Encyclopédie méthodique/Economie politique/ABOLITION

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Panckoucke (1p. 27-29).
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ABOLITION, s. f. c’est en général l’action par laquelle on détruit une chose.

Le mot d’abolition peut se considérer sous deux rapports ; 1o. à l’égard des loix, des coutumes & des usages ; 2o. à l’égard des crimes.

À parler strictement, abolir se dit plutôt des coutumes & usages que des loix, pour lesquels on se sert du mot abroger : le non usage suffit pour l’abolition, mais il faut un acte positif pour l’abrogation.

On trouvera dans le Dictionnaire de Jurisprud. ce qui regarde l’abolition des crimes ; nous ne parlons ici que de l’abolition des usages & des loix.

Les peuples seroient bien à plaindre, si, après avoir fait des loix pour le bien commun de la société, ils ne pouvoient pas les réformer ou les abolir ; lorsque, par le changement des circonstances & d’autres causes, soit physiques ou morales, elles sont devenues plus nuisibles qu’avantageuscs. La puissance législative n’est point infaillible ; elle ne peut ni tout prévoir, ni tout combiner. Il est des événemens dans l’avenir qui échappent à l’homme le plus sage & le plus pénétrant. Quel est l’esprit assez vaste pour embrasser tous les détails, tous les cas particuliers qui peuvent rendre une loi générale plus ou moins utile ? L’immensité des objets que présente l’administration, & la bizarrerie des révolutions que le temps ne manque guères d’amener dans les corps politiques, doivent inspirer de l’indulgence sur les méprises du législateur le plus éclairé. Des rapports quelquefois imperceptibles, des abus moralement inévitables dans l’exécution des meilleures loix, produisent des effets qu’il étoit comme impossible d’imaginer ; sous le prétexte d’une constance inébranlable, faut-il alors laisser subsister le mal ? & substituer une grandeur imaginaire à la vérirable majesté, l’orgueil à la dignité, l’opiniâtreté à la droiture ?

L’expérience démontre tous les jours que des loix & des coutumes, utiles dans leur établissement, deviennent ensuite très-funestes à l’état. Mais souvent on n’ose les abolir, par la crainte de soulever les peuples qui ne manquent guères de prendre la pratique de certaines actions pour la vertu même, & de révérer les usages reçus de leurs pères. Il importe sans doute au législateur de prendre tous les moyens propres à affoiblir cette trop grande vénération des peuples ; mais il est de son devoir de détruire les abus.

Lorsque les intérêts d’un état sont changés, & que ses loix lui sont devenues nuisibles, ces lois trop respectées accélèrent la ruine de la nation. La destruction de la république romaine fut l’effet d’une ridicule vénération pour d’anciennes loix ; c’est par cet aveugle respect que César imposa le joug de la servitude à sa patrie. Après la destruction de Carthage, les romains, parvenus au faîte de Ia grandeur, devoient appercevoir l’opposition qui se trouvoit entre leurs intérêts, leurs mœurs & leurs loix ; ils devoient sentir qu’une révolution menaçoit leur empire. Pour sauver l’état, ils devoient se hâter de faire, dans les loix & le gouvernement, la réforme qu’exigeoient le temps & les circonstances. Les mêmes loix qui les avoient portés au dernier dégré d’élévation, ne pouvoient les y soutenir ; un empire est comparable au vaisseau que certains vents ont élevé à une certaine hauteur où, repris par d’autres vents, il est en danger de périr, si le pilote habile & prudent ne change promptement de manœvre : Locke a connu cette vérité politique lors de l’établissement de sa législation à la Caroline ; il voulut que ses loix n’eussent de force que pendant un siècle ; que, ce temps expiré, elles devinssent nulles, si elles n’étoient de nouveau examinées & confirmées par l’introduction d’un meilleur régime. Telles constitutions subsistent, malgré leurs vices, par des palliatifs appliqués à propos, qui ne résisteroient pas à un remède plus violent. Une réforme, entreprise sans succès, cause toujours du mal. Il est donc de la dernière conséquence de ne se pas laisser abuser par l’envie excessive d’opérer le plus grand bien. Il est beau sans doute de ne se tromper que par un excès d’amour pour le bien public ; mais l’erreur n’en est pas moins dangereuse, & c’est ici l’occasion de dire qu’il faut être sage jusqu’à la sobriété.

Dans la démocratie, l’abolition des loix n’est presque sujette à aucun des inconvéniens qu’elle éprouve dans la monarchie & l’aristocratie, parce que c’est la nation en corps qui consulte & délibère, qui établit & abolit. L’abolition d’une loi y est un acte de la volonté générale : elle a été prévue, desirée, demandée. Si, dans les autres constitutions, elle est de même appellée, préparée par le vœu des peuples, elle sera aussi agréable, & ne souffrira guères plus de difficultés. Il est conforme à l’humanité de délibérer des loix avec ceux qu’elles intéressent. On doit des éloges à l’empereur romain qui disoit au sénat :[1] « Nous assemblerons les grands de notre cour & votre compagnie pour traiter de la loi. Si elle plaît, nous l’établirons, & votre consentement unanime sera confirmé par notre autorité. Nous ne suivrons pas d’autre méthode lorsqu’il s’agira de former une loi. Nous sentons qu’il est de l’intérêt de notre gloire de nous y conformer ».

Charles V, surnommé le Sage, convoqua les états sur quelques plaintes que faisoit la province de Guienne. « Je vous ai assemblés, leur dit-il, pour avoir votre avis, & me réformer si j’ai fait quelque chose que je n’ai pas dû faire ». Ces paroles sont belles & dignes d’un grand roi.

Dans les états où la nation ne conserve d’autre droit que celui de reprendre la puissance législative, lorsque le souverain en abuse d’une manière criante, le prince qui en est dépositaire peut encore placer son trône au milieu de ses sujets, délibérer avec eux ou leurs représentans, des maux de l’état & de leurs remèdes, des loix qu’il est à propos d’abolir, & de celles qu’il importe de leur substituer. Il apprendra de leur bouche ce qui convient le mieux à leurs besoins, à l’honneur, à la prospérité, au bien-être de tous. Les conseils pernicieux des courtisans intéressés ne corrompront point sa droiture naturelle. Il fera le bien, & obtiendra l’amour de ses peuples. Voyez l’article Abrogation & Changemens politiques de ce Dictionnaire. — Voyez aussi l’article Abolition dans le Dictionnaire de Jurisprudence.

  1. 2. Cod. de leg. & constit. principum & edict.