Entre deux caresses/1

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PREMIÈRE PARTIE : SENTIMENT


Dans son cabinet de travail, sobre, sombre et glacial, le banquier Georges Mexme dictait à sa dactylographe une brochure sur les Mines d’Or de Pornichet. L’après-midi parisien fondait en un brouillard triste. De la rue Pillet-Will venait un jour blême. Il dessinait et accusait fortement le masque du financier. C’était un homme de taille moyenne, râblé et puissant. L’œil gris, fixé sur le rouleau de la machine à écrire, avait une dureté froide et orgueilleuse. Le visage, taillé à méplats anguleux, possédait à la fois de la beauté et un antipathique sceau d’énergie. Le front un peu surbaissé, les lèvres rouges, bien marquées sur la face glabre et mate, faisaient penser, en moins sphéricisé, à l’Antinoüs du Vatican. La voix avait en même temps une sécheresse âpre et quelque douceur aimante.

Le banquier les mains allongées sur son bureau, regardait cependant les doigts de la secrétaire couvrir sur le clavier.

Ses phrases se suivaient, courtes et denses. La jeune femme, une Danoise polyglotte, devait transférer le texte de la brochure en quatre langues. Elle écrivait sans un geste de la nuque, et l’on voyait juste sa moue légère d’attention, le menton en galoche et le bombement du front.

Le téléphone tinta. Mexme fit signe d’arrêter et saisit l’écouteur. On lui apprit que Messieurs Séphardi et Robert de Boutrol venaient d’arriver.

Georges Mexme attendait ces deux hommes, l’un, redoutable financier, son ami ; l’autre, frère d’un des plus puissants politiciens du jour et administrateur de plusieurs journaux. Il donna ordre d’introduire les visiteurs dans son salon personnel, pièce discrète, luxueuse, et nantie de deux issues, où se débattaient les plus graves intérêts de la maison ; puis il sortit comme pour descendre.

Mais, à droite du bureau, dans le couloir, était un escalier étroit fermé par une porte invisible. Il ouvrit, monta d’un étage et s’inséra dans une cabine téléphonique à microphones. Coiffant le casque, il écouta alors, dans le silence absolu d’un lieu si bien placé que tous les bruits du dehors y restaient inconnus.

Mexme se trouvait ainsi en relation avec le salon ou Séphardi et Robert de Boutrol venaient d’être introduits. Il voulait savoir ce que disaient ses deux visiteurs avant qu’il les vint trouver. Telle était son habitude.

On parlait là-bas de la fameuse affaire des Pétroles Narbonnais, qui justifiait précisément la réunion des trois hommes d’affaires. C’était une entreprise géante, enfantée par Mexme et Séphardi. Sur des confidences d’ingénieurs, ils avaient fait secrètement effectuer des sondages près de la côte méditerranéenne. On avait enfin trouvé une nappe de pétrole, jusque-là inconnue, et qui partait des Pyrénées pour se perdre, soit en remontant vers le Nord, aux environs des houillères du Gard, soit vers l’Esterel, en pleines Alpes-Maritimes.

Les deux financiers, associés dès la découverte confirmée, ne s’en étaient pas moins considérés comme adversaires. Ils avaient acheté séparément, par personnes interposées, d’immenses terrains autour du centre où les nappes d’huiles venaient le plus près du sol. Maintenant ils possédaient près de quinze mille hectares de terres, non pas d’un seul tenant, car de nombreux lots n’avaient pu être acquis ; mais dans de telles conditions qu’il faudrait bien voir un jour les propriétaires récalcitrants passer sous leurs fourches, lorsque près de deux départements français seraient transformés en une immense usine, hors laquelle rien ne vivrait.

Les Pétroles Narbonnais devaient se constituer maintenant en société anonyme. Mexme avait englouti en achats de terrains toute sa fortune et presque tous les capitaux étrangers dont il disposait grâce à sa banque, soit vingt-cinq millions.

Son destin tenait donc désormais aux fameux Pétroles. L’affaire devait d’ailleurs, selon la pensée de Séphardi, valoir trois milliards avant dix ans.

Celui-ci, homme froid et calculateur, différait beaucoup de son associé. Ancien homme de sports et champion, en sa jeunesse, des jeux Olympiques pour les huit cents mètres plat, Mexme restait un impulsif, magnifiquement armé pour la lutte, mais dont l’impétuosité préparait les défaites.

Séphardi, aujourd’hui quinquagénaire, était apparu quinze ans plus tôt à Paris et personne ne savait son origine. Il parlait avec indifférence toutes les langues d’Europe et d’Asie.

Actif, froid et intelligent, il avait constitué en peu d’ans une maison de banque capable de traiter à égalité avec les plus célèbres établissements de Paris. Muet et ne se confiant jamais, il finit par peser sur le marché comme une sorte d’entité maléfique, car tous ses ennemis durent disparaître.

Personne ne savait aujourd’hui sa fortune, ni même ses secrètes ambitions qu’on devinait immenses. Le bruit courait pourtant que Séphardi voulut devenir une sorte de monarque « in partibus » en France. Pour cela il avait été poussé au pouvoir, par d’énormes libéralités, d’ailleurs fort savantes, un politicien nommé Jacques Capet. Capet se trouvait maintenant président de la République. L’élection avait coûté trente millions à Séphardi. Cent journaux appuyaient depuis peu sur la parenté – imaginaire – de Jacques Capet avec les anciens rois de France. On parviendrait à faire de cet homme un président à vie, puis un roi. C’était une question de dix ans, et de cent millions…

Alors, Séphardi régnerait dans les Pétroles Narbonnais, ce qu’on nomme un « outsider ». Il ne prétendait ni diriger ni même influencer l’administration de la puissante affaire. Mais, en ce moment, son frère étant ministre du Commerce, Boutrol représentait les faveurs, pressions, autorisations délicates et processives, les jeux administratifs et moyens d’action gouvernementaux, qui valent, dans une affaire comme les Pétroles Narbonnais, un nombre considérable de millions.

Robert de Boutrol n’apportait d’ailleurs pas que cela. Étant depuis peu administrateur du syndicat P.O.I.L. (« Presse ouvrière indépendante et littéraire »), il commandait ainsi au groupe des journaux Hurlub : Paris-Univers, La Certitude et Minuteries, la feuille aux six parutions quotidiennes.

Boutrol avait toujours besoin d’argent. Sa maîtresse, Orlandette, l’actrice du Français, lui coûtait cher. Et l’orgueil de Boutrol tenait à cette illustre personnalité, dont le premier époux, le boiard roumain, Anglesco, fut jadis trouvé mort un matin avec une épingle enfoncée dans le bulbe rachidien, par la nuque. Orlandette avait été relaxée, contre toute attente, et le crime qualifié de suicide par un jury attendri. Le second mari de cette femme dangereuse, un Américain nommé Seelond Guident, se trouvait au tombeau, à son tour, huit mois après. Il abusait, pour complaire à sa charmante, mais un peu incandescente épouse, des plus redoutables aphrodisiaques : noix vomique et cantharide. Après cet obituaire, Orlandette passait aux mains d’Alcide Boileau, des Aciers Français, qui la faisait entrer au théâtre et la constituait étoile pour un forfait de quatre millions versés au groupe Hurlub, roi de la publicité. Alors Boutrol s’en emparait en lui promettant le mariage. Orlandette voulait être enfin dite Madame la Duchesse. Car Boutrol, qui était noble, sans titre d’ailleurs, timbrait maintenant ses papiers à lettres, ses voitures et tous les objets propices, d’une couronne de duc et pair à huit fleurons d’ache.

Sépardi prenait Robert de Boutrol pour un sot, et Mexme l’estimait comme un imbécile. Cette nuance précisait bien leurs attitudes respectives, mais il fallait l’acheter… et le ménager.


Georges Mexme écoutait toujours, dans sa muette cabine téléphonique. Enfin, la voix du publiciste s’entendit. Il parlait du sénateur Magma, le protecteur des pétroliers, qui allait devenir un fâcheux ennemi des Pétroles Narbonnais. De là, il sauta à un éloge de Fanny Bloch, la femme de lettres, dont le dernier roman Hyperjoie avait un succès fou.

Il vint ensuite à Madame Jeanne Mexme, amie de Fanny Bloch :

— Il a une bien jolie femme, ce Mexme, hein ?

Séphardi se taisait, Boutrol reprit :

— J’y reviens ; vous avez eu tort de ne pas vouloir que nous nous entendions d’abord, vous et moi. Avec mon frère je vous aurais obtenu une organisation des voies ferrées desservant les puits. On aurait placé, sous des prétextes techniques, les gîtes de Mexme en dehors du système ferroviaire autorisé. Il aurait été obligé de nous céder ses parts.

Séphardi répondit doucement :

— Vous faites fausse route, Boutrol. Mexme participe à l’affaire totale, comme moi. Nous n’aurions, avec votre combinaison subtile, abouti qu’à rendre notre exploitation plus onéreuse. Il n’y aura qu’un bilan et une société. Au surplus je suis certain que Mexme ne veut que faire de l’émission et créer un marché aux titres. J’estime qu’il aura gagné cent millions dans trois ans, quand il jettera son paquet de parts sur le marché.

Mais Boutrol se cramponna.

— Qu’est-ce que ça fait ? Nous sommes, vous et moi, plus forts que lui… Il est enfoncé là-dedans jusqu’au cou. Notre devoir était de l’inférioriser assez, précisément pour qu’il liquide ses parts de fondateur au plus vite, et sans attendre que l’affaire vaille un demi-milliard de plus.

Séphardi dut sourire. Il dit avec une nuance de moquerie :

— Mon cher Boutrol, vous ne semblez pas juger Mexme à sa valeur. Ces ruses enfantines auraient eu plus d’inconvénients que de vrais avantages. C’est un lutteur, Mexme. D’ailleurs, il faut être sincère, si on veut que les gens le soient avec vous. Sur lui repose le départ financier de l’affaire. Vous ne semblez pas voir à son plan l’opération immense que va représenter le lancement sur un marché encombré, et assez timoré, de cent millions de titres. Or Mexme, qui est un vrai boursier, un maître de la confiance publique, nous est ici indispensable.

— Vous croyez ?

— Mais je ne le crois pas. J’en suis certain. Vrai, Boutrol, vous devenez extraordinaire. Comment ne vous faites-vous pas une idée de cette chose monstrueuse : émettre cent millions de papier sans passer par les grandes banques à succursales… Mais c’est géant.

— Oh… Vous êtes encore plus fort que lui…

Séphardi, que Mexme, écoutant toujours, imaginait très bien, dut jeter sur l’autre un regard de mépris. Il était insensible à la flatterie. Il répartit enfin :

— Je ne suis pas, comme Mexme, un financier familial, né en ce pays, fils de trois générations de banquiers. Mon nom seul est déjà fait pour épouvanter la Bourse. N’allez pas comparer nos moyens d’actions. Je vous l’ai dit, il est indispensable et il mérite notre confiance comme il nous faut mériter la sienne.

— Bah… Bah… Il y en a d’autres qui pourraient le remplacer.

— Oui, Boutrol ! Mais ils n’ont pas la moitié de terrains pétrolifères, et Mexme les a…

Comme Boutrol ne répondait pas, Séphardi reprit :

— Et puis Mexme est un administrateur, un spécialiste. Voyons, entre nous, croyez-vous que je vous chargerais de gérer les intérêts qu’il dirigea ?

— Pourquoi non ? dit l’autre.

Un rire se perçut au téléphone.

— Pourquoi ne pas donner la signature sociale à Orlandette ?

— Je vous assure qu’elle est très intelligente.

— Je le crois…

« Mais elle sait mieux escoffier ses amants que faire des affaires. Entre parenthèses, prenez garde ! Il existe encore des moyens qu’elle n’a pas essayé de vous faire passer le goût du pain…

Boutrol, qui dut être vexé, ne répondit rien. Un silence régna. Enfin Séphardi reprit railleusement :

— Ce qui m’étonne, mon cher, c’est qu’étant le frère du ministre le plus astucieux et le plus habile en moyens de police qu’on ait jamais vu depuis Fouché, vous parliez comme vous venez de faire.

— Que voulez-vous dire ? Mon frère est un homme d’honneur…

— Oui da !… Sachez donc que Mexme a certainement entendu tout ce que vous disiez de lui depuis que nous sommes ici. Il a son téléphone et ses postes d’écoute, tout comme Tancrède de Boutrol…

— Mon frère ne s’abaisserait pas…

— S’il vous plaît, mon cher, ne faites pas le naïf. Quand il était au ministère des Voies et Communications il y a un an, j’ai eu affaire à lui. Il est tombé le surlendemain. Je savais que le ministère était condamné et je lui ai fait jouer un tour, en obtenant de son électricien de confiance qu’il créât des courts-circuits partout dans son organisation secrète. Il m’avait demandé des choses que je ne lui aurais pas dites, sachant que ce serait enregistré. Mais je ne me suis pas gêné. Il a été furieux, après coup, lorsque son sténographe lui avoua n’avoir rien saisi…

« Il a bien fait rédiger de mémoire un document constatant mes réflexions. Mais, le lendemain de sa chute, j’ai fait enlever la pièce des dossiers.

— Vous êtes un type dangereux !

Un rire sonna et le silence suivit. Boutrol devait digérer mal son humiliation et l’aventure de ce frère qu’il aimait tant.

Alors Georges Mexme comprit qu’on ne dirait plus rien d’intéressant, ou bien qu’il lui faudrait encore passer dans la cabine un temps trop long, ce que les bienséances rendraient inconvenant. Il prit quelques notes sur un bloc sis à côté de lui, puis sortit pour descendre.

Il croisa sa femme, Jeanne Mexme. Elle aussi venait de l’étage au-dessus, car la banque occupait tout immeuble.

— Tu sors, Jeanne ?

— Oui, mon ami !

— Tu as rendez-vous ?

— Non ! Je vais prendre l’air.

Il la regardait avec une affection jalouse et orgueilleuse. Grande – plus que son mari – blonde, souple comme un jonc, elle portait sur un corps ophidien un masque somptueux et magnétique. De grands yeux violacés, une bouche hautaine, arquée et sanglante, quelque chose d’impérial dans l’allure, la manière de tenir à distance, même celui qui disposait d’elle, tout faisait de cette femme une sorte de divinité. Elle était fidèle, pourtant, et aimait son mari. Mais tandis que lui aimait sa femme avec un rien d’avarice sentimentale, elle se désirait libre, maîtresse de soi et souveraine de ses actes. Pourtant Jeanne Mexme, qui avait le sens des traditions et le respect des préjugés d’autrui, consentait à laisser son mari ignorer en quoi leurs deux âmes divergeaient tant.

Ils descendirent quelques marches de conserve. Chez le banquier, dont le sang vif et l’ardeur impulsive étaient difficilement refrénés, il y eut une sorte de violence inconsciente. Il saisit sa femme par la taille et l’approcha de lui pour poser un baiser brûlant sur la nuque lisse et parfumée.

— Ah ! Jeanne !

— Eh bien, mon ami, vous vous oubliez…

Elle riait, avec un rien de hauteur négligente dans le regard, comme une princesse qui pardonne à un manant quelque geste trop audacieux.

— Jeanne, tu ne sais combien tu es attirante.

Elle tourna la tête de trois quarts, avec un sourire.

— Mais si, mon ami, je le sais…

Un pinçon au cœur fut sensible au banquier…

— Tu le…

— Au revoir, mon ami. Songez aux choses à leur heure. En ce moment je crois que vous êtes attendu…

Elle se sauvait, et Georges Mexme resta une minute, la face crispée, à regarder fuir cette ombre voluptueuse et à respirer le parfum lactif qui subsistait d’elle autour de lui.