Entre deux caresses/20

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TROISIÈME PARTIE : AMOUR


Georges Mexme eut un moment le désir désespéré d’une défaillance de volonté. Il vit d’un trait sa prochaine arrestation et son retour à la Guyane. Pour éviter cela…, il lui restait son revolver. Mais il connut qu’en son tréfonds quelque chose ne capitulait pas encore. Comme le froid l’empoignait, il quitta froidement ses vêtements mouillés, les tordit vigoureusement pour les assécher, se revêtit et s’en alla vers l’intérieur des terres. Les deux Basques devaient être noyés. Et d’ailleurs que pouvaient-ils désormais pour lui s’ils étaient vivants ? La forêt landaise l’accueillit. Il calcula la fable qu’il lui faudra conter à la première personne rencontrée. Mais nul être humain n’apparut. Réchauffé par la marche, il retrouva son courage. Le temps s’écoula. Il fut nuit.

Il était tard lorsque Georges senti la proximité des habitations. Un instinct subtil de bête traquée le renseignait avant ses sens même. Il glissa parmi les pins, cherchant sans raison, pour seulement aller tout de suite au-devant du danger, les lieux habités par des hommes. Soudain il fut devant un mur, il le suivit, l’oreille tendue. Bientôt il longea une grille. Des voix s’entendaient. Il écouta.

— Oui, mon chéri. On l’a téléphoné. Ce doit être un assassin.

— Mais, ma belle, on l’a vu au diable, près de la mer…

— Cela ne fait rien. Il a dû venir par ici. Que veux-tu qu’il fasse là-bas ?

— Autant qu’ici. Tu es drôle ! Parce qu’il y a un individu inconnu dans le pays, tu crois tout de suite que c’est un bandit.

— Dame !

— Tu raisonnes un peu simplement je trouve. Il ne faut pas croire à la canaillerie de tout le monde.

— Ta, ta !… Je le sais bien. Si tu le rencontres tu le laisseras passer, quitte à…

— Tu ne veux tout de même pas que je le tue comme ça, sans provocation ?

— Mais si. C’est le seul moyen de n’avoir pas de soucis. Tu trouves un type qui a une sale tête. Paf !…

Mexme s’éloigna doucement. Ainsi il était déjà signalé et d’autres gens pouvaient partager les idées de cette pimbêche. Un homme inconnu c’est une canaille. Donc il faut tirer dessus au premier passage… Et dans toute la France il en serait de même désormais…

Mexme sut que la forêt guyanaise était un Éden auprès d’un pays civilisé, où l’égoïsme crée des âmes bien plus féroces que celles des cannibales.

Et il lui fallait tenter d’échapper aussi à cela…

La lune était levée. Il se dirigea vers elle. Pour la première fois depuis sa naissance, il n’avait aucune solution dans l’esprit devant cette situation redoutable et ses dangers pressentis.

Il marchait depuis longtemps et la lune avait dépassé le méridien lorsque soudain il s’arrêta, pétrifié de joie. Il n’avait rien imaginé pour se sauver et la providence venait à lui.

Il avait entendu un lointain coup de sifflet. Il était près de la voie ferrée. Il marcha vite, écoutant mieux. Un roulement se percevait dans le silence. Un train remontait du sud vers le nord. Il eut son plan fait. Il lui fallait se glisser dans un wagon, mais pourrait-il ?

Le roulement se rapprochait. Ce devait être un train de marchandises. Pouvait-on se glisser sous une bâche ?

Et voilà que Mexme bute à la petite palissade qui borde la voie de chemin de fer. Il la franchit, va se placer près d’un buisson et attend. Le train vient. Il entend le sourd grondement qui se rapproche. Ah ! Gagner Paris… La seule ville où il se sentira en sûreté. Certes, l’Espagne est plus proche. Mais quelle inquiétude y trouvera-il ? Et qu’y faire ?… Tandis que Paris…

Cette fois il voit les feux de la locomotive. Il se tend comme un arc. Quel problème terrible. Trouver, avec la seule lumière lunaire, le wagon où se placer, puis le prendre au passage… et cela sans être vu de quiconque, car il y a des chefs de train et des conducteurs qui doivent guetter… Le moment vint d’agir. Alors les termes de la discussion intime s’effacèrent dans cet esprit d’homme d’action et il attendit…

Bête souple et agile, accroupi sur ses jambes fermes, les yeux dilatés, il a son attention ouverte comme un microphone, il regarda passer les premiers wagons. Le convoi semblait infini. Il avait remarqué le chauffeur garnissant le foyer et le mécanicien penché pour surveiller la voie devant la machine. Maintenant les lourds chargements défilaient : wagons citernes et wagons plombés, puis des trucks et des plates-formes. Et voilà qu’à trente mètres il voit, venant à lui, un truck haut, mal bâché. Sur l’angle placé de côté, une corde d’arrimage est défaite. La lune dessine la structure de cet édifice. Il doit y avoir là-dessous des ferrailles ou des madriers. On peut sans doute s’y loger…

Mexme se prépare en frémissant. Le wagon arrive. Il passe… Alors l’évadé s’élance sur le ballast et court parallèlement dans le sens de la marche, il dépasse l’angle débâché, et, brusquement, agrippe le tampon, puis s’enlève. Il y a un mince choc. Un instant Mexme se sent prêt à rouler sous les roues ou à se faire broyer entre les épaisses plaques de fer. Mais il trouve son équilibre. Seulement, la marche l’entraîne trop en arrière. D’une détente il se replie et pose un pied sur le tampon. Accroupi, il se sent enfin maître de la situation.

Il pose le second pied à côté du premier, se dresse et tâtonne sur l’angle du wagon. Il connaît un certain jeu à la bâche. S’introduire dessous sera facile.

Maintenant il faut faire vite. De sa cabine vitrée derrière le train il y a un homme qui voit tout, et cette lune, éclaire…

Brutalement Mexme saisit l’épaisse toile, l’écarte, voit l’ouverture suffisante et s’introduit avec une énergie sauvage. Il passe jusqu’aux hanches et il est arrêté. D’un effort nouveau il introduit le reste de son corps et glisse sur une pente en une sorte de trou aménagé au centre du chargement. Il est là ahuri songeant à se mettre droit quand, devant lui, un cri jaillit, aigu et pourtant retenu. Dans la posture burlesque où il se trouve, Mexme ne bouge pourtant plus et attend. Enfin il dit :

— Il y a quelqu’un ici… Une femme… Madame, soyez rassurée. Je ne veux et ne saurais vouloir de mal à personne.

Rien ne répond.

— Nous allons, Madame, passer sans doute quelques heures ensemble. Je ne désire pas savoir ce que vous faites ici, ni où vous allez. Moi je suis un pauvre diable qui veut voyager gratis. C’est tout. Voulez-vous me dire si je dois rester où je suis ? Je me trouve très mal, je préférerais m’engager au fond de ce boyau. Où êtes-vous ?

Le silence persiste. Mexme se demande que dire et faire. Alors une voix consent à se faire ouïr.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis un malheureux, Madame. Ne craignez rien car je suis un homme du monde.

— D’où venez-vous ?

Mexme songe : Elle est catégorique et peu accueillante, la dame. Pourtant, j’ai autant de droit qu’elle de voler la Compagnie…

— Je suis, Madame, un contrebandier qui vient de faire naufrage sur la côte, qui a tout perdu et que regagne ses pénates…

— Contrebandier !… La voix se fait railleuse… Vous parlez comme un notaire… Naufragé… Nous sommes à vingt-sept kilomètres de la mer.

Mexme répond :

— Madame, j’ai fait ces vingt-sept kilomètres et contrebandier je le suis d’autant plus évidemment que je suis parti de San Sébastian à quatre heures du matin pour rentrer en France par mer avec…, mes marchandises… Cela n’a pas réussi…

La voix féminine s’élève d’un ton :

— En tout cas, si vous êtes de la police, sachez que j’ai sept balles pour vous et suis certaine de ne pas vous manquer. Un seul geste vous condamne à mort.

Georges pense :

— Quelle mégère ! Qui la croirait ? Il voyage sous les bâches des trucks des femmes plus autoritaires que celles des wagons-lits. La voilà bien la démocratie…

— Madame, nous ne pouvons pas nous traiter en ennemis. Je suis encore mouillé de mon naufrage, je n’ai pas de chapeau et si j’étais de la police il me semble que le plus pratique serait de m’asseoir sur le haut du chargement, dehors, revolver au poing et de vous guetter à la sortie. Ou même simplement, dans une gare, d’amener tout le personnel pour vous assiéger. Vous n’êtes tout de même pas de taille à tuer la totalité des employés de la ligne…

Il ajoute :

— J’ai sauté dans ce wagon parce que l’angle de la bâche était défait et donnait des promesses… de sécurité.

Désarmée, la femme se mit à rire.

— Allons, je vous crois. Allez donc rattacher les cordes afin que cela reste entre nous.

Mexme tourna difficilement sur lui-même et recula vers l’huis qu’il avait si curieusement franchi. Il examina avec soin les autres attaches et refit celle qui était défaite sur le modèle normal. Ce fut long et il n’était pas expert. Enfin il revint.

— Quel travail idiot !

— Qui n’est-ce pas, dit la femme mystérieuse. S’il y avait des boutons pression comme aux jupes des femmes…

Elle se fiche de moi, pensa l’ancien banquier qui maintenant était assis de façon quasi confortable. Mais quelle est cette rôdeuse mondaine ? À ce moment, une lampe électrique jeta sa lueur discrète dans la cavité étrange pratiquée au cœur d’un changement de bois, où Mexme cherchait encore une posture commode. La lueur s’attacha sur le visage puis sur le costume de l’ancien banquier. On ne voyait que la main blanche de l’inconnue.

La lampe s’éteignit.

— En fait de contrebande, vous venez d’Amérique, Monsieur. Votre costume le crie très fort. Non… vous n’avez pas l’air d’un agent de sûreté. Plutôt du contraire… Quelle chose amusante de voir un homme de figure aussi anglo-saxonne, c’est-à-dire ami du confort, se cacher pour voyager ainsi !

— Madame, vous paraissez beaucoup la craindre, la police. Elle vous hante.

— Moi, pas du tout.

— Je n’ai pas fait serment de vous croire… mais peu importe.

« Enfin, je vous ai dit où j’allais, où je vous le dis maintenant.

« C’est à Paris. Me ferez-vous le plaisir de me tenir compagnie jusqu’au bout, si ce train toutefois y mène ?

Railleuse, la femme dit :

— Certainement. Toutefois je suis la première occupante et donc chez moi. Vous manquez aux règles du savoir-vivre en m’interrogeant.

— Je l’avoue, conclut Mexme avec une grande envie de rire. Mais c’est que la conversation m’aide à supporter la barbarie de ce réduit où je demeure, et qui ne fut pratiqué que pour vous permettre de venir jusqu’à votre chambre confortable.

La femme éclata de rire.

— Enfoncez-vous, en restant à droite.

Il va doucement, et en hésitant, jusqu’au fond du bizarre domicile. Il sent alors un parfum féminin, très à la mode lorsqu’il était banquier. Quelle aventure ahurissante !

— Madame, vous me connaissez, permettez-moi de vous connaître à mon tour.

Une main s’étendit sur lui.

— Prenez cette lampe et dévisagez votre hôtesse. Ce n’est pas très poli mais enfin, vous êtes si inconvenant…

Mexme prit la lampe et la tourna vers l’endroit d’où venait la voix. Il vit que le trou pratiqué dans le chargement de bois avait la forme d’une hutte en cône. Les blocs très maniables, des bois exotiques sans doute, avaient été placés habilement de façon à maintenir la bâche tendue au dehors tout en ménageant cette invraisemblable chambre à coucher.

Une femme était étendue là, sur un lourd manteau bien plié. Elle était belle, avec des yeux volontaires et une bouche mince. Trente-cinq ans sans doute, une face de grande aventurière que rien ne devait étonner ni surprendre.

À côté d’elle il y avait deux brownings et un gros paquet de provision ouvert.

Mexme éteignit la lampe.

— Je pense, Madame, que vous êtes aussi bonne que belle ?

Elle rit.

— Je ne suis l’un ni l’autre. Mais que voulez-vous me demander avec ces précautions ?

— Si vos approvisionnements vous permettent de me faire une libéralité alimentaire. Je meurs de faim.

— Voici un sandwich, Monsieur. Prenez et mangez, ceci est…

— Attendez, dit-il ! Nous en parlerons tout à l’heure…

— Croyez-vous ?

— Je l’espère…

— Comme les auberges espagnoles, vous n’avez rien, mais pour peu que l’on vous aide, vous inventeriez toutes les abondances…

— N’en doutez pas… Tout à l’heure vous verrez que je suis sorcier…

— Allez donc, dit-elle alors, fermer avec des billettes de bois le couloir d’accès. De sorte que si le nœud de la cordelle – votre œuvre était capable d’attirer l’attention – on ne puisse en soulevant l’angle de la bâche deviner ce qui se cache dessous. Je vais vous éclairer.

Il le fit, étonné de la rigueur de raisonnement de cette femme si calculatrice. Ensuite il revint se placer à son côté…, un peu plus près.

— Nous allons dormir, dit-elle.

— Oui, Madame, s’il vous plaît.

— Prenez la moitié de ma couverture. Je vous remercie fort. Mais si près…

— Quoi, si près ?… Vous craignez que je sois Madame Putiphar ?

— Je ne le crains pas du tout. Je le voudrais bien.

— Alors vous ne seriez pas Joseph. Essayez…

Et Mexme s’aperçut qu’il n’est point de plus puissant aphrodisiaque que le malheur et le danger…


Jeanne Mexme et Séphardi rentraient en auto dans le Paris matinal. À travers les vitres des portières, ils voyaient les premiers ouvriers apportés par l’aube quotidienne aux labeurs de nettoiement. Ils jetaient, sous des casquettes enfoncées, du haut de leurs costumes boueux, des regards de haine à ces heureux de la vie qui terminent juste leurs débauches quand le peuple s’éveille. Une clarté adorablement bleue filtrait du dehors, couvrant toutes choses d’un vernis d’azur lacté. Silencieusement l’auto filait, inscrivait des courbes subtiles dans les tournants et rejetait en éclaboussures sales l’eau qui ruisselait sur le pavé parisien.

Indolente et froide, Jeanne regardait tout cela orgueilleusement. À chacun de ses gestes les brillants et les perles chatoyaient dans la clarté neuve. La soie des vêtements crissait et le velouté des fourrures traînait une sorte de chatouillement dans l’air attiédi. Elle songeait à Georges, son mari, évadé, et qui peut-être la cherchait déjà ici. Les visages des rôdeurs l’émouvaient en rien. Mais ce n’étaient que faces vaincues et affaissées, yeux traînants et échines molles. Des loques, des torchons humains, et même ces balayeurs aux rudes gueules sentaient plutôt l’envie et la jalousie féroce que la révolte hautaine et destructive. Jeanne croyait pouvoir évoquer son mari, tout forçat qu’il avait été, comme un lutteur qui garde la force de dominer ses ennemis. Torse cambré et porté en carène, regard droit et fixe, marche maîtresse du sol et attitude de conquérant.

Elle méprisait et haïssait cette plèbe, qui, lui, avait-on dit, réclamait la mort de Georges, lors du jugement. Son regard glacial ne se nuançait d’aucune pitié pour les durs labeurs matinaux. Elle avait dominé sa propre destinée. Elle accumulait de l’or et gardait sa beauté. Son effort pour réaliser ces buts à fins complexes était d’autre valeur morale que ceux dont un millénaire préjugé ouvrier entoure l’existence de respect. Une seule force vaut qu’on vive, celle de l’or. L’or achète tout, la conscience et les éthiques, les pouvoirs publics et les bras humains. Par l’or on peut faire prolonger sa vie physique dans la quiétude et les soins, par l’or une femme peut rester belle, par l’or on parvient, après une défaite, à reprendre sa vie et à la redresser.

Est-il un sacrifice qu’on ne consente pour l’or ?… Nul n’échappe à cette force impériale. Jeanne songeait à ces garçons d’auberge ou d’écuries qui, en 1789, coururent la Révolution.

Elle les revoyait, en 1814, trahissant celui qui les avait enrichis parce que sa présence compromettait leurs fortunes. Et ils le faisaient partir pour Sainte-Hélène. L’or transforme même les âmes.

Tant d’hommes qu’on prétend estimer et dont les statues s’élèvent sur les places publiques furent seulement les valets de l’or. Ils lui prostituaient leur conscience et croyaient ne pas faire assez si, après leurs actes, l’or n’achetait pas en sus leur sincérité, rénovée depuis le temps qu’ils furent pauvres. Jeanne donnait moins à Maman. Elle ne lui avait offert que son corps. Les mots disent : la chair… Mais en vérité ce n’est que l’épiderme…

En son moi profond subsistait pour l’absent vaincu une affection indélébile. Épouse franche, loyale et généreuse, elle n’abandonnerait pas, tout écrasé qu’il fût par la société, celui qui restait son époux. Seule eut « accepté » quelqu’une de ces femmes vertueuses, promise à la prostitution onanique des chastetés.

Jeanne n’acceptait pas. Elle tenait pour préjugés de faibles et d’hypocrites le respect des forts, la morale sociale, la pudeur et le labeur manuel. Ses devoirs étaient plus hauts. Ils justifiaient l’aristocratie de ses abandons physiques, et, si besoin était, les crimes qu’il lui faudrait commettre.

Le soleil apparut. Les deux amants revenaient de banlieue. Dans un château, une scène de lubricité digne du Bas Empire avait occupé avec eux cinq couples dont la fortune représentait trois milliards.

On approchait de l’hôtel particulier que Jeanne possédait maintenant. Elle se tourna alors vers Séphardi et dit d’une voix flexible :

— Je suis lasse.

Puis elle s’appuya sur lui d’un geste alangui.

Un pan de la large cape de zibeline couvrait les genoux de l’homme. Une minute passa.

Séphardi murmura, la voix rauque :

— Jeanne !…

Il tremblait.

— Jeanne, vous y tenez à ce collier ?

— Non, mon cher…

Il eut un soubresaut.

— Oui ! chevrota-t-il, vous aurez quatre chèques d’un million.