Ennéades (trad. Bouillet)/V/Livre 1/Notes

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade V, livre i :
Des trois Hypostases principales | Notes


CINQUIÈME ENNÉADE.
LIVRE PREMIER.
DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPALES.

Ce livre est le dixième dans l’ordre chronologique (Voy. Porphyre, Vie de Plotin, § 4 ; t. I, p. 6).

Il a été traduit en anglais par Th. Taylor : Select Works of Plotinus, p. 252.

Les paragraphes 1, 4, 6, ont été traduits en français par M. Barthélemy Saint-Hilaire : De l’École d’Alexandrie, p. 251.

Les sources auxquelles Plotin a puisé sont, comme nous l’avons indiqué dans les notes, divers dialogues de Platon, savoir le Phèdre (Voy. ci-dessus p. 23), le Timée (p. 18, 23), l’Alcibiade (p. 36), le Cratyle (p. 9, 16), les Lois (p. 16), la Lettre 2 du même philosophe (p. 18) ; et la Métaphysique d’Aristote (p. 10, 21).

Ce livre est assurément le plus parfait et le plus important de Plotin sous le rapport du fond comme sous celui de la forme.

Le style, par la majesté des expressions, le caractère oriental et biblique des images, l’inspiration religieuse qui s’y fait sentir partout, et qui a frappé les Pères de l’Église (comme on en peut juger par les citations et les imitations qu’ils en ont faites), reproduit la manière de Platon, en même temps que la pensée, par sa vigueur et sa concision, rappelle et dépasse, ce semble, la profondeur d’Aristote dans le livre XII de sa Métaphysique. Il y a en outre nouveauté sous le rapport de la forme : ce livre n’est en effet ni un dialogue paré des charmes de l’éloquence comme les écrits de Platon, ni une leçon sèche et didactique comme les traités d’Aristote : c’est, comme les Méditations chrétiennes de Malebranche et les Méditations sur l’Évangile de Bossuet, la méditation d’une âme solitaire et recueillie, ravie dans la contemplation de Dieu.

L’enchaînement dans lequel Plotin présente ici ses idées offre la réunion des deux procédés qui constituent sa méthode. D’abord, convertissant et ramenant l’âme à Dieu par une marche ascendante et rétrograde (qu’il nomme analyse, t. I, p. 66), il l’élève successivement de la Nature à l’Âme universelle, de l’Âme universelle à l’Intelligence, de l’Intelligence à l’Un. Puis, arrivé au sommet du monde intelligible, suivant alors une marche inverse, qui reproduit le mouvement progressif de la création (mouvement qu’il nomme procession, t. III, p. 59), il redescend de l’Un à l’Intelligence, de l’Intelligence à l’Âme universelle ; c’est la synthèse.

Enfin, sous le rapport du fond, ce livre est le point central de la théologie de Plotin, parce qu’il y expose la nature, la génération et les rapports des trois Hypostases ; il est le seul où notre auteur ait essayé de présenter un résumé systématique de ses idées. Chaque formule est l’indication d’une théorie développée ailleurs. Tous les autres livres de l’Ennéade V et de l’Ennéade VI ne sont que des mémoires sur quelqu’une des questions dont ce livre énonce la solution sans en donner la démonstration. C’est pourquoi nous allons offrir au lecteur un résumé général de la théorie des trois hypostases pour lui indiquer où il doit chercher les développements qui manquent ici.

§ I. RÉSUMÉ GÉNÉRAL DE LA THÉORIE DES TROIS HYPOSTASES.

I. Hypostase. Le titre d’hypostase (ὑπόστασις (hupostasis)) s’applique également à l’Âme universelle, à l’Intelligence et à l’Un (ou Bien). Comme, dans le système de Plotin, l’Âme, l’Intelligence et l’Un sont les principes (άρχαὶ (archai)) de toutes choses, Porphyre les nomme dans le titre de ce livre ὑπόστασεις άρχιϰαί (hupostaseis archikai), hypostases principales, c’est-à-dire qui jouent le rôle de principes.

Plotin ne définit nulle part ce qu’il entend par hypostase ; mais le sens qu’il attache à ce mot peut se déduire de plusieurs passages où il l’applique à l’Âme, à l’Intelligence et à l’Un.

L’Âme est l’acte et le verbe de l’Intelligence. Elle est la vie qui s’en échappe pour former une autre hypostase. Elle est l’hypostase qui procède de l’Intelligence, et, quand elle la contemple, elle est la raison en acte… L’Intelligence rend l’Âme plus divine parce qu’elle l’engendre et qu’elle lui accorde sa présence. Rien ne sépare l’une de l’autre que la distinction de leur essence. » (T. III, p. 8.)

Puisque l’Un est immobile, c’est sans consentement, sans volonté, sans aucune espèce de mouvement, qu’il produit l’hypostase qui tient le second rang. C’est le rayonnement d’une lumière qui s’en échappe sans troubler sa quiétude, semblable à la splendeur qui émane perpétuellement du soleil sans qu’il sorte de son repos, et qui l’environne sans le quitter. Ainsi toutes choses, tant qu’elles persévèrent dans l’être, tirent nécessairement de leur propre essence et produisent au dehors une certaine nature qui dépend de leur puissance et qui est l’image de la puissance dont elle provient… L’Intelligence est le verbe et l’acte de l’Un… Quand Celui qui engendre est souverainement parfait, Celui qui est engendré doit lui être si étroitement uni qu’il n’en soit séparé que sous ce rapport qu’il en est distinct. » (T. III, p. 13-15.)

« Le Bien demeure en lui-même… Comme son existence (ὑπόστασις (hypostasis)) est en même temps son acte (ἐνέργεια (energeia)), son être (εἶναι (einai)) n’est pas plus selon son acte que son acte n’est selon son être. On ne peut donc pas dire de lui qu’il agit selon sa nature, ni que son acte et que sa vie (ζωὴ (zoê)) se ramènent à son essence (οὐσία (ousia)). Mais son essence et son acte étant intimement unis et coexistant de toute éternité, il en résulte que ces deux choses constituent un seul et même principe, qui dépend de lui-même et ne dépend de nulle autre chose… Comme en lui la chose qui coexiste et celle avec laquelle elle existe ne font qu’un, comme en lui encore ce qui désire ne fait qu’un avec ce qui est désirable, et que ce qui est désirable remplit le rôle d’hypostase et de sujet (ὑποϰείμενον (hypokeimenon)), ici encore nous apparaît l’identité du désir et de l’essence... La première hypostase (ὑπόστασις πρώτη (hupostasis prôtê)) ne consiste pas dans une chose inanimée ni dans une vie irrationnelle… Dieu se porte en quelque sorte vers les profondeurs les plus intimes de lui-même, s’aimant lui-même, aimant la pure clarté qui le constitue, étant lui-même ce qu’il aime, c’est-à-dire se donnant l’existence à lui-même (ὑποστήσας ἑαυτόν (hupostêsas heauton)), parce qu’il est un acte immanent (ἐνέργεια μένουσα (energeia menousa)), et que ce qu’il y a de plus aimable en lui-même constitue une sorte d’intelligence… Il ne faut pas craindre d’admettre que l’acte premier n’a point d’essence, mais il faut considérer l’acte de Dieu comme étant son existence même (ὑπόστασις (hypostasis).) Si l’on séparait en lui l’existence d’avec l’acte, le Principe parfait par excellence serait incomplet et imparfait… Puisqu’avant tous les temps il était ce qu’il est, il faut, lorsqu’on dit qu’il s’est fait lui-même, entendre qu’avoir fait et lui-même sont inséparables : car son être (εἶναι (einai)) est identique à son acte créateur (τῇ ποιήσει (tê poiêsei)), et si je puis m’exprimer ainsi à sa génération éternelle (γεννέσει ἀΐδίῳ (gennêsei aidiô). » (T. III, p. 507, 522-523, 531-532.)

De ces passages, il résulte que Plotin entend par l’hypostase l’existence substantielle. Quoique ce sens ait de l’analogie avec celui que les Pères de l’Église donnent à ce mot, il y a cependant une différence essentielle à cause de la distinction qu’ils établissent entre l’essence et l’hypostase, qu’ils nomment aussi personne. Nous nous bornerons à citer ici deux passages, l’un de saint Basile, l’autre de saint Augustin, pour éclaircir ce point :

Ἐπεί οὖν τὸ μέν τι ϰοινὸν ἐν τῇ ἁγια τριάδι, τὸ δέ ἰδιάζον ὁ λόγος ἐνεθεώρησεν, ὁ μέν τῆς ϰοινότητος λόγος εἰς τὴν οὐσίαν ἀνάγεται, ἡ δὲ ὑπόστασις τὸ ἰδιάζον ἐϰάστου σημεῖόν ἐστι (Epei oun to men ti koinon en tê hagia triadi, to de idiazon ho logos enetheôrêsen, ho men tês koinotêtos logos eis tên ousian anagetai, hê de hypostasis to idiazon hekastou sêmeion esti). (Saint Basile, Lettre XXXVIII ; t. III, p. 120, éd. Garnier.)

« Puisque nous avons reconnu qu’il y a dans la sainte Trinité quelque chose de commun et quelque chose de particulier, ce qui est commun constitue l’essence (ou la substance), et l’hypostase (ou la personne) est le caractère particulier de chacun. »

« Essentiam dico, quæ οὐσία (ousia) græce dicitur, quam usitatius substantiam vocamus. Dicunt quidem et illi hypostasim ; sed nescio quid volunt interesse inter usiam et hypostasim ; ita ut plerique nostri qui hæc græco tractant eloquio dicere consueverint μίαν ούσίαν τρεῖς ὑποστάσεις (mian ousian, treis hupostaseis), quod est latine unam essentiam, tres substantias. Sed quia nostra loquendi consuetudo jam obtinuit ut hoc intelligatur quum dicimus essentiam quod intelligitur quum dicimus substantiam, non audemus dicere unam essentiam, tres substantias, sed unam essentiam vel substantiam, tres autem personas[1]. » (S. Augustin, De Trinitate, V, 9.)

Il y a donc cette différence entre Plotin et les Pères de l’Église que ceux-ci distinguent l’hypostase de l’essence tandis que Plotin les confond. Cette différence tient à ce que les trois personnes de la Trinité chrétienne sont égales et consubstantielles, tandis que les trois hypostases admises par les Néoplatoniciens sont évidemment inégales, quoique dans quelques passages Plotin s’exprime en parlant du Verbe presque dans les mêmes termes que les Pérès de l’Église[2].

II. Troisième hypostase, l’âme universelle. L’essence de l’Âme universelle (ἡ ψυχὴ τοῦ παντὸς (hê psuchê tou pantos)) est intermédiaire entre l’essence divisible des corps et l’essence indivisible de l’Intelligence : elle est divisible, parce qu’elle anime toutes les parties de l’univers ; elle est indivisible, parce qu’elle est tout entière dans tout l’univers et dans chacune de ses parties (t. II, p, 256, 259). Elle possède donc l’ubiquité, et elle est à la fois une et infinie (t. III, p. 304-340).

L’Âme constitue le monde de la vie (ὁ τῇς ζωῆς ϰόσμος (ho tês zôês kosmos)), parce qu’elle fait participer tous les corps à l’existence (t. III, p. 330). À ce titre, elle renferme en son sein toutes les essences vivantes, distinctes d’elle chacune, mais non séparées (t. III, p. 332). C’est de cette manière que toutes les âmes ne forment qu’une seule Âme, tout en conservant leur individualité et leur liberté (t. II, p. 263-282, 494-502, 516-517). C’est également de cette manière que s’explique la sympathie qui unit toutes les parties de l’univers (t. II, p. 379-407).

Par sa procession, l’Âme est descendue dans le corps de l’univers, c’est-à-dire lui a communiqué la vie (t. II, p. 284-298, 482493). Considérée à ce point de vue, elle comprend deux parties analogues aux deux parties de l’âme humaine (qui sont l’âme raisonnable et l’âme irraisonnable), savoir la Puissance principale de l’Âme et la Puissance naturelle et génératrice (ou la Nature). — 1° La Puissance principale de l’Âme contemple l’Intelligence divine et conçoit les idées ou formes pures, dont l’ensemble constitue le monde intelligible (t. I, p. 191-193 ; t. II, p. 217-218). — 2° La Puissance naturelle et génératrice reçoit de la Puissance principale de l’Âme les idées sous la forme de raisons séminales, dont l’ensemble constitue la Raison totale de l’univers (t. I, p. 182-184 ; t. II, p. 396). Comme la raison séminale de chaque individu comprend tous les modes de l’existence du corps qu’elle anime, et que la Raison totale de l’univers comprend les raisons séminales de tous les individus, il en résulte que l’Âme contient et administre l’univers par la Raison, c’est-à-dire fait arriver à l’existence et développe successivement dans le monde sensible toutes les raisons séminales contenues et coordonnées dans la Raison totale de l’univers. Pour cela, elle n’a pas besoin de raisonner, il lui suffit d’un acte d’imagination par lequel, tout en demeurant en elle-même, elle produit à la fois la matière et les raisons séminales qui, en donnant la forme à la matière et en la façonnant, constituent tous les êtres vivants (t. I, p. 188-193 ; t. II, p. 211-218, 259, 286-287, 349-350). — L’action que l’Âme exerce comme Puissance naturelle et végétative constitue le Destin qui est subordonné à l’Intelligence (t. I, p. 182, 188, 191, 472 ; t. II, p. 6, 16-18, 76, 80, 211-218, 379, 284-288, 344-354). Les diverses puissances par lesquelles l’Âme administre l’univers pour le bien général sont des démons (t. II, p. 113, 633).

Puisque c’est l’Âme universelle qui a donné à la matière son existence et ses qualités, c’est elle qui, en créant l’univers, a en même temps constitue l’étendue par sa procession : car la grandeur matérielle de chacune des choses qui tombent sous les sens a pour cause la grandeur idéale qui se trouve dans sa forme intelligible (t. II, p. 163-168).

L’Âme est le principe du temps comme elle est celui de l’étendue. Elle le produit par la durée et la variété de sa propre vie, par la longueur de l’action au moyen de laquelle elle fait subsister et elle meut l’univers. Le temps est ainsi dans l’Âme et avec l’Âme, comme l’Éternité est dans l’Intelligence et avec l’Intelligence (t. II, p. 196-209).

L’Âme agit sans cesse pour faire subsister l’univers : car il est éternellement produit ; il n’a pas eu de commencement et il n’aura pas de fin (t. I, p. 264 ; t. II, p. 20).

Puisque, sans cesser d’être impassible, l’Âme universelle réalise dans la matière, en lui communiquant la vie et le mouvement, les formes qu’elle reçoit elle-même de l’Intelligence, elle est la Raison totale de l’univers (t. II, p. 24, 48-50, 61-63, 74, 80, 343-348) ; elle fait de lui l’Animal un et universel (t. I, p. 182 ; t. II, p. 27, 40, 83-87, 384, etc.), doué de toutes les perfections (t. II, p. 293).

Elle y fait régner l’ordre et la justice. — 1° L’ordre règne dans l’univers parce que toutes choses procèdent d’un principe unique et conspirent à un but unique ; tout en remplissant chacune un rôle particulier, elles se prêtent un mutuel concours ; les actions qu’elles produisent et les passions qu’elles subissent sont toutes coordonnées dans l’harmonie générale de l’univers, où l’Âme donne à chaque être des fonctions conformes à sa nature et réalise ainsi la variété dans l’unité afin que la vie soit mobile et multiple (t. I, p. 173-176 ; t. II, p. 54-70, 279, 290, 404, etc). — 2° La justice règne dans l’univers parce que les âmes sont punies ou récompensées par les conséquences naturelles de leurs actions : car, lorsqu’elles exercent leurs facultés raisonnables, elles restent libres et sont récompensées de leurs vertus par le bonheur dont elles jouissent en menant une vie conforme à celle de la divinité ; lorsqu’elles s’abandonnent aux inclinations vicieuses nées de leur commerce avec les choses extérieures, elles en sont punies en devenant esclaves de l’ordre physique de l’univers et en ayant un sort moins heureux dans la génération suivante (t. I, p. 177-187 ; t. II, p. 15-18, 30-52, 57-60, 64-83, 90-101, 290-296, 404-407, etc.).

III. Deuxième hypostase, l’Intelligence. Ce qui constitue l’Intelligence, νοῦς (nous), c’est l’unité consubstantielle de l’Être et de la Pensée : car l’Être est l’Intelligence qui demeure en elle-même, la Pensée est l’Intelligence qui contemple l’Être ; l’Être et la Pensée sont donc identiques. Mais la Pensée n’existe, en tant que Pensée, que parce qu’elle pense l’Être ; l’Être n’existe en tant qu’Être que parce qu’il fait penser la Pensée ; l’Être et la Pensée sont donc différents en tant qu’ils forment une dualité (t. I, p. 259-261 ; t. II, p. 224, 239 ; t. III, p. 10 12). En outre, en tant que la Pensée est acte, il y a mouvement ; en tant que l’Être existe toujours de la même manière, il y a stabilité. L’Être, la Différence, l’Identité, le Mouvement et la Stabilité sont donc les cinq genres dont dérivent toutes choses (t. III, p. 11, 215-219).

L’Intelligence est indivisible, parce que, soit comme Être, soit comme Raison, elle est partout présente tout entière (t. II, p, 254 ; t. III, p. 341-363). Elle est une et infinie : car, étant le lieu de la pensée, τῆς νοήσεως τόπος (tês noêseôs topos), elle contient dans son unité la pluralité des intelligences particulières, qui subsistent en elle avec leur individualité propre et avec lesquelles elle est dans le même rapport que le genre avec ses espèces (t. II, p. 482 ; t. III, p. 237-239, 274, 324-344, 347).

L’Intelligence est immuable, parce qu’elle a une vie permanente, qu’elle possède toujours toutes choses à la fois dans le présent, sans pouvoir rien acquérir ni rien perdre (t. II, p. 228) ; c’est dans cette disposition que consiste l’Éternité (t. II, p. 174-181) ; c’est aussi en elle que consiste l’indépendance de l’Intelligence (t. III, p. 501).

L’Intelligence contient en elle le monde intelligible, qui consiste dans l’ensemble des idées, ἴδεαι, εἴδή, μορφαί, λόγοι (ideai, eidê, morphai, logoi). — 1° Par rapport à l’Intelligence, les idées sont ses actes, ses pensées ou intellections, νοήσεις (noêseis), dans chacune desquelles ce qui est pensé, ce qui pense et la pensée elle-même ne font qu’un seul et même acte, savoir la pensée substantielle, οὐσιώδης νόησις (t. III, p. 40, 141, 394). En effet, par cela seul que l’Intelligence existe réellement, elle pense les essences, οὐσίαι (ousiai), ou êtres véritables, ὄντα (onta), et, en les pensant, elle les fait exister à l’état de natures intellectuelles et vivantes (t. III, p. 74, 117, 137, 142). De là vient que dans la pensée, νόησις (noêsis), la forme qui est l’objet de la pensée, εἶδος, μορφή (eidos, morphê), et l’idée, ἴδεα (idea), sont une seule et même chose (t. III, p. 141-142). Les idées sont conçues toutes à la fois par l’Intelligence, et cependant elles sont distinctes comme les diverses notions qui forment une seule science (t. III, p. 375, 546). — 2° Par rapport au monde sensible, les idées sont à la fois des essences et des puissances (t. III, p. 123) : comme essences, elles sont les modèles, παραδείγματα (paradeigmata), les archétypes, ἀρχέτυπα (archetupa), les formes intelligibles des choses, εἶδη, μορφαί (eidê, morphai) (t. III, p, 119, 121, 137, 141-142) ; comme puissances, elles contiennent la raison d’être des choses (t. III, p. 410-426), elles sont les formes premières et créatrices, πρῶτα τὰ ποιοῦτα (prôta ta poiouta) (t. III, p. 49), les raisons, λόγοι (logoi), que l’Intelligence transmet à l’Âme universelle (t. I, p. 191, 259 ; t. III, p. 135-136), et auxquelles la matière participe parce qu’elles sont partout présentes tout entières (t. II, p. 149-170 ; t. III, p. 350-352, 360). — Il y a des idées non-seulement des universaux, τὰ καθ’ ὅλου (ta kath’ olou), tels que l’Homme en soi (t. III, p. 146), mais encore des idées des individus, τὰ καθ’ ἕϰαστα (ta kath’ ekasta), tels que Socrate (t. III, p. 102-106). La forme individuelle, εἶδος ἄτομον (eidos atomon), est contenue dans la multiplicité de l’Intelligence une et infinie comme l’espèce l’est dans le genre (t. III, p. 439). Il y a des idées de tous les êtres qui existent dans la nature, non-seulement des êtres intelligents et raisonnables, mais encore des êtres privés d’intelligence et de raison : ces idées sont toutes également des natures intellectuelles et vivantes ; elles diffèrent entre elles seulement en ce qu’elles manifestent à des degrés divers l’intelligence et la vie (t. III, p. 143-145, 427-439). — Il n’y a pas d’idées des accidents ni des choses viles (t. III, p. 148).

Les idées sont les nombres premiers et véritables contenus dans le Nombre universel et essentiel (t. III, p. 379-396). L’Intelligence est la dyade formée par la dualité de l’Être et de la Pensée, et déterminée par l’Un absolu. Le Nombre qui dérive de la Dyade et de l’Un constitue toutes les idées et tous les nombres ; il est donc la source et la base de l’existence pour tous les êtres ; à ce titre, il est infini (t. III, p. 11-12, 66, 404). — C’est en contemplant les essences qu’elle contient et leurs propriétés que l’Intelligence produit le Nombre, la Quantité, la Qualité et la Figure (t. III, p. 239-241).

Puisque l’Intelligence contient en elle toutes les idées et tous les nombres, essences et causes de toutes les choses qui existent (t. III, p. 379), elle est l’Animal premier qui réunit en lui la Vie parfaite et la Sagesse suprême (t. III, p. 240, 376-377, 393, 404-406). Elle est donc la cause, l’archétype et le paradigme de l’univers, qu’elle fait subsister toujours de la même manière ; c’est en cela que consiste la Providence universelle (t. II, p. 21 ; t. III, p. 406, 414). Comme l’univers est une image aussi parfaite que possible de l’Intelligence divine, il est bon, et le mal qui s’y trouve n’est que le moindre degré du bien (t. II, p. 26-36. Voy., pour la théorie complète du mal, t. II, p. 508-509).

À un autre point de vue, l’Intelligence est encore, en sa qualité de modèle du monde sensible, le type de la Beauté. Les idées ou formes substantielles renferment au degré le plus éminent toutes les perfections dont nous admirons l’image dans les objets sensibles (t. III, p. 117-131), et elles brillent de la grâce qu’elles reçoivent du Bien (t. III, p. 441-454) : car le Bien est la source de toute beauté parce qu’il est la Beauté transcendante (t. III, p. 89-90, 471).

IV. Première hypostase, l’Un et le Bien. La première hypostase, ὑπόσταση ἡ πρώτη (hupostasis hê prôtê), est réellement ineffable, et l’on ne peut indiquer ce qu’elle est qu’en disant ce qu’elle n’est pas (t. I, p. 256 ; t. III, p. 80, 543). Pour nous désigner à nous-mêmes ce principe autant que la chose est possible, nous l’appelons l’Un, τὸ ἕν (to hen), et le Bien, τὸ ἀγαθόν (to agathon), ou encore le Premier, τὸ πρώτον, et l’Absolu, τὸ αὔταρϰες (to autarkes) (t. I, p. 257 ; t. II, p. 248-249).

1° L’Un est souverainement simple et indivisible (t. I, p. 257 ; t. III, p. 26, 57, 547-548). À ce titre, il est supérieur à l’Intelligence et à l’Être (t. II, p. 529 ; t. III, p. 53-61, 66-68, 76-80, 89-93, 95-99). Il est au-dessus de toutes les choses et leur donne leur forme en les faisant participer à l’unité (t. III, p. 77-78, 523). Il est partout et nulle part, ou plutôt il est ce qu’on nomme partout et de toutes parts (t. II, p. 243-244 ; t. III, p. 85, 523). Il est infini, parce qu’il est affranchi de toute détermination et qu’il possède une puissance incommensurable (t. III, p. 80, 88, 511, 548). Il est unique, parce qu’il est meilleur que toutes choses (t. III, p. 507, 510). Il possède ainsi le rang suprême, ou plutôt il est suprême (ὑπέρτατος (hupertatos)), parce qu’il a toutes choses sous sa dépendance (t. III, p. 523-524). Il est la raison une qui embrasse tout, le nombre un ; ou bien encore, il est le dehors, parce qu’il comprend tout, et le dedans, parce qu’il est la profondeur la plus intime de tout (t. III, p. 527) ; en un mot, il est le principe dont toutes choses procèdent par le rayonnement, par la surabondance et l’effusion de sa puissance (t. II, p. 230-234 ; t. III, p. 17, 26-27, 57, 547) ; il est la suprême réalité (t. III, p. 88) ; c’est sur lui que sont édifiées toutes choses (t. III, p. 549).

Pour s’élever à lui, il faut ramener l’âme à l’unité (t. III, p. 544), et le saisir par une sorte de contact intellectuel ; on sait qu’on l’a vu quand une lumière soudaine a éclairé l’âme (t. III, p. 62, 75, 83, 477, 561-563). Cette vision plonge l’âme dans le ravissement et lui procure une félicité ineffable (t. III, p. 473-476, 563-585).

2° Le Bien est le désirable même (t. III, p. 458, 506). À ce titre, il n’est point par hasard ce qu’il est (t. III, p. 507). Comme son existence, son essence et son acte ne font qu’un, dans son existence est nécessairement contenu l’acte de se choisir et de se vouloir soi-même, parce qu’il n’y avait aucune autre chose que le Bien eut souhaité d’être (t. III, p. 519). Il est l’indépendance même et l’auteur de toute liberté (t. III, p. 508, 516, 518) : car il est cause de lui-même, il est par lui-même, il est Lui en vertu de lui-même ; il est Lui d’une manière suprême et transcendante (t. III, p. 521). Il y a en lui identité du désir et de l’essence, parce qu’il s’aime lui-même et qu’il se donne ainsi l’existence à lui-même. Il est donc un acte immanent, et ce qu’il y a de plus aimable en lui constitue une sorte d’intelligence ; par son inclination vers lui-même et son immanence, il est une action vigilante, c’est-à-dire une supra-intellection éternelle (t. III, p. 523-524), parce qu’il a une intuition simple de lui-même par rapport à lui-même (t. III, p. 67, 483). Il est l’acte premier en ce sens qu’il est le Premier procédant de lui-même, que son être est identique à son acte créateur et à sa génération éternelle (t. III, p. 532). Il est le Premier non par l’ordre, mais par sa puissance parfaitement libre, puisqu’il se commande à lui-même (t. III, p. 533). Il est l’Absolu, parce qu’il est dans une souveraine indépendance de toutes choses (t. III, p. 61, 64.)

Supérieur à l’Intelligence, le Bien est la cause de la cause ; il est cause d’une manière suprême, contenant à la fois toutes les causes intellectuelles qui doivent naître de lui (t. III, p. 521, 529). Il est le convenable, et pour lui-même, puisqu’il est ce qu’il a voulu être, et pour les autres êtres, puisqu’il a projeté sur eux ce qu’il a voulu, qu’il a donné à chacun d’eux sa forme (t. III, p. 511-512). Il est donc la Puissance universelle véritablement maîtresse d’elle-même, l’acte premier qui s’est manifesté tel qu’il était convenable qu’il fût (t. II, p. 229 ; t. III, p. 511, 530). C’est à ce titre qu’il reçoit le nom de Providence (t. III, p. 484).

Puisque le Premier principe est le désirable même, toutes choses aspirent à lui, tandis que lui n’aspire à rien. Il est donc le Bien, non pour lui-même, mais pour les autres êtres qui participent de lui dans la mesure où ils en sont capables ; il est le Bien d’une manière transcendante (t. II, p. 227-228, 235-237 ; t. III, p. 550).

3°. C’est une loi universelle que tout ce qui est parfait engendre pour manifester sa bonté. La Puissance première et infinie, étant le Bien même, ne pouvait rester renfermée en elle-même par use sorte de jalousie (t. III, p. 14, 65, etc.). Elle a donc engendré l’Intelligence. L’Intelligence à son tour a engendré l’Âme, et l’Âme a engendré ce qui est inférieur à l’ordre des choses divines (t. III, p. 13-18, 87). Mais ce qui est engendré est toujours moins parfait et moins simple que ce qui l’engendre, et la génération des choses offre ainsi une procession descendante (t. I, p. 129 ; t. III, p. 59, etc.).

Une autre loi également universelle, c’est que l’être qui est engendré se tourne vers son principe générateur pour en recevoir la forme qui le détermine et qui constitue sa perfection. Par une progression ascendante qui constitue le retour à l’Un (t. II, p. 293), la matière reçoit sa forme de l’Âme ; l’Âme, de l’Intelligence ; et l’intelligence, du Principe qui n’a aucune espèce de forme (t. III, p. 460462, 467), c’est-à-dire du Bien qui, étant l’objet du désir, doit être le plus désiré et le plus aimé, précisément parce qu’il n’a aucune figure ni aucune forme (t. III, p. 469-470). C’est ainsi que toutes choses dépendent du Bien à des degrés divers, immédiatement ou médiatement (t. III, p. 490). Pour les rapports de l’âme humaine avec les trois hypostases divines, Voy. t. I, p. 44-45 ; t. II, p. 576-577 (résumé) ; t. III, p. 23-24.

§ II. mentions et citations qui ont été faites de ce livre.

À cause de son importance, ce livre a été longuement cité par plusieurs Pères de l’Église, surtout par Eusèbe (Voy. t. III, 9, 13, notes), et par saint Cyrille (Voy. t. III, p. 5, 6, 8, 14, 15, 19, 20, notes). Il a été mentionné aussi par Théodoret (Voy. t. I, p. 257, note). Saint Augustin lui a fait quelques emprunts (Voy. t. III, p. 4, 6[3]), et s’est livré à un examen sommaire de la théorie des trois hypostases (Voy. t. I, p. 323). Enfin saint Basile a reproduit avec quelques changements plusieurs pages de ce même livre dans un morceau sur le Saint-Esprit dont on trouvera ci-après la traduction (p. 638-644)[4].

Les philosophes néoplatoniciens qui ont cité ce livre sont, comme nous l’avons indiqué ci-dessus dans les notes, Proclus (Voy. t. III, p. 6, 9) et Damascius (p. 16). Porphyre a aussi commenté la théorie de son maître, comme on en peut juger par plusieurs fragments intéressants dont on trouvera la traduction ci-après (p.623-627)[5].


  1. Voy. dans notre tome I (p. 322) un passage important de saint Augustin sur la différence qui existe entre la Trinité chrétienne et la Trinité néoplatonicienne. Voy. encore ci-après l’opinion de S. Cyrille, p. 626.
  2. Voy. notamment Enn. V, liv. I, § 6 ; t. III, p. 15, et note 1.
  3. Pour que le lecteur puisse mieux juger l’imitation que saint Augustin a faite d’un beau passage de Plotin, imitation dont nous avons cité seulement les premières lignes ci-dessus (p. 6), nous allons donner ici ce morceau in extenso :

    « Si cui sileat tumultus carnis, sileant phantasiæ terræ et aquarum et aeris, sileant et poli, et ipsa sibi anima sileat, et transeat se non cogitando, sileant somnia et imaginariæ revelationes, omnis lingua et omne signum, et quidquid transeundo fit, si cui sileat omnino ; quoniam si quis audiat, dicunt hæc omnia : Non ipsa nos fecimus, sed fecit nos qui manet in æternum ; his dictis si jam taceant, quoniam erexerunt aurem in eum qui fecit ea, et loquatur ipse solus, non per ea, sed per seipsum, ut audiamus verbum ejus, non per linguam carnis, neque per vocem angeli, nec per sonitum nubis, nec per ænigma similitudinis, sed ipsum quem in his amamus, ipsum sine his audiamus, sicut nunc extendimus nos et rapida cogitatione attingimus œternam Sapientiam super omnia manentem ; si continuetur hoc, et subtrahantur aliæ visiones longe imparte generis, et hœc una rapiat, et absorbeat, et recondat in interiora gaudia spectatorem suum, ut talis sit sempiterna vita, quale fuit hoc momentum intelligentiæ, cui suspiravimus ; nonne hoc est : Intra in gaudium Domini tui ? » (Confessiones, IX, 10.) Les mots Sicut nunc extendimus nos et ceux qui suivent reproduisent un autre passage de Plotin, comme nous l’ayons indiqué dans le tome II, p. 227, note 2.

  4. On pourrait citer en outre une foule de passages d’auteurs chrétiens où l’on trouve sur des points importants de doctrine des expressions identiques à celles qu’emploie Plotin, expressions dont l’identité peut s’expliquer par ce fait qu’elles ont été sans doute puisées à une source commune. En voici un exemple :

    « La substance du Fils n’a pas été prise au dehors ni tirée du néant, mais elle est née de la substance du Père, comme la splendeur de la lumière ou la vapeur de l’eau : car la splendeur n’est pas le soleil même, la vapeur n’est pas l’eau même. Ce n’est cependant pas une chose étrangère, c’est une émanation (ἀπόῤῥοια (aporrhoia)) de la substance du Père, sans que la substance du Père subisse aucune division. De même que le soleil, demeurant ce qu’il est, n’est pas diminué par les rayons qu’il répand (Voy. ci-dessus p. 13-14) ; de même la substance du Père ne subit aucune altération en ayant son Fils pour image. » (Théognoste, cité pas S. Athanase, Lettre sur les Décrets du Concile de Nicée, § 25). Théognoste se borne d’ailleurs dans ce passage à paraphraser les termes mêmes employés par saint Paul : l’éclat de sa clarté et l’empreinte de sa substance (Épître aux Hébreux, I, 3).

  5. Pour les travaux des modernes, outre les ouvrages de MM. J. Simon, Vacherot, Ravaisson, et ceux d’autres auteurs que nous avons indiqués dans notre tome I, p. XLIV, nous croyons devoir encore citer ici, sur la question de la Trinité néoplatonicienne, les dissertations suivantes :

    Alb. Christ. Roth, Trinitas platonica, Leips., 1693, in-4 ;
    T. Teustking, De Tribus hypostasibus Plotini, Viteb., 1604 ;
    J. W. Jani, Trinitas Platonismi vere et false suspecta, Viteb., 1708.