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Encyclopédie méthodique/Economie politique/ABDICATION

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Panckoucke (1p. 19-27).
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ABDICATION, s. f. c’est l’action par laquelle un souverain quitte le trône.

L’abdication est pure & simple, ou bien elle se fait en faveur d’une personne désignée. Dans ce dernier cas, elle se nomme aussi résignation.

L’abdication peut être tacite, ou expresse & solemnelle. L’histoire nous fournit quelques exemples d’une abdication tacite, ou pour parler plus exactement d’une démarche réputée telle. Lorsque Jacques II quitta son royaume, sans avoir pourvu à l’administration des affaires de l’Angleterre pendant son absence, le parlement regarda cette fuite comme une abdication qui laissoit la nation libre de choisir un autre roi, & de lui imposer de nouvelles conditions. Henri III, sorti clandestinement de Pologne pour venir s’asseoir sur le trône de ses ancêtres, prétendit en vain conserver sa première couronne, & être à la fois roi de France & de Pologne : il n’en put garder que le titre. Les polonois déclarèrent leur trône vacant, & ils procédèrent à l’élection d’un nouveau roi.

Ainsi, dans le droit public, il y a telles démarches d’un souverain qui équivalent à une abdication, quoiqu’on n’en puisse pas inférer une volonté déterminée de renoncer a la couronne.

Les exemples d’abdication formelle & solemnelle sont en plus grand nombre. David, dans sa vieillesse, céda sa couronne à son fils Salomon.

Ozias ou Azarias, frappé de lèpre, descendit du trône pour y faire monter son fils Joatham.

Héraclite abdiqua la principauté d’Éphèse.

Artaxerxès Memnon, roi de Perse, prévoyant que ses enfans se disputeroient son trône après sa mort, céda l’empire à Darius, l’un d’eux, pour faire cesser les prétentions des autres.

Ptolomée Lagus, fondateur de la nouvelle monarchie d’Égypte, renonça à ses états en faveur de Ptolomée Philadelphe, le plus jeune de ses fils.

L’abdication est aussi forcée ou volontaire. On ne veut pas citer ici tous les rois ou empereurs qui ont abdiqué forcément, comme Dioclétien, Alphonse VI, roi de Portugal, Auguste II & Stanislas I, rois de Pologne ; ou volontairement, comme Jean, roi d’Arménie, l’empereur Lothaire I, Jean Casimir, roi de Pologne, Don Alphonse I & Don Alphonse IV, rois de Léon ; Amurat II qui, après avoir abdiqué deux fois l’empire ottoman, fut rappellé deux fois au gouvernement par les vœux du peuple, & mourut sur le trône.

Les abdications volontaires les plus éclatantes dont parle l’histoire moderne, sont celles de Charles-Quint, de Christine, reine de Suéde, de Philippe V, roi d’Espagne, & de Victor-Amedée II, roi de Sardaigne. Nous allons en dire un mot.

Abdication de l’empereur Charles-Quint. Il semble que, dès l’an 1542, Charles-Quint avoit formé le projet d’abdiquer ; du moins, quelques historiens rapportent qu’en visitant le monastère de Saint-Just en Espagne, il dit : « Voilà un beau lieu pour la retraite d’un autre Dioclétien » ; comme s’il eût dès-lors pensé à imiter cet empereur romain, qui, après avoir gouverné l’empire avec beaucoup de prudence & d’équité, pendant vingt ans, avec son collègue Gallere-Maximien, descendit du trône à la persuasion de celui-ci, & passa le reste de ses jours à Salone en Dalmatie, dans les douceurs de la vie champêtre. Quoiqu’il en soit, en 1555, Charles-Quint fit venir à Bruxelles Philippe son fils ; il le créa en présence des états du pays, chef de l’ordre de la Toison-d’or le matin du 24 novembre ; & l’après-midi du même jour, il se démit en sa faveur de la couronne d’Espagne, de ses États des Pays-bas, & de tous les royaumes & provinces dépendans de la même couronne. « Je fais, dit-il à Philippe, une chose dont l’antiquité fournit peu d’exemples, & qui n’aura pas beaucoup d’imitateurs… Vous réussirez dans toutes vos entreprises, si vous avez toujours devant les yeux la crainte du maître de l’univers, si vous protégez avec zèle l’église catholique, & si vous faites observer inviolablement la justice & les loix qui sont la base & le fondement des états. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter des fils, tels que vous puissiez leur céder l’administration de vos Provinces. Lorsque je considère un fils que j’aime tendrement, ce n’est pas sans raison que je plains son sort ».

Charles, qui plaignoit le sort d’un fils à qui il remettoit le gouvernement pénible de tant d’états, essaya néanmoins d’engager Ferdinand, roi des romains, son frere, à renoncer à ce titre en faveur de Philippe ; il ne put en venir à bout, & il se détermina en 1556 à céder la couronne impériale à Ferdinand. Après cette double abdication, Charles se retira dans le monastère de Saint-Just, de l’ordre des Hiéronimites, dans la province d’Estramadure, où il mourut en 1558.

Abdication de Christine, reine de Suéde. Christine, reine de Suéde, médita long-temps le projet d’abdiquer. En 1650, elle déclara pour son successeur le prince Charles-Gustave son cousin ; &, dès l’année suivante, elle résolut de lui remettre la couronne. Gustave s’efforça de l’en dissuader ; Christine insista, & proposa son abdication, dans l’assemblée des états. Cette proposition fut mal reçue. Tous les ordres firent des remontrances à la reine, & elle crut devoir céder pour un temps à leurs sollicitations, & garder un trône dont les devoirs s’accordoient mal avec son goût pour l’étude, ou plutôt pour l’indépendance.

L’aversion de Christine pour les affaires croissoit tous les jours ; elle montroit de l’humeur & de la colère presque toutes les fois qu’elle avoit à travailler avec ses ministres. Sa négligence occasionnoit déjà quelques désordres dans l’administration. Les finances s’épuisoient aussi par ses prodigalités excessives. Elle étoit fatiguée des honneurs qu’on lui rendoit, parce qu’ils lui rappelloient ses devoirs. Les états la pressoient vivement de se marier, & elle ne vouloit point se donner de maître. On desiroit qu’elle épousât Charles-Gustave, elle ne l’aimoit pas. Elle assembla les sénateurs à Upsal, le 11 de Février 1654, & leur déclara qu’elle n’avoit jamais renoncé au dessein d’abdiquer la couronne, depuis le jour qu’elle l’avoit proposé aux états ; que la complaisance l’avoit fait céder pour lors à leurs prières, mais que rien désormais ne la feroit changer d’avis. Les sénateurs lui adressèrent de nouvelles remontrances. Charles-Gustave parut aussi vouloir l’en détourner ; mais il ne se montra pas aussi désintéressé lorsqu’il fut question de traiter avec Christine des conditions auxquelles la reine lui offroit sa couronne. On assure qu’elle vouloit se réserver une grande partie du royaume, & la liberté de voyager & d’habiter le pays de l’Europe qui lui plairoit davantage ; qu’elle vouloit en outre rester maîtresse de donner des charges & des pensions à qui il lui plairoit. Charles rejetta ces conditions : il dit qu’il ne se soucioit pas d’être un roi titulaire. Christine sentit qu’elle devoir ménager un prince qui répondoit de cette manière : elle déclara qu’elle ne lui avoit fait ces propositions que pour l’éprouver ; qu’elle voyoit combien il étoit digne du trône, puisqu’il connoissoit si bien les droits de la royauté ; & elle se borna à demander aux états qu’on lui laissât, en toute souveraineté, plusieurs villes, châteaux & terres, dont les revenus serviroient à son entretien. Les états lui accordèrent les revenus de ces domaines, mais ils ne lui donnèrent pas la souveraineté.

La Suéde continuoit à murmurer de la légèreté de la reine & de son goût pour l’indépendance. Christine ne manqua pas de répandre que le bien de ses sujets & la sûreté de l’état étoient le principal motif de son abdication, & qu’elle la jugeoit indispensable pour prévenir les désordres qui ne manquent guères d’arriver après la mort des princes souverains regardés comme les derniers de la maison royale.

Tout étant disposé pour cette importante cérémonie, la reine entra le 6 juin au sénat, accompagnée du prince Charles, & elle fit lire l’acte de son abdication : « elle y renonçoit absolument, tant pour elle que pour sa postérité, à toutes ses prétentions sur la couronne de Suéde, qu’elle remettoit au prince Charles Gustave son cousin. Elle se réservoit, à titre d’apanage, la ville & le château de Norkoping, les isles d’Oëland, de Gotland, d’Oësel, Wollin, Usédom, la ville & le château de Wolgart ; quelques terres dans la Poméranie, avec Pœle & Neucloster dans le Mecklenbourg. Le revenu de toutes ces terres montoit à environ deux cens quarante mille rixdales. Elle y déclaroit expressément qu’elle ne seroit obligée de rendre compte de sa conduite à personne ; elle promettoit de ne jamais rien faire qui fût contraire au bien de l’état ; enfin elle se réservoit une jurisdiction absolue sur tous les officiers de sa maison ».

Elle entra ensuite dans la grande salle du château où l’on avoit placé un siège d’argent massif sur une estrade élevée de trois degrés, & un fauteuil à la droite du siège hors de l’estrade. Christine étoit revêtue de ses habits royaux ; elle avoit la couronne sur la tête ; elle tenoit le sceptre dans la main droite, & un globe d’or dans la gauche. Deux sénateurs portoient devant elle une épée & une clef d’or. Elle s’assit sur le trône d’argent, & le prince héréditaire sur le fauteuil. Elle fit lire de nouveau l’acte de son abdication. Après cette lecture, elle ôta elle-même la couronne de dessus sa tête, se dépouilla des autres ornemens de la royauté, qu’elle remit entre les mains des grands officiers de la couronne ; puis, descendant du trône, elle fit l’apologie de son gouvernement & de son abdication, en disant qu’après avoir élevé la Suéde au plus haut point de splendeur, elle ne pouvoit rien faire de plus utile à l’état que de lui donner un roi aussi vertueux & aussi habile que Charles-Gustave.

Le nouveau roi fit frapper une médaille, qui avoit pour légende : à Deo & Christina.

Cette princesse se hâta de quitter la Suéde, & ne se crut vraiment libre que lorsqu’elle fut hors de la frontière. Elle n’avoit alors que vingt-sept ans. Elle fit plusieurs voyages en Allemagne, en France, en Italie ; mais elle y parut plus singulière que grande, plus savante que philosophe, affectant tout l’orgueil du trône qu’elle avoit quitté, & laissant voir, malgré son goût pour les sciences & les beaux arts, tous les caprices d’une femme vaine & légère. Jalouse d’influer sur le systême de l’Europe, elle voulut entrer dans les négociations des souverains ; intrigante & impérieuse, elle essaya de troubler la paix de la Suéde qu’elle n’avoit jamais aimée, & de quelques autres royaumes qu’elle sembloit chérir. Elle changea de religion aussi légèrement qu’elle avoit abdiqué. Devenue catholique, elle se brouilla avec le pape Alexandre VII, & l’on croit que, sur la fin de ses jours, elle pensa à retourner au luthéranisme. Le chancelier Oxenstiern lui avoit prédit qu’elle se repentiroit d’avoir quitté le trône. En effet, peu de temps après son abdication, elle parut avoir des regrets ; & il est sûr qu’à la mort de Charles-Gustave en 1660, elle alla en Suéde pour voir si les esprits seroient disposés à lui rendre le sceptre. Christine, sans couronne, n’y étoit plus, suivant l’expression de l’historien Nani, qu’une divinité sans temple & sans culte ; de sorte qu’après avoir erré, pour ainsi dire, de pays en pays, elle prit le parti de se fixer à Rome.

Abdication de Philippe V, roi d’Espagne. Charles-Quint & Christine avoient médité plusieurs années leur abdication ; Philippe V, roi d’Espagne, les imita. Le prince des Asturies étoit fort jeune. Pour le former aux affaires, il l’avoit admis dans les conseils, & don Louis y montroit d’heureuses dispositions pour le gouvernement. Il l’avoit marié à Louise-Marie-Elisabeth d’Orléans, fille du régent. Le 15 janvier 1724, lorsque Philippe crut ce prince en état de gouverner par lui-même, il fit remettre au conseil la lettre que voici :

« Ayant considéré depuis quatre ans, avec maturité & réflexion, toutes les miseres de cette vie, les maladies, les guerres & les afflictions que Dieu m’a envoyées durant les vingt-trois années de mon règne, & considérant aussi que mon fils ainé don Louis, reconnu prince d’Espagne, a l’âge suffisant & la capacité, le jugement & les talens nécessaires pour régir & gouverner cette monarchie ; j’ai résolu de renoncer, en faveur de mon susdit fils ainé don Louis, à tous mes états, royaumes & seigneuries, & de me retirer avec la reine, en qui j’ai trouvé une volonté prompte & parfaite de m’accompagner dans ce palais de S. Ildefonse pour y servir Dieu, &, débarassé de tout autre soin, penser à la mort & à mon salut. Je le fais savoir au conseil, afin qu’il en soit informé, & que cette résolution parvienne à la connoissance de tous ».

Le roi avoit fait savoir, dès la veille, ses intentions au prince des Asturies, auquel on avoit remis une copie signée du décret qu’on vient de lire. Il fut publié dans le conseil & dans tous les tribunaux. Mais les états généraux ne furent ni convoqués, ni assemblés, ni consultés, de sorte que n’ayant pas reçu formellement l’abdication de Philippe, ils la regardèrent comme nulle ; ils s’abstinrent néanmoins de le dire. Dom Louis fut proclamé roi dans le conseil dès le lendemain, en présence de plusieurs grands appellés à cette cérémonie ; Philippe accompagna son abdication d’un vœu solemnel de ne jamais remonter sur le trône.

Louis I ne vécut que quelques mois. Les conseils assemblés supplièrent Philippe de reprendre la couronne. La nation desiroit qu’il remontât sur le trône. Le nonce du pape & l’ambassadeur de France lui firent les plus vives prières de la part de leurs maîtres. La jeune reine & les ministres alléguoient les raisons d’état les plus décisives. Il fallut, pour achever de vaincre Ia résistance de Philippe, qu’une assemblée de théologiens déclarât que son vœu étoit nul, qu’il y auroit de l’injustice à l’observer, & que le roi étoit obligé de prévenir les maux que pouvoit causer la longue minorité de l’infant don Ferdinand. D’autres théologiens ayant été d’un avis contraire, Philippe fut très-embarrassé. Enfin le salut de l’état, qui est la loi suprême, l’emporta. Le 6 de Septembre Philippe envoya le décret suivant au conseil de Castille.

« Quoique j’eusse bien résolu de ne point quitter ma retraite, le conseil m’ayant fait, dans la derniere consulte, & dans celle du 4 du présent mois de septembre, de vives instances de reprendre le gouvernement de cette monarchie, & de m’en charger de nouveau comme roi naturel & propriétaire ; m’ayant représenté en outre que je suis obligé en conscience & en toute justice de remonter sur le trône, j’ai résolu, pour témoigner publiquement les égards que m’inspireront toujours les décisions dudit conseil, le zèle & la constante affection des membres qui le composent, de me sacrifier au bien général de cette monarchie & de ses habitans ; &, pour satisfaire au devoir que m’annonce le jugement du conseil, je reprends la couronne comme roi naturel & propriétaire ; me réservant néanmoins, si Dieu me conserve la vie, la liberté de remettre le gouvernement au prince, mon fils ainé, quand il aura l’âge, les qualités & l’expérience nécessaires à un souverain. Je consens que les Cortès s’assemblent pour reconnoître l’infant dom Ferdinand, en qualité de prince des Asturies. Donné à Madrid le 6 septembre 1724 ».

Abdication de Victor-Amedée II, roi de Sardaigne. Amedée II avoit régné glorieusement pendant un demi-siècle. Il avoit montré de la sagesse dans les circonstances les plus difficiles. Deux fois ses états avoient été sur le point de subir le triste sort qu’ils éprouvèrent sous le duc Charles III, & deux fois il avoit triomphé de la fortune prête à l’accabler. L’Europe avoit vu revivre en lui tous les grands hommes de la maison de Savoie.

Il résolut d’abdiquer, & il déclara que le motif de son abdication étoit de mettre quelqu’intervalle entre le trône & le tombeau ; que sa santé extraordinairement affoiblie par l’âge & par les travaux pénibles d’un règne de cinquante années, l’avertissoit de travailler au grand ouvrage de son salut, loin des embarras du gouvernement & des affaires ; & on exalta sa piété héroïque.

Cependant l’auteur[1] des anecdotes de l’abdication du roi de Sardaigne nous apprend que cette retraite fut l’effet de l’embarras où ce prince guerrier & politique se trouvoit pour avoir, presque dans le même temps, pris des engagemens opposés avec l’empereur d’Allemagne & avec le roi d’Espagne, qui se préparoient à faire la guerre en Italie. Il vit avec effroi ces deux monarque prêts à se concilier, & l’empereur en état de lui marquer son mécontentement ; il n’imagina d’autre expédient, pour écarter l’orage, que de descendre du trône, persuadé que son fils qu’il avoit formé à l’obéissance, l’y laisseroit ensuite remonter.

D’autres politiques ajoutent à ce motif celui du mariage secret de Victor-Amedée avec la comtesse douairière de Saint-Sébastien, qu’il déclara lors de son abdication[2]. Il avoit résolu de passer le reste de ses jours avec elle, & il n’osoit pas la déclarer reine. Il est sûr qu’il se conduisit mal après son abdication, & qu’il en perdit bientôt tout le mérite aux yeux mêmes de ses admirateurs. Dès l’année suivante, il fit de vains efforts pour remonter sur le trône. Il redemanda l’acte de son abdication, se présenta à la porte secrète de la citadelle de Turin pour y entrer & s’en rendre maître ; & par ces démarches indiscrètes, propres à troubler l’état, il contraignit son fils à le tenir enfermé à Rivoli, maison royale, où il mourut treize mois après. On assure que la comtesse Saint-Sébastien, femme ambitieuse, avoit eu beaucoup de part à cette intrigue qui la priva elle-même de la liberté.

Est-il permis à un souverain d’abdiquer la couronne ? Le dictionnaire de Jurisprudence ayant traité cette question, nous y renvoyons le lecteur. Nous ajouterons que la plupart des abdications sont suivies de regrets. Voyez Charles-Quint tourmenté au fond de sa solitude ; Christine inquiète, errante, méprisée ; Victor-Amedée intriguant pour remonter sur le trône, & forçant son fils à le tenir enfermé : tel fut le rôle que jouèrent ces monarques après leur abdication.

Abdications forcées. Abdication de Frédéric-Auguste II. Frédéric-Auguste II, par l’article III du traité d’Alt-Ranstadt en 1706, avoit renoncé à ses droits sur la couronne de Pologne, & reconnu Stanislas pour véritable & légitime roi ; & lorsqu’en 1709 il revint, les armes à la main, faire valoir ses anciennes prétentions, il cherchoit à usurper un trône qui ne lui appartenoit pas, & ne lui avoit peut-être jamais appartenu légitimement. Il alléguoit en vain une élection faite par un parti factieux, contre presque toutes les formalités requises, & notamment contre les décrets de la diète de convocation. Son élection se trouvoit annulée d’ailleurs par une assemblée de la nation, qui l’avoit déclaré inhabile à porter la couronne de Pologne, & par sa renonciation expresse ; il avoit tort de fonder l’invalidité de cette renonciation, sur ce qu’elle étoit contraire aux loix de la république : on lui répondoit que son élection elle-même ne leur étoit pas plus conforme. Il alléguoit avec aussi peu de justice la bulle du pape, qui le dispensoit de ses sermens, & lui permettoit de violer, en sûreté de conscience, la fidélité due au traité d’Alt-Ranstadt. Elle ne pouvoit pas rétablir un droit qu’il avoit cédé de la manière Ia plus formelle. Auguste avoit non-seulement reconnu Stanislas pour véritable & légitime roi de Pologne, il lui avoit écrit pour le féliciter sur son avénement à la couronne ; il avoit notifié sa renonciation aux états de la république, & fait publier le traité dans ses états héréditaires de Saxe.

Cependant, à la faveur des conjonctures, il remonta sur le trône de Pologne, qu’il garda jusqu’à sa mort en 1733.

Abdication de Stanislas I, roi de Pologne. Stanislas I, élu deux fois roi de Pologne, la première fois à la faveur des armes victorieuses de Charles XII, la seconde par les suffrages de la nation à la mort de Frédéric-Auguste II, n’en porta jamais que le titre ; mais il l’honora par toutes les qualités d’un grand roi. Quoiqu’il n’eût jamais possédé la couronne, il l’abdiqua, en conséquence du traité de Vienne, en 1738. Nous rapporterons l’acte de cette abdication ; le lecteur verra dans quels termes on exprime une abdication forcée. Cette pièce d’ailleurs est assez intéressante pour la conserver ici.

Acte d’abdication de Stanislas I, roi de Pologne,
signé à Konigsberg le
27 janvier 1736.

« Stanislas premier, par la grace de Dieu, roi de Pologne, grand-duc de Lithuanie, de Russie, de Prusse, de Moscovie, de Samogitie, de Kiovie, de Volhinie, de Podolie, de Podlachie, de Livonie, de Smolensko, de Sévérie, de Czernicowie.

« Les différentes destinées que nous avons éprouvées dans le cours de notre vie, nous ont assez appris à supporter avec force & égalité d’ame les vicissitudes des choses humaines, & à adorer, en quelque situation que ce soit, les décrets de la providence divine. Persuadé donc que la véritable splendeur du trône royal ne brille que par les vertus dignes d’un prince chrétien, & ayant des sentimens qui nous faisoient regarder comme la plus grande victoire de n’être point ébranlés des coups de la fortune ennemie, nous avons conservé, même dans les premiers succès malheureux de la guerre, la même tranquillité d’esprit avec laquelle nous avions vu auparavant les attraits & les caresses de la fortune : la bonté divine a depuis couronné cette fermeté d’ame par l’ëvénement le plus glorieux, lorsque, comblant nos vœux, elle nous a unis, par les liens les plus étroits, avec le roi très-chrétien. Nous ne pensions plus qu’à jouir paisiblement de l’heureux repos qu’il nous avoit procuré ; mais étant appellé de nouveau pour régner sur une nation libre, dans le sein de laquelle nous étions nés & avions été élevés, nous ne nous sommes portés, par aucune autre raison, à condescendre aux vœux de nos concitoyens, que pour ne point paroître nous refuser à nôtre patrie. Tout ce que nous avons supporté dé travaux, & tout ce que nous avons essuyé de périls pour soutenir cette cause, demeurera sans doute dans la mémoire des hommes & dans les fastes du monde. Cependant ces efforts & ces travaux n’ont pas suffi pour surmonter les obstacles qui s’opposoient à la prospérité de notre royaume, & pour faire cesser les maux & les calamités, sous le poids desquelles la patrie gémissoit, ce qui nous touchoit & pénétroit encore plus vivement : c’est pourquoi, ne prenant pour conseils que ces tendres mouvemens d’affection qui nous attachent à l’illustre nation polonoise, nous avons résolu de préférer le repos de la patrie à tout l’éclat du trône ; car l’amour dont nous sommes pénétrés pour elle, a été plus en nous que tous autres sentimens : & nous n’aurions jamais pris la résolution de nous séparer de cette nation, s’il n’avoit été en même-temps abondamment pourvu à la conservation & au maintien des privilèges, libertés & droits d’une nation qui a si parfaitement mérité de nous, & principalement à la libre élection des rois. Les périls que nous avons courus, tendoient uniquement à ce but ; c’étoit aussi l’objet de nos travaux & de nos soins, & l’événement a en effet répondu pleinement à nos justes desirs, puisque non-seulement, suivant les articles préliminaires de la paix, convenus entre sa majesté impériale & sa majesté très-chrétienne, les libertés du royaume de Pologne, & les droits, biens & honneurs des citoyens qui nous étoient attachés, sont conservés en leur entier à tous égards ; mais aussi, conformément à ces mêmes articles préliminaires de la paix, chacun de ces points est muni des garanties des principaux princes de l’Europe. Comme donc il n’y a plus rien à desirer pour la gloire du roi très-chrétien & pour les avantages du royaume de Pologne, il nous a paru que, s’il restoit encore quelque chose à faire, c’étoit que, par un effet de notre tendre affection pour la patrie, nous nous portassions à faire à sa tranquillité le sacrifice de ce qui nous concerne personnellement ; & étant bien persuadés que si les choses ne sont pas en situation que nous puissions vivre avec nos freres, la mémoire d’un si grand sacrifice ne s’effacera néanmoins jamais de leur esprit, & qu’elle aura & qu’elle conservera la place qu’elle doit avoir dans les archives de la nation : à ces causes & autres justes considérations, de notre volonté pleine & absolue, & avec une entiere liberté, nous avons résolu de céder & renoncer au royaume de Pologne, au grand-duché de Lithuanie & aux provinces de leur dépendance, comme aussi à tous droits & prétentions qui, soit par le droit de notre élection, soit par tout autre titre quelconque nous appartiennent, ou peuvent jamais nous appartenir sur ledit royaume, le grand-duché de Lithuanie & les provinces de leur dépendance ; & en conséquence, d’absoudre tous les ordres de la république de Pologne, & tous & un chacun des habitans de Pologne & de Lithuanie de l’obéissance qu’ils nous avoient prêtés ; comme en vertu du présent diplôme, nous cédons & renonçons en la forme la plus solemnelle & la plus valide que faire se peut, de notre mouvement, de notre plein gré, & sans la moindre violence ni contrainte, au gouvernement & à tous droits & prétentions qui appartiennent, ou qui peuvent jamais nous appartenir, par quelque cause que ce soit, sur le royaume de Pologne, le grand-duché de Lithuanie & les provinces de leur dépendance, absolvant tous les ordres & membres de la république, de l’obéissance & serment qu’ils nous avoient prêtés, &c. &c.

« Donné à Konigsberg en l’année 1736, le 27e janvier, la troisième année de notre regne. Stanislas, roi ». (L. S.)

Abdication de Pierre III, empereur de Russie. La révolution qui a fait passer la couronne du Russie sur la tête de Catherine II, offre une grande leçon aux princes qui se croient les plus-absolus. Les nations gouvernées despotiquement, retirent quelquefois la puissance souveraine des mains d’un maître qui en abuse pour en revêtir un sujet plus digne : detur digniori. Pierre le Grand n’avoit-il pas écrit ces mots sur son sceptre, en caractères assez lisibles, lorsqu’il établit que ses successeurs pourroient disposer du trône par testament ? Les despotes désignent en vain leurs successeurs ; les peuples ne sont pas tenus d’obéir en silence & de respecter cet arrangement arbitraire. Il existe un droit naturel, obligatoire pour tous les hommes, & indépendant de tout etablissement humain ; & ce droit, s’il oblige le sujet à être fidele à son maître, oblige aussi le souverain à protéger le sujet, & à lui rendre justice. Si le souverain manque à ses devoirs, le sujet ne se trouve-t-il pas affranchi des siens ? D’après ce principe, la dernière révolution de Russie fut légitime. Ce pays étoit menacé des plus grands malheurs sous le règne de Pierre III, & l’on ne peut pas regretter que le sceptre ait passé dans les mains d’une princesse juste & bienfaisante, qui se montra digne du trône avant d’y monter, & qui s’en montre encore plus digne depuis qu’elle l’occupe.

Le manifeste qu’elle publia rend un compte circonstancié de ce grand événement, & contient l’acte d’abdication, par lequel Pierre III renonça pour toujours au trône de Russie. Ce manifeste est si curieux & si intéressant que nous croyons devoir le rapporter.

Manifeste de sa majesté impériale Catherine II, Impératrice de toutes les Russies, publié le 6 juillet 1762.

« Catherine II, impératrice & souveraine de toutes les Russies, &c.

« Notre avénement au trône impérial de Russie est une preuve évidente que la main de Dieu dirige les cœurs sincères lorsqu’ils agissent pour le bien. Jamais nous n’avons eu ni le dessein ni le desir de parvenir à l’empire, de la manière dont il a plu au Tout-puissant, selon les vues impénétrables de sa providence, de nous l’accorder.

« Dès la mort de notre très-auguste & très-chère tante, l’impératrice Elisabeth Petrowna de glorieuse mémoire, tous les vrais patriotes, à présent nos fideles sujets, gémissoient de la perte d’une mère si tendre, & mettoient leur unique consolation à obéir à son neveu, qu’elle avoit nommé pour son successeur ; ils ne tardèrent pas à pénétrer la foiblesse de son génie, trop borné pour régir un empire aussi vaste, mais espérant qu’il reconnoîtroit lui-même son insuffisance, ils recherchèrent nôtre assistance maternelle pour les affaires du gouvernement.

« Lorsque le pouvoir absolu tombe en partage à un monarque qui n’a pas assez de vertus & d’humanité pour y mettre de justes bornes, il dégénère en une source féconde de malheurs. C’est ce que la Russie éprouva dans peu. Elle s’épouvanta, en se voyant livrée à un souverain qui, soumis aveuglément aux passions les plus dangereuses, ne songeoit qu’à les satisfaire, sans s’occuper du bien de l’empire qui lui étoit confié.

« Dans le temps où il étoit grand-duc & héritier du trône de Russie, il causa souvent les plus amers chagrins à sa très-auguste tante & souveraine, (ainsi que toute notre cour le sait) : retenu par la crainte, il vouloit garder pour elle une apparence de respect ; mais il ne se déguisa pas assez, & il montra dès lors, aux yeux de tous nos fideles sujets, la plus audacieuse ingratitude qui se manifestoit, tantôt par des mépris personnels, tantôt par une haine avérée pour la nation. À la fin, ne gardant plus de mesures, il aima mieux lâcher la bride à ses passions, que se conduire en héritier d’un si grand empire. On n’apperçevoit plus en lui aucune trace d’honneur.

« À peine fut-il assuré que sa tante & sa bienfaitrice alloit terminer sa carrière, qu’il la traita avec la dernière indécence ; lorsqu’elle eut rendu le dernier soupir, il jetta un œil de mépris sur le corps exposé dans le cercueil ; la joie étoit peinte sur son visage lorsqu’il en approcha ; il marqua même son ingratitude par des paroles. On peut dire que les obsèques n’auroient pas été dignes d’une aussi grande & magnanime souveraine, si notre tendre respect pour elle, cimenté par les liens du sang, ainsi que l’affection extrême qu’elle nous avoit portée, ne nous en eussent fait un devoir.

« Il imaginoit qu’il ne devoit pas à l’Être suprême, mais au hasard, le pouvoir absolu dont il se trouvoit revêtu ; il ne songea plus qu’à en user, non pour le bien de ses sujets, mais pour sa propre satisfaction. Il fit, dans l’état, tous les changemens que la foiblesse de son génie pouvoit lui suggérer, pour l’oppression du peuple.

«Ayant effacé de son cœur jusqu’aux moindres traces de la religion grecque orthodoxe, il entreprit d’abord de détruire la vraie religion établie depuis si long temps en Russie ; il ne parut plus dans les temples, il n’assista plus aux prières publiques ; quelques-uns d’entre ses sujets, témoins de son irrévérence & de son mépris pour les rites de l’églisc, ou des railleries sacrilèges qu’il se permettoit, osèrent lui faire là-dessus de respectueuses remontrances, & ils échappèrent à peine au ressentiment qu’on devoit attendre d’un souverain capricieux, dont le pouvoir n’étoit soumis à aucune loi humaine. Il songea même à renverser les églises, & il ordonna en effet d’en abattre quelques-unes. Il défendit les chapelles particulières à ceux que la maladie retenoit dans leur maison ; il s’efforçoit d’étouffer la crainte de Dieu, que la sainte écriture nous enseigne être le commencement de la sagesse.

« Il ne respecta pas davantage les loix naturelles & civiles ; car n’ayant qu’un fils unique que Dieu nous a donné, le grand-duc Paul Petrowitz, il ne voulut pas, en montant sur le trône de Russie, le déclarer son successeur ; il méditoit notre perte & celle de notre fils ; il vouloit faire passer le sceptre dans des mains étrangères, contre cette maxime du droit naturel, selon laquelle personne ne sauroit transmettre à un autre plus de droit qu’il n’en a reçu lui-même.

« Nous pénétrâmes cette intention ; mais nous ne crûmes pas qu’il seroit aussi dénaturé envers nous & notre très-cher fils. Tous les gens de bien disoient que ses efforts, tendants à notre perte & à celle de notre très-cher fils, se manifestoient déjà par des effets. Les cœurs nobles & généreux en furent allarmés. Animés de zèle pour le bien commun de la patrie, & voyant avec quelle patience nous supportions ces persécutions, ils nous avertissoient que nos jours étoient en danger, & ils nous excitoient à nous charger du poids du gouvernement,

« Quoique la nation fût prête à faire éclater son mécontentement, il ne cessoit d’irriter de plus en plus les esprits, en détruisant tout ce que notre très-cher aïeul Pierre le Grand d’immortelle mémoire, avoit établi en Russie, après trente années de soins & de travaux. Il porta le mépris des loix de l’empire & des tribunaux, jusqu’à dire qu’il n’en vouloit pas entendre parler. Il dissipoit les revenus de la couronne par des dépenses non-seulement inutiles, mais encore nuisibles à l’état ; après une guerre sanglante, il en commença une autre nullement convenable aux intérêts de la Russie ; il prit en aversion les régimens des gardes, qui avoient toujours servi fidelement ses illustres prédécesseurs ; il fit des innovations qui, loin d’exciter les troupes à verser leur sang pour la religion & la patrie, n’ont servi qu’à les décourager. Il changea entiérement la face de l’armée ; il sembloit même qu’en la partageant en un si grand nombre de corps, & en donnant aux troupes tant d’uniformes divers, la plupart bisarres, il voulût faire douter les soldats s’ils appartenoient effectivement à un seul maître, & les porter à s’entre-tuer dans la chaleur du combat. Comme il s’occupoit chaque jour de nouveaux arrangemens aussi pernicieux, il éloigna enfin tellement les cœurs de ses sujets de la fidélité & de la soumission, que chacun d’eux le blâma hautement sans aucune crainte, & fut prêt d’attenter à sa vie. Mais la loi de Dieu, qui prescrit de respecter le pouvoir souverain, gravée profondément dans le cœur de nos fideles sujets, les retenoit ; ils attendoient que la main de Dieu même le frappât, & délivrât la Russie.

« Dans les circonstances que nous venons d’exposer aux yeux du public impartial, il nous étoit difficile de ne pas avoir l’ame troublée du péril imminent qui menaçoit la patrie, & de la persécution que nous souffrions avec notre très-cher fils, l’héritier du trône de Russie : tous ceux qui avoient du zèle pour nous, ou plutôt assez de courage pour le manifester, (car nous n’avons trouvé personne qui ne nous voulût du bien, & qui ne nous fût dévoué) couroient risque de la vie, ou du moins de la fortune, en nous rendant les hommages qui nous étoient dûs, comme à leur impératrice. Les efforts qu’il employoit pour nous perdre, augmentèrent au point qu’ils éclatèrent dans le public ; & nous accusant alors des murmures qu’ils excitoient généralement, & dont lui seul cependant étoit la cause, il ne cacha plus son dessein de nous ôter la vie. Avertis par quelques-uns des plus affidés de nos sujets, & qui étoient résolus, ou à délivrer la patrie, ou à se sacrifier pour elle, nous mîmes notre confiance en Dieu, & nous nous exposâmes au danger avec toute la magnanimité que la patrie avoit lieu d’attendre de nous. Après avoir invoqué le Très-haut, nous résolûmes pareillement de nous immoler pour la patrie, ou de la sauver des troubles & du carnage. Armés du bras du Seigneur, à peine eûmes-nous déclaré notre consentement à ceux qui nous étoient envoyés de la part de la nation, que tous les ordres de l’état s’empressèrent à nous donner des preuves de leur fidélité & de leur soumission, & nous en prêtèrent le serment avec les démonstrations de la plus vive joie.

Notre humanité & nôtre affection pour nos fidèles sujets nous faisoient un devoir de prévenir le carnage qu’on avoit à redouter, si le ci-devant empereur, mettant son espoir dans la force imaginaire de ses troupes de Holstein, (pour l’amour desquelles il résidoit alors à Oranyabaum, vivant dans une parfaite oisiveté, & abandonnant le gouvernement & les affaires les plus pressantes) eût voulu employer la force des armes ; car nos gardes & les autres régimens étoient prêts à s’exposer pour la religion & la patrie, pour nous & notre successeur. Nous prîmes sur cela les arrangemens les plus prompts & les plus convenables. Nous mettant donc à la tête des gardes, du corps d’artillerie & des autres troupes qui se trouvoient à Pétersbourg, nous allâmes déconcerter ses desseins, dont nous étions déjà informés en partie.

« Mais à peine étions-nous sortis de la ville, qu’il nous envoya deux lettres l’une après l’autre ; la première par notre vice-chancelier le prince Galitzin, dans laquelle il demandoit qu’on le laissât retourner au pays de Holstein sa patrie ; & l’autre par le major-général Ismaïloff : il déclaroit, de son propre mouvement dans celle-ci, qu’il abandonnoit la couronne, & ne souhaitoit plus de régner sur la Russie, il nous prioit de nouveau de le laisser partir pour le Holstein avec Elisabeth Woronzoff & Goudowitch. Ces deux lettres, remplies de flatteries, nous furent envoyées quelques heures après qu’il eut donné ordre de nous tuer, comme cela nous a été rapporté par ceux mêmes qu’il avoit chargés de cet attentat.

Cependant il lui restoit encore un moyen de s’armer contre nous avec les troupes de Holstein, & quelques autres petits détachemens qui se trouvoient auprès de lui. Il auroit même pu nous forcer à lui accorder plusieurs conditions préjudiciables à la patrie ; car il avoit entre ses mains un grand nombre de personnes de distinction de nôtre cour, de l’un & de l’autre sexe ; & dès qu’il eut appris les premiers mouvemens d’un peuple justement irrité, il les garda comme ôtages au palais d’Oranyabaum. Notre humanité n’auroit jamais consenti à leur perte, & pour les sauver nous aurions signé avec lui toute espèce d’accommodement. Toutes les personnes de distinction entre nos fidèles sujets, qui étoient alors auprès de nous, nous supplièrent de lui mander que si son intention étoit réellement telle qu’il l’avoit déclarée dans ses lettres, il nous donnât pour la tranquillité publique une renonciation volontaire & formelle au trône de Russie, écrite de sa main. Nous lui envoyâmes ce billet par le même major-général Ismaloff, & voici l’acte de renonciation qu’il nous fit remettre ».

« Durant la courte durée de mon règne sur l’empire de Russie, j’ai reconnu que mes forces ne suffisent pas pour un tel fardeau, & qu’il est au-dessus de moi de gouverner cet empire, non-seulement d’une manière absolue, mais de quelque manière que ce soit ; aussi en ai-je apperçu l’ébranlement qui auroit été suivi de sa ruine totale, & m’auroit couvert d’une honte éternelle. Après avoir donc mûrement réfléchi, je déclare, sans aucune contrainte & solemnellement, à l’empire de Russie & à tout l’univers, que je renonce pour toute ma vie au gouvernement dudit empire, que je ne souhaite plus d’y régner, & que je n’essayerai jamais d’y reprendre le sceptre. J’en fais le serment sincère devant Dieu & tout l’univers, & j’écris & signe cette renonciation de ma propre main, ce 29 juin 1762. Pierre.

« C’est ainsi, graces à Dieu, que nous sommes montés sur le trône de l’empire de Russie, sans qu’il y ait eu une goutte de sang répandu. En adorant les décrets de la providence divine, nous assurons très-gracieusement tous nos fidèles sujets que nous ne manquerons pas d’invoquer jour & nuit le Tout-puissant, afin qu’il bénisse notre sceptre, &c, &c. » (La fin de ce manifeste ne contient que des protestations de zèle & d’attachement en faveur de la Russie, & il n’est pas besoin de la rapporter.) À Saint-Petersbourg (le 6 juillet vieil style) 1762.

L’impératrice fit publier ce manifeste à Saint-Petersbourg, à Moscow, & dans les principales villes de la Russie. Elle en fit passer en même-temps des copies aux généraux des différens corps de l’armée, & à ses ambassadeurs & ministres dans les cours de l’Europe.

Abdication de la patrie. Voyez le Dictionnaire de Jurisprudence.

  1. Le marquis de Fleury, piémontais. Voyez la Science du gouvernement, tom. 2.
  2. Il l’avoit épousée le 12 du mois d’août de l’année 1730, & il abdiqua le 2 septembre suivant.