Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Dégénération

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Panckoucke (1p. 182-183).
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DÉGÉNÉRATION des arts. On croiroit que les arts, tant qu’ils sont cultivés & protégés, devroient faire toujours des progrès nouveaux, jusqu’à ce qu’ils fussent enfin parvenus à un dégré de perfection que les forces humaines ne pussent surpasser. L’expérience prouve la fausseté de cette spéculation.

Les arts languissent plus ou moins long-tems dans l’enfance ; mais dès qu’ils sont parvenus à l’âge de la force, ils se montrent dans toute leur énergie, & quoique dans la suite ils fassent encore des acquisitions en différentes parties, ils restent cependant au-dessous d’eux-mêmes, au-dessous de ce qu’ils ont été. C’est ainsi que l’homme dans la vieillesse a souvent des lumières qui lui manquoient dans la pleine maturité ; mais il n’a plus les mêmes talens : il possède plus, & ne sait plus faire autant d’usage de ce qu’il possède que lorsqu’il possédoit moins ; il amasse encore, mais il ne sait plus employer.

Des peintres, même médiocres, ont quelques parties à un plus haut degré que Raphaël ; ils en ont même qui lui étoient inconnues ; mais ce sont des parties inférieures, & il continue d’être le premier des peintres, parce qu’il a réuni à un plus haut degré qu’aucun de ses successeurs un plus grand nombre des parties capitales de son art.

La beauté, l’expression, telles étoient les parties pour lesquelles Raphaël & le Poussin réunissoient toutes les facultés de leur ame, parce que ce sont elles en effet qui constituent l’art. Ils ne donnoient pas la même attention aux autres parties, parce qu’elles ne constituent que le métier. Nous avons eu de meilleurs ouvriers ; jamais de si grands artistes.

Une des causes de cette dégénération, c’est que les artistes ont eu plus de vanité, mais moins de fierté : avec une ame moins haute, ils ne se sont pas moins estimés eux-mêmes. Ils ont fondé leur orgueil sur l’art qu’ils exerçoient, sans penser que, de cet art, ils n’avoient fait qu’un beau métier. Ils ont cru qu’il suffisoit d’être peintre pour tenir un rang distingué entre les artistes ; & ils ont oublié que le peintre n’est qu’un ouvrier quand il n’est pas poëte, & que le poëte n’est lui-même qu’un artiste inférieur, quand il ne cultive pas avec succès la haute poésie.

Des prestiges de couleurs, des agencemens de composition, des effets imposans de clair-obscur, des mouvemens fougueux, des machines théâtrales ont étonné les amateurs, ont réuni leurs suffrages. Les idées des alléchemens de l’art ont absorbé l’idée du beau. Les artistes ont été séduits, corrompus par leurs juges. Ils ont regardé les moyens de plaire aux yeux comme le complément de leur art, & se sont persuadés qu’ils étoient assez grands parce qu’ils avoient un assez grand nombre d’admirateurs. Plaire aux yeux n’est que le moyen de l’art, parler à l’ame est sa fin.

Le mal s’est augmenté quand, par le défaut d’expressions pour marquer les différens genres de suffrages que méritent les différens genres de talens, on a loué dans les mêmes termes des sujets nobles & des bambochades, des scènes sublimes & des scènes de taverne, les œuvres majestueuses de l’école Romaine, & les œuvres ignobles de l’école Hollandoise. On ne s’est plus efforcé de chercher le grand, au risque de n’y pas atteindre, parce qu’on pouvoit recevoir les mêmes applaudissemens en enduisant d’une couleur brillante les sujets les plus bas : on a négligé de parler à l’ame, quand on a vu qu’il suffisoit d’éblouir les yeux. Enfin toutes les saines idées de l’art se sont évanouies, quand le vulgaire de toutes les classes a préféré des représentations de villageois ivres, à la mort d’Eudamidas ou a celle de Germanicus, quand on a plus recherché le tableau d’un cabaret de Hollande, que celui de l’école d’Athenes.

Que deviendra l’idée de la poésie, & la poésie elle-même, quand on n’estiméra pas moins un bouquet de Vadé ou un opéra bouffon que le Cinna de Corneille ou l’Athalie de Racine ?

Louis XIV n’étoit pas un connoisseur en peinture, mais il étoit né pour sentir le grand. Qu’on m’ôte ces magots, dit-il un jour, en voyant un tableau de Téniers. Ce qui, dans la nature, mérite à peine un regard, mérite-t-il d’être long-temps admiré sur la toile dans un cabinet ? mais cette représentation a exigé beaucoup d’art. Cela est vrai ; mais pourquoi a-t-on abaissé l’art à cette représentation ?

Téniers avoit un talent qui mérite des éloges : mais des hommes qui savent la force & la valeur des mots doivent-ils louer une fête villageoise dans les mêmes termes qu’ils employeroient pour louer un tableau du Poussin ? Les tableaux de Téniers offrent des récréations innocentes & simples, & l’on se récrée soi-même en les regardant ; mais doit-on louer des récréations comme des actions sublimes, & les représentations des unes & des autres méritent-elles les mêmes éloges ? Je n’exclus aucun genre, mais je voudrois les classer.

L’art n’étoit que dégénéré ; des artistes sans pudeu l’ont dégradé. De vils pornographes, dignes de décorer les réduits de la sale débauche, ont fait de leur art un métier infâme, l’ont rendu un instrument de corruption, &


n’ont pas craint d’exposer aux regards du public les scènes impures dont ils étoient dignes d’être les témoins.

Il est toujours resté des artistes qui, au mépris de leur intérêt, se sont consacrés au grand genre. Si aucun d’eux ne s’est élevé à la gloire de Raphaël & des anciens artistes qui se sont fait un grand nom, c’est qu’au milieu de la foule des productions de l’art, au lieu de considérer l’art lui-même, ils n’ont considéré que des ouvrages d’artistes. Sans savoir se fixer, ils se sont donné un trop grand nombre de maîtres, se proposant pour objets de leurs études tantôt l’antique, tantôt Michel-Ange & Raphaël, tantôt les Carraches & le Dominiquin, tantôt le Titien & Paul-Véronèse, tantôt Rubens & Vandik, cherchant à se faire une manière de tant de manières différentes, & à réduire à un seul principe tant de principes opposés. Ces études inconstantes sont plutôt des distractions que de véritables études. On s’enthousiasme aujourd’hui pour un maître, demain pour un autre, tandis qu’il faudroit n’avoir qu’un seul enthousiasme, celui de la beauté. On veut penser comme Raphaël, dessiner comme le Dominiquin, s’identifier la grace du Correge, la fierté de Michel-Ange, observer les convenances comme le Poussin, composer comme Paul-Véronèse, colorer comme le Titien : chacune de ces volontés suffiroit pour occuper une ame toute entière. On ne parvient qu’à des qualités médiocres quand on cherche à la fois tant de perfections ; on n’est pas soi-même quand on se propose tant de modèles.

Il faut se faire une idée de la beauté, & réunir toutes les facultés de son ame à représenter cette idée par le moyen de l’art. Sur-tout le métier doit toujours être subordonné au génie. Le pinceau & la couleur font le bon ouvrier ; l’expressif & le beau font le peintre. On n’a pas même encore la première idée qui conduit au grand, quand on confond un tableau bien peint, bien coloré, bien disposé, avec l’ouvrage rare qui mérite pas excellence le nom de beau tableau. (Article de M. Levesque.)