Ennéades (trad. Bouillet)/I/Livre 2/Notes

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade I, livre ii :
Des Vertus | Notes



LIVRE DEUXIÈME.

DES VERTUS.

Ce livre est le dix-neuvième dans l’ordre chronologique.

Il a été traduit en anglais par Taylor : Select Works of Plotinus, London, 1817, p. 1.

M. Barthélemy Saint-Hilaire en a traduit le § 1 dans son livre De l’École d’Alexandrie, p. 171-174.

§ I. rapprochements entre la doctrine de plotin et celle de platon.

Pour composer ce livre, Plotin a puisé principalement dans les dialogues de Platon. Le début est emprunté au Théétète comme nous l’avons indiqué, p. 51, note 2. L’idée que la vertu est une purification (§ 3, p. 55) est tirée du Phédon (Voy. le passage de ce dialogue qui a été cité plus haut, p. 381-384.) Enfin les définitions que Plotin donne des quatre vertus, justice, prudence, courage, tempérance (§ 1, 3, p. 52, 55), reproduisent celles qui se trouvent dans le livre IV de la République (t. IX, p. 240-243 de la traduction de M. Cousin). Nous citons ici ce morceau entier pour ne pas en altérer le sens par des retranchements :

« Nous n’avons pas oublié que l’État est juste lorsque chacun des trois ordres qui le composent remplit le devoir qui lui est propre. — Je ne crois pas que nous l’ayons oublié. — Souvenons-nous donc que, lorsque chacune des parties de nous-mêmes remplira le devoir qui lui est propre, alors nous serons justes et nous remplirons notre devoir. — Il faut nous en bien souvenir. — N’appartient-il pas à la raison de commander, puisque c’est en elle que réside la sagesse, et qu’elle est chargée de veiller sur l’âme tout entière ? Et n’est-ce pas à la colère d’obéir et de la seconder ? — Oui. — Et n’est-ce pas le mélange de la musique et de la gymnastique, dont nous parlions plus haut, qui mettra un parfait accord entre ces deux parties, nourrissant et fortifiant la raison par de beaux discours et par l’étude des sciences, relâchant, apaisant, adoucissant la colère par le charme de l’harmonie et du nombre ? — Assurément. — Ces deux parties de l’âme ayant été ainsi élevées, instruites et exercées à remplir leurs devoirs, gouverneront la partie où siége le désir, qui occupe la plus grande partie de notre âme et qui est insatiable de sa nature ; elles prendront garde que celle-ci, après s’être accrue et fortifiée par la jouissance des plaisirs du corps, ne sorte de son domaine et ne prétende se donner sur elles une autorité qui ne lui appartient pas, et qui troublerait l’économie générale. — Assurément. — En présence des ennemis du dehors, elles prendront les meilleures mesures pour la sûreté de l’âme et du corps : l’une délibérera, l’autre, soumise à son commandement, combattra, et, secondée du courage, exécutera ce que la raison aura résolu. — Oui. — Et nous appelons l’homme courageux, lorsque cette partie de l’âme où réside la colère soit constamment, au milieu des peines et des plaisirs, les ordres de la raison sur ce qui est à craindre ou ne l’est pas. — Bien. — Nous l’appelons prudent à cause de cette partie de son âme qui a exercé le commandement et donné ces ordres ; qui possède en elle-même la science de ce qui convient à chacune des trois parties et à toutes ensemble. — Sans contredit. — Et tempérant, par l’amitié et l’harmonie qui règnent entre la partie qui commande et celles qui obéissent, lorsque ces deux dernières demeurent d’accord que c’est à la raison de commander et ne lui disputent pas l’autorité ? — La tempérance, dans l’État comme dans l’individu, n’est pas autre chose. — Enfin il sera juste, par la raison et de la manière que nous avons plusieurs fois exposées. — La cause de tout cela, n’est-ce pas que chacune des parties de son âme remplit son devoir, qu’il s’agisse de commander ou d’obéir ? — Il n’y en a pas d’autre. »

Quant à la conversion dont il est question dans le livre ii, § 4, p. 57, Voy. ce qui en a été déjà dit plus haut, p. 348-349.

§ II. rapprochements entre la doctrine de plotin et celle d’aristote.
Quoique Plotin développe généralement dans ce livre la doctrine de Platon, cependant il a aussi emprunté à Aristote plusieurs des idées qu’il exprime à la fin du § 7, p. 61. Voici d’abord le passage de Plotin :

« Il nous resterait à considérer si l’homme vertueux possède en acte ou d’une autre façon les vertus, soit supérieures, soit inférieures ; pour le savoir, il faudrait examiner séparément chacune d’elles, la prudence, par exemple. Comment cette vertu subsiste-t-elle si elle emprunte d’ailleurs ses principes, si elle n’est pas en acte ? Qu’arrivera-t-il si une vertu s’avance naturellement jusqu’à un certain degré, et une autre vertu jusqu’à autre degré ? Que dire de la tempérance qui modère certaines choses et en supprime certaines autres ? On peut élever les mêmes questions au sujet des autres vertus, en consultant la prudence, qui jugera à quel degré les vertus sont parvenues. »

Les idées que Plotin se borne ici à énoncer, avec une concision qui tombe dans l’obscurité, sont reprises et développées par lui dans le § 6 du livre iii, p. 68-69. Voici ce passage qu’il est absolument nécessaire de rapprocher du précédent :

« La philosophie traite des mœurs : ici encore, c’est la Dialectique qui pose les principes ; la Morale n’a plus qu’à en faire naître les bonnes habitudes et à conseiller les exercices qui les engendrent. Il en est de même des vertus rationnelles, λογιϰαὶ ἕξεις : c’est à la Dialectique qu’elles doivent les principes qui semblent leur appartenir en propre : car le plus souvent elles s’occupent des choses matérielles [parce qu’elles modèrent les passions]. Les autres vertus impliquent aussi l’application de la raison aux passions et aux actions qui sont propres à chacune d’elles ; seulement la prudence y applique la raison d’une manière supérieure : elle s’occupe plus de l’universel ; elle considère si les vertus s’enchaînent les unes aux autres, s’il faut faire présentement une action, ou la différer, ou en choisir une autre. Or, c’est la Dialectique, c’est la science qu’elle donne, la sagesse, qui fournit à la prudence, sous une forme générale et immatérielle, tous les principes dont celle-ci a besoin... Pour les vertus, on peut posséder d’abord les vertus naturelles, puis s’élever, avec le secours de la sagesse, aux vertus parfaites. La sagesse ne vient donc qu’après les vertus naturelles ; alors elle perfectionne les mœurs ; ou plutôt, lorsque les vertus naturelles existent déjà, elles s’accroissent et se perfectionnent avec elle. Du reste, celle de ces deux choses qui précède donne à l’autre son complément. En général, avec les vertus naturelles, on n’a qu’une vue [une science] imparfaite et des mœurs également imparfaites, et ce qu’il y a de plus important pour les perfectionner, c’est la connaissance philosophique des principes d’où elles dépendent. »

Ce que Plotin dit de la prudence dans ces deux passages est parfaitement conforme au rôle qu’Aristote assigne à cette vertu dans l’Éthique à Nicomaque (VI, 5) :

« Quant à la prudence, on peut s’en faire une idée en considérant quels sont ceux que l’on appelle prudents : or, il semble que ce qui caractérise l’homme prudent, c’est la faculté de délibérer avec succès sur les choses qui lui sont bonnes et avantageuses, non pas sous quelques rapports particuliers, comme celui de la santé ou de la force, mais qui peuvent contribuer, en général, au bonheur de sa vie. Ce qui le prouve, c’est qu’on appelle prudents ou avisés, dans tel ou tel genre, ceux qu’un raisonnement exact conduit à quelque fin estimable, dans les choses où l’art ne saurait s’appliquer, en sorte que l’homme prudent serait, en général, celui qui est capable de délibérer... Il suit nécessairement de là que la prudence est une véritable habitude de contemplation, dirigée par la raison, dans les biens propres à la nature humaine. » (Trad. de M. Thurot, p. 256, 258.)

En subordonnant la prudence à la sagesse, en les appelant toutes deux des vertus rationnelles ou habitudes intellectuelles, et en les regardant comme supérieures aux vertus morales (liv. i, § 10, p. 47), Plotin s’est encore inspiré d’Aristote, qui s’exprime ainsi à ce sujet :

« Il faut que le sage, non-seulement connaisse les conséquences qui dérivent des principes, mais aussi qu’il sache la vérité des principes. En sorte que la sagesse serait l’intelligence et la science, et que sa partie fondamentale serait la connaissance de ce qu’il y a de plus noble et de plus sublime. » (Éthique à Nicomaque, VI, 7 ; p. 261 de la trad. de M. Thurot.)

« La distinction [de deux parties dans l’âme, de la partie irraisonnable et de la partie raisonnable] sert de fondement à une division ou classification des vertus : car nous disons que les unes sont intellectuelles, διανοητιϰαί, et les autres morales, ἡθιϰαί, nous appelons vertus intellectuelles, la sagesse, la prudence ; vertus morales, la tempérance, la libéralité. En effet, quand nous parlons des mœurs d’un homme, nous ne disons pas qu’il est habile ou spirituel, mais qu’il est doux ou sobre ; nous louons aussi, dans l’homme savant et habile, ses habitudes et sa manière d’être ; or, entre les habitudes, on appelle vertus celles qui sont dignes de louange. » (Éthique à Nicomaque, I, 13 ; p. 50 de la trad.)

Enfin, la distinction établie par Plotin entre les vertus naturelles et les vertus parfaites se trouve développée dans les lignes suivantes du même ouvrage d’Aristote :

« La nature semble avoir mis dans chacun des individus le germe des vertus morales : car nous apportons, pour ainsi dire, en naissant, quelque disposition à la justice, à la prudence, à la tempérance, et aux autres qualités de l’âme. Mais nous cherchons ici quelque chose de plus, c’est la bonté et la vertu proprement dites, c’est une autre manière d’êre juste, courageux, tempérant et le reste. Ces dispositions naturelles, φυσιϰαί ἕξεις, existent en effet dans les enfants et dans les animaux ; mais elles semblent plutôt être nuisibles qu’utiles, sans l’intelligence. C’est ce qu’on peut reconnaître en considérant que les mouvements du corps, de quelque vigueur qu’il soit doué, ne peuvent que l’exposer à des chocs très-funestes quand il est privé de la vue. Or, il en est de même ici : notre manière d’agir est tout autre quand elle est dirigée par l’intelligence. Et c’est précisément dans une habitude ou disposition semblable que consiste la vertu proprement dite. Concluons de là que la partie morale de l’âme comprend deux sortes de vertus, la vertu naturelle, φυσιϰὴ ἀρετὴ, et la vertu en soi ou proprement dite, ϰυρία ἀρετὴ ; et celle-ci, qui est principale et directrice, ne saurait exister sans la prudence. » (Éthique à Nicomaque, VI, 13 ; p. 280 de la trad. de M. Thurot.)

§ III. mentions et citations qui ont été faites de ce livre.

Porphyre a commenté ce livre dans ses Ἀφορμαι πρὸς τὰ νοητά, § 54. Ce morceau de Porphyre a été cité lui-même par Stobée, Florilegium (Tit. I, p. 54, éd. Gaisford), et par Michel Psellus (Omnifaria doctrina, § 55, p. 110). George Gémiste lui a aussi fait des emprunts dans son ouvrage intitulé Libellus de Virtute ejusque partibus, publié en grec et en latin par Angelo Maï, Milan, 1816.

Enfin, Macrobe a analysé et commenté le livre de Plotin dans son Commentaire sur le Songe de Scipion (I, 8) :

« Solæ faciunt virtutes beatum, nullaque alia quisquam via hoc nomen adipiscitur : unde, qui existimant nullis nisi philosophantibus inesse virtutes, nullos præter philosophes beatos esse pronuntiant. Agnitionem enim rerum divinarum sapientiam proprie vocantes, eos tantummodo dicunt esse sapientes qui superna acie mentis requirunt, et, quantum vivendi perspicuitas præstat, imitantur[1] ; et in hoc solo esse aiunt exercitia virtutum, quarum officia sic dispensant : prudentiœ esse, mundum istum et omnia quæ in mundo insunt, divinorum contemplatione despicere, omnemque animæ cogitationem in sola divina dirigere ; temperantiœ, omnia relinquere, in quantum natura patitur, quæ corporis usus requirit ; fortitudinis, non terreri animam a corpore quodammodo ductu philosophiæ recedentem, nec altitudinem perfectæ ad superna ascensionis horrere ; justiciœ, ad unam sibi hujus propositi consentire viam uniuscujusque virtutis obsequium[2]. Atque ita fit ut, secundum hoc tam rigidæ definitionis abruptum, rerumpublicarum rectores beati esse non possint. Sed Plotinus, inter philosophiæ professores cum Platone princeps, libro De virtutibus, gradus earum, vera et naturali divisionis ratione composites, per ordinem digerit :

Quatuor sunt, inquit, quaternarum genera virtutum.

Ex his primæ politicæ vocantur ; secundæ, purgatorim ; tertiæ, animi jam purgati ; quartæ, exemplares.

Et sunt politicœ[3] hominit, qua sociale animal est : his boni viri reipublicæ consulunt, urbes tuentur ; his parentes venerantur, liberos amant, proximos diligunt ; his civium salutem gubernant ; his socios circumspecta providentia protegunt, justa liberalitate devinciunt ;

Hisque sui memores alios fecere merendo.

(Virg., Æn., lib. VII, v. 664.)

Et est politici prudentia, ad rationis normam quæ cogitat quæque agit universa dirigere ; ac nihil præter rectum velle vel facere, humanisque actibus, tanquam divinis arbitris, providere. Prudentiæ insunt ratio, intellectus, circumspectio, providentia, docilitas, cautio. Fortitudinis est, animum supra periculi metum agere, nihilque nisi turpia timere ; tolerare fortiter vel adversa vel prospera. Fortitudo præstat magnanimitatem, fiduciam, securitatem magnificentiam, constantiam, tolerantiam, firmitatem. Temperantiœ, nibil appetere pœnitendum, in nullo legem moderationis excedere, sub jugum rationis cupiditatem domare. Temperantiam sequuntur modestia, verecundia, abstinentia, castitas, moderatio, parcitas, sobrietas, pudicitia. Justiciœ, servare unicuique quod suum est. De justitia veniunt innocentia, amicitia, concordia, pietas, religio, affectus, humanitas. His virtutibus vir bonus primum sui atque inde reipublicæ rector efficitur, juste ac provide gubernans humana, divina non deserens.

Secundœ, quas purgatorias[4] vocant, hominis sunt qui divini capax est ; solumque animum ejus expediunt qui decrevit se a corporis contagione purgare, et quadam humanorum fuga solis se inserere divinis. Hæ sunt otiosorum, qui a rerumpublicarurn actibus se sequestrant. Harum quid singulæ velint, superius expressimus, quum de virtutibus philosophantium diceremus ; quas solas quidam existimaverunt esse virtutes.

Tertiœ sunt purgati jam defœcatique animi[5] et ab omni mundi hujus aspergine presse pureque detersi. Illic prudentiœ est divina non quasi in electione præferre, sed sola nosse, et hæc, tanquam nihil sit aliud, intueri. Temperantiœ, terrenas cupiditates non reprimere, sed penitus oblivisci : fortitudinis, passiones ignorare, non vincere, ut « nesciat irasci, cupiat nihil ; » justitiœ, ita cum supera et divina mente sociari ut servet perpatuum cum ea fœdus imitando.

Quartæ exemplares[6] sunt, quæ in ipsa divina Mente consistunt, quam diximus νοῦν vocari, a quarum exemplo reliquæ omnes per ordinem defluunt : nam si rerum aliarum, multo magis virtutum ideas esse in mente credendum est. Illic prudentia est Mens ipsa divina ; temperantia, quod in se perpetua intentione conversum est ; fortitudo, quod semper idem est, nec aliquando mutatur ; justitia, quod perenni lege a sempiterna operis sui continuatione non flectitur.

Hæc sunt quaternarum quatuor genera virtutum, quæ, præter cetera, maximam in passionibus habent differentiam sui ; passiones autem, ut scimus, vocantur, quod homines

...............Metuunt, cupiunt, gaudentque, dolentque ;

(Virg., Æn. lib. VI, v. 788.)


Has primæ molliunt, secundæ auferunt, tertiæ obliviscuntur : in quartis nefas est nominari. Si ergo hoc est officium et effectus virtutum, beare, constat autem et politicas esse virtutes, igitur ex poliiicis efficiuntur beati. »

Ce passage de Macrobe a été mentionné lui-même par Vincent de Beauvais, Speculum historiale, V, 9.

Plotin a encore été cité par Simplicius dans son Commentaire sur la Physique d’Aristote, p. 249 : τὰ γὰρ πάθη, ὤς φησιν ὁ Πλωτίνος, αἱ αἰσθήσεις ἢ οὐϰ ἄνευ αἰσθήσεως· εἰπὼν δὲ πρότερου ϰοινῶς περὶ τῶν ψυχιϰῶν, ἕξεων, ὅτι ϰαὶ αὖται τελειώσεις εἰσι ϰαὶ ἐν τῷ πρός τι συμμετρίαι τινές οὖσαι ϰαὶ ασυμμετρίαι, ϰαὶ ὅτι γινονται ἀλλοιουμένου τοῦ αἰσθητιϰοῦ, διαιρει λοιπὸν τὰς ψυχιϰὰς ἀρεητὰς εἴστε τας ἠθιϰὰς ϰαὶ διανοητιϰὰς, ϰαὶ ἐφ’ ἑϰατέρων δείϰνυσι πῶς πρός τι εἰσί, ϰ. τ. λ.

Pour l’exposition et la critique des idées morales de Plotin, on peut consulter :

Brucker, Histoire critique de la philosophie, II, p. 460 ;

Tennemann, Histoire de la philosophie, VI, p, 47 ;

M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, pages 449-450 ;

M. Vacherot, Histoire critique de l’École d’Alexandrie, t. I, p. 564-568, t. III, p. 427-431 ;

M. J. Denis, Histoire des théories et des idées morales de l’antiquité, t. II, p. 336-343.

  1. Voy. Enn. I, liv. ii, § 1, p. 51.
  2. Ibidem, § 3, p. 55.
  3. Ibidem, § 1, p. 52.
  4. Ibidem, § 3, p. 55.
  5. Ibidem, § 6, p. 60.
  6. Ibidem, § 7, p.91.