Entre deux caresses/18

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TROISIÈME PARTIE : AMOUR


Mexme a parcouru maintenant tout le Centre Amérique. Les petits États de ce terroir étroit et polychrome le connaissent familièrement. Guatemala, Nicaragua et Honduras l’ont surtout requis par certaines libertés précieuses à un forçat évadé. À dire vrai, le danger aussi l’attira. Là où il abonde, la force et le sang-froid classent les hommes.

Il a coupé la canne à sucre, gardé les cochons, remué le fumier, cueilli les bananes. Il a été cocher, chiffonnier et comptable. Rien n’a pu le rebuter et il attendit toujours « sa chance » avec le même espoir. La fortune pourtant le délaissa jusqu’au jour où il mit me pied sur la terre mexicaine. Il était ce jour-là occupé à débarquer des futailles vides à Campêche. Or, un nègre, célèbre dans tout le Yucatan pour sa force, le bouscula soudain en riant.

Le Français de grand labeur est là-bas assez rare. Nos compatriotes y exercent surtout des métiers peu estimables, ou alors purement représentatifs.

C’est dire qu’incapable de s’étayer d’un groupe, l’homme qui ne doit compter que sur soi, s’il flanche, est méprisé. Des cris de gaîté accueillirent l’air sot de Mexme. Il avait failli tomber. Lui comprit qu’il fallait se battre, sans quoi il serait la risée de tous, désormais, et crèverait de faim. C’est que, dans de tels lieux et de tels métiers, il faut se faire respecter pour manger.

Alors, décidé, il vint au nègre qui riait de sa large bouche édentée. À portée, d’un seul cross au plexus solaire il envoya le Noir knock-out sur le sol.

Un Américain, debout, regardait la scène. Il fut pris sitôt d’une sorte de folie sportive, tira son chronomètre, se mit à genoux devant le nègre et compta haut sur une cadence assez lente :

— One, two, three, four, five, six, seven, eight, nine… Ten.

Alors, il poussa trois grognements de joie et vint demander à Mexme d’être le soir dans certaine illustre auberge à matelots.

Georges y alla. Il fut présenté à un Yankee énorme, poussif et souriant, qui se déclarait sur le champ son « manager » et le lendemain même l’emmenait à Tixkokob comme boxeur.

Dès lors commença une vie originale pour le forçat évadé. On le promenait de ville en ville comme un champion du monde qui défiait toutes les célébrités du ring. Bien entendu, ces célébrités étaient des braves gens recrutés de la même façon.

L’ancien banquier eut la chance de se tirer très bien de ses premières rencontres. Il déconfit un tas de cow-boys, de maçons ou de simples rôdeurs, absolument comme s’il n’avait fait que de la boxe dans sa vie. Il vit Ixtlan dans l’Oaxaca, puis Colima, Sans Luis Potosi et Durango. Partout il faisait salle comble. Mais ayant mis à terre un dangereux bandit mexicain, qui avait juré ensuite de l’assassiner, il prit le parti, ayant amassé quelque pécune, de quitter ce métier en somme fâcheux. Il vint à Mexico et s’installa libraire.

Il avait engagé sa fortune : dix mille pesos, et pensait la décupler, quand le malheur voulut que ne figurât point en sa boutique le fameux traité des Impôts de l’ancien président de la République Jeronimo Anjuez. Les fidèles d’Anjuez le tinrent dès lors pour un dangereux ennemi de la société. Un soir, il fut assailli par cinq hommes et obligé de se défendre à coups de revolver. Il ne tua personne, reçut seulement un inoffensif coup de coutelas, mais le lendemain fut prévenu d’assassinat. Sa victime était un certain Pablo Nopalito. Les accusateurs de Mexme, pour être certains que le Français ne fût point acquitté ni relâché, avaient mis eux-mêmes à mort le dit Nopalito.

L’idée d’être condamné innocemment à Paris et à Mexico parut à Georges une disgrâce vraiment excessive. Il combina de se faire agréger à une troupe de soldats inculpés de décorations données par Jeronimo Anjuez, précisément, et pour lesquels on parlait beaucoup d’amnistie.

De fait ils furent amnistiés d’avoir été décorés, et Mexme sortit avec eux. Il partit aussitôt pour Colima avec les cinq cents pesos qui lui restaient, et là, s’embarqua pour la côte californienne sous le nom de Juan Irruero, négociant en produits photographiques.

Débarqué à Long Beach, Mexme gagna la cité du cinéma et des conserves de fruits.

Là, il chercha comme naguère sa « chance ». Elle finit par se présenter. Il était entré chez un grand fermier possesseur de mille hectares plantés en abricotiers. Tous les soirs l’état de santé des cent mille arbres était consigné sur des feuillets dont le maître prenait communication avec gravité. On savait combien depuis cinq ans chaque abricotier avait donné de fruits et leur poids moyen. On en avait également coté les qualités et la couleur. Le propriétaire de ce verger géant était aussi familier avec la santé de ses arbres qu’avec celle de ses enfants. La comptabilité était d’ailleurs admirablement tenue et d’une rigueur parfaite qui n’excluait pas la simplicité. Mexme songea, devant ce « farmer » millionnaire, en smoking lorsqu’on lui remettait les fiches quotidiennes, au paysan de son pays, en blouse sale, et craignant tout ce qui peut accuser l’aisance. Se levant à trois heures du matin pour passer l’octroi sans payer, occupé à gagner deux sous aussi ardemment que mille francs, son seul désir profond est de frauder le fisc, tromper le client, le mandataire, et en général l’acheteur.

Sortant de chez le marchand d’abricots, Mexme vint dans une banque qui s’occupait de la vente des terrains dans la Sierra Santa Anna. Là, il gagna beaucoup d’argent. Il habita bientôt, sur la rive droite de la rivière, une maison meublée très confortable, dans Cumminges Street. C’est alors qu’il conçut une organisation bancaire qui travaillerait en grand avec la France. Dans ce milieu actif, plein d’audaces, et de toutes les audaces, sans préjugés, voire même sans scrupule, il se sentait capable de s’enrichir vite et puissamment.

La Ebelly-Bank s’entendit avec lui et il passa d’emblée chef de service de l’exportation des fruits confits et conservés. Il fallait conquérir le marché anglais que fournissent exclusivement les marchands français de la Provence.

Et Mexme se vit sur le chemin de la fortune… Mais…


Un soir l’ancien forçat était allé en frac eu Gala de Mason-Opera House. Comme il sortait, sous la lumière aveuglante des lampes à arc, il eut un choc au cœur. Une voix, derrière lui, avait murmuré son nom. Il se retourna comme pour allumer un cigare. Deux hommes glabres, faces d’acteurs de cinéma, arrivant sans doute de France, le dévisagèrent avec insolence. Ils devaient être familiers avec les milliers de photos du banquier, dont la presse française avait des mois durant orné ses colonnes, et le savoir vivre n’était aucunement leur vertu…, ni la prudence… Mexme s’en alla sans que sa face trahit aucune émotion. Les deux inconnus lui emboîtèrent le pas. Alors, il eut une idée, audacieuse sans doute, mais que l’avertirait d’un coup si ces sots étaient des ennemis ou des indifférents. Il gagna donc Appenly Street, où se trouve le consulat de France. Les deux hommes marchaient sur ses talons. La maison dépassée, il n’y eut plus qu’un suiveur. L’autre était monté le dénoncer…

Mexme avait adopté des idées très nettes en matière de « self-defense ». Il connaissait toutes les ruées de la ville. Prenant la 27e, il parut se hâter, puis, lorsqu’il eut dépassé de cinq pas un porche profond qu’il connaissait, se retourna, sauta sur son suivant, et, d’un formidable coup de poing l’étendit évanoui. Il le poussa alors dans le coin sombre. L’autre n’avait pas dit un mot, la rue était déserte.

Seul, maintenant, Mexme s’en alla d’un pas prompt. Il quittait la 27e Rue pour entrer dans Main Street lorsqu’il vit apparaître au coin d’Appenly le second Français qui courait après son compagnon. Il pensa : « Trop tard ! »

Derrière le poursuivant, deux autres personnages arrivaient. Tout ce qu’il faut pour remettre le forçat Georges Mexme entre les mains de la police d’Amérique.

Mais vite noyé dans la vie encore fiévreuse de Main Street, l’ancien banquier échappait pour cette fois.

Il gagna sa demeure d’un pas rapide. Demain les journaux seraient pleins de lui. Il fallait fuir. Un hasard pouvait, à Los Angeles, le mettre tout de suite entre les mains des policemen. La police de l’Ouest est vénale, mais fine. Sa fortune était là, liquide. Il prit le matelas de billets, et se dirigea aussitôt vers Redondo Junction.

Il y avait juste un départ pour San Diego. Il prit le train. Il possédait vingt mille dollars.

San Diego n’était pas une ville à le retenir. L’Est américain lui parut seul en mesure de mettre un peu de distance immédiate entre lui et ses poursuivants. Il prit la ligne de Salt Lake City.

Dans la capitale des Mormons il trouva le Grand Central allant vers l’Atlantique. Où irait-il ? New York ne ferait que multiplier les risques de Los Angeles. Chicago est une des villes les moins françaises de là-bas. Il pouvait la choisir. Mais pour y faire quoi ? Il eut voulu rester sur la côte du Pacifique, la seule où les hommes aient quelque chose du tempérament français.

Il vécut quinze jours à Chicago, puis passa par Pittsburg, Boston et Philadelphie. Avec ses vingt mille dollars, Mexme devenait plus difficile sur le choix des activités à adopter. Naguère il eût fait tous métiers. Maintenant il voulait faire de la banque…

Il visita Toledo, Cleveland, Détroit, Buffalon, Rochester, Albany. Son périple tournait autour de New York, où il n’osait se rendre. Là des centaines de personnes, en effet, le connaissaient personnellement. Le risque y était donc immense. Mais pourtant dans les six millions d’être groupés autour de l’Île fameuse où grimpent les gratte-ciel il était certain de trouver à s’enrichir, et il hésitait… Alors, brutalement il se dit que, pour jouer sa destinée, il valait mieux regagner l’Europe. Il retourna d’abord l’idée avec souci puis, comme il aimait se décider vite et sans retour, il partit pour Boston où il s’embarquerait pour l’Espagne. Ensuite…

Il avait su, par des spéculations expertes, maintenir son capital. Ses vingt mille dollars étaient encore intacts.

Tout de même, à Paris, cela faisait plus de quatre cent mille francs. Il fit mettre en ordre ses papiers mexicains, dans une officine spéciale, et un jour, avec un léger battement de cour, il s’embarqua. Le bateau sur lequel Mexme était passager manquait de la somptueuse splendeur des grands paquebots de la Cunard ou de la Compagnie Générale Transatlantique. Il transportait des passagers en petit nombre et surtout des marchandises pour l’Espagne. Mais qu’importait à l’ancien banquier.

Il songeait à son voyage dans les cages du Bethencourt. Assis sur un fauteuil d’Amérique, le forçat évadé reprenait un par un ses souvenirs de misère. Ils étaient récents. La mer Atlantique déroulait cependant devant lui ses houles infinies. L’étincellement innombrable des jours, la sombre transparence nocturne l’emplissaient de poésie et de volupté. Jamais il n’avait perçu jusque-là cette douceur liquide et coite, inquiète et fervente, qui naît et s’étend en mer dans l’âme du voyageur à l’âme triste. Jadis financier perdu dans les chiffres, puis pauvre diable saisi par l’engrenage mortel des machines politiques et judiciaires, il sentait naître en lui une forme neuve de sentiment. Un sentiment de midinette qui soigne son pot de basilic ou de réséda, sa bouture de géranium ou son œillet sur le rebord d’une fenêtre au huitième étage de quelque maison-caserne des faubourgs. Mais comme cela s’harmonisait bien avec cette dérobade délicate du flot sous le lourd navire qui le portait. Mexme cultivait maintenant l’hypnose du mouvement sur une plaine infinie, mortelle et mouvante. Le dos d’énormes vagues sous-marines apparaissait parfois sur la planité océane. On voyait les lourdes échines d’eau s’incurver et se perdre dans l’ordre fluide dont le navire était toujours centre. Venus d’où, ces remous puissants dont la spire taraudait la mer comme un vilebrequin monstrueux ? Des îles lointaines où il fait si bon vivre dans la félicité salace des femmes teintes de soleil ? Ou encore des pôles où la mort règne ?


Cette sentimentalité développait en Mexme un sourd et tragique besoin d’aimer. Le mot prenait un sens neuf en son esprit rénové par tant de brutales contingences.

Et il pensait à Jeanne Mexme…

Jeanne…

Une forme longue, souple et blanche, un corps frais et poli, un visage où toute beauté s’épanouissait comme dans une image divine… Il pensait aussi à ces paroles aiguës et ironiques, à cet esprit toujours en éveil et à cette bouche pareille à l’arc d’Artemis. Que faisait-elle ?

Il ne pouvait la croire morte. Mais pourtant la mort est un événement bien courant sur la terre.

Pourquoi n’était-elle pas revenue avant qu’il fût condamné ?

Était-ce par rancune ! Non !

Et l’idée de ce beau corps peut-être disparu à jamais, effacé de l’existence terrestre et qu’il ne reverrait plus, si… cette idée le torturait comme un fer rouge.

Revoir Jeanne…

Il condensait sa volonté. Il centrait son énergie d’homme, il tendait toutes les forces de son désir pour s’exprimer à soi cette idée :

Elle vit. Et elle m’aime toujours.

Alors une sorte de félicité alanguissait tout son être et il sentait des larmes naître au coin de ses yeux.


Le couchant fulgurait comme une forge monstrueuse. Dans un éclaboussement d’étincelles, le soleil, disque d’acier chaud, descendait vers la mer. Les vaguelettes innombrables faisaient autant de reflets et lamaient la surface des eaux.

Maintenant, l’astre devenait une sorte de gueule bâillante de fauve aux muqueuses écarlates.

Enfin il toucha l’océan.

De pieuses mains sans doute l’emmaillotèrent de mousselines polychromes. Il disparut.

Georges Mexme comprit, devant ce spectacle somptueux, les mythologies émerveillées de la vieille Hellade. Comme il fallait peu de bonheur et même simplement peu d’espoir, dans une âme d’homme, pour donner idée d’une série de volontés majeures, et pourtant humaines, régnant au-dessus de la terre, là où les passions perdent seulement leur malignité…


La lune, tumeur malsaine, se levait au nord-est. Le ciel semblait un immense péridot. Le vent apportait aux lèvres une saluer marine. Le vaisseau tanguait…


Jeanne Mexme, la belle maîtresse de Séphardi. La plus voluptueuse femme du siècle, disaient les faiseurs de cancans, Jeanne Mexme avait, s’il faut en croire la presse, vingt millions de bijoux.


Mais lorsqu’elle dansait à demi-nue dans les restaurants nocturnes, où la bouteille de champagne se vend trois cents francs, une image hantait ses prunelles fixés et faisait foncer le violacé de ses paupières.

Ce n’était point l’image de son amant.