Enquête sur l’évolution littéraire/Les Néo-Réalistes/M. Jean Ajalbert

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Bibliothèque-Charpentier (p. 271-276).

M. JEAN AJALBERT[1]


Vingt-huit ans. A débuté il y a cinq ou six ans dans les revues ultra-décadentes du quartier-Latin ; puis il a publié des plaquettes de vers subissant un peu l’influence de Coppée. Enfin, il y a peu de temps, son roman : En amour l’a mis en bonne place parmi les néo-réalistes ; et, plus récemment encore, il s’est acquis de la notoriété par une adaptation au théâtre, habile et sincère, de la Fille Elisa de notre maître, M. Edmond de Goncourt.

D’une blondeur et d’une chair flamandes, le parler lent et jamais essoufflé, avec un parti pris de bonhomie auvergnate un peu gouailleuse, M. Jean Ajalbert est un correct boulevardier, très soucieux des contingences.

Comme il a été l’ami de la plupart des symbolistes et décadents actuels, et qu’il a passé l’eau, il m’a paru légitime de le consulter dans cette éclectique information. Il me dit :

— C’est à mon tour de déposer ? Bon. Je jure de dire la vérité. Mais, monsieur, contre qui cette contre-enquête ? Les décadents, les instrumentistes, les symbolistes ? Votre enquête était bien suffisante ! Ils se sont si bien entre-dévorés, vos chevaliers du symbole, qu’il n’en reste plus ! J’ai lu cette curieuse série d’interviews ! Cela m’a fait penser aux combats de coqs. Ah ! tous ces paons, qui s’arrachaient les plumes en faisant la roue. Vous les avez vus, vous, comment sont-ils ? Lorsque je les ai connus, ils blanchissaient déjà ! Moréas touche à la quarantaine, Tailhade a dépassé quarante-cinq ans. Ils ont donné ce qu’ils pouvaient donner. Je ne crois pas que ce soit eux le jeune attendu, vous savez !

En fait d’idées, jusqu’à présent, ils n’ont guère sorti que des couteaux !

— Le mouvement symbolique…

— Il n’y a pas de mouvement, une simple petite poussée de talents, de très réels talents, mais disparates, sans cohésion. Vous avez bien vu qu’ils ne marchent pas derrière un drapeau, derrière une idée commune. Je vois de jolis phraseurs, d’élégants chanteurs, mais pas plus… Il y a d’exquis roseaux, de délicieuses petites flûtes, mais pas de clairon…

C’est la presse qui, très arbitrairement, a groupé tous ces noms sous ces étiquettes de décadents et de symbolistes… On a confondu sous une seule enseigne les écrivains les plus divers. Les maîtres comme Verlaine et Mallarmé, de vrais jeunes comme Barrès, Régnier, Griffin, pêle-mêle avec les ratés, les piliers de café, les éternels jeunes à poils blancs… Et tous ont laissé dire… pour avoir l’air d’être beaucoup ! C’est la trouée boulangiste ! la catapulte ! Mais aujourd’hui, ils ne sont plus boulangistes : ils sont royalistes, impérialistes… ils ne sont plus symbolistes… Chacun tire la couverture à soi… Moréas a beau leur crier qu’ « Il n’est pas un ignorant dont les Muses ont ri, — je suis un Baudelaire avec plus de couleur, — et le plus grand formiste du siècle, c’est moi ! » — ils ne veulent rien entendre, et le Palikare reste seul sur sa galère.

Non, je ne vois pas de mouvement !

L’assonnance, le vers libre, c’est vieux comme la littérature. Et Gérard de Nerval en a glané de jolies gerbes dans les chansons populaires… Quant à l’instauration de Ronsard, c’est un mouvement… en arrière, et cela s’appelle d’un mot bien ordinaire : du pastiche. Je ne crois pas qu’il sorte de là un frisson nouveau capable d’électriser les foules.

Quant à l’avenir, je laisse au Sar Péladan le soin de pronostiquer.

— Mais n’avez vous pas été symboliste ?…

— Comment ! Un symboliste de la première heure ! J’ai fondé le journal le Symboliste. — Quatre numéros, avec Kahn, Paul Adam, Moréas, la collection complète. — C’était un progrès : notre précédente feuille, avec Paul Adam, le Carcan, n’avait tenu que deux numéros. Le titre vous indique ces tendances : nous devions flageller l’humanité de la belle sorte ; nous allions la dire, la vérité, au boulevard, à la presse, à tous ! Naturellement, personne n’entendit… et le Carcan se rouilla. Il en fut de même au Symboliste, où je fus déshonoré dès l’apparition. Le canard s’imprimait à Montrouge, dans une petite rue… Nous arrivons… l’imprimeur et sa femme se désolaient… Ils n’avaient guère pu composer le numéro : ils ne comprenaient pas ! Pensez : Moréas en ce temps-là « instaurait » Rabelais… « Je n’ai compris que ça : un article de M. Ajalbert » murmurait la vieille femme !… Tous les regards de mes co-symbolistes me fusillèrent… Évidemment, je n’étais pas un pur… Je trahissais… Dès lors, je cessai d’être cité dans les écrits symbolistes. Et depuis la Fille Elisa je suis excommunié. Mon nom ne figure plus aux couvertures du bibliopole Vanier !

— Et, sans doute, vous êtes considéré comme un naturaliste ?

— Oh ! je ne suis guère plus naturaliste que symboliste. Tout cela, ce sont des mots pas souvent justes. En tout cas, c’est dans les revues décadentes, symbolistes et instrumentistes, dans le Décadent, dans le Symboliste, dans la Vogue, dans Lutèce, dans la Revue Indépendante, que j’ai publié la plupart de mes vers et mes premières nouvelles. C’est en compagnie des symbolistes que j’ai vécu mes premières années littéraires, et je ne le regrette pas, la bohème est douce, quand elle ne dure pas. Et quels beaux rêves ! Que de soirs nous avons conquis Paris…

Notre ambition à tous, c’était d’écrire dans les grands journaux. Si vous saviez les plans de deux heures du matin, les quotidiens pris d’assaut, Tortoni envahi… Tortoni hypnotise absolument la brasserie, qui s’y risque quelquefois, en été, à la terrasse, quand Scholl même n’y est plus, lorsque les Anglais envahissent le boulevard… Ah ! oui, quels plans de romans, de drames, d’articles, qui restent en plan…

— Que pensez-vous des formules émises, de l’esthétique projetée ?

— Je suis surtout frappé du soin jaloux avec lequel vos interviewés ont tu les noms des absents et des morts, dont quelques-uns occuperaient le premier rang aujourd’hui. Pourquoi ces petitesses ? Oh ! l’étroitesse de ces coteries ! Dans votre galerie, ils n’ont guère fait de place à Jules Laforgue, l’auteur des complaintes à Notre-Dame la Lune, du Concile Féerique, des Moralités légendaires, un poète original, qui dépasse tous vos Moréas de cent coudées, — mort à vingt-sept ans ? Et Tristan Corbière, que Verlaine a classé dans ses poètes maudits, Corbière, un Breton au vers salé comme l’Océan d’Armor, et qu’ils passent sous silence… Pourtant, nous récitions tous ses rudes poèmes, où se dressent les calvaires de granit, dans la lande ; nous savions par cœur ses cantiques et ses pardons ! Et Hennequin, dont ils n’ont pas soufflé mot, mort à trente ans, une des intelligences du groupe ! Silence sur ceux-là !…

Je n’ai pas entendu parler non plus de Camille de Sainte-Croix, — bien vivant, pourtant, — qui dirige le vaillant supplément littéraire de la Bataille, — l’auteur de la Mauvaise aventure et de Contempler — un de la première heure aussi — qui fut du Symboliste ; ni de Teodor de Wyzeva, ni d’Édouard Dujardin, ni de Félix Fénéon ?

Ces morts, ces absents étaient des premiers groupements.

Pourquoi les oublier ainsi ? Les décadents ont-ils tant d’œuvres à leur actif ?…

Je regardais, pendus au mur, le pantalon rouge et la capote bleue du lignard.

— Oui, me dit M. Ajalbert, je vais faire mes vingt-huit jours — une corvée à laquelle échappent les symbolistes ! Ils sont Grecs, Espagnols, Suisses, Belges… ou bien ils ont franchi la limite d’âge !

  1. Voir Appendice.