Enthousiasme (Le Normand)/07

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Éditions du Devoir (p. 90-102).


VII

JANE


Elle semblait sortir d’une boîte de surprise, et toute saisie, toute ébahie elle-même que le couvercle se soit levé pour laisser passer sa petite tête ébouriffée. Elle n’était pas laide, mais elle avait toujours l’air de ne rien comprendre ; et de fait, elle ne comprenait jamais du premier coup, et souvent, elle ne comprenait pas non plus du deuxième.

Il est vrai qu’il y avait contre elle la question de langue, en plus de la lenteur de son esprit. Jane parlait surtout l’anglais. Et elle était Irlandaise, comme le révélait sa figure typique et chiffonnée. Son nez était retroussé à pleuvoir dedans, disaient ceux qui se moquaient d’elle. Sa bouche sinueuse, rose et bien découpée, restait malheureusement trop souvent bée ! Elle avait des yeux bleus bien encadrés de cils noirs, longs, frisés ; mais des yeux si étonnés qu’ils étaient parfois un peu fous. On aurait pu jurer qu’ils n’avaient rien vu, qu’ils découvraient tout à l’instant et ne savaient où se poser, et qu’elle ne pouvait rien démêler, rien tirer au clair.

En vérité, déjà cela se devine, Jane était un peu stupide. Une femme plus futée aurait pu s’enorgueillir de cette épaisse frange de cils, de sa ligne de tête délicate et fine, de ses cheveux châtains, mousseux et ondulés, et de sa taille assez gracieuse et assez ronde à la fois.

Mais Jane était à cent lieues de pareilles idées. Jane, d’ailleurs, n’avait pas du tout d’idées, elle n’avait que du cœur. Dans certaines circonstances, cela suffisait ; pas toujours, hélas ! et bien souvent c’était désastreux. Et son pauvre cœur devait alors traverser de pénibles bourrasques.

Car Jane, petite cervelle d’oiseau, Jane était en service, et Jane aurait dû savoir quantité de choses que des années et des années de routine ne lui avaient pas encore apprises.

Pourtant, de quelles patientes et douces leçons elle avait bénéficié ! Sa maîtresse était compatissante, pitoyable, miséricordieuse. Elle expliqua, inlassablement, la manière d’exécuter des travaux que Jane ne réussit jamais convenablement. Jane promettait tous les jours de se souvenir de ce qu’elle oubliait invariablement cinq minutes plus tard, comme par exprès. Jane cassait de la vaisselle et elle lavait mal celle qu’elle ne cassait pas. Jane renversait du lait, de la soupe, Jane faisait brûler les pommes de terre ; Jane en somme excellait à rebours dans toutes les tâches ménagères, barbouillant les planchers, soulevant la poussière au lieu de l’enlever, salissant le linge qu’elle devait blanchir, jaunissant celui qu’elle repassait. Rien n’était à son épreuve.

Mais on la gardait quand même dans la maison où elle était arrivée à treize ans, les yeux tout mouillés comme un petit chat qu’on aurait sauvé de la noyade… Elle était venue au Canada avec un de ces groupes de petites filles abandonnées que les vieux pays envoyaient alors au nôtre, par centaines, chaque année.

Des religieuses recevaient les émigrantes et se chargeaient de leur trouver un gîte. Vous pouviez les retenir d’avance, paraît-il. Il suffisait que vous vous engagiez à bien les traiter, à les élever, à les vêtir, à veiller sur elles, et à leur mettre chaque mois à la banque une somme fort modique, qu’elles ne pourraient toucher que parvenues à l’âge de vingt et un an. À vingt et un an, elles redevenaient libres de rester où elles étaient, ou de s’en aller ailleurs, avec l’expérience ainsi acquise.

Quand arrivait la petite que vous aviez retenue, on vous demandait de venir vous-même la chercher. Vous conserviez le droit de la ramener au couvent, si elle se révélait impossible à dresser. En vérité Jane était une de ces impossibles ! Mais on la gardait quand même ; sa compatissante et patiente patronne se disait :

— Elle fait trop pitié. Ailleurs, elle serait battue.

Et elle patientait. Jane, en reconnaissance, sans doute, lui manifestait un attachement passionné, et en maintes circonstances, son bon cœur suppléait à son intelligence. Et puis, elle pleurait pour exprimer ses regrets. Très vite, elle avait su dire :

— C’est pas ma faute, pas ma faute, sûr, sûr, j’lai pas fait exprès.

— Il ne manquerait plus que ça ! lui répondait-on.

Elle ne comprenait pas l’ironie, et les pots cassés restaient cassés, sûrement ; mais cette enfant-là pouvait-elle être tenue responsable de sa sottise et de sa maladresse ?

Elle faisait trop pitié. On la gardait.

Jane faisait pitié depuis longtemps, depuis sa naissance. D’où sortait-elle ? Qui l’avait aimée ? On savait qu’elle était baptisée, mais jamais il n’avait été question d’un père pour elle. Elle avait une mère, mais une mère « qui ne pouvait pas m’avoir soin, assura bientôt Jane, parce qu’elle était obligée d’aller travailler ».

Par des choses que dans son innocence, Jane peu à peu raconta, il fut permis de croire que la mère était aussi obligée de boire ! Il y avait un frère, un oncle, et peut-être une sœur dans son histoire de famille, là-bas, en Irlande ; mais, dans tout cela, Jane n’avait rien non plus tiré au clair. Tout demeurait dans une obscurité complète, et peu de signes sensibles de l’existence de toute cette parenté traversaient l’Atlantique. Pourtant, Jane avait tant de cœur qu’elle pensait, avec affection et indulgence, aux siens qui l’avaient exilée. Elle écrivait à sa mère fidèlement tous les mois. Une fois par année, à peu près, elle recevait un mot qui n’éclairait pas grand’chose. Jane devenait de plus en plus l’inconnue, mais c’était une inconnue fidèle qui ne se laissait pas oublier. Elle continuait à écrire, sans se lasser et sans espérer de réponse immédiate. Elle finit par s’habituer à n’en recevoir que de douze en douze mois. Tout de même écrire à sa mère avec une pareille constance prouvait qu’on avait une mère, et Jane ressentait un certain orgueil à pouvoir se le prouver.

Au jour de l’an, guidée par sa patronne, elle achetait aussi à cette mère fantomatique, un beau cadeau, et elle consacrait à cet achat, tout ce qu’elle avait d’argent de poche. C’était un sentiment de générosité et de tendresse qui l’honorait. Parfois, un merci informe finissait par arriver. Souvent, Jane devait se contenter de dire :

— S’sais pas si mon mère, elle l’a reçu son présent. A’ travaille si fort, qu’el pourra peut-ê’te pas m’écrire.

Jane ne s’appesantissait heureusement sur rien de cela. Elle avait de quoi s’occuper, ne fût-ce qu’à regarder grandir autour d’elle la famille où elle était entrée, qui s’enrichissait d’année en année d’un nouveau rejeton. Elle aimait les enfants et ils la trouvaient drôle. Et elle lavait les couches, si elle n’apprenait pas à être propre et à bien faire autre chose.

Quand elle était arrivée, on s’était dit :

— La pauvre ne connaît rien, ne sait rien faire, mais elle sera toujours bonne pour laver la vaisselle…

Elle avait alors commencé de mal la laver et de la bien casser, et elle continuait. Les plus vieux des enfants — dont l’aînée était presque de son âge — l’aidaient aussi dans ses massacres ; de sorte que, si on lui reprochait un délit, elle pouvait répondre :

— Marthe aussi, elle en a cassé un verre.

Ou encore :

— Oh ! madame, Paul a échappé son assiette, et elle est en mille miettes.

Ensuite, quand c’était encore elle qui faisait le malheur, elle répétait, ses yeux bleus égarés par la peur, même après tant d’années d’impunité :

— J’l’ai pas fait exprès, pas fait exprès… Pas ma faute, pas ma faute.

Et reculant alors, comme si elle redoutait des coups, elle s’accrochait dans quelque meuble et abîmait autre chose. Quand elle s’énervait, elle avait cette habitude de reculer, tout en guettant l’effet de ses paroles ; et un jour, à la campagne, marchant ainsi, elle trouva le tour de tomber dans la cave, dont elle venait elle-même d’ouvrir la trappe. Elle avait oublié, ce n’était pas sa faute.

— Ma crème ! s’exclama malgré elle sa patronne, car Jane était disparue la tête la première, avec un grand bol du précieux et onctueux liquide.

Honteuse de ce premier mouvement assez justifiable, la patronne se précipita vers l’escalier d’où montaient des gémissements. Elle ramassa, rassura, consola l’infortunée. Heureusement, il n’y eut pas à la panser. Elle était tombée comme un chat, sur ses quatre pattes, et sans se faire de mal. Elle n’avait pas le don, hélas ! de se laver comme un chat, avec sa langue : moins de la savoureuse crème aurait été irrémédiablement perdue.

Pauvre Jane ! Pourtant, elle n’était à plaindre que parce qu’elle était dépourvue ; elle avait trouvé la maison idéale. Nulle part, ses bévues n’auraient été pardonnées avec cette indulgence. Nulle part, elle n’aurait eu pour maîtresse une jeune femme aussi désintéressée, aussi attentive, aussi désireuse de l’aider, de la secourir au besoin, de l’améliorer.

Celle-ci constata trop vite que son enseignement ménager tombait dans un sol inculte et pierreux ; elle tenta de compenser cet insuccès en endoctrinant Jane peu à peu, en lui communiquant un grand désir d’aimer Dieu et de travailler à acquérir pour le ciel autant de mérites que possible. Puisque tout, en Jane, laissait prévoir une vie qui resterait misérable, qu’au moins la pauvre enfant sût comment s’amassent ces trésors que ni la rouille, ni les vers ne rongent.

Jane devint touchante de piété, et admirable de foi.

Les huit années qui la conduisaient à sa majorité passèrent ainsi. Le seul changement, ce fut lorsque Jane, probablement, raconta dans ses fidèles et nombreuses lettres, qu’elle toucherait à ses vingt et un ans, toute une petite fortune. À cette nouvelle la tendresse de sa lointaine mère parut se ranimer, une flamme d’intérêt jaillit, inattendue, des cendres qui semblaient à jamais refroidies. Jane commença de recevoir des invitations pressantes. Il fallait qu’elle vienne revoir sa mère maintenant qu’elle était jeune fille…

— Je pourrais, hein, madame, en troisième classe ?

Elle pouvait sûrement. L’intérêt composé du salaire accumulé tant d’années faisait vraiment pour l’époque, un petit capital.

Un passage de troisième ne coûtait pas grand’chose. Il lui resterait quelques cents dollars.

Cette idée fichée en tête, Jane ne pensa plus à autre chose. Inutile de dire que la vaisselle volait en éclats et que tout brûlait. Si bien que sa patronne à qui ses propres enfants donnaient déjà assez de tintouin, ne se fit pas prier pour lui organiser son voyage.

Tout s’arrangea pour que Jane fasse la traversée sans tracas et sans danger. Sa mère serait au quai pour la recevoir, car elle habitait Liverpool. Jane partait avec un billet d’aller et retour. Un beau soir d’été, on l’accompagna au bateau. Tout était propre et agréable dans la cabine, si bien que la patronne de Jane se dit :

— Elle est chanceuse de faire cette traversée que j’aimerais tant à faire moi-même. Ce n’est pas si mal en troisième…

Un vent d’enthousiasme, d’appel au départ pour des pays aussi colorés que lointains, courait dans les couloirs du grand paquebot. Elle enviait presque sa petite bonne qui pourtant, soudain affolée, se cramponna à elle en pleurant, ne voulant plus partir.

— Allons, Jane, soyez raisonnable. Vous n’avez donc point hâte de revoir votre mère ?

Une boîte de chocolats, de petits cadeaux que les enfants lui offraient, la consolèrent bientôt. Le transatlantique attendrait au quai encore quelques heures. On l’y laissa cependant, quand deux femmes irlandaises et cordiales arrivèrent pour occuper les autres places dans la cabine. Jane était entre bonnes mains.

Le lendemain elle était bien partie.

Mais trois semaines plus tard, un message arrivait annonçant pour le lendemain son retour à bord du même paquebot. Que s’était-il passé ? Comme ce bateau faisait la traversée en neuf jours, elle n’avait dû rester que quarante-huit heures en Irlande. On fit en l’attendant des conjectures. Jane était si sotte. Peut-être que sa mère n’avait pas pu la rencontrer et que Jane n’avait pas su comment s’y prendre pour la retrouver ?

Quand elle surgit sur la passerelle, elle sortait plus que jamais d’une boîte de surprise, et dès qu’elle aperçut sa patronne, elle se précipita, épanouie, heureuse et abasourdie, et sans attendre qu’on l’interrogeât, elle répéta sur tous les tons :

— J’ai fait un si beau voyage, j’ai eu tant de plaisir à bord !

Tout ce qu’elle raconta portait en effet sur la bonté des gens envers elle, quand elle avait eu le mal de mer, et quand elle avait eu si peur de la tempête.

Pour les quarante-huit heures passées au pays natal, impossible de savoir ce qu’elles avaient été.

— Ta mère était-elle au-devant de toi ?

— Oh ! oui. Mais il n’y avait pas de place pour moi où rester, j’pouvais pas, mon mère est bien pauvre, bien pauvre…

Et elle s’arrêta. Ce que l’on parvint à savoir de plus, c’est qu’elle avait donné tout son argent, trois cents dollars ! et qu’on l’avait ensuite reconduite pour prendre son bateau. Et elle conclut :

— J’aimais mieux m’en revenir. Liverpool, c’est une ville épouvantable, et il pleut toujours là-bas…

Elle se remit tout de suite à casser de la vaisselle et elle paraissait si heureuse d’être au port qu’elle chantait et gazouillait toute la journée. Ce voyage l’avait appauvrie d’argent, mais apparemment bien guérie de l’amour de sa famille. Elle ne parlait plus de personne.

Mais une semaine après son arrivée le courrier apportait à Jane une lettre de la Saskatchewan. On la lui remit sans penser à s’étonner, parce qu’on avait autre chose en tête. Elle prit l’enveloppe, l’examina dans tous les sens avant de l’ouvrir, puis, lorsqu’elle l’eût ouverte, elle devint rouge comme une pivoine, toute tremblante d’excitation et ses yeux flambaient dans leur forêt de cils et elle trépignait de joie en disant :

— C’était vrai ce qu’il disait Dick ! Il m’écrit, il a acheté sa ferme et il dit qu’on pourra se marier pour Noël.

Cette fois, ce fut la patronne qui faillit casser le bol de crème qu’elle tenait ! Jane, dans son patois embrouillé et souvent incompréhensible, avait bien raconté qu’en attendant le départ du paquebot, à Liverpool, elle avait pleuré toute seule dans un coin, à un bout du pont, et qu’un jeune homme était arrivé et lui avait demandé ce qu’elle avait et l’avait consolée. Oh ! avait-elle ajouté, connaissant les principes de sa maîtresse, c’était un jeune homme bon, bon, pas méchant, pas dangereux…

Sans doute, sous le coup de ses récentes émotions, avait-elle raconté là, ce qu’elle taisait ici : le beau-frère et la mère au-devant d’elle, son argent qu’on lui avait tout de suite demandé sous le prétexte de le mettre en sûreté, et une saoulade, et la nuit affreuse qu’elle avait passée dans une espèce de bouge, abandonnée, si bien qu’elle avait regagné le bateau comme un refuge… même si elle ne comprenait encore rien de ce qui se passait. Et Dick l’avait prise en pitié, et Dick avait fini par lui faire comprendre ce qui était arrivé, et qu’on ne l’avait invitée que pour avoir son argent.

Assez intelligente pour avoir honte d’avoir été dupe, piteuse, elle cacha tous les détails de cette aventure à sa patronne. Elle ne parla que de la vie à bord et de Dick. Mais comment ne pas penser que là aussi, elle s’était illusionnée ? et qu’elle parlait à tort et à travers, suivant son habitude ? Était-ce vraiment possible qu’un jeune homme lui eût prodigué tant d’attentions ?

Regardant Jane, sa patronne s’aperçut alors qu’elle était devenue jolie et que son air de boîte de surprise, pour ceux qui ne la connaissaient pas, pouvait avoir le charme de l’innocence, de la naïveté si seyante à la jeunesse. Et sûrement, Jane n’était pas rusée, cela, Dick pouvait en croire ce qu’il avait vu.

Quoiqu’il en fût, le destin de Jane fut fixé. Ce voyage ridicule, coûteux, ce voyage aurait servi à quelque chose ! Dick continua à écrire et Jane continua à chanter. Dans toutes les lettres, il parlait du mariage et priait Jane d’arranger son départ pour le quinze décembre. Comme sa patronne hésitait à la laisser repartir pour une seconde aventure qui pourrait bien ressembler à la première et avoir des conséquences plus désastreuses, elle reçut elle-même une lettre de la Saskatchewan. C’était un curé qui lui écrivait. Il lui donnait les références les meilleures sur son jeune paroissien, lui disait que tout était arrangé et que des religieuses recevraient la jeune fille en attendant le mariage, et qu’elle trouverait l’argent, du voyage que le jeune homme envoyait.

Tous les dires de Jane étaient confirmés ! Dick avait une ferme. Son affaire allait bien. Seule une femme manquait dans sa maison. La patronne, songeant aux qualités ménagères si négatives chez Jane, plaignit malgré elle le jeune homme qui, par ailleurs, prouvait de l’intelligence et du tact. Mais quoi faire ?

Une fois de plus, elle accompagna Jane pour ce nouveau voyage. Cette fois-là, c’était à la gare Windsor, un soir d’hiver déjà bien froid, et Jane eut encore une crise de peur et de recul au dernier moment, et elle ne voulait plus ni s’en aller, ni se marier.

Mais l’heure de départ d’un train est encore plus inexorable que l’heure d’un départ de paquebot.

Dans la vapeur, les wagons décollèrent, lentement, emportant Jane le nez aplati sur la vitre, et de grosses larmes roulant drues sur ses joues…

Elle ne revint pas cette fois. Ce fut fini. Plus de Jane dans la maison, plus de Jane, jamais.

Quelques années plus tard, elle envoya la photo de son mari, de sa petite fille et d’elle-même. Ils étaient tous souriants. Et elle annonçait qu’elle attendait un autre enfant et qu’elle avait une bonne servante.