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Encyclopédie méthodique/Economie politique/ABANDON

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Panckoucke (1p. 18-19).

ABANDON, s. m. état où est une chose, une propriété délaissée.

ABANDONNER, v. act. (donner à ban, au public) c’est retirer ses soins, son attention d’une chose, d’une propriété ; si elle est foncière, c’est la laisser tomber en friche & en vague pâture.

À la vue des landes & des terres abandonnées qu’on trouve fréquemment dans certaines provinces, dont le sol cependant paroît propre à la culture, les voyageurs cherchent la cause de cet abandon qui, en donnant à ces contrées l’aspect désagréable des pays sauvages, prive en même temps l’état dont elles font partie, d’une grande portion de revenus.

Quelques-uns pensent, que les friches dénotent l’insuffisance de la population de ces cantons pour en mettre le sol en valeur, & qu’ils manquent de bras capables de les travailler.

La plupart croient, sans examen, que l’abandon de ces terres est l’effet de la paresse du cultivateur, ou de l’insouciance du propriétaire.

Les uns & les autres sont dans l’erreur. Loin que ces friches soient un effet de la paresse ou de l’impéritie du propriétaire ou du cultivateur, elles prouvent au contraire qu’il est attentif à ses affaires, & qu’il sait calculer. Il n’y a guères qu’un fou, qui renonce volontairement aux produits que son domaine peut lui donner, & qui dédaigne ou refuse de solliciter la terre à produire. Tout autre propriétaire ou cultivateur n’abandonne sa terre & ne se prive de culture, que parce qu’une expérience répetée lui a fait comprendre, que cette terre cultivée ne lui rendoit pas l’intérêt des avances qu’il employoit à la cultiver, & ne lui payoit point son temps ni ses peines.

Mais comment des terres dont le sol n’est pas absolument mauvais, ne peuvent-elles payer les peines & les labeurs de celui qui les cultive ? Comment arrive-t-il qu’étant cultivées soigneusement, elles ne rendent pas même l’intérêt des avances qu’on a faites pour les mettre en rapport ?

C’est tantôt parce que l’impôt, le cens & la dîme que supportent ces terres, sont excessifs comparativement au revenu qu’elles peuvent donner, quoique bien travaillées.

Tantôt, parce qu’il y a gêne & sur-tout prohibition à la circulation des denrées du sol ; ce qui empêche la concurrence des acheteurs en les éloignant, suspend les demandes, arrête le transport de ces denrées, en diminue les ventes & les fait enfin tomber en non valeur, ou les tient à un prix si bas, que ce prix ne peut compenser les frais faits pour travailler ces terres, & suffire en même temps à payer les redevances & les tailles dont elles sont chargées. C’est quelquefois par l’influence de ces deux fléaux réunis.

Dans le premier cas, où l’impôt beaucoup trop fort n’a plus de proportion avec le revenu de la terre sur laquelle il est assis, le propriétaire n’a que l’option d’abandonner cette terre, & de s’épargner ainsi les frais d’avance de culture, de temps, de peines qu’elle exigeoit, ou de continuer à payer annuellement cet impôt sans mesure, qui, attaquant d’abord l’intérêt des avances de culture, & les absorbant progressivement, doit finir par en dévorer le capital. Si ce propriétaire sait réfléchir, hésitera-t-il long-temps sur le parti qu’il doit prendre, & le terme de sa résolution ne sera-t-il pas l’abandon de sa terre ?

Lorsque les gênes & les prohibitions obstruent ou ferment les débouchés, le cultivateur qui voit que ses denrées tombent à un prix au-dessous de ce qu’elles lui coûtent, ou même qu’elles demeurent invendues par défaut de liberté & d’acheteurs, comprend, après plusieurs années d’essais coûteux & d’attente inutile, qu’il ne doit plus s’efforcer d’augmenter l’abondance qui ne peut lui être que nuisible. Il invoque au contraire la disette qui, dans l’état présent des choses, peut seule donner du prix à ses grains entassés dans ses granges & dans ses greniers. Il observe que tous les cultivateurs, que tous les propriétaires d’un pays regorgent de grains que tous veulent vendre & pas un acheter ; que les gênes, que les défenses ont comme anéanti pour eux les consommateurs, pour tout le temps que le régime prohibitif durera ; & ce régime ne lui paroissant pas devoir finir de si-tôt, il ne trouve de moyens de le soutenir qu’en épargnant sur ses avances. Il doit toujours payer sa ferme ou du moins ses tailles, nourrir & entretenir sa famille, &c : son embarras ira toujours croissant, s’il tient sa culture dans l’état où elle est. Les revenus diminueront, & les dépenses demeurant les mêmes il ne pourra manquer de se ruiner. Il entreprend alors forcément de diminuer ses dépenses, de s’en tenir aux ouvrages les plus indispensables, de se passer de tous les ouvriers qui ne lui sont pas d’une absolue nécessité. S’il avoit trois charrues, il en met une à bas, parce qu’alors il épargne l’achat, la nourriture & l’entretien de deux chevaux ou de deux bœufs, les gages & la nourriture du charetier qui les mène ; mais il n’a plus les mêmes secours pour labourer & pour amander ses terres ; il se voit donc contraint d’en abandonner une partie.

Dès-lors voilà les friches qui commencent, & avec elles la diminution des produits du sol. Ces terres, jadis fécondes sous l’empire de la liberté, & qui nourrissoient des hommes, peuvent à peine fournir momentanément une chétive pâture à de maigres troupeaux.

Mais si les gênes & les prohibitions qui ont opéré ces friches, continuent à frapper ce pays, leurs effets destructeurs se multiplient chaque année, & leurs ravages s’étendent progressivement sur tout le sol. Le cultivateur se voit encore obligé de diminuer le nombre de ses charrues & d’augmenter celui des friches. Il tombe dans le mal-aise & dans la pauvreté, & tout se ressent autour de lui de sa triste pénurie. Il ne peut plus employer le même nombre d’ouvriers, ni donner de forts salaires au petit nombre de ceux qu’il occupe. S’il est fermier, il se trouve à la fin de son bail avoir mangé toutes ses avances ; il n’est plus en état d’entreprendre une ferme. Beaucoup d’autres fermiers sont ruinés comme lui. Le prix des fermes, ou, pour mieux dire le revenu de l’état est réduit à moitié ou même au tiers ; &, si ce train continue, les provinces se dépeuplent, tombent en petite culture & se changent en landes. Les terres abandonnées en déshonorent la surface, & les gens peu instruits l’attribuent à la dépopulation ou à la négligence des propriétaires, c’est-à-dire qu’ils prennent l’effet pour la cause, & qu’ils ne remontent point à ces principes de destruction. Les bras n’y manquent point à la terre ; c’est le revenu de la terre, c’est-à-dire les salaires qu’elle peut donner, qui manquent aux hommes qui pourroient la travailler. Il lui viendroit des bras en grand nombre des contrées voisines ; il en viendroit de l’étranger, si elle fournissoit de quoi payer leur temps & leur travail. Elle ne peut les payer, elle reste abandonnée.

Cependant, avant qu’un propriétaire consente à abandonner sa terre & à la laisser ainsi tomber en non-valeur, il essaie d’ordinaire tout ce qu’il peut, pour la soustraire à cette triste inertie. L’expérience de tous les pays prouve en effet, que ce n’est qu’à la dernière extrémité qu’un propriétaire foncier se résout à priver de culture ses propriétés ; & qu’avant de laisser ses domaines ou partie de ses domaines en friche, il fait toutes les tentatives que l’industrie la plus adroite & la plus constante peuvent lui suggérer, pour la dérober aux bruyères, auxquelles l’excès de l’impôt ou les prohibitions la condamnent ; & que s’il peut la rendre utilement productive, en substituant une culture à une autre, il n’y manque jamais.

Pour rendre ceci plus sensible, qu’on se rappelle l’effet qu’ont produit, sur plusieurs de nos provinces, les gênes dont on avoit embarrassé la circulation ou la sortie des grains. Dans celles qui n’avoient que peu ou point de débouchés, la non-valeur de ces denrées a fait tomber les terres en friche ; mais, dans les pays arrosés par des rivières navigables, ou qui, voisines de la mer pouvoient à leur faveur faire sortir les productions de leurs territoires, la défense d’exporter certaines denrées, en a fait cultiver d’autres propres à suppléer au-débit de celles-là, & à donner des revenus, qu’on ne pouvoit plus tirer des denrées, qui demeuroient sous la rigueur de la prohibition. Ainsi les propriétaires qui ne trouvoient aucun profit à cultiver des grains, parce qu’ils ne pouvoient les cultiver ou vendre qu’à perte, ont transformé leurs champs en vignes, en prés, en bois, par-tout où la nature le leur a permis, pour rendre leurs terres utiles ; mais celles qui ne jouissoient pas de ces avantages naturels, où pour les productions desquelles les débouchés ont été nuls ou interdits, ont été condamnées à la stérilité & abandonnées.

Une remarque à faire sur le changement de culture occasionné par les prohibitions, c’est que la défense de faire circuler & d’exporter les grains, faite sous le règne de Louis XIV, multiplia les vignes en France, dans tous les lieux où les qualités du sol & du climat pouvoient le permettre, & où les droits établis sur les boissons, les gênes qui les accompagnent n’étoient pas connus. L’ignorance se récria sur ces plantations, prétendant qu’elle occasionnoit la disette de grains. Il valoit pourtant mieux des vignes que des friches ; mais de mauvais raisonneurs ne virent point cela. L’administration induite en erreur, défendit l’extension des vignes, & ordonna même de les arracher en certains pays ; démarche inconsidérée qui priva de tout produit les terres qui n’étoient bonnes qu’à la vigne, & celles en même temps qui ne pouvoient produire des bleds qu’à perte ; démarche que la liberté de la circulation des denrées rendoit inutile. La foible lueur de la liberté des grains qui commença en 1764, engagea les propriétaires, par le seul espoir d’un produit plus sûr, à arracher d’eux-mêmes toutes les vignes des terres propres à produire des bleds, & à les convertir en champs. Les ordonnances prohibitives des grains & des vignes les auroient réduites en friches & en terres abandonnées. (G).