Enseignement manuel

La bibliothèque libre.
Revue pédagogique1, premier semestre (p. 448-462).

ENSEIGNEMENT MANUEL.

J’ai toujours remarqué que, parmi les ouvriers, les bons apprentis font de bons citoyens.
(B. Franklin, Codicille à son testament.)


Lorsque J.-J. Rousseau voulait que son Émile fût menuisier, il avait en vue un double but : équilibrer dans l’homme les organes qui pensent par ceux qui agissent, de façon à obtenir un tout harmonique, et, en même temps, fournir à son élève un capital, le travail de ses bras ; capital inaliénable, transportable partout sans dépréciation et toujours facile à mettre en produit dans les circonstances extrêmes. Ce fut là un de ces beaux plaidoyers théoriques, mais sans paradoxes, comme le philosophe savait les faire dans ses bons jours et les conclusions du réformateur furent assez généralement acceptées, grâce au talent de l’écrivain. Il y a loin, malheureusement, de l’adoption d’une idée à son application.

À première vue, du reste, on aperçoit ici que l’avis s’adresse avant tout et même exclusivement à la classe qui a peut-être le moins besoin d’en profiter ; Émile est le fils d’un grand seigneur, ou, supposé le pire, de quelque fermier général. Qu’il y ait à tirer de la première partie du conseil une pratique immédiatement salutaire, nul n’en saurait douter, mais les intéressés pourraient en juger autrement de la seconde ; l’acquisition d’un métier sera pour eux une précaution par surcroît, sage tout uniment ; or la sagesse n’est pas le fond le plus courant et les riches n’en sont certes pas plus favorisés que les autres. Combien, en effet, plus de cent ans après Rousseau, compterons-nous de gens à fortune qui, par prévision, veuillent que leurs fils, ingénieurs, avocats ou banquiers, soient en outre de bons menuisiers ? La supposition fait sourire : on est riche, donc on le sera toujours et quant au développement musculaire, les plus exigeants des pères trouvent que les exercices élégants ne manquent pas.

Cela se conçoit et s’explique suffisamment par les habitudes du milieu, par la tyrannie des convenances et cependant le choix fait par Rousseau d’un enfant des classes favorisées était indiqué pour l’heure où il écrivait.

Il y avait certainement, dès ce temps-là, un mouvement compliqué de théories et de discussions critiques qui menaçait le vieil état de choses, et nul, plus que lui, n’y a poussé. Mais cette effervescence, purement politique, n’empruntait rien en réalité aux couches profondes : le bouillonnement n’était que superficiel. Ce qui demandait surtout à se faire, c’était l’accession de la bourgeoisie intelligente et aisée au niveau d’où l’on voit devant soi, où l’on se sent libre, et les justes exigences du Tiers, justes en ce qui le regardait, ne signifiaient pas autre chose. Cherchez au delà, vous verrez, peut-être, non sans surprise, en quel petit nombre étaient les esprits inquiets du véritable équilibre social ; combien peu surtout, parmi les meilleurs, avaient l’intuition de la question économique qui allait surgir et de laquelle dépend le sort de cette base imposante qui entretient, soutient la nation et qui l’alimente.

Dans les anciennes classifications, soit même au moment dont nous parlons, on eût tout au plus qualifié de Quart-État cette vaste assise des travailleurs salariés et l’on allait, sans transition, reconnaître qu’elle pesait bien dans l’État pour les trois quarts. C’est ainsi que, malgré les convulsions en germe qui se trahissent dans la suppression des maîtrises ou jurandes en 1776 et leur rétablissement presque simultané, malgré les énormités que présentaient les contrats d’apprentissage[1], il fallut l’explosion de 1789 pour mettre une première fois en lumière directe la question dite aujourd’hui du Travail. C’est le 13 février 1791 que les maîtrises, jurandes et corporations disparaissaient définitivement pour faire place aux patentes, que naissait par conséquent la liberté du travail, mais, en même temps aussi, une sorte de devoir national nouveau envers la jeunesse nouvellement émancipée, et c’est le 11 septembre de cette même année, trente années après la publication de l’Émile, que, dans cet admirable projet d’instruction qu’on appelait alors l’Utopie, Condorcet proposait le premier l’introduction des arts mécaniques et du dessin dans l’enseignement des écoles dont il réclamait la création.

Si l’on considère que Condorcet, fils d’un marquis, capitaine de cavalerie, élevé d’ailleurs suivant un plan d’étroite conservation aristocratique, avait dû, pour en arriver plus loin que Rousseau, être frappé d’une sorte de vision d’Ézéchiel, mais que, philosophe et mathématicien d’ordre tout à fait supérieur, économiste comme Vauban et Turgot, créateur enfin de l’arithmétique sociale, il avais coutume de méditer en toute raison ses impressions et non moins ses pressentiments, on admettra qu’il y ait quelque logique à le suivre. Il ne saurait suffire, en effet, de dire à un enfant qui va marcher : — Voilà la porte ouverte, va ! — la moindre prudence conseille de débroussailler un peu sa route.

La question a singulièrement marché depuis 1794, en ce sens qu’aujourd’hui c’est à qui s’intéressera aux progrès et à la diffusion de l’instruction primaire. Condorcet, l’utopiste de cette époque, réclamait par exemple une institutrice pour les filles, par ville de 1,500 habitants ! Quel serait aujourd’hui le retardataire le plus acharné qui osât proposer que l’on s’en tint à ? Non, si nous n’en sommes pas encore revenus au point où était arrivé déjà le millionnaire Lepelletier de Saint-Fargeau, contemporain de Condorcet, qui voulait l’instruction commune, obligatoire, et qu’un atelier d’industrie fût annexé à chaque école, du moins pouvons-nous dire que le mouvement en faveur de l’enseignement populaire, tantôt ralenti, tantôt accéléré, suit à distance le cours des idées ; et c’est pourquoi il ne saurait être hors de propos de le pousser un peu pour le rapprocher davantage de celles d’aujourd’hui.

Il y aurait peu de choses à y reprendre, si l’on voulait ne le considérer qu’au point de vue de l’instruction générale, de cette diffusion désirable qui fait participer la nation tout entière à un fond commun et qui tend à relier les esprits dans une souche commune, ainsi que s’est unifié le territoire. Bientôt tous les adultes sauront lire couramment, écrire lisiblement, passablement orthographier, faire correctement une règle de trois. Pour chacun, la terre sera ronde et tournante, formée de vastes continents que baignent de plus vastes mers, et la France se présentera comme une réunion d’amples et riches bassins d’où sort sa prospérité. Quelques-uns se rappelleront pendant quelques mois que la Lozère n’est pas un fleuve, que Saint-Affrique est une sous-préfecture de l’Aveyron, qui s’écrit avec deux f, que le Coney tombe dans la Saône. Peut-être même sauront-ils avant peu que Charles V était supérieur à Louis XIV, le chancelier de l’Hôpital à Catherine de Médicis et Turgot à Condé. Tout cela est, ou nécessaire, ou inutile ou simplement commandé par la vérité, mais tout cela, j’oserai le dire, devrait être subordonné dans les programmes de l’enseignement populaire à la question absolument inéluctable du travail. Dans le monde du salaire, on ne vit pas d’orthographe seulement et l’accord absolu des participes est moins indispensable que l’accord dans l’économie. On y a des enfants, et en grand nombre, ce qui est une qualité quand la population tend à diminuer, mais les entrailles y crient d’autant plus haut quand souffre la famille ; or, dans ces moments cruels, mieux vaudrait certainement pour le garçon de quinze ans, savoir faire une serrure que conjuguer le verbe surseoir ; surseoit-on à la famine ? et quant à la fille ? si elle savait seulement tricoter, elle gagnerait peut-être deux sous par heure, mais elle n’est forte qu’en calligraphie.

Ces deux exemples mettent en relief le vice qui, à notre avis, paralyse, dénature, renverse l’intention des mieux intentionnés pour l’instruction populaire. On y assimile les enfants de la classe ouvrière à ceux de la classe bourgeoise, j’entends de la classe qui ne vit pas du salaire journalier et dont les enfants peuvent attendre ; on les soumet à l’étude des petites humanités, comme s’ils étaient spécialement destinés à devenir scribes, grammairiens,. employés, petits fonctionnaires, caissière, demoiselle de magasin, et tel est l’avenir qu’on leur fait envier ; comme si la plupart, avant la fin du scolage complet, n’allaient pas être forcés sans transition aucune, subitement, de passer de la douce quiétude de l’école et du travail inerte, au rude labeur contre les éléments résistants et grossiers, à la production matérielle forcée. Il va falloir qu’immédiatement garçons ou filles rapportent un tant par semaine à la famille et qu’avant deux, trois ou quatre années au plus, ils suffisent entièrement à leur vie !

Prenons 5,000 garçons et 5,000 filles de treize ans ; c’est à peu près la moitié du nombre d’enfants qui, à Paris, quittent l’école après l’avoir régulièrement suivie ; depuis l’âge de six ans, c’est-à-dire pendant sept années, ils auront reçu les excellentes leçons de la pédagogie primaire. Ils savent donc lire, écrire assez correctement, et faire une règle de trois ; ils possèdent quelques notions de dessin linéaire et d’ornement ; ils savent le nom de toutes les sous-préfectures de France, de tous les affluents des deux rives pour les moindres fleuves et rivières ; ils retiennent toute fraîche encore dans leur mémoire la chronologie des Mérovingiens, les dates des batailles de Tolbiac, de Bouvines, de Malplaquet ; ils ont leurs phrases sur les conséquences de la bataille de Testry et sur le capitulaire de Kiersy-sur-Oise ; ils savent distinguer, ou à peu près, un verbe, dit aujourd’hui transitif, ou un défectif de celui qui est autre chose, un adjectif verbal d’un participe présent ; ils pratiquent la règle des participes ou des régimes mieux que n’y consentait Mme de Sévigné ; l’histoire sainte enfin n’a pas de secrets pour eux. C’est là leur bagage ; mais ne demandez rien à leur doigts ; en fait de travail manuel, les garçons viennent de naître, les filles savent faire un ourlet irrégulier et une médiocre boutonnière.

En voici dix mille autres qui, pendant ces sept mêmes années n’ont été tenus que pendant la moitié du jour scolaire, soit quatre heures pleines chaque jour, sur la lecture, l’écriture, l’orthographe, la géographie et l’histoire. Est-il bien certain d’abord que si les leçons d’orthographe ont été convenablement simplifiées, la géographie intelligemment élaguée, l’histoire largement éclaircie et rationnellement jalonnée, croit-on a priori que ces enfants-là soient beaucoup plus ignorants que les précédents ? Quand bien même un plus grand nombre écrirait appercevoir avec deux p, ou ferait toujours accorder le participe passé avec Le sujet, le mal serait-il très-dangereux et les cours d’adultes n’en pourraient-ils avoir raison ? Que regretterait-on d’ailleurs si, pour ces mêmes enfants, la géographie ou l’histoire étaient devenues autre chose qu’une psalmodie, où la reproduction littérale des sous-préfectures ou des affluents se confond dans une même importance, si même elle ne prime pas absolument, avec les conditions d’économie, de production et de climat ; le chiffre des dates avec les causes d’arrêt ou de départ dans le progrès humain ; le nom des personnages avec leur influence sur les choses du temps et sur les esprits qui viennent après eux ?

Mais, pour concéder quelque chose au despotisme des habitudes, et bien que le dernier feuillet de cette étude fournisse la preuve du contraire, supposons une infériorité relative, et discutons l’emploi nouveau des quatre heures empruntées à l’enseignement purement pédagogique. Verrait-on, je ne dis pas une impossibilité, mais une difficulté notable à développer la méthode que Frœbel recommande pour le premier âge, de façon à ce que sans fatigue disproportionnée, sans contention prématurée, sans danger, les écoliers accédassent insensiblement à des réalisations matérielles, au travail manuel utile et même utilisable ? Que l’on mette dès six ans aux mains d’un enfant une matière plastique quelconque, de la simple glaise, et qu’on lui fasse successivement reproduire une règle plate, un carrelet, un cube, un polyèdre plus compliqué, un solide à surface courbe ; que sur une carcasse en bois, ou lui fasse reporter des reliefs choisis : lettres, feuilles simples, accidents géographiques, la France par bassins séparés, puis réunis, l’Europe, le globe ; qu’en suite on lui mette en main le fusain avec lequel il reproduira les objets précédents, puis le modelage véritable, la sculpture par faces planes sur calcaire tendre, ensuite le polissage à l’émeri, à la lime à bois et à métaux, la préparation des tons dans leur gamme chromatique, le vernissage, etc., etc., que les filles en même temps qu’elles recevraient une partie de ce mème enseignement prennent l’habitude du tricot, comme les fillettes de six ans dans les campagnes reculées de Normandie, de Bretagne, du Roussillon ou de la Provence, qu’elles aillent jusqu’à mener un bas, à faire un ourlet véritable, une vraie boutonnière, à tailler et monter un bonnet à trois pièces, et voilà des enfants qui arriveront à leurs treize ans munis d’un bagage tout autre que celui des précédents. Sans qu’on ait eu besoin, par exemple, de développer devant eux le système métrique comme système, ils pourront savoir par la balance, par les mesures à la règle, au compas ou au simple pan comment varient les surfaces ou les volumes avec les dimensions linéaires, et plus tard, quand arriveront les théories, aujourd’hui hérissées si simplifiées qu’on les leur présente, elles leur apparaîtront comme des conventions presque naturelles appliquées à ce qu’ils savent déjà. À quel point d’autre part leurs mains se seront-elles d’avance assouplies ! quel commencement de dextérité accuseront leurs dix doigts ! et enfin, le jugement de l’œil, le sentiment des rapports, le sens perspectif, le goût, si long à façonner, n’auront-ils rien gagné[2] ?

Aussi, supposez une foire aux apprentis, comme la place de Grève pour les maçons, le carré Saint-Martin pour les tourneurs de roues, comme dans certains pays le marché des servantes, et demandez-vous dans lequel des deux groupes les chefs d’industrie ou de simples ateliers iront choisir les leurs ; demandez-vous également, en admettant qu’ils en prennent dans l’un et dans l’autre, quel est celui des deux qui sera réservé aux commissions, au balayage, aux besognes inutiles à l’enfant ou nuisibles, et quel est celui que le patron mettra le premier à l’établi ou à l’ouvroir, pour en tirer le plus tôt possible un travail rémunérateur ? Que sera-ce donc si l’école, au lieu d’abandonner cet enfant de treize ans, ébauché déjà pour l’apprentissage, mais ébauché seulement, s’efforce de préserver ce grain social, de lui fournir pendant trois années encore sa terre, sa lumière et le fait germer ? Il est facile de s’en rendre compte.

D’un côté, la foule, errante aujourd’hui, des enfants de treize à seize ans, garçons et filles, sans initiation aucune aux travaux de la main, sans aptitude reconnue, livrée aux apprentissages de hasard, sans intérêt qui les entoure, sans guide, sans enseignement, ou plutôt avec l’enseignement que l’on peut attendre de la foule qui les a précédés dans la dure vie du travail à la journée, et qui comme eux a erré longtemps dans l’abandon. Comment se fera l’apprentissage avec les courses au dehors, les nettoyages au dedans, les mauvais procédés, les exemples détestables et aucune leçon méthodique ? J’en suis encore à le comprendre, et, de ce que l’apprentissage finit pourtant par se faire, il faut conclure à l’intelligence de l’enfant, à son énergie et à l’incitation du besoin. Mais aussi, tel apprentissage tel résultat définitif. Le patron, inconscient de ses propres fautes, constate que le véritable ouvrier tend à disparaître et, pour lui, l’ouvrier seul est responsable ; celui-ci sait mal, en effet, un métier qu’on lui a mal appris, que par conséquent il ne peut aimer, et le patron partage le sort du métier. Bientôt du dégoût naît la paresse et, par génération alternante, de la paresse le dégoût ; nous voilà en présence de la situation actuelle. On la comprendrait difficilement pire, et si Franklin, qui s’y connaissait probablement, a pu écrire dans le codicile à son testament : « J’ai toujours remarqué que, chez les ouvriers, les bons apprentis deviennent de bons citoyens » que faut-il penser du civisme des abandonnés ?

Suivons maintenant une foule du même âge, engagée par une société vraiment humaine, celle-là, dans une voie tout à fait différente. Elle a reçu le premier enseignement véritablement professionnel, dont nous parlions plus haut ; le plus grand nombre a déjà le goût du travail des mains, tous ont grandi ayant sans cesse sous les yeux les ateliers dont nous allons parler, ateliers divers auxquels ont accédé successivement leurs aînés et auxquels ils ont le désir d’accéder eux-mêmes. Dès onze ans, leur première ambition peut être satisfaite, car l’État ou la commune, au lieu de les jeter sans pitié au monstre, va les y recueillir, les y garder jusqu’à quinze ou seize ans, les classer selon leurs aptitudes, leur donner non pas un métier, mais le savoir manuel, les préserver, les fortifier jusqu’à quinze ou seize ans ; et se fortifier lui-même en faisant de chacun de ses enfants une valeur.

Que les choses soient ainsi faites, il n’est pas à craindre que l’enfant de quinze ans, entré en apprentissage définitif et selon son aptitude, soit employé par l’atelier aux besognes sans profit ; le maître entend autrement ses intérêts ; or en quelques mois de spécialisation l’ouvrier en herbe peut venir à fruit et les patrons ne s’y tromperont pas.

Point n’est besoin sans doute d’insister davantage sur la différence que présenteront à seize ans deux enfants de l’une et de l’autre foule, car si, en vérité, le bénéfice social à espérer de l’enseignement manuel devait être nul, l’on : ne voit pas trop pourquoi l’État tirerait profit d’un enseignement quel conque, d’où la conclusion que tout devrait être abandonné à la grâce de Dieu.

Mais sortons des généralités, et voyons si l’on peut arriver à une organisation pratique dans le sens qui nous paraît celui de la raison.

Il ne saurait entrer dans un cadre étroit de passer en revue les essais divers ni même les réussites tentées ou obtenues en faveur de l’Enseignement professionnel. Ce mot d’Enseignement professionnel est d’ailleurs tellement vague que chacun l’entend à sa façon ; mais si, le plus souvent, l’instruction donnée sous ce titre ne conduit à aucune profession définie, elle éloigne certainement l’enfant de toute profession manuelle, d’un métier quelconque. Nous restreindrons donc notre champ aux essais faits dans la voie de l’enseignement manuel et, comme un exemple concluant vaut mieux que tous les projets douteux, nous appellerons l’attention sur l’école municipale de la rue Tournefort[3] à laquelle il nous a été heureusement accordé, en novembre 1873, d’annexer une école d’apprentissage pour les garçons de onze à quinze ans, par application des idées qui précèdent.

Le but général que nous nous proposions dans cette création, but unanimement adopté par la délégation cantonale du Ve arrondissement, était d’arriver à ce que les apprentis, à leur sortie de cet atelier primaire, eussent dans leur esprit un bagage technique partout applicable, en même temps que dans leurs mains la pratique des outils fondamentaux et de la petite mécanique. Ainsi préparé, l’apprenti se spécialisera rapidement selon les exigences de l’atelier qui le recevra, mais sans perdre jamais la pratique générale qui aura été regardée comme fondamentale dans sa première instruction professionnelle.

La durée de cet enseignement complémentaire est de trois ans ; de telle façon que les enfants qui auraient terminé leur écolage primaire y sont admis vers douze ou treize ans pour ne commencer la vie de l’atelier industriel qu’à quinze ans au plus tôt. Le commencement, le corps et la fin des programmes y répondent aux divers chefs suivants :

1° Continuation et extension de l’enseignement scolaire ; maintien des examens qui, par le satisfecit, donnent droit au certificat d’étude.

2° Étude et maniement des matières premières.

3° Dessin d’après le relief ; modelage, moulage, sculpture sur pierre tendre et sur bois. Dessin graphique et lavis.

4° Pratique des procédés et outils généraux, travail à l’établi, à la forge, au tour, à l’étau.

5° Enseignement technique, tenue des livres, géographie industrielle et commerciale, premiers éléments d’économie.

6° Levé à la règle, à la fausse équerre et au compas d’épaisseur d’une pièce exécutée ou d’une machine simple ; tracé de l’épure à une échelle donnée, croquis à main levée avec report des cotes. Réciproquement : exécution d’après une épure faite à une échelle connue, ou d’après un croquis coté.

7° Invention, tracé, exécution de projets simples.

8° Ordre sur la personne, ordre dans les outils, ordre dans le travail, ordre dans l’atelier, ordre dans les comptes, ordre dans l’esprit, et par conséquent dans la conduite.

Comme il est certain d’ailleurs que, parmi les apprentis primaires, mis aux prises avec les matières et les outils divers, se manifesteraient aussi des aptitudes différentes, il a paru sage de favoriser chacune d’elles autant qu’il serait possible de le faire sans que l’instruction perdit en rien ce caractère d’ensemble qui donne sa raison d’être à l’école nouvelle.

Ce problème se résout facilement ici dès que l’on se rend compte que dans une ville importante le très-grand nombre des ouvriers peut se partager en quatre classes : 1° les ouvriers d’art : modeleurs, ornemanistes, sculpteurs ; 2° les tourneurs ; 3° les travailleurs sur bois : charpentiers, menuisiers, ébénistes ; 4° les travailleurs sur métaux : forgerons, serruriers, mécaniciens ; d’où ressortait la nécessité de l’enseignement du modelage, du tour, du travail à l’établi, à la forge et à l’étau.

l’est admis d’ailleurs, non sans de très-judicieuses raisons, que le dessin soit graphique, soit à main levée, soit pittoresque ou d’ornement d’après le relief, et que le modelage par l’argile doivent constituer pour le jeune ouvrier, et quel que soit son métier, l’art de traduire correctement sa pensée, comme sont la composition littéraire et le style pour la jeunesse qui reçoit l’instruction secondaire.

D’ailleurs, afin de rendre possible une classification vraiment sélective ou par aptitudes, les apprentis de première année reçoivent un enseignement absolument collectif, comprenant les cinq espèces de travaux citées plus haut ; leurs tendances particulières s’accusent, et c’est à partir de la seconde année qu’ils sont partagés en modeleurs, tourneurs, ouvriers pour le bois et travailleurs sur métaux. Chacune des classes reçoit alors comme enseignement principal celui qui convient à sa spécialité, mais une rotation convenablement combinée entretient à titre acces accessoire l’esprit et la main dans une pratique suffisante des autres espèces de travaux.

Et comme conclusion, ne voulant point y apparaître en juge et partie, c’est M. Gréard lui-même que nous laisserons parler : « Cette année notamment, dit M. le Directeur de l’enseignement primaire[4], les apprentis de l’école de la rue Tournefort ont contribué à établir cette vérité que l’instruction professionnelle est compatible avec le développement de l’instruction primaire. »

Si donc l’on ne fait par pour l’enfance ouvrière ce que l’on fait depuis longtemps pour l’enfance mieux partagée du sort, si l’État ou la commune ne la protègent pas plus longtemps dans la vie, s’ils ne l’instruisent point par des moyens tournés comme d’avance vers l’emploi probable de ses qualités, s’ils ne décuplent pas la valeur économique et morale des salariés, s’ils ne font pas naître et grandir le goût du travail, secret unique de l’ordre, ce ne sera pas, on le voit, que la chose soit impossible, mais bien parce qu’ils ne le voudront pas[5].

Salicis,
Répétiteur à l’École Polytechnique.

  1. Nul ne pouvait être apprenti s’il ne justifiait de sa qualité d’enfant légitime et de catholique, s’il ne s’engageait à payer de 400 à 1,400 francs à son maître et à lui abandonner jusqu’à six années de son travail. Il y avait un greffe des apprentissages où le contrat était enregistré.
  2. Au moment de livrer cette étude à l’impression, je lis dans le précieux rapport de M. Buisson sur l’Instruction primaire à l’Exposition de Philadelphie, cette opinion de M. Harris, président du Bureau d’éducation de Saint-Louis (Missouri) : « C’est du côté industriel que notre récente expérience des jardins d’enfants promet les résultats les plus satisfaisants. À un âge tendre, quand l’enfant, comme une matière plastique, peut être modelé à volonté, il commence une éducation propre à lui donner l’habileté de la main et la sûreté du coup d’œil. Diverses espèces de délicats ouvrages manuels forment alors sa perception, développent son goût et exercent son savoir faire. L’influence des Kindergarten se fera sentir sur tout le reste de : l’éducation : fortifiée plus tard par un bon cours de dessin industriel, elle pourra opérer une révolution dans les manufactures de notre pays, et mériter à leurs produits la préférence sur les marchés étrangers comme sur les nôtres.
  3. M. Gréard, directeur de l’enseignement primaire, a créé à la Villette une école d’apprentis qui mérite d’être étudiée, mais à un point de vue différent ; ce n’est pas l’atelier dans l’école.
  4. Bulletin de l’Instruction primaire, 1876, n° 150, p. 526-9.
  5. Je ne saurais terminer sans restituer à l’habile directeur, M. Laubier, la juste part qui lui revient. Il a été, dès la fondation, l’homme et il est devenu un peu l’apôtre de la chose.