarde si souvent mal-à-propos comme un signe distinctif de goût, n’est qu’une manière & un moyen qui n’exprime rien.

Venons à cette transparence de l’air, qui permet de voir les objets, en les couvrant cependant d’un léger voile & en modifiant seulement leurs apparences.

L’interposition plus ou moins considérable de l’air prive les couleurs d’une partie de leur éclat, dont la vivacité blesseroit souvent l’organe de la vue, s’il n étoit adouci.

C’est cet effet de l’air, (l’un des plus difficiles à rendre avec justesse,) qui décide cependant de la plus ou moins grande vérité de l’apparence des objets, relativement au plan qu’ils occupent.

L’Artiste, qui a l’ambition d’être appellé Coloriste, sacrifie souvent l’effet nécessaire de l’interposition de l’air, qui lui impose la loi de rompre ses couleurs, & il préfère alors un faux éclat à la vérité.

Un autre, plus touché de la douceur que les couleurs peuvent emprunter de l’interposition de l’air, s’occupe tellement à rompre ses tons, à en voiler l’éclat, qu’il tombe dans un coloris foible, dans lequel les couleurs locales ne sont pas désignées précisément. Il manque également, par cette route opposée à la précédente, le but de la Peinture.

L’un, donne à sa couleur le tranchant qu’on


trouve assez souvent dans les Peintures en émail qui sont imparfaites ; l’autre, l’espèce de confusion de tons indécis qu’offrent des tableaux en Pastel qui ont été légèrement frottés.

Ces dernières observations regardent particulièrement les objets qui se trouvent sur les premiers plans d’un tableau & qui y sont éclairés des principales lumières ; mais les derniers plans & les fonds exigent que le Peintre s’occupe, en les colorant, de désigner l’interposition de l’air, plus sensible dans l’eloignement. Il me reste à parler de cette nuance légèrement azurée, qui provient aussi de l’interposition de l’élément invisible.

Cette nuance, tantôt plus forte, tantôt moins colorée, s’observe dans les lointains, & y domine, dans plusieurs momens sur la couleur des montagnes ; effet, qui est quelquefois extrêmement sensible dans la nature, & que quelques Paysagistes ont exagéré.

On ne peut entrer dans les détails d’effets que produisent les vapeurs habituelles, ou ces légers brouillards qui modifient l’air & qui lui donnent une couleur plus ou moins sensible.

Ce que les Artistes doivent, à cet égard, observer sur la nature, ce sont les effets qui se présentent le plus souvent les mêmes dans certaines heures du jour, dans certaines saisons, & qui, relativement aux aspects du soleil, rendent les couleurs des lointains plus ou moins azurées.

Mais l’Artiste doit cependant éviter de représenter avec trop de fidélité les accidens, lorsque dans la nature ils semblent exagérés ; parce que, dans les représentations de la Peinture, les accidens extraordinaires & rares paroissent des mensonges, & que la vraisemblance la plus parfaite est proprement la vérité de la Peinture, ainsi que de tous les Arts d’imitation.

Quelques Maîtres célèbres, tels que Paul Brill, les Breugles, & d’autres encore, ont eu le défaut dont je cherche ici à préserver les Artistes. Au reste, cette observation, sur le vrai invraisemblable, pourroit s’étendre sur presque toutes les parties de la Peinture.

Les effets, trop prononcés, se peuvent comparer aux objets sur lesquels on insiste trop fortement, en parlant ou en écrivant. L’auditeur, ainsi que celui qui lit, ou qui regarde un tableau, se livre d’autant moins à l’illusion, qu’on semble le vouloir contraindre davantage à s’y prêter.

Au reste, il faut observer que quelquefois les nuances trop azurées des fonds de tableaux peints depuis long-temps, se trouvent blesser les yeux & l’accord, parce que les couleurs qu’on a employées ont acquis un ton plus fort, ou que l’outremer, dont se sont servis plusieurs Peintres, a conservé toute sa valeur, tandis que d’autres couleurs ont perdu celle qu’elles avoient. Je parlerai plus particulièrement de ces accidens, qui, funestes aux meilleurs ouvrages, occasionnent occasionnent souvent des jugemens injustes ou des raisonnemens faux ; inconvénient particulier à la Peinture, & qu’on ne peut ni prévoir ni prévenir absolument.

J’ajoûterai, en revenant au sujet de cet article, qu’un mérite recommandable dans plusieurs Peintres Hollandais, est d’être très-colorés, sans rien faire perdre aux effets dégradés par l’interposition de l’air.

Ostade a représenté souvent, dans un tableau d’une dimension peu considérable, l’intérieur assez vaste d’une habitation, avec un tel artifice, que le spectateur se promène, pour ainsi-dire, dans cet espace, & qu’il en mesure précisément l’étendue par l’air qu’il croit y voir circuler. Rimbrand parvient à une semblable illusion ; mais par des moyens plus arbitraires & par un artifice quelquefois trop apparent. Il cherche & trouve, dans des oppositions fortes de lumière & d’ombre, ce qu’Ostade a cherché & trouvé dans les dégradations fines & vraies des tons locaux.

Voici ce qu’on peut adresser aux Artistes, en résumant en peu de mots le fond de cet article : Si l’imitation juste & fine des effets de l’air ne donne pas de la profondeur à votre tableau, en détruisant l’idée d’une superficie platte, pour y substituer celle d’un espace ; si l’air, enfin, ne semble pas circuler autour de chaque figure & de chaque objet que vous représentez isolé, vous ne faites qu’appliquer des découpures plus ou moins bien colorées les unes près des autres, & vous n’avez pas l’idée de l’Art que vous pratiquez.