Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Connoissance

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Panckoucke (1p. 137-138).

CONNOISSANCE, (subst. fém.) Ce mot, dans la langue des Arts, est pris pour la faculté de s’y connoître. Il y a deux sortes de connoissances : l’une que j’appellerois intellectuelle, & l’autre matérielle.

Par la connoissance intellectuelle, on apperçoit si l’ouvrage est bon ; par la connoissance matérielle, on découvre, ou l’on croit découvrir, quel en est l’Auteur.

La connoissance intellectuelle dépend en partie de l’intelligence naturelle, & s’acquiert en partie par l’etude de l’Art : la connoissance matérielle dépend entièrement d’une longue comparaison d’un grand nombre d’ouvrages de différens Maîtres.

Connoître si l’attitude d’une figure est naturelle ou gênée, si cette figure n’est pas estropiée, cela dépend de l’intelligence naturelle & de la justesse de vue. Pour appercevoir si les expressions sont justes, il faut de la sensibilité & une grande attention à observer les changemens qu’apporte aux traits du visage la présence des diverses passions. Il est aisé de s’appercevoir si un tableau appelle ou n’appelle pas, s’il est foible ou vigoureux de couleur, & par conséquent s’il a de l’effet ou s’il n’en a pas. Voilà, à-peu-prés, jusqu’où peut conduire l’intelligence naturelle dans la connoissance de l’Art.

Pour connoître si une figure nue ou drappée est bien dessinée, il faut avoir acquis la connoissance des formes de la Nature nue, parce que les principales de ces formes doivent se sentir, même sous la draperie. Ce n’est pas d’un œil distrait qu’on apprend à les connoître, il faut les avoir étudiées avec l’intention de


les imiter, & par conséquent avoir dessiné. Une foible habitude du dessin ne donne qu’une connoissance très-bornée des formes. Il faut donc avoir dessiné beaucoup pour être bon connoisseur dans la partie du dessin : il faut encore avoir fait une étude de l’anatomie pour oser prononcer si le Peintre a bien rendu l’action ou le repos des muscles dans les divers mouvemens, & si sous la chair & la peau il a bien exprimé la charpente osseuse, comme il a dû exprimer la forme des membres sous la drapperie.

Il ne faut que des yeux pour voir si un tableau fait de l’effet ; mais pour voir si cet effet est juste, si les loix du clair-obscur y sont bien observées, il faut connoître le jeu de la lumière sur les parties qu’elle frappe ; comment elle glisse sur les parties les moins saillantes, comment elle se degrade en une demi-teinte à laquelle succède l’ombre qui est elle-même remplacée par le reflet ; quelle est la grandeur de la lumière, la grandeur & la forme des ombres portées, suivant la grandeur du corps lumineux & sa distance. Il faut savoir encore que l’air couvre les objets comme un voile dont l’épaisseur augmente & diminue en proportion de l’éloignement de ces objets : il est bien à craindre que le connoisseur, s’il n’a aucune pratique de l’Art, ne prononce bien légèrement sur une partie qui exige tant de théorie & de pratique.

S’il a considéré attentivement beaucoup de Tableaux, je crois bien que, sans avoir pratiqué l’Art, il aura acquis quelque connoissance dans ce qu’on appelle le beau maniement du pinceau : mais je crains que cette connoissance ne lui soit plus dangereuse qu’utile, & ne l’entraîne à de faux jugemens. Le beau maniement du pinceau n’est point une partie méprisable de ce qui, dans l’Art, doit s’appeller le métier. Elle témoigne l’adresse de l’ouvrier ; &, dans les opérations des hommes, on aime à voir qu’elles ont été faites avec adresse. Mais le Peintre peut avoir été grand Artiste & médiocre ouvrier ; il peut même s’être fait un Art de cacher sa manœuvre ; & le prétendu connoisseur ne manquera pas alors de sacrifier l’Artiste à l’ouvrier, à moins qu’il ne soit éclairé dans ses jugemens par quelque connoisseur véritable.

Quant au coloris qui est encore plus varié que le nombre des Artistes, puisque bien des Artistes ont entièrement changé plusieurs sois en leur vie leur systême de couleur, quel parti prendra le connoisseur qui ne s’est fait qu’une idée bornée de l’Art, qui n’en a pas bien distingué l’essence, les parties accessoires & les conventions ? Ou il flottera dans l’incertitude, ou il se fera un systême exclusif, d’après la manière particulière de son Peintre favori. S’il connoit la Fable, l’Histoire, les usages & les vêtemens des différens peuples, il tirera grand parti de son érudition pour juger les ouvrages de l’Art ; il ne s’appercevra pas qu’il juge l’Historien, le Savant, & non le Peintre. Un Artiste peut se tromper sur des détails historiques, donner des habits persans à Romains, contrarier les usages du peuple qu’il il réprésente, & être cependant un grand Peintre ; un Artiste médiocre, mais qui a quelque littérature, peut faire un tableau très-foible sans pêcher contre l’histoire & le costume.

Mais c’est la connoissance matérielle, celle dont se piquent les Marchands de tableaux, qui est sur-tout recherchée par le vulgaire des connoisseurs. Elle consiste, non pas à juger le tableau lui-même, mais a y attacher le nom d’un Artiste : ce nom décide le mérite de l’ouvrage, & ce mérite risque de s’évanouir, si l’on découvre dans la suite que le nom a été mal appliqué.

Un bon nomenclateur de tableaux doit savoir distinguer la manière générale qui caractérise chaque Ecole, & la manière particulière qui caractérise chaque Maître.

En effet, quoique chaque Maître ait un dessin, une touche, une couleur qui lui soit propre, il y a encore, dans le total de sa manière, un style qui témoigne à quelle Ecole il appartient. Pour reconnoître ce style, il faut avoir vu un bien grand nombre de tableaux de chaque Ecole, & même de leurs différens âges ; car les Ecoles ont leurs âges comme les hommes. L’Ecole Françoise du dix-huitième siècle est bien différente de la même Ecole au dix-septième. D’ailleurs, certains Maîtres font école dans l’Ecole ; d’autres semblent appartenir à une Ecole étrangère. Le Poussin est tout Romain ; on en en peut dire autant de le Sueur, qui cependant n’a jamais vu Rome ; le Brun est plus Romain que François ; de Troy, Coypel, sont des François qui ont pris quelques leçons à Rome. Par quel caractère distinguera-t-on que Boucher appartient à la même Ecole que le Poussin, le Sueur & le Brun ?

Il n’est souvent guère moins difficile de disstinguer le style particulier de chaque Artiste, parce que plusieurs ont varié leur style suivant les sujets qu’ils avoient à traiter, parce que tous ont changé de style à différens âges. La première manière d’un artiste est celle de son maître, & souvent il est à cette époque très-difficile de distinguer les ouvrages du maître & de l’élève : il se forme ensuite une manière qui lui appartient : quelquefois il s’en dégoute & en prend une différente ; il en change presque toujours avec l’âge. Il devient plus froid, plus timide ; il néglige l’étude & travaille de pratique ; il se fait une manœuvre plus expéditive parce qu’il est plus employé, & diminue de


talent en même-temps qu’il augmente de réputation.

Enfin il y a des artistes qui ne manquent pas d’habileté, mais qui n’ont pas un talent qui leur soit propre. La nature ne les a destinés qu’à être de bons imitateurs : ils composent avec l’esprit d’un autre, colorent avec les yeux d’un autre, travaillent en quelque sorte avec la main d’un autre. Pensée, touche, coloris, disposition, maniement de pinceau, rien n’est à eux. Ils deviennent un double du maître qu’ils ont pris pour modèle, & sont capables de tromper souvent même de bons connoisseurs. On ne prendra pas leurs ouvrages pour les chef-d’œuvres des artistes qu’ils ont imités ; mais on croira qu’ils sont de leur main. Leur fortune ira même plus loin. Comme un propriétaire veut toujours que le tableau qu’il possède soit le plus beau du maître dont il porte le nom, l’imitateur l’emportera dans quelques esprits sur l’artiste qu’il a imité, & l’œuvre du singe sera préférée a celle de l’homme.

Les artistes & les bons connoisseurs peuvent être quelquefois embarrassés dans leurs jugemens par d’excellentes copies. Voyez COPIE. (Article de M. LEVESQUE.)