Enquête sur l’évolution littéraire/Les Psychologues/M. Maurice Barrès

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Bibliothèque-Charpentier (p. 16-24).


M. MAURICE BARRÈS


Petit hôtel Renaissance, rue Legendre, 12. On monte quatre étages ; le quatrième palier est barré par une porte en chêne à claire-voie ; un bouton électrique ; le domestique vous ouvre cette porte, on monte encore quelques marches : on est enfin introduit dans un élégant cabinet à cheminée monumentale de chêne sobrement sculptée ; petites vitres plombées, rideaux de soie bise s’ouvrant à l’intérieur comme des portes, la tringle montée sur une charnière. Divan oriental, cabinet italien ébène et ivoire, peintures moyen-âgeuses aux murs, bureau de chêne, grands fauteuils Louis XIII. Sur le bureau, paperasses, cigarettes, vase élancé où se penchent des anémones envoyées par la mère de Marie Bashkirtseff, comme chaque semaine, de son jardin de Nice.

Accueil amical, sourire bienveillant que des gens s’entêtent à voir ironique.

Les cigarettes allumées et les questions posées, voici la marche de l’entretien :

— Oh oui ! ce qu’on a appelé le naturalisme est une formule d’art qui est aujourd’hui bien morte. Mais remarquez comme c’est toujours le besoin de la vérité qui fait les évolutions en art. Une esthétique se fait jour : peu à peu la beauté qu’elle a innovée devient une formule, et fait des adeptes ; une école est née, elle vit, s’épanouit ; puis, les disciples étriquent de plus en plus la formule ; et, à partir de ce moment, c’est un art mort. Le naturalisme a passé par ces phases ; mais il ne faut pas oublier les services qu’il a rendus. Il est venu à un moment où la littérature à l’eau de rose d’Octave Feuillet était à la mode ; il y avait là un parti pris de voir avec une certaine beauté conventionnelle les gens du monde, et de ne voir qu’eux, contre lequel les naturalistes ont heureusement réagi ; ils ont élargi le cadre des préoccupations du romancier, ils ont dégoûté même les gens du monde de cette beauté poncive. Mais enfin, à leur tour, fatalement ils ont subi la loi commune, et je les crois bien finis aujourd’hui.

D’ailleurs, lorsque je vous parle de naturalisme, j’ai en vue la formule d’Émile Zola et de ses disciples immédiats, car on ne peut pas dire que les Goncourt, par exemple, soient des naturalistes purs ; ce sont surtout de prodigieux artistes et des raffinés ; par leurs études d’art, ils s’éloig’nent, au contraire, du naturalisme, et même leur roman La Faustin ne peut être rapproché d’aucune des œuvres de l’école. Et pourtant j’ai la conviction que l’œuvre de Zola est un monument puissant qui restera, mais auquel je n’ai jamais pu m’intéresser.

— À qui, selon vous, a profité cette défaite du naturalisme ?

— Je crois que c’est un fait, elle a profité aux psychologues. Leur grande vogue vient de ce qu’ils ont eu des préoccupations trop négligées par les naturalistes. Ceux-ci avaient fait de minutieuses et pittoresques descriptions des aspects extérieurs et des gestes, des passions, des appétits humains. Ceux-là, au contraire, Bourget, par exemple, ont voulu considérer ces appétits comme le ferait un savant d’une plante qu’il étudierait, en considérant toutes ses racines, la terre où elle pousse et l’atmosphère où elle se développe. En outre, de même que les naturalistes, par réaction contre l’ancienne convention mondaine, s’étaient cantonnés dans la vulgarité, les psychologues ont cherché des milieux autres que des milieux de médiocrité et des âmes différentes des âmes vulgaires. Il doit y avoir plus de luttes et d’intéressants débats dans l’âme, par exemple, d’une impératrice détrônée qui a connu toutes les gloires et toutes les ruines, que dans l’âme d’une femme de ménage dont le mari rentre habituellement ivre et la bat, ou dans celle d’un Sioux attaché au poteau de guerre !

— À côté, dis-je, du mouvement psychologiste, il paraît y avoir un autre mouvement en réaction contre le naturalisme : le symbolisme… Puis-je vous demander si vous êtes symboliste ?

— Je fais des livres où de mes amis, en effet, veulent voir des symboles ; et, vraiment, j’ai le goût de faire dire à mes personnages des choses d’un sens plus général que le récit des menus faits de leur existence : dans ce sens, je serais donc symboliste. D’ailleurs, c’est là un terme bien vague ; il est certain que, de tout temps, l’art a été symboliste et que, seuls, peut-être, les naturalistes ont affiché le parti-pris de se tenir dans le fait-divers, dans le cas exceptionnel, dans le particulier étroit, sans vouloir admettre les généralisations. Tous les personnages de Molière, ceux de Shakespeare et de nos auteurs classiques, sont en même temps des cas particuliers et généraux, des êtres vivants et des types : Tartufe, Roméo, Béatrice, par exemple.

Ceux qu’on appelle aujourd’hui symbolistes n’ont guère encore produit qu’un livre : le Pèlerin passionné de Jean Moréas. Vous savez que j’aime beaucoup Moréas et que je fais grand cas de son talent ; c’est un artiste qui joint aux préoccupations du symbole le plus grand souci de la forme de la langue qu’il voudrait renouveler ; et en cela il prolonge les Parnassiens.

Personnellement, puisque vous me parlez de moi, je dois vous dire que je ne consacrerais pas volontiers mon existence à ciseler des phrases, à rénover des vocables. J’aimerais mieux relire certaine préface que M. Boutroux a mise à l’Histoire de la philosophie allemande de Zeller, — ou les pages de Jules Soury, sur la Délia de Tibulle ou les Rêveries d’un païen mystique de Louis Ménard. Il n’y a pas à dire, les gens ayant une intelligence un peu vigoureuse sont tout de même plus intéressants que les « artistes » attitrés. Et puis, savez-vous que Henri Heine n’est un poète si émouvant que par les qualités qui font en même temps de lui un des plus profonds penseurs de ce siècle ? Il a la culture et la clairvoyance… Même en art, voyez-vous, il y a intérêt à ne pas être un imbécile.

— Pensez-vous qu’il y ait entre les psychologues et les symbolistes des principes communs, ou représentent-ils deux formules contradictoires et incompatibles ?

— Ils représentent, les uns et les autres, des tempéraments très divers qui ont toujours existé dans la république des lettres…

J’interrompis :

— République ? Y a-t-il donc égalité ?

— Mettons : dans le monde des lettres, répondit M. Barrès en souriant. Mais je ne crois pas du tout que ces diverses tendances soient contradictoires.

Il me semble que l’on pourrait écrire des psychologies qui différeraient des études de Bourget, par exemple, en ce qu’elles ne s’appliqueraient pas à analyser des cas particuliers, mais chercheraient à exprimer des vérités plus générales, à donner aux idées et aux conceptions modernes des choses et de la vie une expression passionnée. Ce serait faire, en quelque sorte, de la psychologie symbolique. Vous rappelez-vous que Paul Hervieu, dans Diogène le Chien, fit de ce tour des morceaux adorables de malice et de force élégante ?

Avec des tempéraments divers, il y a beaucoup de jeunes écrivains qui tâchent à trouver du nouveau, en n’écoutant que leur personnalité. Vous connaissez cet étrange livre, honni je ne sais pourquoi par la critique, sauf par Anatole France, Candeur, d’André Maurel ; vous avez lu les articles de Georges Bonnamour, qui est un chroniqueur brillant, en même temps que le romancier de Fanny Bora et de Représailles. Maurice Beaubourg a fait un bon départ avec ses Contes pour les assassins, et ses amis en attendent des bizarreries supérieures encore. Et puis, lisez-vous André Marsy, d’Émile Hinzelin ? Mais si vous avez ouvert les Cahiers d’André Walter, publiés sans nom d’auteur par André Gide, et si vous soupçonniez l’Entraîné de Maurice Quillot qui va paraître, vous connaîtriez les plus récentes poussées de l’évolution littéraire. Je voudrais qu’à chaque janvier on saluât un nouveau prince de la littérature. Dans le volume de Quillot, il y a des petits chapitres délicieusement intitulés Psychoses qui sont du goût le plus neuf… Dame ! je cite, mais leur vrai critique c’est Charles Maurras, et le « sceptique en dernier ressort », celui qu’il leur faudra attendrir pour conquérir une gloire un peu solide, c’est Francis Chevassu.

— Faites-vous entrer vos livres dans cette formule que vous indiquiez tout à l’heure de psychologie symbolique ?

— J’y tâche. Le Jardin de Bérénice qui vient de paraître, est le dernier volume d’une série de trois ouvrages où j’ai essayé d’exprimer ce que j’appelle et ce qu’on a assez appelé : La Culture du Moi. C’est la monographie, c’est une théorie de l’individualisme. Sous l’œil des Barbares montre la difficulté qu’a un jeune homme à se connaître, à se développer et à se défendre. L’Homme libre est un traité de la gymnastique du moi : comment, avec les procédés d’Ignace de Loyola et de la Vie des saints, on peut arriver à faire éprouver par son moi tout ce qu’il y a d’émotion au monde. Le Jardin de Bérénice est, d’une part, un traité pour concilier les nécessités de la vie intérieure avec les obligations de la vie active, et, d’autre part, un acte de soumission devant l’Inconscient qu’on peut appeler le Divin.

J’avais épuisé mon questionnaire et nous causions de choses à côté, des gens en place, des esprits réfractaires à toute nouveauté, quand, par hasard, le portrait du général Boulanger, placé sur la cheminée, à côté de la photographie du maître de céans, d’après un tableau de Jacques Blanche, frappa mon regard. Et je dis à Barrès :

— Les symbolistes ne seraient-ils pas, au fond, les boulangistes de la littérature ?

Il sourit imperceptiblement de ses grands yeux tendres, et répondit sans broncher :

— Oui, en effet, il y a bien du vrai, tout au moins en concevant le boulangisme comme vous le paraissez faire au cas particulier.

Sa voix s’enfla un peu jusqu’au ton du discours et il continua :

— Le personnel littéraire aujourd’hui en place ne laissait pas assez vite accès aux jeunes gens qui, sortis de leurs cabinets (où ils sont les plus désintéressés des hommes), retrouvent, à se fréquenter, certaines ambitions (d’ailleurs des plus légitimes). En même temps qu’ils servaient la cause de l’art, peut-être se laissèrent-ils aller à soigner leurs intérêts ; les bons éditeurs et les forts tirages les attiraient. Pour y parvenir, avec des opinions littéraires diverses, ils firent la marche parallèle. Ils essayèrent de donner l’allure précipitée d’une révolution à l’évolution littéraire que désirait le pays. Ils soudoyèrent les petits journaux ; le Temps, les Débats refusèrent, d’abord, toute transaction ; seuls des journaux à l’affût de l’opinion, tels l’Écho de Paris et le Figaro, laissèrent certains de leurs rédacteurs entrer dans le courant nouveau. Je ne vous rappellerai pas les manifestes nombreux que les symbolistes lancèrent au pays ; nous y déployâmes une activité de propagande qui, hélas ! irrita un grand nombre de littérateurs en place, mais rallia tous les mécontents… Il ne vous échappera pas que nous avons choisi les environs du 27 janvier pour porter le grand coup sur la population parisienne : le banquet Moréas…

M. Barrès avait débité tout ce discours très sérieusement. Mais, à la fin, n’y tenant plus, il partit à rire, de ce franc rire bon enfant qui éclaire et pour ainsi dire humanise l’apparente sécheresse de cette nature compliquée.