Entre deux caresses/8

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DEUXIÈME PARTIE : VOLONTÉ


Émises à cinq cent francs, les actions de la société des Pétroles Narbonnais cotaient maintenant deux mille.

Séphardi commença vraiment de s’effrayer devant l’attitude populaire. Avant, non seulement le premier bénéfice, mais la première recette, la masse, démente de cupidité, poussait la cote des titres, en dépit de toute raison.

— Il eut fallu diminuer cet enthousiasme qui courait risque de tourner en panique au jour où la valeur exacte de l’affaire serait seulement manifeste.

On engloutirait, c’était acquis, près de quatre cents millions avant d’avoir des bénéfices. À dix pour cent, il faudrait donc un bénéfice net de quarante millions pour commencer un service de dividendes. Or, on aurait pas cela avant quatre ans, peut-être trois au minimum. Pour qui connaît un peu l’âme des foules, il est évident que des centaines de milliers de souscripteurs ne garderaient pas patiemment en portefeuille leurs titres polychromes pendant quatre ans pour se voir offrir alors un intérêt représentant juste deux et demi pour cent par an. Il y aurait baisse. Mais qui peut se vanter en Bourse de limiter une baisse ? Une fois la chute commencée, ce serait la catastrophe, on reviendrait à trois ou quatre cents. Qui sait si la même fureur, souscrivante aujourd’hui, ne réclamerait pas alors des poursuites sous des prétextes redoutables ? Mexme ni Séphardi n’étaient pour rien dans le « boom », mais enfin, un gouvernement basé sur l’opinion doit suivre l’opinion…

Quant à voir maintenir à deux mille les titres émis à cinq cents francs, ce qui donnait à l’affaire une valeur de un milliard six cent millions. Quelle absurdité ! Il aurait fallu cent soixante millions de bénéfices pour verser un dividende sur ce taux. On les aurait certes, et trois cent millions, et plus même. On parviendrait peut-être un jour au bénéfice d’un milliard. Mais quand ? Et la raison ni la logique industrielle ne sont à portée de ces innombrables braves gens qui courent porter leur argent au guichet des banques pour avoir des Pétroles Narbonnais…

Bah, ne valait-il pas mieux compter sans plus sur les circonstances pour ramener, plus tard en évitant à-coups et panique, les titres à leur vraie valeur de capitalisation ? En somme cela pouvait tout de même s’arranger ainsi. Séphardi, qui était à la fois un lutteur et un fataliste, accepta les choses.

Mexme, que tracassaient les problèmes inattendus posés par l’affaire, fit dans ce but diverses tentatives. Il tenta de mettre les titres hors de cote. Le remède courut risque d’être pire que le mal. On répandit le bruit que l’État allait racheter les Pétroles et qu’une addition au budget allait prévoir des crédits de cinq milliards à cet effet.

Il fallut démentir et ouvrir à nouveau le robinet. D’ailleurs on venait de faire une émission de quatre-vingts millions d’obligations. Ce n’était pas le moment d’arrêter tout…

Racheter les titres c’était se condamner à alimenter soi-même la hausse.

Et les Pétroles montaient toujours…

Un soir, à cinq heures, on vint dire à Mexme que la demande du jour était de cinq mille titres et qu’on cotait deux mille quatre cent. Comment faire pour entraver cette ascension qui n’avait, à ce taux, ni rime ni raison ?

Il songea créer une petite baisse qui rendrait prudents les emballés. Toute la nuit il médita ce problème, qui l’obséda derechef le lendemain.

L’après-midi, ce jour-là, on cotait deux mille quatre cent cinquante-cinq, et le jour suivant les Pétroles étaient demandés, mais non offerts, à deux mille quatre cent quatre-vingt-dix…

Mexme attendit vingt-quatre heures encore. On était acheteur, et toujours sans contrepartie, à deux mille cinq cent trente.

Le mouvement, régulier, possédait la violence irrésistible d’un flux.

Décidé, il rédigea un petit article et le fit porter à un journal très lu. On y annonçait officieusement que les Pétroles Narbonnais ne donneraient sans doute pas de dividende avant deux ans.

Le lendemain du jour où parut l’article, il y eut du flottement en Bourse. On cota deux mille quatre cent quatre-vingt-dix-huit. Mais le surlendemain, la nouvelle, qu’on assurait venue de bonne source, fut reproduite dans trente journaux financiers envoyés en province, et il y eut une Bourse troublée sur des ordres de vente venus par télégrammes. Sans effort, les agents de change maintinrent les positions. Les ordres d’achat absorbèrent le disponible.

Le danger apparut le lendemain même de ce jour d’hésitation. Mexme reçut douze mille lettres de protestations et d’injures, et la baisse fut brutale. On perdit cent quatre-vingts francs avant trois heures.

En même temps, un député stipendié par le groupe Pearson, interpela le gouvernement sur les mesures propres à sauver la petite épargne. Le ministre, qui en avait bien vu d’autres, rappela au député une fâcheuse aventure à lui advenue lorsqu’il était membre du Conseil d’administration de la « Société des Heureux Ménages ». C’était une tontine qui outrait encore les facilités que le code donne à ce genre de filouteries. L’autre se rassit.

Mais Mexme trembla.

Ce ne fut pas tout. Les forces hostiles qui se dissimulaient, muselées par le succès jusque-là incoercible de l’affaire, crurent le moment venu de désagréger les Pétroles Narbonnais et firent donner la garde. On télégraphia à Mexme une grève de huit mille cimentiers italiens et douze mille autres avaient formé un énorme meeting pour délibérer s’ils demanderaient à rentrer dans leur pays.

C’était les envoyés des sociétés pétrolières ennemies, le gros consortium de Paris et la Shell Dutch qui, par des subsides à des secrétaires de syndicats, avaient fomenté tout cela.

Séphardi se trouvait alors à Smyrne, pour des affaires mystérieuses, relatives aux industries à créer au bord de l’Euphrate. Il acheta un aviateur et son pilote, lorsqu’il connut l’aventure et rentra à Paris par un vol direct au-dessus de la Méditerranée. Il fut chez lui à sept heures du matin et sans s’arrêter, commença une tournée défensive…

À midi, il apparut devant Mexme éberlué. Les deux associés se regardèrent une minute en silence. Tous deux, voyant chez l’autre une face coléreuse et crispée, avaient envie de se sauter dessus pour s’étrangler.

Séphardi parla le premier.

— Vous en faites de belles, vous, quand on ne vous surveille pas…

— Moi ? riposta l’autre.

— Oui… C’est vous l’auteur du stupide article qui nous fera perdre quatre cents francs à la cote aujourd’hui ?

Comme Mexme ne répondait pas, Séphardi tira le manuscrit de sa poche.

— Je viens d’acheter l’original…

Mexme reprit sa maîtrise de pensée.

— Évidemment, je ne veux plus de cette hausse de cinquante francs par jour qui va nous mettre à la merci d’un grain de sable quand nous aurons dépassé trois mille.

Séphardi se mit à rire.

— Mon cher, votre femme a bien raison de vous tenir pour un enfant…

— Ma femme ?…

Séphardi avait entendu Jeanne parler cavalièrement de son mari, mais il sentit que la colère l’emportait. Il était impossible de mettre Mexme en lutte avec Jeanne sans dangers multiples. Et puis, enfin, ce serait à Jeanne d’en souffrir et Séphardi ne le voulait pas. Il reprit, le ton moins aigre :

— Oui… Elle vous traite parfois d’un peu haut. Et certes ce n’est pas sans raison. Vous ne deviez pas écrire cet article. Il ne faut jamais tenter des opérations de ce genre. Vous n’êtes pas plus maître de la baisse que de la hausse.

Mexme écoutait avec une étrange crainte mêlée de regret. Séphardi le comprit et devint plus doux.

— Mon cher, vous avez déjà un fardeau écrasant sur les épaules. Ne le prenez pas plus lourd. Il vous faut, comme tout humain, ménager vos forces. Vous ne pensez pas que diriger l’organisation intérieure de nos affaires, les rapports avec les banques d’émission, le contrôle des devis des dépenses…, etc. soit suffisant ? Ce l’est pourtant, fichtre… Laissez-moi donc les relations avec la presse, le Parlement et le public qui casque. Vous n’avez pas la souplesse de fin psychologue indispensable pour ces choses-là. À chacun ses vertus et ses défauts.

Il s’arrêta puis reprit plus lentement :

— L’opinion des imbéciles est un « impondérable » d’une extrême importance pour nous. Il faut le savoir et ne pas lutter avec cette force qui nous briserait comme du verre. Même si on nous monte à cinq mille, nous ne pouvons et ne devons pas décourager les preneurs. Leur entraînement va trop loin, soit. Mais leur défaillance irait encore trop loin. Je préfère l’enthousiasme, même dangereux… Ce peuple ne raisonne pas. Mais à chaque jour suffit sa peine. Quand nous en serons à calculer les moyens de maintenir la foi, devenue chancelante chez les sots, nous tâcherons de résoudre le problème. Il se posera toujours assez tôt, croyez-moi. Tout le monde a passé par là. Tant que la confiance est belle, prenons-la comme un cadeau des dieux et ne faisons rien contre elle.

— Mon cher, dit Mexme, notre affaire ne craint rien, même pas les paniques.

— Ne dites pas de bêtises, Mexme ! Vous êtes un homme raisonnable. C’est très regrettable… La finance, c’est de l’épopée. La raison n’a rien à y faire sauf chez nos comptables. Mais les dirigeants doivent être des poètes. Les plus grands boursiers ont été des rêveurs portés vers les lyrismes d’apocalypse… Songez que si nous baissions encore de trois cent il y aurait demain vingt mille plaintes en escroquerie contre vous.

— Pensez-vous que nous puissions remonter un pareil courant ?

— Vous n’avez pas l’air de croire que le Parlement est plein de députés payés par nos ennemis, les cinq ou six groupes jusqu’ici omnipotents du pétrole mondial. C’est un animal dangereux, un député. Cela fait très bien guillotiner un innocent, couler une banque et sauter le plus prospère des commerces. Du bien, ça ne sait pas, et c’est moralement incapable d’en faire. Mais, pour nuire, ce sont des as…

« Sachez en tous cas qu’un ministre peut nous être soumis, mais pas jusqu’à sacrifier son porte-feuille. Or, une interpellation bien menée, habile, et soutenue par trente farceurs claque-pupitres, est plus redoutable qu’une révolution…

— Parfaitement !

Mexme hocha la tête. Au fond, il reconnaissait la vérité de tout cela.

— Sachez, reprit Séphardi, que votre fantaisie journalistique me coûte six cent mille francs. J’eusse mieux aimé les offrir à une jolie femme.

— Comment ça ?

— Vous allez voir : je suis arrivé de Smyrne à sept heures, après avoir couru le risque d’un magnifique plongeon, et irrémédiable, en pleine mer. J’ai illico commencé la tournée dans la presse. Racheté sept manuscrits d’articles, dont le votre. Les autres à paraître. J’ai fermé toutes les portes par lesquelles pouvait s’introduire ce genre de littérature. De là, je sautai chez les parlementaires. La baisse avait excité de terribles démangeaisons dans ce peuple. Formite, Lauswatte, Lagroume, Pollos-Meinvit nous guettaient. Je suis allé les prendre dans leurs repaires. Formite préparait une vaste campagne dans Le Fraternel, Lauswatte, en sa qualité de député avancé, est à l’origine de nos démêlés avec les Italiens. J’ai fait arrêter le secrétaire du syndicat de là-bas en achetant soixante mille une pièce contre lui que détenait Lauswatter. J’ai vu le ministre des Travaux Publics, puis, le Premier, et j’ai menacé. À tous risques, j’ai sorti un de mes papiers « Boutrol Rude combat ! »… Par chance j’ai une bonne police…

— C’est votre police qui en quelques heures vous a permis cette série de parades ?

— Oui ! Elle est très bonne. Elle me coûte cher, par exemple… Mes espions à la Chambre et au Sénat sont de premier ordre. Mais j’en ai à la Bourse, dans les grandes banques à succursales, et même dans les cafés des boulevards, dans les restaurants de nuit et ailleurs… J’ai deux rapports quotidiens comme Bonaparte et Louis XV.

— Que dit-on encore ?

— Vous êtes naïf, Mexme ! Vous semblez douter de cette force-là. Elle est admirable. Seule elle permet de gagner des batailles dans la vie. Le pouvoir, ce n’est qu’une bonne police, mais une police bête, c’est-à-dire qui dit tout sans se soucier de rien. Un remarquable phonographe… Toutefois il le faut perfectionné.

— Je ne vois pas comment on peut organiser ça, de façon à tout savoir.

Séphardi avança la mâchoire :

— Je vais vous convaincre, et vous prouver que je sais tout.

Il tira trois feuillets, dactylographiés très fins, sur pelure rose.

— Voici une feuille qui me donne tous les détails utiles sur des choses indifférentes mais que vous ne pouviez croire connues.

Je lis :

« Hier 5 heures, Madame Fanny Bloch a visité Madame Mexme. En sortant elle a croisé M. Mexme qui l’a fait monter dans son auto :

« — Qu’en dites-vous ?

— Oui, ils sont habiles, vos agents. Mais ils n’en savent pas plus ?

Vous croyez. Je lis la suite. C’est l’agent qui parle :

« Je rattrape l’auto Mexme rue Lafayette. Ma voiture la dépasse et je vois distinctement M. Mexme embrasser Madame Fanny Bloch. Je me laisse rattraper ensuite et je constate que Madame Fanny Bloch rend à M. Mexme ses baisers. Au tournant de la rue du Havre, je redépasse la voiture et j’ai vu distinctement M. Mexme donner quelque chose à Madame Fanny Bloch, qui semblait un ou plusieurs billets de banque grand format pliés ensemble…

« — Cela vous suffit-il ?

Mexme hésita, très rouge, puis il dit :

— Il y en a encore ?

— Oui. Votre promenade jusqu’au Rond-Point des Champs Élysées, le retour et le dépôt de Fanny chez Alopex le confiseur. Mais vous ne savez pas que, sitôt votre auto repartie, elle a quitté ses gâteaux pour courir chez Adelsohn, notre ennemie, porter un tuyau qu’elle vous avait soutiré avec quelque pécune…

« Finissez donc par voir qu’il vous faut ignorer la presse, le Parlement et tout ce qui se rattache au jeu de l’opinion publique autour de nous. C’est mon rayon. Je suis armé…

Mexme, confondu, se tut. L’idée que tant de démarches imprudentes qu’il avait commises fussent connues de Séphardi, lui était à charge. Pourtant il fallait s’y résigner. Ce diable d’homme avec lequel il restait associé, apparaissait tout de même un ami singulièrement puissant. Quel soutien !… Quelle aide !…

Et il songeait aux caresses de la belle Fanny Bloch… Avoir eu un témoin, au fond de l’auto, comme si cela s’était passé au milieu de la rue, quelle humiliation !…

Séphardi, comprenant le sens de ses réflexions, le regarda un moment puis se leva.

— Je vous quitte, mon cher ami. J’ai encore à faire et pourtant je meurs de sommeil.

Il ajouta près de la porte :

— Mes hommages à votre charmante femme. J’ai rapporté de Smyrne pour elle quelques pâtisseries turco-grecques qu’elle recevra demain dans une coupe ancienne que j’ai jugée assez curieuse.

Il sortit.


Au même instant Jeanne Mexme, rentrant en auto de visiter Sophie de Livromes, se demandait :

— Mais que signifie cette voiture qui me suit ? Sans cesse elle me dépasse et se laisse ensuite rattraper sans rime ni raison. Le chauffeur aurait-il un béguin pour moi ?

Car la voiture n’avait pas d’habitant. C’était encore un agent de Séphardi qui la menait. Celui-là se trouvait spécialement attaché à Jeanne. Depuis longtemps il aurait pu dire minute à minute l’emploi de son temps. La jeune femme n’en tirait d’ailleurs aucun souci. Une surveillance l’eut ennuyée, mais elle ne la soupçonna pas.