Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Conventions

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Panckoucke (1p. 148-152).
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CONVENTIONS. Si les arts employoient absolument les mêmes moyens que la nature, ils seroient la nature, & le mérite de leurs productions ne seroit plus fondé sur les mêmes bases. Les arts imitent la nature, & ne la doublent point ; on peut dire même que la peinture ne peut parvenir qu’à feindre des imitations, c’est un des arts dont les illusions & les conventions sont les bases. Ces arts, qui ne peuvent créer, sont obligés d’employer pour opérer leurs prestiges, des moyens que la méditation fait inventer, & que l’industrie perfectionne ; mais ces moyens ne suffiroient pas, s’il ne s’établissoit encore entre ceux qui sont destinés à jouir des ouvrages des arts & ceux qui les produisent, des conventions plus ou moins avouées, plus ou moins secrettes. La première de ces conventions est, pour ceux qui fixent les yeux sur un ouvrage de peinture, d’oublier, autant que cela est possilble, pour quelques momens que la représentation peinte est une imitation. De son côté l’Artiste, en exposant son ouvrage, est sensé dire à ceux qui le regardent : en vous laissant séduire, si j’ai ce bonheur, ne perdez pas absolument de vue que cette illusion qui vous séduit est l’effet de l’art ; qu’elle est mon ouvrage, & songez combien il faut de soins & d’études pour y parvenir. Ces pactes mutuels sont tellement indispensables que, s’il étoit possible que le spectateur se trompât irrévocablement, les artistes perdroient ce qui les flatte le plus, l’admiration de leur talent ; & les spectateurs le principe du plaisir que produisent les arts ; car il est certain que le but des arts pour les uns & les autres ne peut être que des erreurs momentannées. L’artiste & le spectateur souffrent donc volontiers, & doivent desirer même que l’ouvrage ne trompe pas absolument ; mais qu’il engage à se laisser tromper. Si l’erreur étoit entière au premier abord, ce ce qui peut avoir lieu dans certaines circonstances, il est indispensable, comme je l’ai dit, pour que la réussite soit complette, qu’on reconnoisse enfin que cette erreur est l’effet de moyens inventés & employés avec la plus grande intelligence ; car c’est de cette connoissance que naît, dans ceux qui jouissent des productions artielles, un sentiment agréable, qui, mêlé d’admiration, se partage, sans qu’on s’en rende précisément compte, entre l’ouvrage, l’artiste & l’art, & souvent l’objet réel qu’on a imité, lorsqu’il a été bien choisi.

Le spectateur joint encore assez souvent à ces idées celle du moyen qu’il a de reproduire en lui ce sentiment agréable, en revoyant l’imitation ; comme on se fait un plaisir d’avance de pouvoir relire un ouvrage imprimé qui satisfait l’esprit ou le cœur : je serois tenté d’ajouter encore à tout cela la satisfaction des personnes qui partagent la jouissance de ceux a qui ils procurent la vue d’un bel ouvrage, & qui sont témoins dès mêmes illusions qu’ils ont éprouvées.

Il résulte de ces élémens que des conventions plus ou moins développées sont inséparables de l’art de la peinture, comme il en est d’essentiellement attachées aux autres arts libéraux. Il est indispensable, par exemple, que tout spectateur convienne tacitement de se placer (pour éprouver les illusions qu’a eu dessein de produire sur lui l’artiste) à la distance & au point de vue qui doit contribuer le mieux à le tromper ; il faut qu’il se soumette à renfermer en quelque façon ses regards dans l’espace peint, qui, pour lui rappeller cette convention, se trouve ordinairement circonscrit par unebordure, dont le véritable avantage est, de fixer la vue & d’opposer quelqu’obstacle à la distraction que causeroient les objets voisins, & à la comparaison d’objets naturels & vrais, & d’objets imités.

C’est par cette nécessité de conventions tacite que nous nous accordons même avec le joueur de gobelets pour nous en laisser imposer ; & que, d’après une sorte de pacte secret, nous nous prêtons à nous approcher de lui, à nous laisser placer à son gré, & à nous soumettre à toutes les préparations qui favorisent ses adroites supercheries.

J’ajouterai, puisque j’y sais naturellement conduit, que ceux qui, n’ayant aucun penchant pour les arts & pour la peinture eu particulier,


se refusent avec affectation à observer les conventions nécessaires, & se sont une sorte de vanité de se défendre opiniâtrement de ce qui peut favoriser les illusions artielles, ressemblent à certains speactateurs des jeux dont j’ai parlé, qui croyent montrer de l’esprit, de la sagacité, & ne se montrent que ridicules, en faisant, s’ils le peuvent, manquer les tours d’adresse dont on se propose de les amuser. La dérision qu’ils essuyent, ou l’impatience qu’ils causent, vient de ce que, par une petite vanité mal entendue, ils rompent ouvertement les conventions que les autres observent pour leur amusement, sans se croire plus dupes que ceux qui ne veulent pas se laisser tromper.

Plus on entre dans les détails-pratiques de la peinture, plus on apperçoit le nombre considérable de conventions, qui doivent nécessairement s’établir & s’observer pour que cet art puisse exister. Une des plus indispensables encor, est celle qui, relative à la différence de dimension, fait que nous nous prêtons à l’illusion, même pour les imitations plus ou moins grandes que les objets imités. Sans une convention tacite, il ne pourroit certainement y avoir aucune illusion pour le spectateur, & sur-tout à l’égard des tableaux qui représentent la nature humain, dont les dimensions ordinaires nous sont plus habituelles. Aussi-tôt que l’art de la peinture s’établit, il s’établit donc aussi de la part de tous ceux pour qui ses ouvrages sont destinés, cette convention, qu’une figure de quelques pouces de hauteur représentera un homme ou une femme de la grandeur ordinaire. Dès-lors, chacun se charge, à l’aide de son imagination, de grandir ou de diminuer les figures petites ou colossales ; & l’on conçoit aisément que si l’imagination est susceptible de ce miracle, relativement à la figure humaine, elle doit avoir moins de peine a opérer un semblable effet pour les objets inanimés, qui la plupart sont susceptibles eux-mêmes de très-grandes différences dans leurs dimer sions naturelles.

Ne passons pas sous silence une autre convention non moins difficile à remplir, & sur laquelle on ne réclame pas plus cependant que sur celle dont j’ai déjà parlé ; c’est celle de se prêter à l’immobilité effective dans les objets que l’imitation suppose en mouvement.

Il existe, dans les arts libéraux, deux genres d’imitation de la nature ; les ouvrages de l’un de ces genres sont dénués de mouvement, telles sont lea imitations produites par la peinture & la sculpture : les productions de l’autre genre sont dtées de mouvement, ou s’opèrent à l’aide du mouvement ; telles sont les imitations qu’exécutent la pantomime, la poësie, l’éloquence & la musique.

Le premier genre exige que l’on suppose des instans d’existence fixe & permanente dans le mouvement même. L’on peur comparer ces instans incommensurables de fixité aux points mathématiques, ou plutôt à ces parties infiniment petites du cercle, lorsqu’on le regarde comme un polygone compose d’une quantité innombrable de côtés ; une action & une expression dans l’homme vivant, quelque promptes qu’elles soient, peuvent donc être conçues comme une suite de mouvemens ou de modifications innombrables du corps, des membres ou des traits, quoique cette division ne puisse tomber sous le sens de la vue. C’est sur cette vérité abstraite que le peintre se fonde, & c’est d’après elle qu’il doit avoir pour but de représenter tout ce que comprend une de portions ou de ces modifications instantanées des actions, des mouvemens ou des expressions. Il doit l’imiter de maniere que rien ne soit retardé ni anticipé dans l’instant qu’il choisit, & qu’il est le maître de choisir. C’est de la plus ou moins grande exactitude dans l’observation de cette unité, que dépend en partie la vérité de l’imitation. L’on concevra aisément, d’après ce développement, combien la perfection est difficile ; parce que la nature, ne s’arrêtant pas dans le mouvement au regard ni à la volonté du peintre, & pour la nécessité qu’il en auroit, sa mémoire & son imagination sont ses seules ressources ; & l’on sait combien il est difficile à la mémoire, si sujette à s’altérer, & à l’imagination si mobile, de se fixer à un point, d’embrasser de ce point tout ce qui peut y être relatif. Mais pour ne pas nous écarter de ce qui regarde les conventions respectives, je continuerai d’observer que le spectateur à son tour se prête à croire, autant qu’il peut, que l’instant supposé auquel l’artiste s’est fixé dans son imagination, est assez sensible pour qu’il puisse juger si l’artiste a fidèlement rendu tout ce qui peut y avoir rapport ; il faut encore qu’il se prête à imaginer que cet instant ne fait que d’exister ou va passer, quoiqu’il ne passe pas en effet, & que le personnage représenté en mouvement soit resté immobile, comme s’il étoit frappé du regard de Méduse.

Il existe, comme je l’ai dit encore, une infinité de conventions respectives qui appartiennent ou à l’essence de l’art, ou à sa théorie, ou à la pratique. Parmi les conventions qui regardent plus particulièrement cette dernièr, je ferois mention de celle qui a rapport aux couleurs matérielles, à l’aide desquelles on imite sur la toile les couleurs réelles des objets. On a pu prendre dans l’article Blanc de la lettre précédente, des notions qui sont relatives à certaines conventions ; car l’usage du blanc & du noir, comme couleurs significatives de la lumière & de la privation de la lumière, doit certainement être mis au nombre


des conventions. Il en est de même des couleurs effectives ou réelles, avec lesquelles on imite, autant qu on le peut, l’ombre qui n’est qu’une privation ou qu’une abstraction.

Je dois observer que si dans le ; nombre infini des conventions dont je viens de donner une idée, il en est d’indispensables, il en est aussi qui sont fondées sur des opinions. Les conventions dont j’ai parlé sont du premier genre, c’est-à-dire, qu’elles tiennent à la constitution de l’art : les autres ne sont que des modifications de quelques-unes de ces conventions. Je donnerai pour exemple de celles-ci les différens systêmes de coloris adoptés particulièrement par certaines écoles, & adoptés ou convenus dans le pays où ils ont été exercés avec succès & assez généralement ensuite par les amateurs de la peinture. Ces conventions dans le coloris regardent plusieurs parties principales de l’art ; elles ont pour objet, dans le clair-obscur, les ombres sur-tout, & les teintes sur lesquelles est fondée l’harmonie générale d’un tableau.

J’ai déjà fait comprendre à ceux qui ne sont pas versés dans les arts, que les ombres, qui, dans la nature, ne sont qu’une privation de lumière, sont représentées dans le tableau par une couleur véritable. Il faut se décider sur la couleur qu’on employera pour cette illusion. On ne doit pas y employer le noir, quoique cette couleur de la palette soit regardée en général comme représentative de la privation de la lumière On a vu dans l’article BLANC, & on verra dans plusieurs autres les raisons qui doivent obliger les peintres à s’en abstenir. Il faut donc, pour représenter les ombres, choisir une autre couleur ou plutôt un mêlange de couleurs & de teintes, dont le résultat rappelle à l’imagination du regardant l’idée & à peu-près l’effet de l’ombre. Dans le nombre des artistes qui ont médité sur cet objet, en observant la nature, les uns ont cru remarquer qu’un ton bleuâtre, relatif à l’interposition de l’air, dominoit dans les ombres ; d’autres (peut-être d’après le climat où ils étoient & l’heure du jour) ont cru appercevolr que des tons & des teintes rousseâtres participoient le plus souvent à celle des ombres ; d’autres, que c’etoit une couleur verdâtre ou jaunâtre. Ils se sont décidés, d’après leur manière d’être affectés, soit qu’elle eùt pour principe la conformation de leurs yeux, soit qu’elle est d’abord été occasionnée par les momens de la journée où ils étoient plus accoutumés à observer & à travailler, ou par l’exposition de leur attelier, ou par la nature du climat & du ciel ; enfin ils se sont décidés sur une teinte qu’ils ont dès-lors rendue plus ou moins dominante, jusques dans les demiteintes de leur ouvrage. Alors ce moyen adopté trop exclusivement est devenu convention dans le coloris, parce que les élèves de ces maîtres s’y sont conformés ; & comme plusieurs ont exagéré & exagèrent l’usage de ce moyen, qu’avoient adopté leurs maîtres, peut-être avec beaucoup plus de circonspection ; les uns ont peint roux ou doré, les autres bleu ou argenté, les autres jaune ou verd, & d’autres enfin, en tâchant d’éviter ces désauts & de rompre leurs teintes, ont peint sale ou gris dans les ombres, & dans l’accord de leur harmonie colorée.

Voilà une des conventions qui doit varier davantage, parce qu’elle a pour cause l’impossibilité de rendre la privation de la lumière par le même moyen que la nature. Cette sorte de convention commence toujours par s’établir de l’artiste observant à l’artiste opérant. Elle devient plus véritablement convention, lorsqu’elle est adoptée par d’autres, & enfin elle a tous les titres de convention dont elle est susceptible, lorsqu’elle est reçue par ceux qui s’occupent des ouvrages de peinture ; mais elle ne peut jamais devenir convention absolument générale & unanime.

Il existe des conventions dans la partie du dessin ; car parmi les dessinateurs, les uns tracent les contours & les formes des objets qu’ils dessinent, d’une manière très-marquée, en imprimant à presque tous les contours un certain carré, qu’ils ont apperçu dans quelques objets. Ils se fondent sur ce que cette manière a quelque chose de décidé, qui entrane à l’idée qu’ils veulent donner du caractère des formes, & ils ressemblent aux auteurs qui adoptent dans leur style un caractère prononcé, & le mettent en usage à tout propos. Alors ce caractère est une conventionque le peintre ou l’écrivain se fait avec lui-méme. D’autres artistes & d’autres écrivains arrondissent toutes leurs phrases & tous leurs contours, & ceux-ci forment en eux-mêmes une convention qui a un inconvénient contraire à celle dont j’ai parlé ; car la convention du style prononcé qui convient aux objets très-caractérisés, ne convient pas aux objets plus doux, & au contraire la convention du style coulant & arrondi qui conviendroit à une nymphe, à un adolescent, détruiroit toute l’énergie de la figure d’un Hercule..

Il faut toujours remarquer cependant que les conventions d’artistes, quoique sujettes à une juste critique, sont adoptées, lorsqu’un grand mérite les soutient, & qu’elles le sont aussi, en raison des lumières de ceux qui s’occupent des ouvrages des arts ; différence fort grande de ces conventions artielles avec plusieurs conventions d’opinions & de préjugés, qui sont rejetées si-tôt qu’on apperçoit clairement que ce ne sont que des conventions. La composition pittoresque ne comporte pas moins de conventions que les deux parties dont j’ai parlé, les contrastes affectés, les repoussoirs menteurs, &


un nombre d’habitudes que prennent les artistes, sont des espèces de conventions qu’ils forment avec eux-mêmes, ou qu’ils adoptent aveuglément, comme la plupart de celles de la société ; mais les dernières dont je viens de parler relativement à la composition, ne sont adoptées ou tolérées que jusqu’à un certain point par les connoisseurs. Elles n’ont pas la même excuse que les systêmes sur la couleur des ombres & sur l’harmonie : car l’observation de la nature apprend d’une manière bien décidée aux artistes qui l’étudient, qu’elle ne forme pas continuellement des contrastes parmi les hommes qui vivent ou se trouvent ensemble ; que souvent au contraire, ils sont assemblés pour le même but ou par le même intérêt ; que souvent leurs membres, leurs mouvemens enfin, ont la même direction ; que rien, en un mot, ne tend plus à donner l’idée d’un spectacle apprêté, que les contrastes multipliés. Quant aux repoussoirs qui consistent en certains objets, grouppes ou terreins fort colorés ou fortement ombrés, que tant de peintres placent sur le premier plan de leurs tableaux, les observateurs de la nature ne les pardonnent point aux peintres qui doivent l’observer plus souvent & plus exactement encore que les spectateurs de leurs ouvrages. L’on fait généralement aujourd’hui que les objets ombrés qui se trouvent sur les devans, sont transparens, quoique vigoureux par la couleur locale ; que les ombres voisines de celui qui les regarde, loin d’être noires & trop obscures, laissent voir tous les détails, les formes, les couleurs des objets qui s’y rencontrent ; que la nature enfin n’a pas besoin de cet artifice pour repousser, comme on dit en langage de l’art, les plans & les objets éloignés, parce que l’effet de l’interposition de l’air, les dégradations de tons & les proportions relatives des objets plus ou moins éloignés avec les objets rapprochés, suffisent pour les mettre tous à leur place.

Je prononcerai encore plus décisivement sur les conventions qui regardent la partie de l’expression ; & je dirai que celles par lesquelles certains artistes expriment en chargeant, & avec exagération les affections, les passions, les mouvemens, ne peuvent & ne doivent pas être adoptées. Elles sont cependant tolérées trop fréquemment par les hommes qui ont peu de lumières sur les arts. Pourvu qu’on excite en eux des sensations vives, ils ne cherchent pas si elles sont motivées, & ne se soucient pas plus d’observer avant de décider, que le peuple d’une grande ville ne se soucie de s’instruire si un fait qu’on raconte est faux ou vrai, avant de dire ce qu’il en pense.

Distinguez donc avec justesse, jeunes élèves, premièrement, les conventions qui sont établies & reçues avec unanimité par les artistes, ou plutôt par l’art lui-même, & par ceux à qui sont destinés ses ouvrages. Ces conventions sont raisonnables, lorsqu’on n’en abuse pas, & elles sont justement autorisées.

Distinguez ensuite les conventions qui prennent leur source dans les atteliers, & qui se sont ensuite fait adopter, mais qui ne peuvent l’être universellement. Celles-là sont délicates, quoique nécessaires à l’artiste. C’est à l’intelligence, à l’observation, à l’étude bien raisonnée des grands-maîtres, qu’il faut avoir recours pour se décider, & se garder sur-tout de se livrer à cet égard avec une aveugle confiance.

Enfin regardez comme défauts, les conventions que vous n’êtes que trop disposés à vous former par la disposition d’esprit ou de talent que vous avez reçu, plus souvent encore par négligence & par une certaine paresse d’esprit ; ces conventions se tournent en habitudes blamables ; elles ne peuvent être adoptées ni long-temps tolérées, & par conséquent elles ne sont conventions qu’a votre égard, & non à celui du public ; je veux dire du public clairvoyant, à qui vous devez soumettre le sort de vos ouvrages. (Article de M. Watelet).

Conventions. A l’article qu’on vient de lire, & dans lequel M. Watelet est entré dans de si grands détails sur les conventions pittoresques, on peut ajouter que même les deux parties fondamentales de l’art, le dessin & le clair-obscur, sont, à beaucoup d’égards, conventionnelles.

Les parties d’un corps sont dans un nombre, sinon infini, du moins inappréciables. Il s’en faut bien que l’artiste puisse les rendre toutes ; il se contente donc de choisir celles qu’il peut & doit imiter. Pour faire ce choix, il considère les parties différentes dans leur masse & à la distance où l’œil peut en saisir l’ensemble sans en remarquer les plus petits détails. Il néglige même encore une grande partie de ces détails qu’il pourroit très-bien remarquer ; mais qu’il trouve indignes de son art, & qu’il appelle les pauvretés de la nature, comme certaines rides, certains plis de la peau, certaines formes subalternes enveloppées dans les grandes formes. Premier mensonge, puisqu’il feint de rendre un nombre innombrable de parties, par un nombre qu’il seroit facile de calculer.

Après avoir menti dans le dessin, il est forcé de mentir dans le clair-obscur, puisqu’il n’a pas à sa disposition une lumière véritable, ni l’entière privation de la lumiere. Il y a bien plus : c’est que la couleur très-peu lumineuse par elle-même dont il se sert pour représenter la plus grande clarté, n’est qu’une couleur plongée dans l’ombre.

En effet, si le tableau étoit frappé directement de la lumière, il seroit reluisant, & on n’y pourroit rien distinguer, Il faut donc, pour


être vu, qu’il soit dans une place ombrée. La plus grande lumière que le peintre y a établie n’est donc qu’une lumière ombrée, ou, pour éviter ces deux expressions contradictoires, ce n’est qu’une couleur claire placée dans l’ombre. Ainsi la partie censée lumineuse d’un tableau n’étant qu’une partie ombrée, il faut que la partie censée ombrée soit moins distincte qu’elle ne l’est dans la nature, sans quoi l’illusion seroit perdue. Comme le peintre part d’une couleur claire, mais ombrée, qu’il suppose être de la lumière, pour parvenir à une couleur obscure, qu’il supposera être de l’ombre, quoique, dans son tableau, elle ne soit pas moins éclairée que la partie lumineuse ; comme d’ailleurs il a moins de tons dans les matériaux qu’il emploie que n’en a la nature dans l’immense variété de la création, il ne peut opérer que par comparaison. Puisque, pour peindre la lumière, il part d’une couleur qui n’est pas lumineuse par elle-même, & qui d’ailleurs est dans l’ombre, il doit rendre sa seconde teinte plus obscure aussi qu’elle ne l’est dans la nature, & c’est en accumulant ainsi les mensonges, pour couvrir un premier mensonge, qu’il parvient à l’air de la vérité.

Ces observations très-fines & très-justes ont été faites par le célèbre de Mengs. Il en résulte que le tableau le plus vigoureux est bien éloigné de la vigueur de la nature ; puisque le peintre, pour imiter la lumière la plus brillante, n’est parti que de la demi-teinte du blanc ; & que, pour arriver à l’ombre la plus forte d’une étoffe noire, il ne peut employer non plus que la demi-teinte du noir. (Article de M. Levesque).