Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Heurter

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Panckoucke (1p. 411-412).
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HEURTER. (v. act.) « Ce peintre affecte de heurter ses tableaux ; cette esquisse n’est que heurtée. » Le heurté, regardé comme une qualité indifférente en soi, & qui peut être bonne ou mauvaise, suivant l’usage qu’on en fait, est l’oppose du fondu ; regardé comme un défaut, il est l’opposé du leché.

Dans on tableau fondu, les teintes, se succédant les unes aux autres par des nuances insensibles, se noyent les unes dans les autres, & ne peuvent être discernées que par un œil expert : dans un tableau heurté, les teintes sont posées largement, on pourroit dire brutalement, les unes à côté des autres ; non seulement leur succession brusque est très sensible, elle est même choquante, si l’on regarde l’ouvrage de fort près : mais quand on le voit de loin, l’air s’interpose entre le tableau & l’œil du spectateur, fond & noie ces teintes, & change l’ébauche grossière en une peinture terminée. On disoit des fresques de Lanfranc, que l’air les finissoit.

Ce n’est donc pas un défaut de heurter les figures collossales d’une coupole élevée ; c’en seroit un, d’en fondre les teintes, comme dans un tableau de Chevalet. Même dans un tableau qui n’est pas destiné à être vu de fort loin, certaines parties doivent être heurtées, pour faire valoir la délicatesse de celles qui demandent un fini plus précieux. Ainsi le feuillé d’un arbre touffu, son vieux tronc rongé par le temps, une terrasse, des brossailles doivent être heurtées, & n’offriroient qu’une froide sécheresse, si elles étoient fondues comme les chairs de la jeune Nymphe qui se promène dans ce paysage. Tous les objets bruts doivent être plus ou moins heurtés ; tous les objets qui ont de la délicatesse, doivent être plus ou moins soignés. Quelques Peintres, tels que le Tintoret, ont eu la pratique de heurter généralement leurs tableaux : c’est au spectateur à se placer à la distance convenable pour les finir. Mais on n’en peut dire autant de la manière capricieuse de Rembrandt, qui, dans un même tableau, fondoit certaines parties, & ne faisoit que heurter d’autres parties du même genre ; qui terminoit une tête, & ne faisoit qu’ébaucher une main. Comme on ne peut se tenir en même tems près du tableau pour examiner la tête, & loin du tableau pour considérer la main ; on est justement choqué de ce défaut d’accord dans le faire d’un même ouvrage.

Les premières pensées des peintres ne sont que des esquisses très-heurtées : ils ne les font que pour eux, & elles deviennent quelquefois dans la suite très-précieuses aux vrais connoisseurs. Ceux qui ne le sont pas, les recherchent aussi pour le paroître, & quoiqu’ils n’y voient rien eux-mêmes, ils veulent y faire voir mille choses aux ignorans, dont ils sont leurs admirateurs : (article de M. Levesque.)