Ennéades (trad. Bouillet)/II/Livre 2

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade II, livre ii :
Du Mouvement du ciel | Notes
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des astres
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LIVRE DEUXIÈME.

DU MOUVEMENT DU CIEL[1].

I. Pourquoi le ciel se meut-il circulairement ? parce qu’il imite l’Intelligence. Mais à qui appartient ce mouvement ? Est-ce à l’Âme ou au corps ? A-t-il lieu parce que l’Âme est dans la sphère céleste[2] et que cette sphère tend à se mouvoir autour d’elle[3] ? L’Âme est-elle dans cette sphère sans que celle-ci la touche ? Fait-elle mouvoir cette sphère parce qu’elle se meut elle-même ? Peut-être l’Âme qui meut cette sphère ne devrait plus la mouvoir, mais l’avoir déjà mue, c’est-à-dire, la faire rester immobile au lieu de lui imprimer sans cesse un mouvement circulaire. Peut-être sera-t-elle elle-même immobile, ou, si elle a quelque mouvement, ce ne sera pas du moins un mouvement local.

Comment l’Âme peut-elle imprimer au ciel un mouvement local en ayant elle-même un autre mode de mouvement ? Peut-être le mouvement circulaire paraitra-t-il n’être pas par lui-même un mouvement local. S’il n’est mouvement local que par accident, qu’est-il donc par lui-même ? C’est le retour sur soi-même, le mouvement de la conscience, de la réflexion, de la vie ; il ne transporte rien hors du monde, il ne change rien de lieu, enfin il embrasse tout. En effet, la puissance qui gouverne l’animal universel[4] embrasse tout, ramène tout à l’unité. Or si elle restait immobile, elle n’embrasserait pas tout sous le rapport vital ou sous le rapport local ; elle ne conserverait pas la vie aux parties intérieures du corps qu’elle possède, parce que la vie du corps implique mouvement. Si c’est un mouvement local, l’Âme aura un mouvement local tel qu’il lui est possible d’en avoir un. Elle se mouvra non-seulement comme Âme, mais encore comme corps animé, comme animal : son mouvement participera à la fois du mouvement propre à l’Âme et du mouvement propre au corps. Le mouvement propre au corps, c’est de se transporter en ligne droite ; le mouvement propre à l’Âme, c’est de contenir (ϰατέχειν) ; de ces deux mouvements, il en résulte un troisième, le mouvement circulaire où il y a tout à la fois translation et permanence. Si l’on avance que le mouvement circulaire est un mouvement corporel, comment admettre cette assertion quand on voit que tout corps, même le feu, se meut en ligne droite ? On peut répondre que le feu ne se meut en ligne droite que jusqu’à ce qu’il atteigne la place qui lui est assignée par l’ordre universel. Conformément à cet ordre, il est permanent dans sa nature et il se meut vers la place qui lui est assignée. Pourquoi donc le feu n’y demeure-t-il pas en repos une fois qu’il y est arrivé ? C’est que sa nature est de se mouvoir toujours s’il allait en ligne droite, il se dissiperait ; il doit donc avoir un mouvement circulaire. N’est-ce pas là une disposition providentielle ? oui, sans doute. Le feu a été placé en lui-même[5] par la Providence, en sorte que, dès qu’il se trouve au ciel, il doit de lui-même s’y mouvoir circulairement.

On peut dire encore que, si le feu tend à se mouvoir en ligne droite, il doit, puisqu’il n’a pas de lieu hors du monde où il puisse aller, opérer un retour sur lui-même dans le seul lieu où cela lui est possible [dans le ciel]. En effet, au delà du feu céleste, il n’y a plus de lieu ; il est lui-même le dernier lieu de l’univers ; il se meut donc circulairement dans le lieu qu’il a ; il est à lui-même son propre lieu, mais ce n’est pas pour rester immobile, c’est pour se mouvoir. Dans un cercle, le centre est naturellement immobile si la circonférence l’est aussi, elle ne sera plus qu’un centre immense. Il vaut donc mieux que le feu tourne autour du centre dans ce corps vivant et naturellement organisé. De cette manière, le feu tendra vers le centre, non en s’y arrêtant (car il perdrait sa forme circulaire), mais en se mouvant autour de lui ; c’est ainsi seulement qu’il pourra satisfaire le penchant qui l’entraîne [vers l’Âme universelle]. Si cette puissance fait tourner le corps de l’univers, elle ne le traîne pas comme un fardeau, elle ne lui donne pas une impulsion contraire à la nature. Qu’est-ce en effet que la nature sinon l’ordre établi par l’Âme universelle ? En outre, comme l’âme est tout entière partout, qu’elle n’est pas divisée en parties, elle donne au ciel l’ubiquité autant que celui-ci peut y participer ; or il ne le peut qu’en parcourant tout. Si l’Âme restait immobile en un lieu, une fois que le ciel serait arrivé en ce lieu, il resterait immobile ; mais comme l’Âme est partout, il cherche l’atteindre partout. Ne peut-il donc jamais l’atteindre ? Au contraire, il l’atteint sans cesse. L’Âme, en l’attirant vers elle continuellement, lui imprime un mouvement continuel par lequel elle le porte, non vers un autre lieu, mais vers elle-même et dans le même lieu, non en ligne droite, mais circulairement, et lui permet ainsi de la posséder dans tous les lieux qu’elle parcourt. Si l’Âme se reposait, si elle était seulement dans le monde intelligible où tout reste dans le repos, le ciel serait immobile. Mais comme l’Âme n’est pas dans un lieu déterminé, qu’elle est tout entière partout, le ciel se meut par tout l’espace ; et comme il ne peut sortir de lui-même, il doit se mouvoir circulairement.

II. De quelle manière se meuvent les autres êtres ? Chacun d’eux n’est pas le tout, mais une partie, et par conséquent se trouve renfermé dans un lieu particulier. Le ciel au contraire est le tout ; il est le lieu qui n’exclut rien : car il est l’univers. D’après quelle loi les hommes se meuvent-ils ? Chacun d’eux, considéré dans la dépendance où il se trouve à l’égard de l’univers, est une partie du tout ; considéré en lui-même, il est un tout.

Si le ciel possède l’Âme partout où il est, quel besoin a-t-il de se mouvoir circulairement ? C’est que l’Âme n’étant pas seulement dans un lieu déterminé, le monde ne désire pas la posséder seulement dans un lieu déterminé[6]. En outre, si la puissance de l’Âme se porte autour du milieu, il en résulte encore que le ciel a un mouvement circulaire.

Il ne faut pas d’ailleurs, quand on parle de l’Âme, entendre le terme de milieu dans le même sens que quand on parle du corps. Pour l’Âme, le milieu, c’est le foyer [l’Intelligence] d’où émane une seconde vie [qui est l’Âme] ; pour le corps, c’est un lieu [le centre du monde]. Il faut donc donner ici au terme de milieu une signification qui puisse par analogie convenir également à l’Âme et au corps, puisqu’à l’un et à l’autre il faut un milieu. Mais, à proprement parler, il n’y a de milieu que pour un corps sphérique, et l’analogie consiste en ce que ce dernier opère comme l’Âme un retour sur lui-même. S’il en est ainsi, l’Âme se meut autour de Dieu, l’embrasse, s’y attache de toutes ses forces : car toutes choses dépendent de ce principe ; mais comme elle ne peut s’y unir, elle se meut autour de lui[7].

Pourquoi toutes les âmes ne font-elles pas la même chose que l’Âme universelle ? Chacune d’elles le fait, mais seulement dans l’endroit où elle se trouve. Pourquoi nos corps ne se meuvent-ils pas circulairement comme le ciel ? C’est qu’ils renferment un élément auquel le mouvement rectiligne est naturel, qu’ils se portent vers d’autres objets, qu’enfin l’élément sphérique[8] qui se trouve en nous ne peut plus se mouvoir circulairement avec facilité parce qu’il est devenu terrestre, tandis que dans la région céleste il est léger et mobile. Comment pourrait-il rester en repos quand l'âme est en mouvement, quel que soit ce mouvement ? Le pneuma[9] qui est répandu en nous autour de l'âme fait la même chose que le ciel. En effet, si Dieu est en toutes choses, il faut que l'âme qui désire s'unir à lui se meuve autour de lui, puisqu'il ne réside en aucun lieu déterminé. Aussi Platon attribue-t-il aux astres, outre la révolution qu'ils exécutent en commun avec l'univers, un mouvement particulier de rotation autour de leur propre centre[10]. En effet, tout astre, en quelque endroit qu'il se trouve, est transporté de joie en embrassant Dieu ; ce n'est point par raison, mais par une nécessité naturelle.

III. Enfin, il nous reste encore une chose à considérer. La dernière puissance de l'Âme universelle a la terre pour siége et se répand de là dans l'univers[11]. La puissance [de l'Âme] qui par sa nature possède la sensation, l'opinion, le raisonnement, réside dans les sphères célestes, d'où elle domine la puissante inférieure et lui communique la vie ; elle meut donc la puissance intérieure en l'embrassant circulairement; et préside à l'univers en tant qu'elle retourne [de la terre] aux sphères célestes. La puissance inférieure, étant embrassée circulairement par la puissance supérieure, se replie sur elle-même, opère sur elle-même une conversion par laquelle elle imprime un mouvement de rotation au corps dans lequel elle est répandue. Quelle que soit la partie qui se meuve dans une sphère, dès qu'elle se meut en restant en repos[12], elle communique le mouvement au reste et fait tourner la sphère. Il en est de même de notre corps : quand notre âme entre en mouvement, comme dans la joie, dans l’attente du bien, quoique ce soit un mouvement d’une espèce fort différente de celui qui est propre au corps, il se produit un mouvement local dans ce dernier. Ainsi, là haut, l’Âme universelle, en s’approchant du Bien et en devenant plus sensible [à son approche], se meut vers le Bien et imprime au corps le mouvement qui lui est naturel, le mouvement local. La puissance sensitive, recevant elle-même d’en haut son bien, et goûtant les jouissances que comporte sa nature, poursuit le Bien, et, comme le Bien est présent partout, elle se porte partout. Il en est de même de l’Intelligence : elle est tout à la fois en repos et en mouvement, car elle se replie sur elle-même. De même, l’univers se meut circulairement et en même temps reste en repos.


  1. « La source des idées développées ici par Plotin est dans le Timée de Platon, p. 33, 34.

    Pour les autres Remarques générales, Voy. la Note sur ce livre, à la fin du volume.

  2. Il y a dans le texte : ὅτι ϕυχὴ ἐν αυτῇ ἐστι. Pour avoir un sens satisfaisant, il faut sous-entendre σφαίρᾳ comme l’a fait Ficin, et comme l’exige le passage du Timée (p. 34) auquel Plotin fait allusion : « Le Dieu éternel, ayant réfléchi sur le Dieu futur [le monde], le fit un corps poli, uniforme, ayant partout la même profondeur jusqu’au centre, entier, complet, composé de corps complets eux-mêmes. Il mit au milieu du monde une âme, qu’il étendit dans toutes les parties de ce nouveau Dieu, et dans laquelle il enveloppa même extérieurement ce grand corps, et il établit ainsi ce ciel rond et se mouvant en rond, seul, solitaire, mais pouvant par sa vertu être uni lui-même avec lui-même, n’ayant besoin d’aucune chose étrangère, se connaissant et s’aimant lui-même d’une manière suffisante. » Tout le commencement de ce livre est fort obscur par suite de la concision excessive de Plotin, ou peut-être de quelque lacune.
  3. Voyez le développement de cette idée à la fin de ce paragraphe, p. 161.
  4. Animal universel est l’équivalent de monde. Voy. p. 143 de ce volume, note 1.
  5. Le feu, d’après Plotin, a été placé en lui-même parce qu’il constitue le ciel qui est son lieu.
  6. Il y a dans le texte seulement : ἢ ὅτι μὴ μόνον ἐϰεῖ. Pour suppléer les mots sous-entendus, il faut se reporter à la dernière phrase du § 1.
  7. Dans l’Ennéade IV (liv. iv, § 16), Plotin éclaircit la même idée par une comparaison : « On peut se représenter le Bien comme un centre, l’Intelligence comme un cercle immobile, l’Âme comme un cercle mobile, mu par le désir. En effet, l’Intelligence possède et embrasse le Bien immédiatement ; l’Âme aspire à ce qui est placé au-dessus de l’Intelligence [au Bien] ; la sphère de l’univers, possédant l’Âme qui aspire ainsi [au Bien], se meut en obéissant à son aspiration naturelle ; or, son aspiration naturelle est d’aspirer, comme le peut un corps, au principe hors duquel elle est, c’est-à-dire de s’étendre autour de lui, de tourner, par conséquent, de se mouvoir circulairement. »
  8. Plotin fait allusion au pneuma dont Platon parle dans le Timée, p. 79.
  9. Sur le pneuma, Voy. M. H. Martin, Études sur le Timée de Platon, t. II, p. 330-334.
  10. Voy. Timée, p. 34 et 40.
  11. Sur la distinction des deux parties de l’Âme universelle, l’Âme céleste et l’Âme inférieure, Voyez plus loin le § 18 du livre iii et la note sur ce passage.
  12. Au § 1, Plotin a expliqué comment le mouvement circulaire implique tout à la fois translation et permanence ou repos. C’est conforme à ce que Platon dit dans Timée, p. 33-34 : « Dieu donna au monde la figure qui lui était convenable et qui était conforme à sa nature. Or, pour l’animal qui doit comprendre en lui-même tous les animaux, la figure convenable semble bien être celle qui renferme en elle-même toutes les figures quelconques. Il l’a donc arrondi sphériquement et lui a donné la forme orbiculaire... Il lui assigna le mouvement propre à sa forme, celui des sept mouvements [à gauche, à droite, en haut, en bas, en avant, en arrière, le mouvement de rotation sur soi-même] qui est le plus en rapport avec l’intelligence et la pensée. Ainsi donc il le fit se mouvoir uniformément, circulairement, sans changer de place, en tournant sur lui-même. »