Ennéades (trad. Bouillet)/VI/Livre 8/Notes

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet


LIVRE HUITIÈME.
DE LA VOLONTÉ ET DE LA LIBERTÉ DE L’UN.

Ce livre est le trente-neuvième dans l’ordre chronologique.

Le paragraphe 15 a été traduit par M. Barthélemy Saint-Hilaire : De l’École d’Alexandrie, p. 290.

C’est dans ce livre que Plotin expose les plus hautes théories de sa Métaphysique. Il emprunte peu de choses à Platon, quoiqu’il fasse allusion à plusieurs passages de ses dialogues que nous avons indiqués dans les notes (République, p. 603, 507 ; Phédon, p. 504 ; Timée, p. 525, 531-532 ; Lois, p. 527; Cratyle, p. 529). C’est Aristote qu’il prend surtout pour guide. C’est à lui qu’il emprunte les définitions qu’il donne de la liberté et de la volonté telles qu’elles sont dans l’âme humaine, comme on peut le reconnaître facilement en rapprochant du texte de notre auteur les passages que nous avons cités de la Grande-Morale (p. 496-497), de la Morale à Nicomaque (p. 492-502), de la Morale à Eudème (p. 493-495) et du Traité de l’Âme (p. 497-498). Puis, avec lui, il s’élève à la conception de la Liberté en Dieu, liberté qui ne consiste pas à agir arbitrairement, mais à aimer le bien et à le réaliser. Pénétrant ensuite dans la profondeur même de la nature divine, il l’analyse dans son essence, dans son acte et dans son existence, comme le fait Aristote dans le livre XII de sa Métaphysique. Mais ici encore Plotin veut s’élever au-dessus du point où s’est arrêté son prédécesseur. Rappelant et dépassant tout à la fois la définition qu’Aristote avait donnée de l’action divine, il ne la fait plus consister comme lui dans la pensée ou l’intellection, νόησις (noêsis), mais dans une supra-intellection éternelle, ὑπερνόησις (hupernoêsis) (Voy. p. 525-527 et les notes). Enfin, rétablissant entre le monde et Dieu le lien rompu dans la doctrine péripatéticienne, il nous montre comment Dieu est cause suprême, et comment, par l’effusion volontaire de sa souveraine puissance, il produit, en s’aimant lui-même de cet amour qui fait sa béatitude, tous les êtres qui doivent naître de lui (p. 524-539). Jamais avant Plotin, il faut le reconnaître, la philosophie ancienne ne s’était élevée à une conception aussi sublime de Dieu.

Malgré son extrême importance, ce livre n’a pas été, autant que nous sachions, cité par les successeurs de Plotin. Cependant ils se sont bornés à enseigner la théorie du maître à ce sujet. Il nous suffira de donner pour preuve ces lignes d’Olympiodore :

« Plus notre liberté obéit aux dieux, et plus elle étend son empire ; plus elle s’éloigne des dieux et s’isole en elle-même, et plus elle fait de pas vers l’asservissement à un principe étranger, comme s’étant écartée de l’être essentiellement libre et s’étant rapprochée de l’être essentiellement dépendant. » (Olympiodore, Comm. sur le Phédon, dans M. Cousin, Fragments de philosophie ancienne, p. 429.)

Quant aux Pères de l’Église, outre le rapprochement que nous avons signalé entre saint Augustin et Plotin (p. 513-514), nous remarquerons qu’une des idées principales développées par Plotin, à savoir que Dieu s’est donné l’être à lui-même (p. 531-534), se retrouve en termes presque identiques dans Lactance, qui s’exprime en ces termes :

« Verum, quia fieri non potest quin id quod sit [alii Codices quod factum sit] aliquando esse cœperit ; consequens est ut, quando nihil ante illum fuit, ipse ante omnia ex se ipso sit procreatus ; ideoque ab Apolline αὐτοφυὴς (autophuês), a Sibylla αὐτογενὴς (autogenês) et ἀγέννητος (agennêtos) et ἀποίητος nominatur, quod Seneca, homo acutus, in Exhortationibus vidit : « Nos, inquit, aliunde pendemus. Itaque ad aliquem respicimus, cui, quod est optimum in nobis, debeamus. Alius nos edidit, alius instruxit ; Deus se ipse fecit. »… Ex se ipso est, ut in primo diximus libro, et ideo talis est qualem esse se voluit, impassibilis, immutabilis, incorruptus, beatus, œternus. » (Divinœ institutiones, II, 7, et 8.)

Le P. Thomassin a résumé dans ses Dogmata theologica quelques-unes des principales idées développées ici par Plotin. (Voy. ci-dessus p. 518, 523, 534, notes).

Enfin, on retrouve les idées fondamentales de ce livre dans le morceau suivant d’Ibn-Gébirol qui a dû connaître notre auteur par des intermédiaires :

« Les formes sont plus parfaites dans les causes que dans les effets : car elles naissent dans les effets parce que les causes regardent les effets et se trouvent en face d’eux. D’après cela, il faut que les formes se trouvent dans la Volonté dans la plus grande perfection et la plus grande régularité possible, et il faut qu’elles soient de même plus parfaites dans tout ce qui est plus près d’elles, jusqu’à ce qu’elles arrivent à l’extrémité inférieure de la substance, et alors la forme s’arrête. Ce que nous venons de dire est en somme ce qu’a dit Platon [Plotin[1]] : car il considère la naissance des formes dans l’Intellect comme l’effet du regard de la Volonté[2], leur naissance dans l’Âme universelle comme l’effet du regard de l’Intellect universel, et de même leur naissance dans la Nature et dans la matière comme l’effet du regard de l’Âme universelle[3] ; et il compare cela à la manière dont les formes intelligibles, c’est-à-dire les pensées, naissent et se forment dans l’âme individuelle, lorsque l’intellect le regarde[4]. Par regarder[5], en parlant des substances, je veux dire qu’elles sont en face les unes des autres et qu’elles épanchent leurs forces et leurs lumières les unes sur les autres, parce qu’elles sont toutes retenues sous la substance première, qui s’épanche par elle-même, c’est-à-dire dont l’épanchement ne vient que d’elle seule[6]. » (Ibn-Gébirol, Source de la vie, liv. V ; trad. de M. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, p. 100.)

  1. Il faut absolument lire Plotin au lieu de Platon. Les Arabes, dit M. Munk, qui traduisirent de bonne heure certains écrits néoplatoniciens, avaient peut-être, dès le principe, confondu ensemble les noms de Platon et de Plotin, à cause de leur ressemblance. » Nous avons déjà vu un exemple de la même confusion dans le t. II, p. 170.
  2. Voy. ci-dessus p. 529 : « L’Un est la cause de la cause ; il est cause d’une manière suprême et dans le sens le plus vrai, contenant à la fois toutes les causes intellectuelles qui doivent naître de lui. » Le nom de Volonté, qu’Ibn-Gébirol donne ici à l’Un, est parfaitement conforme à la doctrine de Plotin qui dit ci-dessus (p. 534) : « Ainsi tout en Dieu était volonté ; il n’y avait rien en lui qui ne voulût, rien qui fût par conséquent antérieur à sa volonté. Donc, dès le principe, la volonté était Dieu même. »
  3. C’est bien là le résumé de la doctrine des trois hypostases divines telle qu’elle est exposée dans le livre I de l’Ennéade V, et ailleurs.
  4. Voy. ci dessus p. 46.
  5. Regarder n’est ici que la traduction du moi illuminer si souvent employé par Plotin. Voy. notamment ci-dessus p. 421.
  6. Voy. ci-dessus, p. 13 : « Comment donc faut-il concevoir la génération de l’Intelligence par cette cause immobile ? C’est le rayonnement d’une lumière qui s’en échappe sans troubler sa quiétude, etc. »