Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Eau-forte

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Panckoucke (1p. 205-206).
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E

EAU-FORTE, (subst. fém.) terme de gravure. Le mot eau-forte se prend en deux sens différens il signifie, dans le premier sens, une liqueur acide qui ronge l’airain. Il y en a de deux sortes ; l’eau-forte de départ, & l’eau-forte à couler : l’artiste en fait usage pour rendre profondes & solides les tailles qu’il a tracées sur un vernis dont il a commencé par couvrir son cuivre. Cette opération appartient à la pratique.

L’eau-forte, dans un autre sens, se prend pour l’estampe qui est le produit du travail que l’artiste a tracé sur le vernis, & qu’il a fait creuser par l’eau-forte. C’est dans ce sens que l’on dit : « les eaux-fortes de Labelle sont pleines d’esprit. Les eaux-fortes des peintres sont quelquefois plus recherchées que les plus belles estampes des graveurs. »

Ceux qui ont quelque connoissance des procédés de la gravure au burin & de celle à l’eau-forte, ou qui prendront la peine de se procurer cette connoissance dans le dictionaire pratique, sentiront combien la gravure à l’eau-forte doit l’emporter par l’esprit, le goût & la liberté. Le burin est un outil résistant, qui est poussé par la force du poignet, au lieu d’être conduit par l’agilité de, doigts, & qui ne procède que par des lignes droites ou circulaires. La pointe dont on se sert pour graver à l’eau-forte se tient avec les doigts comme une plume ou un crayon & se prête à tous les mouvemens que les doigts veulent lui imprimer. Tantôt on la conduit avec fermeté, tantôt on la fait badiner sur le vernis ; elle se prête à tous les travaux capricieux qu’on lui prescrit de tracer. Comparée au crayon, elle a le désavantagc de la résistance que lui oppose le cuivre qu’elle doit entamer plus ou moins légèrement ; mais elle a l’avantage de produire au besoin des travaux bien plus subtils. Si les tailles qu’elle trace ont par elles-mêmes plus de maigreur & de sécheresse que les hachures faites au crayon, c’est un inconvénient que l’intelligence & le goût de l’artiste font aisément disparoître, & dont il tire même des agrémens particuliers à son art.

Les eaux-fortes, prises dans l’acception où elles signifient des estampes produites par des travaux dessinés à la pointe & creusés par l’eau-forte, sont de deux espèces. Les unes sont destinées par l’artiste à demeurer telles qu’elles sont ; les eaux-fortes des peintres sont en général de cette classe. Les autres sont seulement les ébauches d’estampes qui doivent être en-


suite terminées au burin ; telles sont, en général, les eaux-fortes des graveurs.

On sent que, par leur différente destination, elles exigent des travaux d’espèce différente. Le peintre ne se proposant pas de revenir sur son ouvrage, doit y établir tous les travaux nécessaires pour produire l’effet qu’il a dans la pensée. Le graveur qui travaillera de nouveau son cuivre, n’y établit que les premiers travaux, & les laisse bien loin de l’effet que produira sa planche terminée. L’eau-forte du peintre peut donc avoir un effet très-piquant ; celle du graveur n’a d’ordinaire qu’un effet grisâtre, fade & blafard. Le peintre, n’ayant pas dessein de repasser sur les opérations de sa pointe avec un instrument plus inflexible, se permet tous les travaux que son goût lui inspire, il fait jouer à son gré sur le vernis une pointe libertine, il épargne, il mêlange, il prodigue les travaux : il en établit qu’il prévoit bien qui seront confondus & crévés par l’eau-forte, & se promet d’avance, de ces accidens, des effets piquant & pittoresques. Cette heureuse audace est interdite au graveur : en opérant avec la pointe, il est occupé des opérations qu’il doit faire dans la suite avec le burin ; il ne permet guère à sa pointe de tracer un chemin que son burin ne pourra suivre ; on sent qu’il n’use de sa liberté actuelle qu’avec le sentiment de son esclavage futur. L’eau-forte du peintre sera donc libre, ragoûtante, spirituelle ; l’eau-forte du graveur sera froide, servile & peinée.

Ce que nous venons de dire ne doit pas être pris trop généralement. Il y a des eaux-fortes de peintres qui ont peu de mérite, même dans la partie du dessin, parce que ces peintres, peu accoutumés à manier la pointe, & gênés par la résistance du cuivre, n’ont pu établir leur trait avec la même sûreté qu’ils l’auroient fait au crayon ou au pinceau. Il y a des eaux-fortes de graveurs qui offrent des travaux libres & pittoresques, parce qu’ils ont fort avancé, & quelquefois même achevé à la pointe les parties dont elle s’acquitte mieux que le burin. Corneille Wischer a quelquefois montré, dans la même estampe, ce que la pointe peut produire de plus brut, avec ce que le burin peut produire de plus brillant.

Il y a des estampes très-avancées & même presqu’entièrement terminées à l’eau-forte qui sont très-estimées, parce qu’elles rendent bien à plusieurs égards les tableaux du maître d’après lequel elles sont faites, & qui n’ont cependant aucun mérite remarquable par rapport au travail de la pointe. Le trait & l’effet s’y trouve, mais la manœuvre n’en a rien d’aimable ni de piquant. Telles sont les gravures de Michel Dorigny d’après le Vouet son beaupère : je placerois encore dans cette classe, mais dans un rang supérieur, les estampes de Pesne, d’après le Poussin.

On établit mal avec des paroles le mérite des ouvrages des arts. Le lecteur qui voudra sentir le mérite des eaux-fortes, doit considérer avec une sorte d’étude celles du Bénedette, du Rembrandt, de Labelle, de Callot, de le Clerc, de Smidt, & de différens peintres. Ce ne sera qu’après s’être familiarisé avec ce genre, qu’il commencera à aimer celles de Vandick, quoique peu soignées. Il ne négligera pas non plus celles d’Annibal Carrache, ni du Guide, &c. quoique la manœuvre en soit un peu froide. Les estampes de Gérard Audran lui offriront le mêlange le plus pittoresque de la pointe & du burin. En vain de brillans ouvriers employeront tout le prestige, tout le charlatanisme de leur métier pour corrompre le goût du public sur le vrai mérite de la gravure : il restera toujours de vrais connoisseurs qui conserveront la palme à ce grand artiste.

Duchange ne possédoit pas au même dégré que Gérard Audran la partie pittoresque de l’eau-forte ; mais il avoit un très-bon goût. Cet artiste, & les graveurs de son école laissoient badiner & briller l’eau-forte sur les parties claires de leurs estampes & dans les lointains. On a perdu cette pratique, & l’on réserve aujourd’hui ces parties pour le travail du burin pur. On se plaît à faire triompher le métier dans les parties mêmes qui auroient tant de grace si elles étoient réservées à l’art-

Il semble, en général, que les graveurs ne se servent aujourd’hui de l’eau-forte que parce qu’ils ne sont pas assez familiers avec le burin pour ébaucher leurs planches sans le secours de la pointe. Les grands maîtres en gravure se servoient de la pointe, parce qu’ils sentoient tout ce que le mêlange de ses travaux avec ceux du burin pouvoit ajouter de pittoresque à leurs ouvrages. Ce n’est pas la peine d’établir des travaux à la pointe, pour que le burin les efface entièrement. On a vu des graveurs plus sensibles à la variété des ressources de l’art qu’aux alléchemens du métier, donner à leurs travaux au burin le désordre pittoresque & la brutalité des travaux à l’eau-forte. On en trouvera de beaux exemples dans les estampes de Bolswert. Il gravoit les tableaux de Rubens sous les yeux de ce grand maître ; & Rubens n’eût pas applaudi le graveur qui auroit sacrifié une partie des ressources de l’art à la vanité de montrer par-tout des tailles bien brillantes, bien froides & bien léchées, & qui auroit voulu rendre ses tableaux avec les mêmes manœvres qu’il faudroit employer pour rendre des ouvrages d’airain ou d’orfévrerie.

L’eau-forte, c’est-à-dire la pointe doit travailler beaucoup dans le feuillé des arbres, les terrasses, les draperies grossières, les chaumières & toutes les fabriques rustiques : elle doit dominer dans les lointains, parce que l’interposisition de l’air leur donne un vague, une sorte d’indécision & de molesse qui seroit moins bien exprimé par les travaux plus fermes du burin : elle ébauchera avec succes les chairs. Le burin s’acquittera mieux du travail des eaux, du marbre, de l’airain, des vases précieux, des étoffes brillantes. Quelquefois l’eau-forte sera heureusement le dessous du travail, & elle sera recouverte d’une ou de deux tailles au burin qui formeront une sorte de glacis, & accorderont cette ébauche d’eau-forte avec les travaux voisins où le burin sera dominant. Enfin il ne faut pas oublier que la gravure n’est pas seulement un métier, mais un art, & qu’elle doit consulter le goût. (Article de M. Levesque).