Encyclopédie méthodique/Economie politique/ACCAPARER

La bibliothèque libre.
Panckoucke (1p. 42-44).
ACCÉDER   ►

ACCAPARER, signifie donc acheter des denrées ou des marchandises ; & en faire de grandes levées dans la vue de les rendre rares & fort cheres. On dit accaparer des bleds, des laines, des cires, des suifs, &c.

Cette opération est défendue sous peine de confiscation des marchandises accaparées, d’amende pécuniaire, & de peine corporelle en cas de recidive.

Il ne faut pas confondre le terme d’accaparer avec celui d’enarrher, quoiqu’on donne quelquefois des arrhes en accaparant, quoiqu’on ait prononcé la même peine dans les deux cas, & que l’un ne soit pas souvent plus condamnable que l’autre. Voyez Enarrher.

L’accaparement condamné par les loix & par le préjugé, n’est pourtant pas toujours aussi condamnable en lui-même qu’il semble l’être, d’après l’opinion publique & les ordonnances qui le proscrivent ; car, pour l’ordinaire, il est occasionné par des vices d’administration. D’ailleurs si l’accapareur n’usoit pas de mauvaise foi, s’il n’employoit pas l’astuce ou la surprise dans ses achats, s’il visoit plutôt à se donner des profits honnêtes qu’à priver le peuple de subsistance, les marchés qu’il feroit étant fondés fur la liberté naturelle dont tout citoyen doit jouir dans l’emploi de ses propriétés, & sur celle qui doit également appartenir aux vendeurs des marchandises qu’il achète, il est évident qu’il ne blesseroit le droit de personne en exerçant le sien dans toute son étendue, & qu’il ne feroit que ce que tout autre citoyen pouvoit entreprendre avant lui, & avoit le droit de faire comme lui. Il est vrai qu’on peut rarement alléguer cette dernière excuse en faveur de ce monopole, & qu’on ne le voit point sous un point de vue favorable. Il paroît toujours dangereux, mais il est encore plus effrayant.

En effet l’idée qu’on se fait de l’accaparement est le plus souvent comme celle qu’on attache aux mots de sorcier & de maléfice ; elle est grossie, elle est défigurée par l’imagination. C’est un fantome qui, vu à travers les brouillards de l’ignorance & du préjugé, a communément plus d’apparence que de réalité.

Mais, rangé dans la classe des abus & regardé comme dangereux & funeste, il est du petit nombre de ceux qu’il faut considérer comme effet & non comme cause. La cherté des grains, les troubles & les désordres qu’on prétend qu’elle occasionne dans une année de disette, ont une cause plus éloignée à laquelle il faut remonter pour découvrir la source de l’accaparement & les moyens d’arrêter ou de prévenir ses manœuvres.

L’accaparement n’existe & ne se montre d’une manière nuisible que dans des pays où des loix positives erronées gênent ou combattent les loix primitives & le droit naturel de l’homme, où des polices réglementaires embarrassant les propriétés, restreignent & annullent la liberté du commerce des denrées ou d’autres marchandises.

Alors la cupidité calculant les gains à faire dans un commerce lucratif dont on peut éloigner les concurrens, & profitant de la circonstance où les entraves données à ce commerce en arrêtent la circulation & rendent plus rares les matières qui en font l’objet, s’ingénie, s’intrigue, emploie tous les moyens pour en avoir à elle seule la plus grande quantité possible, parce qu’une fois parvenue à les réunir dans ses mains en tout ou en très-grande partie, elle les revend quand elle veut, les distribue où bon lui semble, & y met le prix à son gré.

Le pauvre peuple cependant souffre & gémit, on crie au monopole ; le gouvernement voudroit quelquefois l’extirper & fait des loix en conséquence, mais vainement il les promulgue ; l’effet qu’elles produisent est nul ou de fort peu de durée, parce qu’elles n’ôtent pas la cause de l’abus. Quand elles viendroient à bout de supprimer pour un moment le monopole, on le verroit bientôt reparoître, si les gênes & les prohibitions portées contre le commerce subsistoient encore.

Non moins à craindre dans son principe que dangereux dans ses suites, l’accaparement est, ainsi que l’usure, la loi de l’opulence avide imposée à la pauvreté nécessiteuse. Celle-ci, dans le besoin de vendre & ne voyant pas d’acheteurs, ou voulant acheter & n’ayant pas d’argent pour payer les choses qui lui sont nécessaires, dénuée de moyens & les trouvant tous dans les mains de l’opulence, est forcée, pour s’en procurer une petite part, d’accepter les conditions que l’autre lui dicte ; elle est en quelque sorte à sa merci, elle en est comme dépendante.

Ce n’est pas que la pauvreté, ou volontaire ou laborieuse, manque à ses intérêts & consente sans résistance à être victime ou dupe ; elle ne vend point à pacte qu’elle ne livre à pacte aussi ; mais elle cède à la force des circonstances ; elle reçoit la loi de la dure nécessité. Si elle accède aux marchés qu’on lui prescrit, c’est que, tout mauvais qu’ils sont, ces marchés lui paroissent & sont encore préférables à la privation des moyens dont elle manque & qu’ils lui procurent. Elle accepte des arrhes sur ces marchés, pour ne pas perdre l’occasion de se procurer les choses dont elle a besoin ; enfin elle tient à ses conventions, dans la crainte d’être forcée d’en accepter de pires.

Aussi le monopole ou, pour mieux dire, l’agio à qui ces craintes & ces besoins de la pauvreté n’échappent point, qui au contraire compte bien sur eux, & qui sent tout ce qu’il peut par sa bourse & par ses intrigues, cherche-t-il à profiter de tous ces avantages, étend de plus en plus ses entreprises, & tente quelquefois d’accaparer tous les produits, tous les effets d’une contrée. Souvent il a des émissaires & des espions à ses gages, intéressés à ses succès par l’appât du gain qu’ils en attendent. Il leur fait la leçon ; il les distribue dans les lieux où il prétend les faire agir. Il s’en sert pour multiplier ses opérations, pour prévenir ou écarter les concurrens, pour s’emparer du superflu des denrées. S’agit-il ensuite d’appeller la cherté, ses trompettes sonnent l’allarme ; ils suscitent par tous moyens le discrédit & l’épouvante ; la crainte de la famine fait fermer tous les greniers, & ceux qui ne sont pas suffisamment pourvus de grains, le bas peuple sur-tout qui ne seme & ne récolte point, & qui vit du jour au jour, est forcé d’avoir recours au monopoleur, & de payer sa substance au taux que celui-ci veut y mettre. C’est ainsi que l’opulence avide sait profiter sur le bien d’autrui, avant même de l’avoir payé, & que l’accaparement dont il se sert pour le succès de ses entreprises est une de ses plus sûres armes.

Tels sont souvent les pernicieux effets de l’accaparement monopoleur, qui nous font sentir combien il importe d’arracher jusqu’à la racine un abus aussi funeste ; mais la vue seule du mal ne suffit pas pour le guérir. L’extirpation d’un mal quelconque ne procède utilement que de la connoissance de son principe.

L’accaparement provient du concours de ces trois causes.

1o. Influence de l’administration sur les ventes & les achats.

2o. Inégalité prodigieuse des fortunes.

3o. Ignorance & préjugés populaires.

Les loix naturelles qui assignent son droit à chaque individu, qui font que toutes ses propriétés sont exclusivement siennes, lui donnent en même temps la liberté d’en jouir & d’en disposer à son gré & pour son plus grand profit, sans quoi ses propriétés seroient nulles ou inutiles. Tout homme est, par ces loix, maître de sa personne & de ses facultés, & dès-lors maître de son temps & de son travail, maître des gains qu’ils lui procurent, & des biens qu’ils lui acquièrent.

En entrant dans l’union sociale, l’homme n’a pas perdu ces droits, qui sont inhérens à sa personne. Il ne s’est soumis au contraire à contribuer, à raison de ses moyens, au maintien de la société, que pour s’assurer ses propriétés & la liberté d’en faire usage. Les souverains ne règnent que pour maintenir ses droits, & ne peuvent s’écarter de ce premier devoir, sans nuire à leurs sujets & sans se nuire à eux-mêmes.

Il suit de là que l’autorité du gouvernement, instituée pour faire jouir chaque citoyen des choses qui lui sont propres, ne doit pas le priver de la liberté d’en faire usage, de les échanger & d’en disposer à sa volonté, & que l’influence de l’administration sur les ventes & les achats, qui attente à leur liberté, & dès-lors intervertit leur ordre naturel, ne peut être que fort nuisible.

En donnant au commerce des réglemens qui l’embarrassent, l’administration contrarie les loix naturelles, & provoque les justes peines qui suivent leur infraction. Les prohibitions qu’elle porte contre le commerce des denrées, par exemple, ont un double effet également funeste ; car, d’un côté, le défaut de circulation éloigne les acheteurs, arrête l’émulation & le travail du laboureur découragé, jette les campagnes dans la langueur, & de l’autre éveille la cupidité du monopoleur avide & opulent, qui, trouvant le moyen d’éluder ces défenses & de les tourner même à son avantage, profite des entraves où elles font gémir le commerce pour accaparer les denrées qui en sont l’objet & pour les vendre ensuite à un prix excessif.

L’inégalité prodigieuse des fortunes contribue beaucoup aussi à faire naître les abus, dont l’accaparement n’est pas le moindre. Les fortunes excessives sont rares sous un gouvernement juste & modéré ; mais dans un pays dont le gouvernement aveugle respecte peu les propriétés, l’extrême opulence paroît souvent à côté de la plus grande misère ; car toutes deux se suivent & sont inséparables, & toutes deux sont enfans du désordre, quoique la richesse & la pauvreté, soient selon l’ordre de la nature. L’opulence seule peut tenter de mettre un pays sous les filets de l’accaparement, & ils ne réussissent bien qu’à la faveur de la misère.

Les effets de l’accaparement ne seroient pas si funestes, s’ils n’étoient augmentés & propagés par l’ignorance & les préjugés populaires, qui, tenant les esprits ouverts à tous les faux bruits répandus par le monopole, communiquent au loin l’émotion & l’épouvante, & rendent les manœuvres de l’accapareur plus fréquentes & plus sûres.

D’après ce que nous venons de dire, il est évident que, dans tout pays où les loix de l’ordre naturel sont respectées, on ne connoît point l’accaparement ; qu’il ne se montre que là où des loix positives erronées combattent les loix de la nature, & ou les gênes & les prohibitions arrêtant le commerce, donnent au monopole la facilité de s’introduire & de s’établir.

Voilà d’où vient cet abus dangereux qui paroît si redoutable, contre lequel on se récrie souvent, sans le bien connaître, & qu’on cherche à proscrire avec plus de chaleur que de précaution. L’accaparement mérite l’improbation de tout honnête homme & la haine du gouvernement ; mais, pour venir à bout de le détruire, il faut procéder autrement qu’on n’a fait jusqu’ici ; il faut l’attaquer avec plus de prudence, de crainte qu’averti des projets de destruction qu’on forme contre lui, il ne prenne des mesures & ne nous échappe.

On ne doit attaquer directement aucun abus, parce que, dans ce cas, il n’en est aucun qui n’intrigue & ne se replie pour esquiver le coup fatal, ou du moins pour l’affoiblir. Tant de gens tiennent de l’abus leurs richesses & leur crédit, que les abus trouvent un million de gens qui les protègent & les soutiennent. S’ils ne peuvent se garantir entiérement des poursuites de leurs ennemis, ils tentent de les séduire & de se rédimer ; enfin, fascinant quelquefois l’administration elle-même, ils soulèvent, ils fomentent le plus grand de tous les abus le monopole jurisdictionnel, & sa sœur la prévarication, sous la banière & l’autorité desquels ils se sauvent. C’est l’hidre de Lerne, dont les têtes coupées ne cessent de repousser.

Les causes de l’accaparement, connues & développées, nous indiquent suffisamment ce qu’il faut faire pour en opérer l’extirpation. Le mal venoit du renversement de l’ordre, des gênes dont on enveloppoit la propriété, des prohibitions portées contre le commerce ; le remède à cet abus, comme à tous les autres, est aussi simple qu’efficace. C’est la liberté, la pleine & entière liberté. (G)