Entre les deux Mondes/04

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Entre les deux Mondes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 525-576).
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QUATRIÈME PARTIE



XI

Le lendemain, en sortant de ma cabine, vers dix heures, — personne, ce jeudi-là, ne fut matinal, — je rencontrai l’amiral sur le pont de promenade. Je lui racontai la conversation que j’avais eue avec Mme Feldmann, et je ne lui cachai pas que cette façon si prompte et si impitoyable de mal parler de son mari avec le premier venu ne me plaisait guère et m’inspirait quelque défiance ; que je ne voyais pas le moyen de concilier cela avec l’affolement du mardi soir. L’amiral sourit.

— Savez-vous pourquoi je riais, hier, me répondit-il, lorsque vous m’avez dit que Mme Feldmann soupçonnait son mari de n’avoir pas la tête bien saine ? C’est parce que, à Rio, M. Feldmann m’a dit plusieurs fois la même chose de sa femme.

Il n’ajouta rien ; mais ces paroles et le ton sur lequel elles furent prononcées me confirmèrent dans l’opinion que l’amiral connaissait mieux les discordes de ce ménage qu’il ne le prétendait, et je tâchai de le faire parler.

— Vous êtes donc ami intime des Feldmann ? demandai-je.

Il me répondit qu’il avait connu M. Feldmann à New-York, quand il y avait conduit la flotte brésilienne, — les Lowenthal étaient les banquiers du gouvernement brésilien ; — qu’ensuite, quand M. Feldmann était venu à Rio, celui-ci s’était efforcé d’avoir avec lui de fréquentes relations. Puis il me raconta que le père de M. Feldmann était un banquier de Varsovie, originaire de Francfort, et que, cousin du Lowenthal déjà établi à New-York, il avait été induit par ce dernier, dans le temps de la guerre de Sécession, à concourir aux emprunts sollicités par l’Union : que ces emprunts avaient été le début d’autres affaires ; et que le jeune Frédéric, envoyé près des Lowenthal pour se mettre au courant des choses américaines, était demeuré aux États-Unis. L’amiral m’apprit enfin que M. Feldmann, pour se préparer à entrer dans la diplomatie de la République, avait accepté d’un syndicat d’établissemens financiers la mission de rechercher quelles entreprises le commerce, l’industrie et l’argent de l’Amérique septentrionale pourraient tenter dans l’Amérique méridionale. « Un nouveau caprice de ma femme ! » disait le mari. « Une des innombrables fantaisies de mon mari ! » disait la femme. Mais, quand je lui eus répété sous une forme nouvelle la question que je lui avais déjà posée la veille, à savoir si vraiment le mari et la femme s’entendaient bien, il me répondit qu’il le croyait ; toutefois sa réponse me semblait impliquer des réticences.

Tandis que nous nous attardions à ces propos, Cavalcanti et Alverighi survinrent.

— Amiral, cria Alverighi en apercevant mon compagnon, dites-moi donc, dites-moi donc quel serait, selon vous, le critérium sur du progrès ? Hier soir, mon bon ami Vazquez est arrivé cinq minutes trop tôt.

L’amiral, qui me parut un peu gêné par cette curiosité envahissante, essaya d’abord de se dérober ; mais enfin, rougissant comme un écolier timide qui a un examen à subir :

— Le monde est ordre, dit-il. Tout y obéit à des lois immuables : les planètes qui évoluent dans l’espace, le boulet qui sort de la gueule du canon, la plante qui croit, l’hélice qui propulse ce navire, l’homme et sa pensée, les peuples, les civilisations. Lois obscures d’ailleurs, cachées, difficiles à découvrir. C’est pourquoi, d’abord, l’homme n’a vu dans l’univers qu’un chaos de forces capricieuses, — les divinités, comme il les nomma, — et il se crut lui-même en la puissance de ces forces. Mais les planètes n’ont pas attendu que Newton et Képler naquissent pour tourner selon les lois de Newton et de Képler. Ainsi l’homme obéit aux lois de sa nature, même quand il les ignore, et par conséquent aussi à la loi du progrès, loi qui le pousse à passer de l’égoïsme à l’altruisme, en découvrant, par le moyen de la science, l’ordre de l’univers. En premier lieu, il crée les sciences mathématiques, puis les sciences physiques et chimiques, puis les sciences biologiques, c’est-à-dire qu’il découvre les lois du nombre et de l’espace, du mouvement, de la matière et de la vie. Maintenant, il s’apprête à faire le dernier pas, à découvrir les lois de la nature humaine et de la vie sociale, afin de réduire à un ordre scientifique le chaos des passions et des égoïsmes. Le système solaire et toute la nature ne présentent-ils pas un ordre parfait ? Eh bien ! la famille et l’Etat doivent aussi devenir un ordre parfait, comme le système solaire. Ordre, et progrès, c’est la devise écrite sur le drapeau jaune et vert du Brésil.

— Auguste Comte ! Auguste Comte ! dis-je en souriant.

— Vous identifiez donc la science et le progrès ? interrogea Cavalcanti.

L’amiral en convint. Il ajouta que les connaissances scientifiques pouvaient s’additionner, de telle sorte qu’il y avait là un critérium quantitatif du progrès. Aujourd’hui, un élève de lycée sait plus de physique que Galilée et plus de chimie que Lavoisier. Alverighi écouta sans approuver et sans critiquer ; il se contenta de faire observer ensuite que les richesses de l’Amérique ont été et sont encore le plus puissant moteur du progrès scientifique. Après quoi, on causa d’Auguste Comte.

— A propos, interrompit Alverighi, M. Cavalcanti m’a dit qu’à Rio-de-Janeiro on pratique le culte de l’Humanité fondé par Comte ; qu’il y a un temple construit à l’imitation du Panthéon de Paris...

L’amiral répondit que oui. Cavalcanti expliqua qu’au Brésil, la République a été fondée par les Comtistes. Je racontai que, pendant mon séjour à Rio, j’avais visité, dans la rue Benjamin-Constant, ce petit temple de l’Humanité, et que j’avais eu une longue et agréable conversation avec le grand prêtre, M. Texeira Mendès. La cloche nous appela pour le déjeuner, où Rosetti ne parut point. L’entretien ne roula que sur des choses frivoles. Quand le déjeuner fut fini, nous apprîmes qu’à midi nous étions arrivés à 3° 22′ de latitude septentrionale et 27’38’ de longitude. Et je me retirai pour la sieste.

Quand je sortis de ma cabine, vers quatre heures, je m’aperçus que le navire roulait et tanguait fortement. Je regardai la mer ; mais, au lieu d’un océan furieux, aux vagues écumantes, je vis un océan paisible, mou, gonflé, couvert de petits vallons et de petites montagnes, et qui n’avait pas la force de se briser. Je sortis sur le pont de promenade, que je trouvai désert. Je montai au pont des embarcations, avec l’espoir d’y rencontrer quelqu’un ; et en effet, à bâbord, sous le vent, je vis l’amiral, Cavalcanti et Alverighi, qui étaient assis en groupe, tandis qu’à côté d’eux une quatrième chaise était restée vide. Dès le premier coup d’œil, je m’aperçus, à leurs gestes et à leurs physionomies, qu’ils discutaient avec animation ; et, quand je me fus approché et que j’eus occupé la chaise vide, j’entendis l’amiral dire sur un ton où la surprise et l’indignation se mêlaient à l’incrédulité :

— Prétendre que la science soit fausse !… Je vous le demande, à vous, monsieur Ferrero : Vous paraît-il, vous, que le monde soit un immense désordre et que la science soit fausse ?

« Voilà, ma foi, un joli renversement ! » pensai-je. Et je priai qu’on me donnât des explications. Alors Cavalcanti me raconta qu’une heure auparavant, ils avaient rencontré M. Rosetti, à qui l’amiral avait répété tout ce qu’il nous avait déjà dit dans la matinée. Sur ce, Rosetti avait demandé à l’amiral s’il croyait, comme l’homme du peuple, que les faits étudiés par la science fussent réellement tels qu’ils nous apparaissent. « Par Dieu, oui, je le crois ! » avait répondu l’amiral. Et alors Rosetti avait dit à l’amiral qu’il était de cette opinion parce qu’il avait adopté la doctrine d’Auguste Comte, mais qu’Auguste Comte avait commis l’erreur d’accepter le monde tel que la science nous le présente et de croire que la science est vraie. Malheureusement, il n’avait pu continuer son exposition parce que le mouvement de la mer l’avait indisposé, et il était rentré dans sa cabine.

— Et je vais suivre ce noble exemple ! dit tout à coup Alverighi qui, ô prodige ! n’avait pas encore soufflé mot. Cette mer est atroce. Au revoir, messieurs.

Quand il fut parti, l’amiral se leva, s’approcha du parapet, regarda l’Océan et hocha la tête :

— C’est ce que les marins de votre pays appellent une mer a giardinetto : une mer morte, le reste d’une tempête. Regardez comme le flot vient battre obliquement le flanc du navire, à l’arrière, là où, dans les anciens voiliers, on plaçait des fleurs, c’est-à-dire le jardinet. Seuls les estomacs robustes sont capables de résister à ce mouvement. Je vous félicite du vôtre ; mais, ce soir, il n’y aura pas foule dans la salle à manger.

Il considéra un instant le ciel, de l’air indifférent du marin qui a l’habitude de ces incidens-là. Puis, se tournant brusquement vers moi :

— Dites-moi, Ferrero. Est-ce qu’aujourd’hui des idées de cette sorte sont discutées sérieusement par les philosophes ?

Satisfait de la doctrine de Comte, l’amiral n’avait étudié aucune autre philosophie. Je répondis « oui, » d’un signe de tête. Il me regarda un instant, en silence ; puis il leva les bras et s’écria :

— Ah ! Ferrero, Ferrero ! depuis vingt ans, le monde ne tourne plus sur son axe d’autrefois, et nous, nous n’y comprenons plus rien !

À l’heure du dîner, Cavalcanti aussi avait disparu. Je me levai tard, le vendredi, et je baguenaudai toute la matinée entre le pont et la cabine de ma femme. Je fis une visite à Rosetti ; je lui racontai l’étonnement de l’amiral et je lui demandai s’il avait réellement affirmé que la science fût fausse. Mais il plaisanta sur ce qu’il avait dit, sans expliquer sa véritable pensée. À midi, — après avoir déjeuné dans la solitude, — nous avions atteint 8° 12′ de latitude, 25° 38′ de longitude. Je me retirai pour la sieste et je ne ressortis que vers quatre heures et demie, ennuyé, mais résigné à attendre que la mer se calmât, pour reprendre l’intéressante conversation. À cinq heures, comme je montais sur le pont supérieur pour tuer le temps, j’eus la surprise de voir Mme Feldmann tranquillement assise dans un fauteuil et occupée à écrire sur un cahier.

— Bravo ! m’écriai-je. Quand tous les autres sont malades…

— Ne vous ai-je pas dit, me répondit-elle en souriant et en me tendant la main, que j’étais née pour courir les mers ?

Nous échangeâmes quelques phrases banales. Puis, tout à coup, elle posa son crayon et me dit, en soulignant les mots par le plus gracieux de ses sourires :

— Monsieur Ferrero, vous devriez bien me rendre un service.

L’amiral, j’en suis sûre, connaît quantité de choses au sujet de mon mari ; mais il ne veut rien me dire. Faites-le parler. Vous autres hommes, vous savez vous y prendre.

« Elle a deviné, » me dis-je à moi-même. Mais, comme j’avais déjà sondé vainement l’amiral, je feignis le doute. J’ajoutai que j’essaierais ; puis, encouragé par une demande si confidentielle, j’osai enfin risquer l’indiscrète, mais nécessaire question qui me hantait depuis plusieurs jours.

— En somme, interrogeai-je, vous accordiez-vous ou ne vous accordiez-vous pas avec votre mari ? C’est une chose que je n’ai pas réussi encore à comprendre ; et, à mon avis, c’est pourtant le point capital duquel dépend tout le reste. Or il y a apparence que vous êtes en état de me renseigner mieux que l’amiral.

Je croyais la mettre dans l’embarras ; mais au contraire elle me regarda, d’un air surpris.

— Ne vous l’ai-je point déjà dit, ce me semble ? Frédéric était le modèle des maris, et je crois que je n’ai pas été une mauvaise femme.

Je pris une attitude un peu doctrinaire.

— Madame, prononçai-je, vous parlez à un historien, et l’histoire sait lire jusqu’aux pensées des morts. Jugez un peu, quand il s’agit des vivans ! Ce que vous me dites est en contradiction avec beaucoup d’autres choses que vous avez racontées à ma femme et à moi.

Et je lui rappelai ce qu’elle nous avait dit contre son mari, en ajoutant que, sous ces reproches acerbes, un historien devinait sans peine de profonds dissentimens. Elle m’écouta en me considérant avec attention ; puis, de l’air de quelqu’un qui comprend, après un peu d’effort :

— Mais, s’écria-t-elle, tout le mal a commencé depuis que nous sommes venus habiter dans Madison Avenue !

Cette réponse était si simple qu’à mon tour, ne trouvant rien à répliquer, je lui demandai, non sans une nuance d’ironie, où ils habitaient auparavant.

— Dans la 56e rue, à l’Est, près du Parc.

— Alors, de la 56e rue à Madison Avenue, votre mari a changé de peau ?

— Pis que cela ! répondit-elle vivement. Figurez-vous, par exemple... Moi, j’adore deux arts, la peinture et la musique, et. modestie à part, je m’entends un peu à l’un et à l’autre, surtout à la peinture. Lorsque j’entre dans une exposition ou dans un musée, un coup d’œil me suffit : je distingue tout de suite le beau tableau de la salle. Eh bien ! tant que nous avons habité la 56e rue, mon mari ne voyait les tableaux que par mes yeux. « Pour visiter des musées et des expositions, il me faut la compagnie d’Isabelle, » répétait-il sans cesse. Et j’avais tant de plaisir à faire son éducation artistique ! Tous les deux nous faisions des économies, et, quand nous avions mis de côté un magot, nous allions vite en Europe faire des achats. Mais, hélas ! depuis Madison Avenue, l’enchantement a été rompu : l’écolier s’est révolté.

— Au grand dommage de l’art !

— Ne riez pas, abominable sceptique ! Si vous saviez combien j’ai pleuré, moi ! Ce fut à Madison Avenue qu’il commença à déraisonner, comme ce monsieur qui parle toujours. Chaque semaine, il avait une idée nouvelle, extravagante, impossible, sans aucun lien avec les précédentes. Un jour, il s’amourachait des vieilles boiseries anglaises ; un autre jour, des porcelaines chinoises ; un autre, des ivoires français du XVe siècle ; un autre, des vieilles majoliques de Faenza. Et il achetait à tort et à travers, des pièces belles et laides, vraies et fausses. Combien n’en a-t-il pas acheté de fausses ! Souvent, d’ailleurs, après avoir acheté un objet, il s’apercevait qu’il ne savait en quel endroit le placer ; ou il était pris d’une crise d’avarice, ne voulait pas payer la douane américaine et laissait l’objet en Europe, dans un garde-meubles. Vous n’imaginez pas la quantité de choses que nous possédons, semées çà et là, aux quatre vents ! « Quand je sais qu’une chose m’appartient, cela me suffit. Qu’ai-je besoin de la voir tous les jours ? » répète-t-il souvent, pour répondre à mes plaintes... Je vous dis cela pour que vous compreniez mes chagrins...

— Vos chagrins ! N’exagérez pas...

— Mes chagrins, vous dis-je. Comment mon cœur n’aurait-il pas saigné, quand je voyais que mon mari était la proie des antiquaires et des marchands ? Naturellement, il ne me donnait jamais raison. Comme ce n’est pas mon habitude de faire des complimens, je lui déclarais tout net, en face, ainsi que m’y obligeait mon devoir de femme loyale, que son métier, à lui, c’était de gagner des millions, mais qu’il ne connaissait rien à l’achat des œuvres d’art. Lui, au contraire, en devenant riche, il s’est mis dans la tête, comme Néron, qu’il est un grand connaisseur ; et l’engeance des marchands, fine comme le diable, a tout de suite compris ce faible. Quand je ne suis pas là, ils lui collent tous les rebuts et toutes les horreurs, et ils y réussissent à force de lui dire qu’il n’y a que les Américains qui sachent secouer le joug des préjugés académiques, ou de lui donner à entendre que ces objets se vendront dans quelques années vingt fois plus cher. Oui, c’est ainsi. J’en suis fâchée pour vous, qui avez encore des illusions ; mais n’oubliez pas ceci : un banquier est toujours un banquier. Mon mari ne s’est-il pas avisé, un jour, de m’acheter le tableau d’un cubiste ? Mais ce tableau n’a pas franchi le seuil de mon appartement : cette fois-là, je me suis révoltée ! Je l’ai menacé de…

Et elle éclata de rire, gaiement, en me regardant avec des yeux où étincelait la malice.

— Et de quoi l’avez-vous menacé, madame ?

Il n’y eut pas moyen de le lui faire dire. Toujours gaie, elle détourna la conversation.

— D’habitude, pourtant, reprit-elle, je cédais : car les femmes sont toujours les victimes. Mais mon pauvre appartement, quel bazar il en a fait ! Et quand je pense que nous aurions pu acheter tant de beaux tableaux ! Nous étions devenus riches et nous pouvions remuer l’or à la pelle !

« Remuer l’or à la pelle ! » Rendu curieux, je lui demandai à quelle époque ils étaient venus habiter Madison Avenue.

— En 1902, me répondit-elle. Pendant de longues années, nous avions vécu simplement. Mon mari n’avait hérité que sept millions.

Je fis un geste d’étonnement, qu’elle comprit.

— Sept millions, ajouta-t-elle, ne sont pas une grande fortune en Amérique. Il est vrai que la banque le payait largement. Mais figurez-vous qu’à la mort de son père, il a songé un moment à devenir professeur d’économie politique à la Columbia University ! Nous vivions à l’écart, sans luxe, avec quelques amis qui étaient presque tous professeurs à l’Université de Columbia, ou d’Harvard, ou de Princeton, ou de Yale. Moi, d’ailleurs, je n’habitais New-York que pendant six mois, de novembre à avril. À la fin d’avril, je venais en France avec ma fille ; Frédéric nous y rejoignait en juillet, et il passait trois mois en Europe avec nous.

— New-York ne vous plaisait pas ? demandai-je.

La réponse fut autre que celle que j’attendais.

— Je ne sais pas, dit-elle, après avoir hésité une seconde. Dire qu’il me plaisait tout à fait, je ne puis ; mais je ne puis pas non plus dire qu’il me déplaisait. Chaque novembre, j’y retournais volontiers, et je disais adieu sans regret aux collines de Sainte-Adresse.

— Parce que vous étiez sûre de les revoir six mois après.

— Peut-être. Mais le fait est qu’avec les premiers brouillards de l’automne, j’avais envie de revoir New-York. Il me semblait que je partais pour un voyage fantastique, vers une ville inconnue, hors du monde et du temps. Ce monsieur qui parle toujours a dit, le premier soir, que New-York lui semblait une cité astrale ! Eh bien ! sur ce point, il a raison : à moi aussi, il me semblait que je transmigrais dans une planète où tout serait à l’envers, et ces deux voyages, faits chaque année entre la terre et cette autre planète, m’amusaient énormément. Plaisir de l’aller, plaisir du retour. Car, je vous le confesse, bientôt New-York me fatiguait. Au bout de quelque temps, j’éprouvais le besoin de retourner sur la terre et de revoir les choses à leur place.

Elle se tut un instant ; puis, tout à coup :

— N’est-ce pas curieux ? On pourrait presque dire qu’à New-York il n’y a pas deux édifices qui se ressemblent. Eh bien ! quand j’y suis revenue depuis deux mois, cette variété excessive me pèse comme la plus désespérante monotonie. A Paris, au contraire, il y a une grande uniformité : des quartiers entiers sont construits avec la même architecture. Pourquoi donc Paris ne me fatigue-t-il jamais, me semble-t-il toujours divers ?

Cette observation était prise sur le vif ; mais, voulant continuer mon interrogatoire, je laissai la question sans réponse.

— Somme toute, repris-je, vous avez été heureuse jusqu’au moment où vous êtes allée habiter ce maudit hôtel de Madison Avenue. Mais alors pourquoi ne vouliez-vous pas épouser M. Feldmann ? Vous m’avez dit cela, l’autre jour.

Elle rougit légèrement, montra un peu d’embarras.

— Vous savez, j’étais très, très jeune, alors... Et puis, il y a tant de choses que les jeunes filles ignorent !... Frédéric fut amené chez nous par des amis qui voulaient arranger notre mariage. Ma première impression, à moi..., ce fut de rire. Il était si timide !

— Timide ? m’écriai-je.

— Certainement !

Et elle se remit à rire par saccades, comme quand on veut s’empêcher de rire et qu’on ne peut pas.

— Il était rondelet, grassouillet, myope, gauche, embarrassé ; il rougissait dès qu’une jeune fille le regardait ou lui adressait la parole. Mais ma mère me dit que c’était un parti extraordinaire. Mon père me répéta la même chose ; mon frère, mon oncle, mes tantes, ma gouvernante, ma femme de chambre me chantèrent la même chanson. Comment aurais-je pu, si jeune, résister à une coalition pareille ?

Et elle sourit. Au même instant, une brise plus forte secoua dans leurs pesantes boucles de fer les cordages tendus autour de nous, siffla sur les arêtes du navire, interrompit une minute notre entretien. Je me retournai pour regarder la mer. Sous le ciel sans soleil, sur la grise étendue des eaux, la mer morte commençait à revivre, se ridait, blanchissait ; mais elle paraissait encore plus déserte et plus sauvage que d’habitude, peut-être parce qu’à présent le Cordova lui-même semblait inhabité. Cette solitude ne me déplaisait point : elle semblait favoriser les confidences. Je n’éprouvais plus aucun scrupule à adresser à Mme Feldmann les questions les plus indiscrètes, comme si nous nous connaissions depuis des années ; et ma curiosité croissait, parce que je me perdais dans les continuelles contradictions de ses propos. Aimait-elle son mari ? le détestait-elle ? était-elle indifférente à son égard ? Je lui demandai sans détour :

— En somme, regrettez-vous ou ne regrettez-vous pas d’avoir fait ce mariage ? L’autre soir et tout à l’heure encore, vous disiez oui ; mais, un peu auparavant, vous avez attribué vos répugnances à l’inexpérience.

Elle esquiva la réponse.

— Je crois, dit-elle, que mes parens auraient eu raison d’empêcher ce mariage. Et le fait est qu’à un certain moment, mon père y songea. Deux ou trois accès de colère qu’eut Frédéric, pendant les fiançailles, l’avaient effrayé. Quand cet homme, d’ordinaire assez timide, se met en rage..., et il se met en rage pour des riens... Ce fut ma mère qui tranquillisa mon père. Ma mère était une excellente femme ; mais elle estimait que, dans la vie, l’argent est tout.

— Et comment alla le ménage, durant les premières années ? Assez mal, j’imagine.

— Mais non, mais non ! Comme toujours, Frédéric eut de la chance. Pendant notre voyage de noces, j’eus la lièvre typhoïde, à Venise ! Je dois vous dire qu’en cette circonstance, il fut admirable. Il me soigna avec un zèle, avec une délicatesse ! Jamais je n’aurais cru qu’il fût capable…

Elle s’arrêta à temps et continua :

— Que voulez-vous ? Cette preuve d’affection m’attendrit, me vainquit. Quand je fus guérie, je commençai à découvrir en lui toutes les bonnes qualités qu’il avait… et il en avait. Talent, esprit, culture, gentillesse… intermittente. D’ailleurs, il était sincèrement amoureux, cela est hors de doute, ajouta-t-elle avec un fin sourire. Je vous répète que Frédéric a été le modèle des maris. Peu à peu, je devins indulgente pour ses défauts. Qui n’en a pas ?… Et puis, ce fut la vie commune : six mois passés à New-York et six mois en France, les deux mondes, les amis, notre fille… Que vous dirai-je ?

— Bref, vous l’avez aimé à votre tour…

— Je crois, en conscience, que j’ai été une bonne femme, que j’ai fait tout ce que je pouvais faire afin de rendre mon mari heureux.

En ce moment, les lampes électriques s’allumèrent sur le pont, pâles dans le crépuscule. Le soir tombait.

— En résumé, dis-je au bout d’un instant, il me semble que, pendant ces premières années, vous n’avez pas été malheureuse.

— Non, non ! approuva-t-elle vivement. Et d’ailleurs, il s’améliora, je ne puis le nier. Il se laissa apprivoiser et polir par sa femme. De ce barbare je fis presque un homme du monde.

Elle prononça les dernières paroles sur un ton où il y avait un mélange d’orgueil et d’acrimonie.

— Et le mal a commencé, dites-vous, lorsque vous êtes allés vous loger dans Madison Avenue ?

— Hélas ! oui. Cette maison-là nous a porté malheur. J’étais si bien dans ma petite maison de la 56e rue ! Mais, après que nous eûmes gagné tous ces millions dans l’affaire du Great Continental, mon mari voulut une maison beaucoup plus vaste, pour y recevoir et pour y vivre dans un grand luxe. « Nous sommes si riches, maintenant ! » répétait-il sans cesse. Voilà un beau raisonnement, sans doute ; mais je ne le comprends guère, moi. Dépenser de l’argent parce que cela fait plaisir, très bien ; mais en dépenser tout simplement parce qu’on en a, je ne saisis plus.

Ici elle s’interrompit, et brusquement :

— Mais je vous ennuie avec ces menus détails de mon intérieur. Pardonnez-moi. Parlons d’autre chose !

Je protestai que non, et, encouragé par la facilité avec laquelle elle m’avait révélé le montant de l’héritage paternel recueilli par son mari, j’osais risquer une question tellement indiscrète qu’elle outrepassait les bornes de la politesse.

— Pardonnez-moi, madame, ma curiosité. M. Feldmann a-t-il gagné beaucoup dans le Continental ?

— Beaucoup, beaucoup ; et non pas seulement dans cette affaire-là. De 1902 à 1906, ce. furent vraiment des moissons d’or.

J’eus encore une hésitation ; puis je me décidai.

— A quel chiffre peut monter maintenant la fortune de votre mari ?

Je croyais qu’elle se déroberait à cette question ; mais il n’en fut rien.

— Je ne saurais vous le dire avec précision, répondit-elle, d’autant plus que, comme vous le savez, ces sortes de fortunes sont toujours flottantes. Mais j’ai entendu dire à mon frère que certainement mon mari possède plus de cent millions.

— Diable ! fis-je, impressionné par ce chiffre. Nos compagnes n’ont pas tout à fait tort...

Et je lui expliquai que ces dames la tenaient pour milliardaire. Ce récit l’amusa beaucoup.

— Je comprends maintenant, dit-elle, pourquoi M. Lévi vient chaque jour m’offrir des perles, ou des diamans, ou des émeraudes, ou des saphirs, en me demandant, bien entendu, le double de ce que les pierres valent. Il croit que je suis une sotte et que je n’y entends rien. Mais, pour ce qui est des bijoux, des tapis et des tableaux, il faut être bien malin pour m’attraper !

« Science héréditaire, » pensai-je, tandis qu’elle commençait à me conter quelques-uns de ses achats les plus heureux. Je lui prêtai l’oreille, par politesse ; et ensuite, afin de la rappeler à la question :

— Vous disiez, repris-je, qu’au moment où vous êtes venus loger à Madison Avenue...

— Oui, ce fut alors que nous commençâmes à recevoir, à mener grand train. Et adieu le bonheur !

— J’ai compris, fis-je avec malice. Ce fut alors que commencèrent pour votre mari les tentations. La nature humaine est faible...

Mais il parait que je n’avais rien compris du tout.

— Non, me déclara-t-elle résolument. Je vous affirme que, jusqu’aujourd’hui, je ne lui ai pas fait une seule scène de jalousie : car je n’ai jamais eu de motif pour lui en faire.

— Alors, je ne comprends pas comment la brouille a pu naître. Dans les familles très riches, il n’y a pas d’autre écueil que ces tentations sur la mer perfide de la vie sociale.

— Vous auriez raison, répondit-elle, si mon mari avait une bribe de sens commun. Nous devions être heureux, n’est-ce pas ? Tout le monde m’enviait, et au contraire... S’il est une femme au monde qui pouvait être heureuse avec une médiocre fortune, c’est moi. Les belles choses, une fleur, un paysage, un effet de lumière, un enfant m’enivrent de joie. Je ne comprends pas qu’il y ait des gens qui s’imaginent que les pauvres sont nécessairement malheureux par la seule raison qu’ils sont pauvres. J’aurais joui de la vie, même dans l’indigence. Et au contraire... Plus je suis devenue riche et moins j’ai joui de la vie, moi qui étais si bien faite pour la goûter et qui en avais une si grande soif. Depuis que nous sommes allés à Madison Avenue, rien ne m’a plus réussi, la vie a été pour moi une lutte continuelle et inutile. Ah ! elles ne m’ont guère servi, les richesses de l’Amérique ! La plus misérable des fruitières de New-York a été plus heureuse que moi !

— Parce que votre mari n’était pas du même avis que vous sur les tableaux et sur les meubles ? dis-je.

Les dernières paroles de cette femme, jetées dans la nuit, sur ce pont désert et battu par le vent, comme un cri de détresse jailli du fond de l’âme, avaient définitivement vaincu ma défiance. Toutefois, si cette plainte me paraissait sincère, je la trouvais disproportionnée au mal. Mais Mme Feldmann ne me laissa pas le temps de m’expliquer.

— Sans aucun doute, pour cela ! riposta-t-elle avec force, presque avec âpreté. Moi, je ne puis pas vivre au milieu de choses laides, de personnes antipathiques, d’obligations fastidieuses. Mon mari voulait une social position à New-York. Fort bien ; je la voulais aussi. Je n’ai nullement les goûts d’un anachorète. Mais quel besoin y avait-il de quitter les vieilles relations, qui étaient bonnes, pour en chercher de nouvelles, qui étaient insupportables ? J’avais été heureuse, je vous l’ai dit, pendant les premières années : six mois à New-York, six mois en France ; et nous avions là-bas beaucoup d’amis agréables, presque tous gens modestes, mais instruits. Or, je ne sais pourquoi, lorsque nous fûmes à Madison Avenue, mon mari les prit en grippe, et, peu à peu, ils nous délaissèrent. Je les regrette encore. Quand je pense à ceux qui les ont remplacés ! Tous richards, bien entendu : j’ai eu l’honneur d’avoir à diner, en une semaine, je ne sais combien de milliards ; mais si ennuyeux, si ennuyeux... comme des financiers seuls savent l’être ! Mon mari, lui, était dans la béatitude ; et, si je laissais voir un peu d’ennui, quelles colères ! Le plaisir qu’il trouvait dans ces compagnies-là, je n’arrive pas à le deviner.

— C’était, dis-je en souriant, le plaisir de traiter d’égal à égal des gens qui, s’il n’avait pas gagné cent millions, n’auraient jamais daigné le regarder en face.

Elle fit la moue :

— Joli plaisir, en vérité !

— Mais, madame, le passage même de l’Equateur n’est pas une joie divine ; et pourtant, vous avez vu ! L’homme est ainsi fait...

— L’homme est un imbécile !

— Et vous, repartis-je en badinant, vous êtes une dangereuse anarchiste.

— Parce que je veux que les amusemens m’amusent ? C’est une prétention révolutionnaire, cela ?... Mais si vous saviez comme j’ai vécu, depuis que nous habitons Madison Avenue ! Là, j’ignorai quand je pourrais revenir en Europe ; je fus deux années sans revoir Paris et ma famille ; et toujours des dîners, des réceptions, des ventes de charité, le théâtre, les courses, les tableaux vivans, les visites à la campagne, que j’en eusse envie ou non, que cela me plût ou non : car, autrement, la société de New-York nous aurait oubliés. Un grand malheur, n’est-ce pas ?... Je ne sais pourquoi, mais la vie mondaine de New-York me faisait presque l’effet d’une corvée. Aux dîners, aux réceptions, à tous les divertissemens, les Américains m’ont toujours paru un peu semblables à des soldats sous le feu, à des gens en service commandé, qui ont le devoir de s’amuser de telle façon, même si cela les ennuie.

— Madame, la vie mondaine, comme toute la vie, est une grande illusion...

Mais elle ne m’écouta pas, et, poursuivant sa pensée :

— Si j’avais prévu ce qui m’attendait, reprit-elle, j’aurais poussé mon mari à revenir en Europe après la mort de son père. Il en eut un moment l’idée... Au moins, de cette façon, je n’aurais pas été supplantée chez moi par la comtesse...

— Par la comtesse ? Quelle comtesse ?

— Oh ! non ! reprit-elle avec vivacité, en déchiffrant au vol le sens de mon léger sourire. Il ne s’agit pas de ce que vous supposez ; c’est bien pis ! La comtesse... (et ici elle prononça un nom allemand). Vous ne la connaissez pas ? C’était la dame d’honneur de... (et elle nomma une Altesse royale européenne, morte depuis peu). Une horrible vieille, laide comme le péché...

La première cloche du diner sonna. Mme Feldmann s’interrompit, me dit qu’elle ne voulait pas me retenir davantage par ces inutiles bavardages. Mais les confidences jaillissaient trop abondantes ; je protestai que je n’avais pas faim, et je lui demandai comment elle avait connu la comtesse. Elle me répondit qu’à Paris, la comtesse avait présenté à l’Altesse royale une des familles américaines les plus connues en Europe ; que, par gratitude, cette famille avait invité la comtesse à venir en Amérique, et que, depuis la mort de l’Altesse, l’autre y venait tous les ans et y restait cinq ou six mois. Les Feldmann avaient fait connaissance avec elle à New-York, et Frédéric avait conçu pour la comtesse une admiration sans bornes.

— Parce que cette femme appartenait à la domesticité d’une cour européenne, elle était un oracle. Elle faisait la loi chez moi. Quand elle parlait, je devais écouter et me taire. Savez-vous ce qu’elle m’a fait ? Depuis quelque temps, j’essayais de persuader mon mari d’acheter en France quelque vieux château historique et de le restaurer splendidement, comme M. Sommier a fait pour le château de Vaux-le-Vicomte. Cela m’aurait tant plu ! J’étais née architecte. Longtemps mon mari hésita, effrayé par la dépense ; toutefois, il commençait à se laisser convaincre, lorsque, un beau jour, il change tout à coup d’idée et déclare qu’il veut acheter un yacht à vapeur. Imaginez un peu ! Lui qui, aussitôt qu’il pose le pied dans une barque, devient malade ! Lorsqu’il s’était mis en tête d’avoir une écurie de chevaux de courses, j’avais pu lui enseigner à se tenir en selle, ce qu’il avait grand’peine à faire : car il mourait de peur, tandis que, moi, je suis une amazone hardie, je vous assure ; mais pour le yacht, je ne pouvais lui prêter mon estomac ! Je le lui dis et le lui redis, mais inutilement. L’exécrable comtesse avait décrété qu’en Amérique, on n’est pas un parfait homme du monde si l’on ne possède pas un yacht à vapeur. Elle voulait courir les mers à nos frais, comme elle jouait à la Bourse. Elle perdait, et M. Feldmann payait. Vous aurez peine sans doute à croire qu’un financier puisse être si bête !

De nouveau, elle parlait contre son mari, avec une excessive âpreté.

— Vous prenez les choses trop au tragique, madame. A New-York comme partout, un étranger, même très riche, ne peut se faire une social, position, qu’en supportant avec patience quelques désillusions, et même quelques humiliations, et surtout en dépensant beaucoup d’argent. Le monde est ainsi fait.

— Mais la payer, non, jamais !

— La payer ? Ce mot est un peu brutal. Soyez raisonnable.

Quelques sacrifices...

— Savez-vous ce que la comtesse faisait, du vivant de son Altesse royale ? L’Altesse dépensait le double de ses revenus et ne pouvait donner à sa dame d’honneur un sou d’appointemens. Aussi consentait-elle à recevoir toutes les personnes que celle-ci lui présentait, sans y regarder de trop près ; et la dame d’honneur vendait les présentations d’après un tarif...

— Je ne dis pas que cela soit très joli, répondis-je en riant. Mais, aujourd’hui, l’Europe est affligée d’un prolétariat de princes du sang. Ils s’ingénient pour vivre, les pauvres diables ! Vous qui êtes cent fois millionnaire, ne soyez pas sans pitié pour eux !

— Non, non ! Il y a des choses qui ne doivent pas se payer.

— Aujourd’hui, quand on est riche, il faut tout payer, même ce qui devrait être gratuit et ce qui est gratuit en effet pour les autres : l’amitié, l’admiration, la gloire... peut-être l’amour.

— Et cela vous parait juste ?

— C’est une compensation que notre époque accorde aux pauvres. Sans quoi, les riches auraient tout : ce qu’on ne peut avoir qu’avec de l’argent et ce que l’on doit avoir gratis.

— Mais alors... il vaut mieux être pauvre !

— Je ne sais, fis-je en haussant les épaules, si cela vaut mieux ; mais, à coup sûr, c’est beaucoup plus facile. Votre sentiment est noble. Seulement... seulement... Je parle en général, bien entendu... Seulement, chez beaucoup de personnes, cette délicatesse s’allie et quelquefois se mêle jusqu’à se confondre avec un autre sentiment : l’avarice ! Par exemple, les hommes qui protestent qu’ils ne veulent pas payer l’amour parce que l’amour payé se flétrit, sont quelquefois des poètes ; mais quelquefois aussi, ce sont tout simplement des avares.

Elle me regarda en dessous, eut un sourire et dit :

— Je suis un peu avare, j’en conviens.

Et, par une saute imprévue, sa pensée revint au yacht.

— Mais ce yacht, me dit-elle en riant, fut mon vengeur. La première fois que nous nous y embarquâmes pour une traversée nous éprouvâmes une tempête !... Peu s’en fallut que le bateau ne coulât. Mon mari souffrit atrocement, se croyait perdu, appelait tout l’univers à son secours... Quand j’y repense, j’en ris encore. Rentré à New-York, il ne voulut plus entendre parler du malheureux yacht, qui se rouilla pendant six mois dans le port, et, finalement, il le revendit pour la moitié de ce qu’il l’avait acheté. Elle nous coûta un peu cher, cette croisière-là !

Ce récit avait allumé dans les yeux de Mme Feldmann une si impitoyable gaité que je me demandai de nouveau si elle ne détestait pas son mari et que je me sentis porté à le défendre.

— Mais en fin de compte, repris-je, ce ne sont point là des calamités tragiques. Permettez-moi d’être franc : avec un peu de patience...

— Croyez-vous que je n’en aie point eu ? C’est toujours moi qui finissais par céder.

— Mais après avoir résisté, protesté, combattu...

— Naturellement, puisque j’avais toujours raison !

— Est-ce donc un tort si petit d’avoir toujours raison ? En ce monde, il faut vaincre ou céder de bonne grâce.

— Une mère devra-t-elle donc céder lorsqu’il s’agit de l’éducation et de l’avenir de sa fille ? me demanda-t-elle soudain résolument, en me regardant dans les yeux... Mais allons dîner ; il est tard.

Je protestai encore une fois, si bien que, non sans hésitation, et après un long soupir :

— Croyez-vous qu’une maladie puisse transformer un caractère ? Ma fille Judith était la plus tendre, la plus douce, la meilleure des fillettes. A douze ans, elle eut la fièvre typhoïde, demeura deux mois entre la vie et la mort. Oh ! ces mois-là ! Que de fois j’ai offert à Dieu mon existence en échange de la sienne ! Que de fois j’ai supplié Dieu de me prendre, moi qui avais déjà vécu, et de la sauver, elle ! Dieu l’a sauvée ; et il m’a épargnée, moi aussi, pour mon malheur. Or, après sa convalescence, Judith devint un démon. Toujours et en toute occasion, il fallait qu’elle fit le contraire de ce que je lui disais. Figurez-vous ce que ce fut, lorsque nous allâmes nous établir à Madison Avenue, où j’eus tant à faire et où je la voyais, en moyenne, une heure par jour ! Et son père, au lieu de m’aider à la dompter, se montrait indulgent par faiblesse, pour n’avoir pas d’ennuis. « Ne te tourmente pas, me disait-il. Les nouvelles générations sont ainsi faites ; l’Amérique est le pays de la liberté. Ne me gâte pas la paix de la maison. J’ai tant d’occupations au dehors ! » Vous voyez quel père était cet homme. Et les fruits qu’a portés cette éducation...

Elle se tut un instant, comme pour chercher un exemple ; puis, quand elle l’eut trouvé :

— Nous sommes une famille de banquiers, c’est vrai ; mais nous avons toujours cherché à nous instruire. Eh bien ! croiriez-vous que non seulement je n’ai pas pu inspirer à Judith un peu de goût pour la littérature ou pour l’art, mais, — j’ai honte de le dire, — je n’ai jamais lu une lettre d’elle, soit en anglais, soit en français, qui ne fut pleine de fautes d’orthographe !

Je souris à voir l’expression de physionomie à la fois chagrine et humiliée avec laquelle Mme Feldmann me confia ce secret ; et, en manière de consolation, je lui dis que pareille chose n’arrivait pas seulement en Amérique. Puis je lui demandai :

— Ce qui intéressait votre fille, c’était, je suppose, la toilette, le bal, les chevaux, le lawn-tennis, le sport ?

Après avoir fait signe que oui, de la tête, elle ajouta en souriant :

— Et aussi les beaux garçons. De ce côté-là non plus, elle n’était pas ma fille. Elle n’avait pas encore vingt ans et déjà elle protestait qu’elle entendait bien ne pas coiffer sainte Catherine et elle m’accusait de mettre obstacle à son mariage. Imaginez-vous ça ? Un jour, indignée, je lui dis que, de mon temps, une fille de son âge n’aurait pas même eu l’idée de semblables choses. Et savez-vous ce qu’elle m’a répondu ? « Comme vous êtes vieux jeu, maman ! » Je suis presque tentée...

Elle fit une pause, un vague sourire de complaisance brilla dans ses yeux, tandis qu’elle reprenait d’une voix plus basse :

— Je suis presque tentée de croire qu’elle était jalouse. Une fois, elle me dit, d’un ton grincheux, que, quand nous étions ensemble, les hommes ne faisaient attention qu’à moi ! Enfin nous l’avons mariée, il y a deux ans, et pas trop mal. J’espérais qu’ensuite j’aurais un peu de paix ; mais ma mauvaise étoile a continué de me poursuivre. A peine était-elle mariée, le scandale du Great Continental éclata. Ah ! quand j’y repense ! Vous le rappelez-vous, ce scandale ? En Europe aussi on en a beaucoup parlé.

Je lui répondis que je me le rappelais fort bien. Alors elle me demanda si je pouvais le lui expliquer clairement : car elle ne l’avait jamais bien compris, encore qu’elle se fût trouvée au centre de cette tempête. Je lui racontai donc qu’à un certain moment Underhill avait vendu un grand nombre d’obligations du Great Continental, pour acheter avec l’argent ainsi réalisé des actions d’un grand chemin de fer du Nord qui faisait concurrence au Continental. Morgan et d’autres puissans financiers, qui administraient ce chemin de fer, suivirent cet exemple ; si bien que, quand les deux groupes se furent partagé les actions par moitié, ils comprirent que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était d’en venir à un accord ; et en effet, ils formèrent entre eux ce que les Américains appellent un pool. Mais la Cour suprême, jugeant que ces deux chemins de fer étaient concurrens, avait déclaré le pool illégal. Sur quoi, Underhill avait vendu les actions du chemin de fer concurrent, et si adroitement, dans un moment si favorable, qu’il avait encaissé 60 millions de dollars, — 300 millions de francs ! — en plus de la somme dépensée pour les acquérir. Ayant ainsi à sa disposition presque un milliard, il s’en était servi pour acheter des actions de plusieurs autres chemins de fer, qui étaient, non pas competing, mais connected avec le sien, comme un fleuve l’est avec ses affluens. Malgré cela, lorsque les ennemis d’Underhill eurent réussi à induire l’Interstate Commerce Commission à faire une enquête sur le Great Continental, ces achats, connus ainsi du public, déchainèrent sur la tête d’Underhill une tempête telle que l’Amérique n’en avait pas vu encore. Underhill fut accusé de vouloir asservir l’Amérique à une tyrannie nouvelle et monstrueuse ; il fut menacé de procès et de persécutions, couvert d’injures et de calomnies.

Mme Feldmann m’avait écouté très attentivement. Ensuite elle me dit :

— Je crois avoir compris, cette fois. Le point litigieux était de savoir si les chemins de fer dont Underhill avait acheté les actions étaient parallèles ou perpendiculaires au Great Continental. Cela m’explique les discussions qui se produisaient entre mon mari et lui. Un soir, par exemple, Underhill était venu diner chez nous : — un diner intime ; nous étions seuls. — Je le vois encore, maigre, pâle, avec cette face de clergyman et ces yeux doux et vifs derrière les lunettes. « Ce que je veux faire est utile, est juste, est nécessaire, disait-il. Les chemins de fer sont les artères de ce grand corps qui s’appelle l’Amérique, et l’Amérique sera d’autant plus riche, plus puissante et plus heureuse que ses chemins de fer seront plus rapides et à meilleur marché. On objecte qu’il y a des lois qui me défendent cela ; mais c’est que les hommes ne sont parfaits ni quand ils font les lois, ni quand ils font les chemins de fer. Ce que je voudrais, c’est qu’on me démontrât par d’irréfutables raisons que la loi m’interdit de faire une chose bonne. Mais, s’il y a doute… Eh bien ! s’il y a doute, j’assume le risque de violer la loi, pour prouver au peuple que cette loi est injuste et imprévoyante. » Et je vois aussi mon mari, gras, mou, très élégant, qui lui répond : « Underhill, Underhill, respecter la loi ne suffit pas, et peut-être n’est-ce pas même le plus important ; ce qui est essentiel, c’est que le public croie que nous la respectons. Les lois sont faites pour donner à la multitude l’illusion rassurante qu’elle est défendue par l’État contre les puissans et contre les oppresseurs vrais ou imaginaires. Ne nous abusons pas : les masses se sont fourré dans la tête que nous, les riches, nous sommes pour elles des tyrans et des ennemis. Même si ce que vous voulez faire est légal, je doute que le public le croie : il criera que cette légalité est impossible ; et les journaux et les tribunaux auront peur de la masse. À quoi nous servira d’avoir respecté les lois, si la foule hurle que nous les avons violées ? Mieux vaudrait les violer réellement et faire croire qu’on les respecte. » Auriez-vous imaginé qu’un honnête homme put raisonner de cette façon ?

Je ne pus m’empêcher de lui dire que, cette fois, son mari avait raisonné avec prudence. Mais mon observation ne lui plut point.

— C’est cela : vous donnez toujours raison à mon mari ! Les hommes ne manquent jamais de se soutenir entre eux... Mais si vous aviez vu, quand le scandale éclata ! Comme d’habitude, mon mari perdit la tête : il ne dormait plus, ne mangeait plus, n’osait plus ouvrir les journaux ; il s’évanouissait presque à chaque télégramme. En vérité, c’était comique !

— Oh ! madame, comique ? m’écriai-je malgré moi, avec un accent de reproche.

— Oui, comique. Et il s’en prenait à Underhill, quand celui-ci n’était pas là : il le traitait de scélérat, de colosse aux pieds d’argile et même de Nabuchodonosor. Du reste, ils étaient tous affolés, sauf Underhill, naturellement. C’était un homme, celui-là, un grand homme, un héros ! Je voudrais que vous l’eussiez vu, pour écrire ensuite son histoire : le sujet eût été digne de vous. Ils le faisaient tous appeler, allaient le trouver, lui écrivaient, lui téléphonaient ; on le suppliait de prendre un congé, de partir pour l’Europe ; ils lui offraient de grandes compensations, s’il consentait à démissionner ; ils le suppliaient de se défendre au moins, de parler, d’écrire. Peine perdue. Underhill ne partit pas, ne prononça pas une parole, continua à s’occuper de ses affaires comme s’il ne se passait rien du tout. « Si j’ai violé les lois, qu’on me poursuive. Je répondrai à la justice, mais aux journaux, non. Que le public s’occupe de ses affaires, et non des miennes ! » On lui démontrait qu’il aurait pu réfuter victorieusement toutes les calomnies ; et il se contentait de dire que le public est une grande bête. Il fut admirable, vous dis-je, et il sauva tout : car le fait est que, le public, après s’être époumoné, se calma, et il n’arriva rien du tout. Mais nous... Ah ! je ne sais ce qui serait advenu de nous, si nous n’avions pas eu alors miss Robbins. Elle a été notre providences

Et elle me raconta que cette miss Robbins était une jeune Anglaise de bonne famille, qui, ruinée par la prodigalité de sa mère, était entrée dans un ordre d’infirmières protestantes.

— Si vous voyiez la belle créature ! ajouta-t-elle. Une grande taille, des cheveux blonds, des yeux bleus admirables, un corps merveilleux !... Et si intelligente, si fine ! Elle avait soigné Judith, pendant sa maladie. Et elle avait si bien su gagner l’affection de la malade et de nous tous que, lorsque Judith fut guérie, nous lui proposâmes de rester chez nous comme en qualité d’institutrice. Mais elle fut bientôt pour moi une dame de compagnie et un secrétaire. La providence de la maison, vous dis-je ! Il n’y avait qu’elle qui pût mater Judith. Et je dois vous dire encore ceci : elle intimidait un peu mon mari. Au moment où les choses allaient se gâter d’une façon irrémédiable, elle intervenait et elle savait trouver le remède. Ah ! ce fut vraiment un malheur pour nous, qu’elle n’ait point consenti à venir avec nous à Rio-de-Janeiro !

Je lui demandai pourquoi ils avaient abandonné New-York. Elle m’expliqua qu’après le scandale du Great Continental et le mariage de Judith, son mari s’était senti un peu gêné à New-York. Alors il avait accepté la mission dans l’Amérique du Sud, afin d’avoir un prétexte pour s’absenter quelque temps et avec utilité. Puis je lui demandai comment s’étaient passées les deux années de Rio.

— Assez bien, me répondit-elle. A vrai dire, M. Feldmann était nerveux, triste, irritable, préoccupé ; mais il n’a jamais été gai, et cette sorte d’exil devait lui peser. Quoi qu’il en soit, si je compare ces années-là à celles de New-York, c’était un paradis.

Elle tira sa montre, jeta un cri d’effroi et se leva.

— Mais il est huit heures et demie ! Je vous fais mourir de faim. Et j’ai faim, moi aussi. Je vais m’habiller. Je serai prête dans un instant.


XII

Je ruminai longuement, ce soir-là, dans ma cabine, et encore le samedi matin, quand je m’éveillai, les confidences de Mme Feldmann. Je ne doutais plus qu’une fois elle eût été sincère ; mais cette conviction ne m’embarrassait pas moins que les soupçons conçus précédemment. Quel étrange caractère et quel curieux esprit ! Elle n’était pas sotte, loin de là ; elle raisonnait souvent avec une finesse supérieure à son sexe ; si elle n’adorait pas son mari, elle désirait sincèrement de vivre avec lui en bonne intelligence ; et néanmoins, pendant vingt-deux ans, elle avait persévéré en aveugle dans des erreurs qu’une fille de vingt ans aurait su éviter d’instinct, dès les premiers jours. Combien y a-t-il par le monde de femmes assez sottes ou assez bonnes pour ne pas découvrir d’elles-mêmes, et après une brève expérience, qu’il n’y a qu’une manière sûre de dominer les hommes, à savoir de flatter leur vanité, de ne pas vouloir corriger même leurs défauts les plus graves, et, pour le reste, de les tyranniser sans miséricorde ? Or Mme e Feldmann avait agi de la façon contraire : elle avait continuellement offensé la vanité et troublé l’égoïsme de son mari, sans lui imposer jamais sa propre volonté, pas même lorsqu’elle avait raison, par exemple en ce qui concernait l’éducation de leur fille. Et néanmoins. Mme Feldmann ne me semblait pas être une femme de volonté débile. Comment expliquer une telle contradiction ? Certainement cette contradiction résultait en partie d’un défaut intellectuel. Gaie, franche, candide, bonne, mais pourvue d’une intelligence un tantinet rigide et spéculative, au lieu d’exploiter les faiblesses de son mari, elle les avait jugées avec sincérité, avec sévérité, au tranchant de la logique, et elle avait cru bien faire ainsi, alors qu’au contraire elle tourmentait son mari sans aucun profit ni pour lui ni pour elle. « Si elle avait été un homme, pensais-je, elle serait devenue un théologien, un mathématicien ou un juriste. » Mais une autre difficulté se présenta encore à mon esprit : mari et femme ne s’entendaient guère, cela était évident. Comment donc était-il possible que Mme Feldmann parût n’avoir pas le moindre soupçon de ce désaccord, se flatter de l’illusoire confiance du contraire, et répéter obstinément que son mari était un modèle de tendresse ? Que voulait-elle dire par ces phrases que démentaient d’une façon si flagrante les faits racontés ? Je finis par me demander si cette étrange aventure n’était pas, elle aussi, un effet du trouble mystérieux qui se produit chez tant d’Européens lorsqu’ils ont passé l’Océan. « L’Européen enrichi en Amérique ne peut plus vivre ni en Europe ni en Amérique, m’avait dit, un jour, un riche Italien qui nous avait offert une courtoise hospitalité à Paranà. En Amérique, il est tourmenté par le désir d’aller en Europe ; en Europe, il se trouve mal à l’aise et il veut retourner en Amérique. » Ce déséquilibrement était visible chez Mme Feldmann, qui reprochait si amèrement à l’Amérique ses richesses non raffinées par des siècles de civilisation, et qui ensuite admirait, jusqu’à en offusquer son mari, le plus Américain des Américains, ce Richard Underhill, âme hardie, prime-sautière, mais simple et ignorante de tout raffinement, tournée tout entière à la production de ces richesses qui lui faisaient horreur. N’en venait-elle pas ainsi à prétendre que son mari fût à la fois le plus vieux des Européens et le plus jeune des Américains ? Toutefois, en y repensant bien, il ne me sembla pas que ces dissentimens fussent suffisans pour justifier un divorce.

Dans la matinée du samedi, je causai longuement de cette histoire avec ma femme. Mais elle vit le cas à la lumière des idées qu’elle avait développées dans un discours prononcé à Buenos-Aires sur la concurrence entre hommes et femmes.

Mme Feldmann, me dit-elle, souffre du mal qui afflige aujourd’hui toutes les dames riches, l’ennui. Autrefois, avant les machines, la femme, même la femme riche, avait beaucoup à faire chez elle. Mais aujourd’hui, par la faute des machines, les hommes font tout ce qu’autrefois la femme faisait de ses mains ou faisait faire à la maison. Et alors, qu’est-il arrivé ? Dans les classes moyennes et populaires, les femmes, pour vivre, cherchent à apprendre quelque métier masculin, au risque de ruiner leur santé. Dans les hautes classes, où elles n’ont rien à faire, elles se mettent en tête mille caprices, mille lubies. Et néanmoins, les hommes, qui ont volé aux femmes presque tous leurs travaux, à commencer par le tissage, se plaignent que les femmes leur fassent concurrence !

À midi, nous avions atteint 13° 34′ de latitude, et 23° de longitude, exactement. Dans l’après-dîner, la mer devint enfin plus tranquille, et les passagers reparurent. Le soir, à table, Alverighi et Cavalcanti étaient présens ; mais Rosetti ne se montra pas.

Dans la nuit du samedi au dimanche, la mer s’apaisa tout à fait, et le dimanche, au déjeuner, il ne manqua personne. Cependant on ne causa que de choses insignifiantes, et avec peu d’animation. Tout le monde se ressentait encore de la récente épreuve. À midi, nous étions à 18° 45′ de latitude et 20°4 de longitude. Après le déjeuner, par un temps clair et déjà un peu frais, — car nous cheminions rapidement vers l’automne, — nous passâmes notre temps à causer de sujets divers, à parler surtout des Canaries qui n’étaient plus qu’à un jour et demi de navigation, et à bavarder aussi sur l’arrivée prochaine. Le voyage était plus qu’à moitié fait, et, dans huit jours, s’il ne survenait aucun accident, nous nous promènerions dans les rues de Gênes. Même dans l’après-midi, les discussions ne recommencèrent pas. Pendant quelque temps, au milieu des flots, n’ayant pas autre chose à faire, nous nous étions engagés dans une discussion qui avait pour but d’éclaircir le sens de quelques grands mots, science, progrès, etc., que tout le monde emploie, mais dont personne ne sait au juste ce qu’ils veulent dire. Mais deux jours de tempête avaient suffi pour interrompre ce jeu : car ce n’est qu’un jeu, désormais, de chercher à connaître avec précision les choses dont on parle chaque jour.

Ainsi arriva insensiblement l’heure du diner. Tandis que nous étions à table, un incident imprévu vint nous distraire de notre placide ennui. Entre le second et le troisième service, le docteur Montanari survint, s’assit, déplia sa serviette d’un air encore plus grincheux que d’habitude ; et, tout à coup, sans prendre garde aux deux Américains qui étaient là :

— Écoutez-moi ça ! dit-il. Avec ces Américains, on ne sait jamais ce qui peut vous tomber sur la tête ! Ils sont fous à lier !

Et il raconta comment, averti depuis deux jours par les domestiques que le jeune homme de Tucuman était au lit avec une forte fièvre, et s’étonnant que sa femme n’eût point fait appeler le médecin, il avait pris l’initiative d’aller, ce soir-là, faire une visite au malade ; mais ladite femme l’avait empêché d’entrer dans la cabine et lui avait tenu, sur le seuil de la porte, un long discours où il n’avait à peu près rien compris.

— Elle a baragouiné en anglais pendant un quart d’heure, et j’ai cru entendre qu’elle déclarait n’avoir pas besoin de médecin ! Y a-t-il quelqu’un de vous qui parle l’anglais et qui veuille bien aller lui dire d’en finir avec ces fantaisies-là ? Si elle n’ouvre pas la porte, je l’enfoncerai. Il faut que je sache quelle est la maladie de son mari.

Effectivement, après le diner, Cavalcanti et moi, qui parlions l’anglais un peu moins mal que les autres, nous descendîmes aux cabines de première classe, situées sous le pont de promenade. Une femme de chambre avertit Mme Yriondo, — ainsi se nommait l’Américaine ; — puis elle nous fit entrer dans une cabine vide. Mme Yriondo parut, tenant un livre à la main, et s’assit sur l’un des deux petits lits qui se faisaient face, nous laissant l’autre. Alors Cavalcanti prit la parole, et il dit d’abord qu’il regrettait de la déranger dans un moment où elle devait être fort tourmentée par la maladie de son mari. Mais, comme il allait passer de l’exorde à l’exposition, elle l’interrompit, un peu en retard sur ce qu’il venait de dire, mais d’un ton bref et résolu :

— Mon mari n’est pas malade.

Je me demandai si j’avais mal entendu. Mon compagnon, stupéfait, s’arrêta une seconde, puis balbutia que le docteur nous avait affirmé...

— Croire aux maladies et faire que les autres y croient, c’est le métier des médecins, répondit-elle sèchement. Mais les maladies n’existent pas.

— Elles n’existent pas ! nous récriâmes-nous presque en même temps.

Et nous la regardâmes tandis qu’elle nous regardait aussi, raide et impassible.

— Cependant, lorsqu’on parcourt le monde et qu’on visite les hôpitaux... reprit Cavalcanti avec un sourire incertain.

— Oh ! répliqua-t-elle, cette fois encore avec un peu de retard, comme si elle avait besoin de quelque temps pour saisir la pensée de son interlocuteur. Tant que les hommes croiront que le froid peut engendrer le rhumatisme ou la phtisie, ils deviendront phtisiques et rhumatisans ; mais la cause de leur maladie sera cette opinion, et non le froid lui-même.

De nouveau il y eut un silence. Les deux ambassadeurs avaient quelque envie de rire ; mais la dame demeurait fort tranquille.

— Néanmoins la science... finis-je par dire, pour dire quelque chose.

Mais elle m’interrompit et me demanda à brûle-pourpoint :

— Pourquoi l’arbre de la vie et l’arbre de la science croissaient-il dans l’Eden ? Pourquoi le serpent poussa-t-il l’homme à goûter les fruits de l’arbre de la science, et non ceux de l’arbre de la vie ? C’est parce que la science, qui prétend classer les maladies, n’est qu’une grossière scolastique de la matière. Mais la matière n’existe pas.

— Qu’est-ce qui existe, alors ? s’empressa d’interroger Cavalcanti, à demi sérieux, cette fois.

— L’esprit symbolisé par l’arbre de la vie, répondit-elle. Qu’est-ce qu’une maladie ? C’est une souffrance que le prétendu malade croit éprouver dans un organe de son corps. Mais, lorsque l’esprit est sorti de l’organisme, — après la mort, — peut-on encore éprouver de la souffrance ? Y a-t-il une drogue. un emplâtre ou une science qui puisse guérir un cadavre ? Et néanmoins, vivant ou mort, ce que vous appelez le corps est toujours le corps. Par conséquent, ce qui vit, ce qui souffre, ce que l’on croit malade, c’est l’esprit.

— Mais qu’est-ce que le corps, selon vous ? demanda Cavalcanti, tout à fait sérieux.

— C’est une illusion de l’intelligence mortelle qui attribue l’âme à la matière. Cette illusion engendre la douleur, les maladies, le péché, la mort ; c’est le serpent de la Genèse ; c’est le grand dragon de l’Apocalypse.

Aussi le dragon de l’Apocalypse ! Décidément, elle était folle. Je perdis patience, et, comme Cavalcanti semblait vouloir s’attarder à étudier cette folie-là, je me chargeai de ramener un peu brusquement la conversation à l’objet de notre ambassade, et je dis que le médecin du bord avait le devoir de visiter son mari et de constater si la maladie était contagieuse ou non. Elle m’écouta, poussa un « oh ! » puis se tut et parut réfléchir, toujours raide et immobile. « N’a-t-elle pas compris ou fait-elle la niaise ? » me demandai-je à part moi. Et j’allais revenir à la charge lorsque Cavalcanti intervint, mais avec plus de douceur.

— Laissez venir le docteur, lui conseilla-t-il. Le docteur visitera votre mari, voilà tout ; mais votre mari ne sera nullement obligé de suivre le traitement ordonné.

Elle demeura inébranlable.

— Si le docteur vient, répliqua-t-elle, il lui demandera en quel endroit il souffre, s’il a déjà été malade, etc. Et ensuite j’aurai plus de peine à le guérir...

— A le guérir ? s’écria Cavalcanti. Vous le soignez donc ?

— Vous soignez une maladie qui n’existe pas ? ajoutai-je.

— Et comment le soignez-vous ? insista Cavalcanti.

— Par la Science Chrétienne, répondit-elle.

Je compris enfin ! Mme Yriondo appartenait donc à la secte fondée aux Etats-Unis, sous le nom de Christian Science, par cette Mrs Eddy dont j’avais beaucoup entendu parler en Amérique, secte qui interdit à ses fidèles de se servir des médecins et de croire à la médecine. Le hasard me faisait rencontrer une adepte de la Science Chrétienne à bord du Cordova. Je ne ris plus lorsque Cavalcanti demanda ce que c’était que la Science Chrétienne ; je voulais, moi aussi, profiter des explications.

— C’est Christ, répondit la dame, qui revient dans le monde pour en chasser le dragon, c’est-à-dire le péché, la maladie, la mort, la haine : Christ, qui est la Vérité, l’Idée spirituelle !

Cette première explication n’était pas très limpide. Cavalcanti demanda tout net comment la Science Chrétienne s’y prenait pour soigner une pneumonie. La dame évita de répondre sur ce cas trop particulier.

— La maladie, dit-elle, n’est qu’un rêve. Il est donc nécessaire d’éveiller le patient. Et nous l’éveillons en lui persuadant peu à peu, avec douceur, que la matière ne sent, ni ne souffre, ni ne jouit, puisqu’elle n’existe pas ; en le convaincant que l’esprit immortel est la seule cause efficiente qu’il y ait dans l’Univers, et que par conséquent la maladie ne peut être ni une cause ni un effet ; en détournant du corps l’attention que lui prête le malade imaginaire et en la ramenant vers Dieu.

Elle fit une pause ; puis, levant le livre qu’elle avait sur ses genoux :

— Pour moi, continua-t-elle, voici, après la Bible et le livre de Mrs Eddy, la meilleure des médecines. Ce sont les conférences que Svamo Vivekananda, le missionnaire védantiste, a faites en Amérique il y a quelques années.

— Et aurait-elle le pouvoir de raccommoder une jambe cassée, la philosophie du Vedanta ? ne pus-je m’empêcher de lui demander brutalement.

— Oui, me répondit-elle sans s’émouvoir. On peut guérir mentalement des membres cassés. Mrs Eddy y a réussi sur elle-même. Mais il faut pour cela une force extraordinaire de la pensée, une incomparable pureté de l’âme. C’est pourquoi notre sainte fondatrice a sagement permis à ses disciples de recourir aux chirurgiens pour ces accidens-là.

Puis, après un instant de silence :

— Désirez-vous connaitre à fond notre doctrine ? Je puis vous prêter le livre de Mrs Eddy. C’est le livre annoncé par l’ange de l’Apocalypse, le plus beau livre que l’on ait écrit depuis la Bible.

Et Mme Yriondo se leva, quitta la cabine.

— Elle est folle à lier, dis-je en pouffant de rire.

— Il y a pourtant dans sa croyance une certaine grandeur, me répondit mon compagnon..

— Oh ! Cavalcanti ! m’écriai-je. A force de vouloir examiner, tâter et goûter toutes choses, je ne sais ce qu’à la fin vous n’admirerez pas

Mme Yriondo rentra avec le livre annoncé par l’ange, présenta ce livre à Cavalcanti et lui offrit en outre un exemplaire de Vivekananda, en lui disant qu’elle en avait deux. Tandis que Cavalcanti feuilletait ces volumes, je fis à sa place le diplomate et j’essayai d’amener la dame à une transaction. Finalement elle se déclara prête à recevoir le docteur dans la cabine de son mari, à la condition que le docteur ne lui adresserait aucune question sur son mal et que, pendant la visite, il le troublerait le moins possible. Si le docteur désirait quelques renseignemens, il les demanderait à Mme Yriondo, hors de la cabine. Je répondis que je transmettrais au docteur cette réponse et que j’espérais qu’il accepterait la proposition.

Nous revînmes dans la salle à manger. Autour des tables desservies, Rosetti, le docteur, l’amiral et ma femme nous attendaient, en bavardant et en prenant le sorbet du dimanche. Je résumai minutieusement notre entretien avec Mme Yriondo, sans omettre de dire que, à notre grande confusion, cette dame nous avait demandé pourquoi, dans l’Eden, il y avait l’arbre de la science et l’arbre de la vie. Quand j’énonçai les clauses de la transaction, la colère et l’indignation du docteur éclatèrent :

— Elle peut être tranquille ! s’écria-t-il, plus exaspéré que jamais. Je ferai ma visite à son mari sans ouvrir la bouche, comme si j’étais un vétérinaire !

Cavalcanti l’accompagna en qualité d’interprète. Nous nous amusâmes de l’explosion du docteur ; nous plaisantâmes sur la Science Chrétienne et sur la « chirurgie mentale » de Mrs Eddy ; tant qu’enfin, m’adressant à Alverighi, qui jusqu’alors n’avait pas soufflé mot :

— Dans votre Amérique, dis-je, on en voit de belles !

— Quelques fous ignares ! grommela-t-il. Mais personne ne les prend au sérieux.

— Quant à cela, répondis-je, n’allons pas si vite. La Science Chrétienne compte un grand nombre de prosélytes, même dans les classes élevées et riches. A Boston, j’ai visité leur église : une église énorme où, sur les murailles, les maximes de Mrs Eddy voisinent avec celles du Christ !

Alverighi haussa les épaules.

— Le pays est si grand ! Chacun prétend penser avec sa propre cervelle, même ceux qui n’en ont guère. Et puis, ajouta-t-il, c’est bientôt fait de rire.

— Que voudriez-vous que l’on fit ? Devrions-nous croire, nous aussi, que l’Apocalypse guérit les maladies ?

— Je ne dis pas cela, reprit-il, un peu gêné. Je dis seulement que, lorsqu’un homme est malade, aujourd’hui comme hier et comme au temps des Romains, s’il ne meurt pas, il guérit ; et alors la médecine s’attribue le mérite de la guérison. Or, parmi les sectateurs de Mrs Eddy, ceux qui se portent bien ont la conviction de devoir leur bonne santé à la doctrine qu’ils professent, ceux qui sont malades ont la conviction que la Science Chrétienne les guérira, et ceux qui sont morts ne sont plus en état de vérifier si la médecine scientifique aurait eu un meilleur succès.

Mais l’amiral, Mme Ferrero et moi, tous à l’exception de Rosetti qui garda le silence, nous nous insurgeâmes. Par amour de l’Amérique, Alverighi allait jusqu’à défendre la médecine sacrée des sauvages et des anciens, refleurie par une incroyable aberration dans le Nouveau Monde. Il demeura intrépide contre nos protestations.

— N’oublions pas, s’écria-t-il, que l’Amérique est le pays de la liberté. Chacun y pense comme bon lui semble. S’il y a des gens qui, pour leur santé, aiment mieux se confier à Dieu qu’aux médecins, libre à eux. Le monde va-t-il s’écrouler pour cela ? Qu’en pensez-vous, ingénieur ?

Alverighi se tournait vers Rosetti, dont le silence lui faisait supposer qu’il inclinait plutôt en sa faveur. Mais Rosetti, au lieu de répondre tout de suite, réfléchit encore un moment, tout en tiraillant sa barbiche ; puis, les yeux malicieux :

— Je pense, dit-il, que l’homme est un curieux animal. Tous les jours une nouvelle marotte ! Il a besoin de se créer des fantômes.

Et il se tut. Nous aussi nous gardâmes un instant le silence, en le regardant. Personne n’avait compris la vague allusion de l’ingénieur, Cavalcanti le poussa à s’expliquer par un laconique :

— Vous voulez dire ?

— Autrefois, reprit Rosetti, l’homme prétendait que ce que Dieu avait de mieux à faire, c’était d’être l’infirmier du genre humain. Aujourd’hui, il s’est mis dans la tête que c’est à la science de guérir ses maux. La science est devenue le factotum de notre époque, comme autrefois c’était le bon Dieu. Que ne la charge-t-on pas de faire ? Soigner les maladies, élever la jeunesse, vaincre à la guerre, enrichir les peuples, écrire l’histoire, gouverner les États, voler comme les oiseaux et nager comme les poissons, dompter et falsifier la nature, cultiver les champs, faire les révolutions... N’y a-t-il pas jusqu’à un socialisme scientifique ? Comment, par quels moyens la science pourrait-elle opérer tant de miracles et se mettre au service de tous nos caprices ?

Cette fois, ce fut l’amiral qui répondit, mais au bout de quelques instans, lorsqu’il se fut aperçu que personne ne prenait la parole.

— Comment ? Mais cela est clair, à ce qu’il me semble. En découvrant les lois de la nature.

Rosetti le regarda, et, tiraillant toujours sa barbiche :

— Croyez-vous donc, répliqua-t-il, que la nature obéisse à ce que nous appelons ses lois, et qu’il existe des lois de la nature ?... Mais c’est vrai : j’oubliais que vous êtes comtiste. L’autre jour, quand j’ai dit que la science est fausse, vous avez protesté.

— Et je proteste encore, avec votre permission.

— Pourquoi protestez-vous ? Quel est le but principal auquel vise un savant, lorsqu’il cherche ce que l’on nomme la loi d’un phénomène naturel ? Il vise à simplifier les phénomènes et à y mettre de l’ordre, autant que possible. Cæteris paribus, l’explication. la plus simple sera celle qui aura sa préférence. Or, pourquoi l’explication la plus simple serait-elle nécessairement la vraie ? Vous semble-t-il que la réalité soit simple, ou qu’elle ait une tendance à se simplifier ? La loi exige que les phénomènes de la nature soient constans et uniformes. Eh bien, regardez autour de vous, et vous constaterez que la nature n’est jamais ni constante ni uniforme. On pourrait même dire, — et on l’a dit, — qu’une loi de la nature, loin d’être toujours observée, est toujours violée. Y a-t-il un seul phénomène réel auquel une loi s’applique exactement ? Les savans eux-mêmes reconnaissent que non. Donc...

— Mais c’est le monde renversé ! s’écria l’amiral avec un léger mouvement d’impatience.

— C’est la conclusion à laquelle arrive la philosophie moderne. Connaissez-vous l’œuvre de M. Boutroux ? Avez-vous lu un article publié il y a quelques années par M. Le Roy, dans la Revue de métaphysique et de morale ? Non. Lisez-le donc, cet article et vous y verrez que la nature n’est pas un grand ordre, mais qu’elle est un chaos, un tourbillon, une mouvante continuité d’images qui vont, qui viennent, qui se superposent, qui se fondent par degrés insensibles les unes dans les autres, qui se mêlent, qui s’évanouissent, qui reparaissent. Mais la science arrive avec ses ciseaux ; et elle découpe, morcelle, fixe, élabore cette continuité mobile et dense ; et elle isole, simplifie et surtout ordonne les phénomènes qui, dans la nature, s’agitent confusément dans un merveilleux désordre. Donc la science, loin de nous découvrir la réalité, nous la cache, puisqu’elle nous en présente un tableau plein d’ordre et de simplicité. Cet ordre merveilleux que vous admirez dans l’univers, il est, non dans l’univers, mais dans notre esprit, comme aussi la simplicité. La science nous en présente donc une image fausse ; et, par conséquent, on peut dire que la science est fausse.

L’amiral hésita un instant ; puis il demanda :

— Mais alors, si la simplicité, la régularité, l’ordre ne sont pas dans la nature, pourquoi voulons-nous à tout prix les y introduire ?

— Parce que cela nous est commode. En simplifiant la nature, nous épargnons de la fatigue à notre cerveau, qui est paresseux ; en y mettant de l’ordre et en considérant comme uniforme et stable ce qui est varié et mobile, nous négligeons les différences des choses, ce qui nous permet d’arranger plus commodément nos affaires.

— Mais à ce compte, répliqua l’amiral, la vérité ne serait que ce qui nous accommode ; elle changerait avec notre intérêt.

— Indubitablement. Mais croyez-vous vraiment que la nature ait inventé des lois éternelles et immuables, puis les ait cachées avec soin pour que la science humaine jouât à cligne-musette avec elle ? Rappelez-vous que, l’autre jour, M. Alverighi, Ferrero et votre serviteur, après une longue discussion, ont conclu que ce que nous jugeons beau, c’est ce que nous avons intérêt à juger tel. Eh bien ! c’est aussi l’intérêt qui nous fait paraître la science vraie. Le pragmatisme, qui est la philosophie américaine par excellence, a prouvé que les lois scientifiques sont dans notre pensée et non pas dans la nature : qu’elles n’ont, hors de nous et avant nous, aucune existence, mais que c’est nous qui les inventons, non pas pour comprendre et expliquer, ce qui est le moindre de nos soucis, mais pour l’exploiter. Bref, les lois sont des instrumens avec lesquels nous agissons sur le monde, des machines idéales qui nous servent à fabriquer ces autres machines de bois et de fer, si exécrées par Mme Ferrero. Une loi scientifique est vraie, non en soi, car en soi elle est plutôt fausse, mais lorsque nous pouvons en tirer profit. C’est donc l’intérêt qui la rend vraie, tout comme c’est l’intérêt qui rend belle l’œuvre d’art. La science est « instrumentale, » dit M. Bergson, et il dit bien. Par conséquent, une science est d’autant plus vraie qu’elle nous est plus utile. Et il suit de là que la médecine ne peut être appelée science que par courtoisie ou par tolérance : en réalité, elle n’est science qu’à demi. Combien nombreux sont les cas où le médecin est en état de dire au malade avec certitude et sans hésitation : « Avalez cela, et vous serez guéri ? »

Mais l’amiral ne voulut pas rendre les armes.

— Non, non, répliqua-t-il, obstiné. Il n’y a aucune proportion entre les services qu’une science nous rend et la somme de vérités certaines qu’elle contient. La médecine nous rend de grands services, et pourtant c’est une science incertaine et mal assurée, parce qu’elle étudie des phénomènes obscurs et complexes. L’astronomie au contraire est une science inutile ou presque inutile pratiquement ; et pourtant combien elle est plus sûre dans ses affirmations que la médecine ! Je ne vais pas nier, sans doute, qu’elle est une science et une science vraie, parce qu’elle ne nous sert point à gagner de l’argent.

— Vous croyez donc que la terre tourne véritablement autour du soleil ? demanda inopinément Rosetti.

À cette question singulière, nous demeurâmes stupéfaits.

— Eh quoi ! protesta aussitôt l’amiral. Le système de Copernic ne serait plus vrai, maintenant ? Elle est trop forte, celle-là !

— Vous avez donc pu croire un seul instant, vous aussi, qu’il était vrai ? répondit Rosetti. Ce n’est pas moi, d’ailleurs, qui révoque en doute cette croyance, c’est Poincaré, le grand mathématicien français. M. Poincaré a démontré que, quand nous disons : « la terre tourne, » nous voulons seulement dire par là qu’il est plus commode pour nous de supposer que la terre tourne et que le soleil reste immobile : car, quant à savoir lequel des deux tourne réellement, nous ne pouvons y parvenir ; et, si nous ne pouvons y parvenir, c’est parce que nous ne pouvons connaître l’espace absolu. Parlons plus clairement. Lorsque, du haut d’un clocher, je vois un homme traverser une place, je puis dire que c’est l’homme qui se meut, parce que je sais de façon certaine que les maisons ne changent pas de place : dans l’exemple choisi, ces maisons constituent des points de repère absolument immobiles. Mais l’univers, quand je le contemple de l’observatoire de ma pensée, est une place trop vaste, où je ne trouve aucun point absolument immobile auquel je puisse rapporter le mouvement de la terre, aucun point tel qu’il me soit impossible de supposer que c’est lui qui se meut autour de la terre. Et alors ? Alors, voici que, par la bouche de Tannery, la Sorbonne nous déclare que le système de Copernic et celui de Ptolémée sont deux conceptions équivalentes, puisque nous pouvons également bien rapporter le mouvement des astres à la terre ou au soleil. Les deux systèmes ne sont donc ni vrais ni faux, et ils peuvent se substituer l’un à l’autre selon notre bon plaisir, se renverser, se « retourner. » Pourquoi, quand vous avez commencé à « retourner » le jugement sur Hamlet, ai-je compris tout de suite votre intention ? C’est parce que j’avais déjà beaucoup réfléchi sur la facilité de transformer le monde d’Aristote en celui de Copernic. « C’est la même chose que le système du monde ! » ai-je pensé tout de suite, lorsque vous avez commencé à « retourner » le jugement sur Hamlet.

L’amiral était si étonné, si désorienté que, pendant un bout de temps, il ne souffla mot.

— Je suis abasourdi, prononça-t-il enfin. Mais alors, si les deux systèmes peuvent se convertir l’un en l’autre, pourquoi les hommes ont-ils cru durant tant de siècles que l’un était vrai et que l’autre était faux ? Pourquoi a-t-il été si difficile d’opérer le « retournement ? » Pourquoi n’y a-t-il plus aujourd’hui d’astronomes qui aient la fantaisie d’être ptoléméens à côté des coperniciens, comme il y a des matérialistes et des spiritualistes, des classiques et des romantiques ?

— Venez avec moi, dit Rosetti en se levant, et allons sur le pont. Je vous l’expliquerai en fumant un cigare.

Nous nous levâmes pour le suivre. Mais, au moment où nous allions sortir, Cavalcanti et le docteur reparurent.

— J’ai fait le vétérinaire à merveille ! annonça le docteur. Il a une bronchite sans gravité. Le cœur est bon ; notre homme s’en tirera.

— Et la Science Chrétienne inscrira dans son livre d’or un nouveau triomphe ! dit Rosetti en souriant.


XIII

La moite douceur de l’automne imprégnait le soir. Nous commençâmes à faire les cent pas sur le pont, où quelques voyageurs goûtaient la beauté de la nuit.

— Savez-vous, amiral, reprit Rosetti au bout de quelques minutes, que plusieurs philosophes et astronomes anciens avaient déjà affirmé et cru démontrer que c’est la terre qui tourne autour du soleil ? Les Pythagoriciens, Aristarque de Samos, Séleucus de Séleucie... Comment donc se fait-il que les anciens soient restés aveugles à une vérité si lumineuse ? et qu’au nombre de ces aveugles il y ait eu Aristote et Hipparque lui-même, le plus grand astronome de l’antiquité ? La raison, la voici. Pour admettre que la terre se meut dans l’espace, il faut admettre aussi que les étoiles fixes, tous ces innombrables petits flambeaux que vous voyez scintiller dans ce ciel noir, sont placées à une si grande distance que, pratiquement, on pourrait la dire infinie. Sinon, comment expliquer qu’elles n’ont pas de parallaxe annuelle, ou, pour parler plus simplement, qu’on ne voit aucun changement dans leurs positions apparentes ? En somme, pour que la terre puisse se mouvoir, il faut qu’autour d’elle l’espace s’agrandisse jusqu’aux confins de l’infini ; il faut la lancer et la perdre dans l’infini, imperceptible grain de poussière dans la ronde frénétique de millions et de milliards de mondes semblables. Mais les philosophes et les astronomes anciens ont reculé devant cette audace : car dans cet infini se volatilisait aussi la religion, et avec elle l’art, la morale, l’État, toutes choses qui avaient alors pour base la religion. Leurs pauvres dieux pouvaient bien sans doute surveiller la terre de là-haut, mais à la condition qu’elle demeurât immobile sous leurs yeux, au centre de l’Univers, et qu’elle n’allât pas, vagabondant à travers l’infini, se perdre dans le chœur des astres sans nombre. Bref, le polythéisme ancien exigeait un système géocentrique de l’Univers. Si donc on préféra le système de Ptolémée, encore qu’il fût très embrouillé, ce fut en raison d’un intérêts Mais aujourd’hui le monde n’a plus autant besoin qu’autrefois d’avoir dans le ciel une brigade de dieux gendarmes ; et d’ailleurs le monothéisme chrétien, — c’est une profonde pensée d’Auguste Comte, amiral, — avait déjà commencé à volatiliser la divinité. On se mit donc à chercher une explication de l’univers qui fût plus conforme à la faiblesse de notre intelligence, et Copernic parut. Que fit ce bon Copernic ? Il représenta le mouvement des astres d’une façon assez grossière, même si on la complète par les lois de Kepler, mais simple, très simple, beaucoup plus simple que ne l’était le système de Ptolémée. Plus simple, certes, mais pas plus vraie, prenez-y garde !

— Mais la simplicité est dans le phénomène et non dans notre tête ! repartit obstinément l’amiral. Nous comprenons le phénomène parce qu’il est simple.

— Non, répondit Rosetti ; nous le comprenons parce que nous l’avons simplifié ; et cela est si vrai que nous pouvons en donner une explication plus compliquée, celle de Ptolémée.

— Mais la théorie de Ptolémée est fausse !

— Oui, si l’on suppose le monde infini. Mais, si l’on veut, comme les anciens, que l’univers soit un système clos, elle est la seule possible.

— Mais le monde est infini, sacrebleu !

— Qui vous l’a dit ? Loin de pouvoir prouver l’existence de l’infini, nous ne réussissons pas même à le concevoir. Qu’y a-t-il là-haut, dans la sombre profondeur de ces espaces constellés ? Quelle distance nous sépare d’eux ? Et combien de milliards de générations faudrait-il, à supposer que l’on put y aller par une mer tranquille et sur un bateau pareil à celui-ci, pour aborder au plus éloigné de ces astres ? Et, lorsque nous aurions enfin posé le pied sur une planète tournant autour de ce soleil qui nous parait situé au bout du monde, combien de mondes nouveaux, aussi éloignés de lui qu’il l’est de nous, nous serait-il donné alors d’apercevoir ? Chacun de ces astres situés à l’infini est donc lui-même le centre d’une sphère infinie ? L’esprit se perd dans ces pensées. S’il est impossible de concevoir un univers clos comme celui d’Aristote, — car on ne peut s’empêcher de demander : « Qu’y a-t-il au delà ? » — il n’est pas moins impossible de se représenter un univers infini, lequel suppose un « au-delà » auquel il serait impossible de trouver jamais une limite. L’infini n’est qu’une hypothèse inintelligible...

Je ne sais quelles idées Rosetti allait développer encore ; mais l’amiral l’interrompit :

— J’ai compris, dit-il mélancoliquement. L’art el la philosophie sont des chimères ; la science est fausse ; le progrès est une mystification. Tout cela se tient, et la conséquence est inévitable. Auguste Comte a raison : l’idée du progrès est née des premiers triomphes de la science. Ou le progrès est l’accroissement du savoir, ou il n’est qu’une illusion.

— Par le fait, répondit Rosetti, il est une illusion : une illusion « retournable. » Je l’ai déjà dit, l’autre soir. Si la science est instrumentale, comme l’affirme Bergson, si elle sert à exploiter la nature et à fabriquer des machines, alors c’est clair : les hommes et les peuples qui ne veulent pas s’enrichir vite et qui n’ont pas besoin de machines, n’ont pas besoin non plus de la science. Pour eux comme pour les musulmans, par exemple, la science, loin d’être la force qui fait progresser le monde, n’est qu’une aberration...

Nous étions revenus de la Science Chrétienne à notre point de départ, c’est-à-dire à la question du progrès, que nous avions commencé à examiner quatre jours auparavant, puis délaissée à cause de la tempête. Lorsque Alverighi entendit prononcer le mot « progrès, » il rentra brusquement dans la discussion.

— Nous ne sommes pas des musulmans, grâce à Dieu ! s’écria-t-il.

— C’est vrai, répondit Rosetti. Mais s’il nous arrivait de le devenir ?... Si, quelque jour, nous considérions de nouveau la simplicité et la résignation comme les biens suprêmes de la vie des musulmans ?

— Ce n’est pas possible !

— Pourquoi ? N’avons-nous pas vu, l’autre jour, qu’il n’existe aucun critérium pour décider, entre les besoins de l’homme, quels sont les légitimes et quels sont les vicieux, quels sont ceux qu’on doit réprimer et ceux qu’on doit satisfaire ? Dès lors, le musulman qui déteste les machines n’a pas moins raison que l’Américain qui les adore. La vie intense, pour parler comme Roosevelt, vous semble, à vous, Alverighi, et à tous les hommes endiablés comme vous, plus belle que la vie simple. Mais à un philosophe épicurien, à un berger de Virgile, à un moine du moyen âge ?...

— Pensez-vous tout de bon, interrompit Alverighi impatienté, que l’homme puisse oublier les sciences et l’art de construire ses machines merveilleuses ? Pensez-vous que la tragédie de l’empire romain puisse se répéter, je ne dis pas dans la Méditerranée, mais sur les deux rives de l’Atlantique ? Il faudrait pour cela que le monde retournât à la barbarie.

— Sans doute, si le monde pouvait jamais retourner à la barbarie, répliqua Rosetti avec un sourire. Penses-tu, Ferrero, qu’aux temps qui nous semblent, à nous, les plus désastreux de l’Empire romain, tout le monde avait alors le sentiment de la décadence de cet Empire ? Non, n’est-ce pas ? Et pourquoi ? Parce que, si ce fait qui nous parait, à nous, une grande catastrophe historique, nuisait aux uns, il ne laissait pas d’être utile à d’autres ; parce qu’à l’ancien ordre de choses succédait un ordre nouveau, qui donnait ou qui promettait à beaucoup de gens, soit le pain, soit une situation honorifique, soit le pouvoir, soit la paix, soit le salut de l’âme. Ces siècles-là, nous les appelons des siècles de fer ; mais les contemporains... Je ne sais jusqu’à quel point les artistes du Bas Empire avaient conscience d’être inférieurs à leurs confrères du Ier et du IIe siècle. A tout le moins, mon cher avocat, soyez sûr d’une chose : ils ne se désolaient pas outre mesure qu’il n’y eût plus d’artistes assez habiles pour leur faire concurrence, et ils n’étaient pas à court d’argumens pour démontrer que c’était très bien ainsi. Vous nous avez fait voir comment on s’y prend pour prouver que le monde va bien, même quand il court à sa ruine. Par un simple renversement, on démontre que les sandales sont parfaites et que c’est le pied qui est mal fait ; que tout ce qui périt, — même si ce sont les principes les plus élevés et les plus anciens d’une civilisation, — a mérité de périr, et qu’il est bon que cela périsse. Quand vous discutez sur le progrès, rappelez-vous toujours le petit doigt de Léo ! Voici un exemple. L’industrie mécanique n’a-t-elle pas détruit toutes les industries manuelles, à commencer par celle du coton dans les Indes, comme nous l’a expliqué Mme Ferrero ? Immense calamité pour ceux qui en vivaient ; merveilleux progrès pour les fondateurs des industries nouvelles. L’autre soir, vous avez dit qu’une civilisation raffinée est une imposture ; mais, pour un orfèvre ou pour un couturier de la rue de la Paix, la civilisation véritable est celle que vous définissez une imposture. Nous sommes fiers de nos transatlantiques ; mais, l’autre jour, un vieux marin avec qui je causais sur le gaillard d’arrière, me disait en haussant les épaules : « Facile travail de naviguer sur la mer ouverte dans ces carcasses de fer ! Naviguer dans la mer close, à la voile, comme nous faisions à vingt ans, à la bonne heure ! c’était cela qui faisait le vrai marin ! » Plus les instrumens sont parfaits, moins celui qui s’en sert a besoin d’intelligence. Tout déchoit donc dans le monde par le progrès et tout progresse par la déchéance, comme l’a démontré Mme Ferrero dans son livre sur les avantages de la dégénération. Du reste, vous avez vous-même admis cela implicitement, l’autre soir, quand vous avez admis qu’il n’y a pas de critérium qualitatif du progrès, mais qu’il y en a seulement un critérium quantitatif. Or nous avons vu que ce critérium quantitatif revient lui-même à un jugement sur la qualité, sur la légitimité des besoins. La conclusion de tout cela ? C’est que, quand nous affirmons le progrès ou la décadence d’une certaine chose, nous entendons signifier par là que certains changemens survenus en elle sont bons ou mauvais, c’est-à-dire avantageux ou nuisibles pour nous. Car le Bien et le Mal, eux aussi, sont un couple étrange, comme le Beau et le Bien. Ils sont ennemis, quoiqu’ils se trouvent toujours ensemble ; ils sont opposés, et pourtant ils changent continuellement de masques et prennent le rôle l’un de l’autre ; ce qui fait que, plus l’homme s’efforce de les distinguer, plus ils le confondent et l’abusent. L’homme poursuit le Bien et finit par le saisir ; mais, hélas ! il s’aperçoit aussitôt qu’il a fait erreur ; ce qu’il tient, c’est le Mal. Il fuit désespérément le Mal, jusqu’à ce que, épuisé par la course, il se livre à lui ; et voilà qu’il tombe entre les bras du Bien ! L’Autorité et la Liberté, la Guerre et la Paix, la Richesse et la Pauvreté, la Victoire et la Défaite, le Savoir et l’Ignorance, la Force et la Faiblesse, la Vie intense et la Vie simple : quel est le Bien, quel est le Mal ? Les uns affirment que tel de ces élémens est le bien, ou le progrès, ou la civilisation, — noms qui ne sont que des synonymes, — tandis que les autres voient tout cela dans l’élément contraire. Et quelle est la force qui les pousse à juger ainsi ? C’est l’Intérêt, encore l’Intérêt, toujours et partout l’Intérêt, là comme dans l’Art et dans la Science ; — l’Intérêt, terme compréhensif qui désigne à la fois des choses très diverses : l’inclination native, les besoins résultant de l’éducation, la religion, la fortune personnelle, la patrie, l’Etat, l’ordre social auquel un homme appartient. Tour à tour, selon que tel ou tel intérêt devient plus fort et s’impose, l’homme juge bien, progrès, civilisation, ou mal, décadence, barbarie, tantôt la liberté et tantôt l’autorité, tantôt la richesse et tantôt la pauvreté, tantôt le savoir et tantôt l’ignorance, tantôt la vie intense et tantôt la vie simple. Vous avez ouvert de grands yeux, avocat, quand j’ai dit que nous pourrions devenir musulmans. Mais pourquoi ? A une époque comme la nôtre, où domine la hardiesse, l’audace, l’activité laborieuse, parce que de petites oligarchies, qui goûtent cette morale et qui en profitent, sont assez puissantes pour l’imposer, succède nécessairement une époque où la simplicité, la résignation, la modération, la médiocrité des richesses sont considérées comme les biens suprêmes, parce qu’alors prédomine la multitude qui a besoin de tout cela. Toujours il en fut ainsi ; la vie oscille incessamment entre deux conceptions opposées du Bien et du Mal, parce que les jugemens que nous portons sur les qualités des choses sont essentiellement « retournables ; » et je ne vois pas pour quelle raison, désormais, ce rythme devrait être suspendu sine die, ni au profit de qui. Rappelez-vous ceci, Cavalcanti : l’homme ressemble au cheval enfermé dans la roue qui tourne : il marche, s’ébroue, sue, s’évertue, croit monter des côtes, descendre des vallées ; et cependant il est toujours au lieu où il a commencé à se mouvoir, et le chemin parcouru, les pénibles ascensions, les descentes précipitées, tout cela n’est qu’illusion.

— La vie ne serait alors qu’une immense hallucination créée par nos intérêts, c’est-à-dire par nos passions, interrompit l’amiral.

— Oui, par les intérêts, qui sont mobiles et qui se croient éternels, qui sont divers et contraires, tandis que chacun d’eux se croit unique et absolu. Telle est, du reste, la conclusion à laquelle aboutissent presque toutes les philosophies les plus récentes. Tout est intérêt, donc illusion, depuis l’idée de l’Espace et du Temps...

La stupéfaction de l’amiral fut si forte qu’il interrompit encore :

— Aussi l’Espace et le Temps ! Inventés par les intérêts !

Il ne manquait plus que cela ! Que voulez-vous dire ?

Rosetti réfléchit un instant, puis tira sa montre et dit :

— Minuit va sonner dans quelques minutes. Si vous voulez, nous continuerons demain.

Lorsqu’il fut parti, Alverighi prononça d’un ton sec et péremptoire :

— Il est fou.

L’amiral et Cavalcanti ne dirent rien. Nous nous promenâmes en silence. Moi, j’étais perplexe. J’avais toujours connu Rosetti pour un libre penseur qui inclinait plutôt vers le positivisme, comme tant de savans de la vieille génération ; aussi, tout d’abord, n’avais-je pas douté qu’il raisonnât ironiquement, comme il aimait assez à le faire. Mais ensuite, son raisonnement avait été si sérieux, si serré, presque passionné ! Et pendant six mois je ne l’avais pas revu. S’était-il, lui aussi, comme tant d’autres, converti pendant ce temps-là à la philosophie en vogue ? Mais, au lieu d’exprimer mes doutes, j’exprimai enfin l’opinion qu’il plaisantait.

— Qu’il parle sérieusement ou qu’il se moque de nous, déclara Alverighi, je n’admettrai jamais que les hommes consentent à être plus pauvres quand ils pourraient être plus riches. Vous figurez-vous aujourd’hui un saint François ressuscité ? Il finirait certainement sous la surveillance de la police ou dans une maison de fous !

— Je pense au contraire, objecta Cavalcanti, qu’il y a du bon dans ces idées-là. Mais ce qui me trouble, c’est la théorie de l’intérêt... Intéressée, la beauté ! Intéressée, la vérité ! La vérité aussi ! Sans cesse j’y repense. Je ne réussis pas à m’en convaincre, mais je n’arrive pas non plus à la réfuter.


XIV

Le lundi matin, vers onze heures, je trouvai à tribord l’amiral, Cavalcanti, Alverighi, tous les trois assis sur des fauteuils et déjà occupés à causer sur la discussion de la veille. Cette discussion avait si fort agité leurs esprits que, après une nuit de sommeil, ils en parlaient encore avec une sorte d’émoi. Alverighi disait :

— Que jamais les hommes reprennent l’habitude de voyager à pied, à cheval, en diligence, sur des bateaux à voiles, comme autrefois, et qu’ils reviennent à vivre simplement, non, non, cela n’est pas possible, cela n’est pas imaginable !

— Et pourquoi ? répliquait Cavalcanti, songeur, appuyé au dossier de son fauteuil. Pourquoi l’homme n’aurait-il pas le droit de choisir entre la richesse et la pauvreté, entre le luxe et l’austérité, entre le mouvement perpétuel et la douceur du repos, comme il a le droit de choisir entre le romantisme et le classicisme, entre le spiritualisme et le matérialisme ?...

— Mais savez-vous ce qui arriverait, repartit Alverighi, le jour où les hommes ne voudraient plus se déplacer, travailler et jouir sans répit, comme ils font à cette heure ? Le savez-vous ? Les usines se fermeraient, les villes se videraient, les terres elles-mêmes baisseraient de prix...

— Et si les hommes se persuadaient un jour que, de cette façon, ils seraient plus heureux ?

— Après la faillite universelle ?

Cavalcanti ne répondit pas. Ce fut l’amiral qui prit la parole.

— Sans supposer de pareilles catastrophes, dit-il, je considère comme évident qu’aujourd’hui les hommes dépensent et gaspillent trop. Quel besoin ont-ils, par exemple, de courir comme des fous autour de leur planète ? Celui qui court pour courir, je ne l’estime pas plus sage que celui qui s’immobilise pour s’immobiliser. Mais ce que je ne comprends pas, c’est ce que M. Rosetti pense de la science. Eh quoi ? Nous n’aurions pas le droit d’affirmer la loi sublime du progrès ? Nous qui, tranquilles et sûrs aujourd’hui de notre pouvoir, commandons à la nature en lui obéissant, tandis que, il y a trois ou quatre mille ans, nous vivions tremblans de peur et asservis aux génies et aux dieux dont notre imagination avait peuplé l’univers ? Ce changement-là est-il aussi une illusion ? Le ciel n’est-il donc plus qu’un immense théâtre de marionnettes où les hommes, comme de grands enfans, s’amusent à faire danser les planètes selon leur caprice ? Et que signifie encore cette histoire relative au Temps et à l’Espace ?

— Le Temps et l’Espace sont les bords du voile de Maya, répondit Cavalcanti, non sans quelque solennité.

Mais le premier coup de la cloche du déjeuner nous interrompit. A table, nous retrouvâmes Rosetti. L’amiral lui demanda tout de suite d’expliquer quel intérêt pouvait bien pousser les hommes à inventer l’espace et le temps.

— Vous avez certainement étudié la géométrie à l’École navale, répondit Rosetti : mais vous l’avez étudiée pour apprendre à accomplir un certain nombre d’opérations relatives à votre profession, n’est-il pas vrai ? Vous ne l’avez donc pas étudiée avec désintéressement. Du reste, c’est ce qui arrive à presque tout le monde. Cela m’est arrivé à moi-même, tant que j’ai enseigné les mathématiques à Buenos-Aires et que j’ai exercé là-bas la profession d’ingénieur. Mais, à quarante-cinq ans, lorsque je suis rentré en Europe, je me suis mis à étudier, non plus pour tâcher de me procurer des richesses, des honneurs, de la réputation ou de la puissance, mais seulement pour passer le temps, c’est-à-dire d’une façon entièrement désintéressée. Or savez-vous ce qui m’arriva ? Un beau jour, je découvris qu’outre la géométrie d’Euclide il y avait plusieurs autres géométries, inventées en Allemagne, naturellement ; que l’une de ces géométries se permettait de tirer d’un point, non pas une, mais plusieurs parallèles à une droite donnée ; qu’une autre se permettait de tirer entre deux points, non pas une seule ligne droite, mais une infinité de lignes droites. « Laquelle est la vraie ? » me demandai-je, effrayé à l’idée d’avoir enseigné aux Argentins une géométrie fausse. Dieu sait si je me suis mis l’esprit à la torture ! Mais enfin je rencontrai l’homme qui me dessilla les yeux, — et ce fut encore Poincaré, — en me prouvant qu’une géométrie n’est qu’un temple de la nécessité logique, édifié avec un art admirable, mais destiné à rester éternellement vide. Pour parler d’une façon plus familière, les axiomes de la géométrie ne sont ni vrais ni faux, puisqu’ils ne sont que des conventions arbitraires et que chaque géométrie peut les poser à son gré, sans autre obligation que d’en déduire les conséquences avec une impeccable logique. En résumé, il n’y a ni géométries vraies, ni géométries fausses ; il n’y a que des géométries plus ou moins commodes par rapport au but qu’on se propose. La géométrie d’Euclide sert à mesurer la terre et à construire les machines ; et j’avais donc raison de l’enseigner, à Buenos-Aires, dans une école d’ingénieurs. Les autres géométries servent à devenir professeur d’université, membre des plus fameuses académies de l’Europe, et même sénateur du royaume d’Italie ; n’ayant aucune ambition de cette sorte, je n’étais pas tenu de les professer. Je pouvais vivre au-dessus de toutes les géométries, c’est-à-dire au-dessus de l’Espace, ce qui est, ce me semble, un privilège des Dieux...

— Mais alors, répondit l’amiral sur un ton légèrement ironique, la géométrie fait la paire avec la philosophie de la guerre. Quand une guerre est finie, chacun s’empresse d’expliquer aux vaincus pourquoi ils ont été vaincus. Le prêtre leur dit qu’ils ont été vaincus parce qu’ils étaient incrédules ; le maître d’école, parce qu’ils étaient ignorans ; le constructeur, parce que les engins de guerre n’étaient pas assez parfaits ; le savant, le poète, l’artiste, parce que l’État n’honorait et n’encourageait pas assez les sciences, les lettres et les arts. Chacun attire l’eau à son moulin.

— Oui, c’est à peu près cela, répondit Rosetti. Du moins, tant que nous ne sommes pas encore arrivés à considérer avec désintéressement l’espace et le temps : car le temps, lui aussi, est une invention des intérêts. L’homme s’est fait l’illusion de parvenir à le mesurer lorsqu’il l’aurait traduit en mouvement, et il a inventé le pendule. Mais comment le mesure-t-il ? Il a supposé que le pendule met toujours le même temps pour accomplir la même oscillation ou le même nombre d’oscillations égales. Or, si nous supposons cela, c’est parce que cela nous est commode ; mais nous l’admettons sans aucune preuve : car, pour vérifier cette supposition, il faudrait pouvoir contrôler la durée des oscillations du pendule au moyen d’une autre mesure, et cette autre mesure nous manque. « Il y a, dira-t-on, la rotation de la terre. » Sans doute : nous considérons comme égaux deux intervalles de temps pendant lesquels la terre a tourné autour de son axe d’un angle égal, angle que l’astronomie nous permet de mesurer ; mais, pour cela, il faut supposer de nouveau que le mouvement rotatoire de la terre est toujours égal, supposition gratuite, que nous ne pouvons vérifier qu’en contrôlant le mouvement de la terre au moyen de nos horloges. En un mot, nous prétendons contrôler nos horloges par le mouvement de la terre, puis le mouvement de la terre par celui de nos horloges ; ce qui est un cercle vicieux enfantin. Non : des horloges qui vont bien et des horloges qui vont mal, il n’y en a que pour les horlogers qui se vantent de savoir les régler. Mais, quand on se désintéresse du temps et de sa conception vulgaire, on devient un demi-dieu, un être éternellement jeune, puisqu’on sait qu’on ne vieillit pas, que la vieillesse, comme le temps, est une illusion...

Rosetti énonça cette conclusion en souriant.

— Hélas ! répondit l’amiral en souriant aussi, je suis trop vieux pour réussir à me convaincre d’une vérité si belle.

— Non, repartit Rosetti. Dites que vous êtes trop intéressé...

— Quel intérêt voulez-vous que j’aie à croire la géométrie vraie plutôt que fausse ? Je n’y gagne rien. Je ne suis pas professeur de mathématiques...

— Parmi les intérêts, répliqua Rosetti, il faut sans doute compter aussi l’attachement que nous avons pour les opinions enracinées dans notre âme par la première éducation. Et vous êtes comtiste !

L’amiral ne répondit rien, et Cavalcanti répéta à demi-voix :

— Le Temps et l’Espace sont les bords du voile de Maya...

— Ce matin, dis-je, vous avez sûrement lu le livre de Vivekananda ?

Il sourit, puis avoua que, le soir précédent, l’esprit encore plein des discours de l’ingénieur, il s’était retiré dans sa cabine et qu’avant de s’endormir, il avait feuilleté le livre de Mrs Eddy. Il l’avait trouvé assommant ; mais ensuite il avait ouvert le livre du philosophe indien, que lui avait prêté aussi Mme Yriondo ; et, sur celui-là, de page en page, il avait veillé jusqu’à l’aube, tandis qu’il lui semblait entendre une voix invisible continuer sur sa tête, dans la nuit profonde, les discours de M. Rosetti, et le conduire jusqu’aux portés de la suprême et simple vérité, là où tant d’esprits arrivent par hasard après mille erreurs. Et il nous résuma, non sans s’échauffer peu à peu, la doctrine du védantisme. — Le monde n’est pas tel que nous le voyons, et nous ne le voyons pas tel qu’il est ; chacun le voit comme il lui plait de le voir ; le « moi » de chacun est la mesure de l’Univers ; par conséquent, nous avons tous raison et nous avons tous tort. Toute chose est grande et petite, bonne et mauvaise, belle et laide ; toute vérité est fausse, et toute erreur est vraie ; la vie et la vertu, le péché et l’innocence, l’honneur et l’infamie, la lumière et les ténèbres, la richesse et la pauvreté, la vie et la mort se confondent dans l’unité du Tout ; et l’immense variété du monde n’est qu’un mirage peint de vives couleurs par nos passions, mirage que l’homme convainc enfin de mensonge après mille fatigues et mille dangers, lorsqu’il arrive à comprendre que, semblable à l’infinie variété des flots qui retombent toujours dans la formidable unité de l’Océan, l’apparente variété du monde se résorbe dans l’éternelle immutabilité de l’Univers, constamment égal à lui-même dans toutes ses parties et tous ses membres, et par conséquent immortel, et par conséquent serein, et par conséquent exempt de douleur, de passion, de destruction ; lac d’éternelle félicité, mer de tranquillité inaltérable, unité pure, sans forme et sans changement, c’est-à-dire très parfaite...

Tout cela fut dit dans un beau langage et avec une singulière ferveur. Mais Alverighi ricana :

— Morale : un sou et un million ont la même valeur ! La différence n’est qu’une illusion de notre esprit.

— Selon Vivekananda, répondit Cavalcanti, ils ont en effet la même valeur pour le sage qui possède la sagesse suprême.

— Quant à moi, riposta l’autre, je préfère posséder une lieue carrée de bonnes terres dans la Pampa.

— Et pourtant, dit tout à coup Rosetti d’un ton badin, je croyais, monsieur Alverighi, que vous étiez védantiste.

— Moi ? fit l’avocat.

— Oui, vous. N’est-ce pas vous qui nous avez démontré que chacun a le droit de juger beau ce qui lui plait, laid ce qui lui déplaît ? Par conséquent vous êtes védantiste.

Mais ici, la machine, sifflant midi, interrompit l’entretien. Nous nous levâmes de table et nous nous dispersâmes. J’allai lire sur la carte que nous avions atteint 23°36’ de latitude, 17°30’ de longitude. Ensuite je causai avec Rosetti, lui racontai les commentaires que nous avions faits, la veille au soir, sur son discours, sans lui cacher qu’Alverighi l’avait déclaré fou ; et enfin, moitié sérieusement, moitié par badinage, je lui demandai s’il s’était, lui aussi, converti à la philosophie à la mode.

— Au pragmatisme, sûrement, me répondit-il d’un ton où il y avait aussi du sérieux et du badin. N’est-ce pas la philosophie américaine ? Or j’ai fait fortune en Amérique, moi. Je suis donc tenu de professer une philosophie américaine.

Il n’y eut pas moyen de lui faire quitter ce ton équivoque et de tirer au clair sa pensée. Je me retirai pour la sieste, pensant à Cavalcanti et à Vivekananda, mais nullement étonné que ce diplomate, né dans l’Inde nouvelle, au Brésil équatorial, se fût enflammé d’une soudaine ferveur mystique devant l’éternelle Immutabilité du Tout contemplé par un sage sous les tropiques de l’Inde ancienne. Cavalcanti était un mystique inconscient, nourri d’idées occidentales qui ne concordaient point avec sa nature ; mais je ne pus m’empêcher de me dire aussi que, désormais, le monde est terriblement confus et embrouillé, avec tant d’idées et tant de peuples qui vagabondent sans trêve à la surface de la terre.

Dans l’après-midi, je me promenai un peu sur le pont, avec Mme Feldmann, qui était calme et qui, d’elle-même, ramena la conversation sur son mari. Elle me dit que l’amiral lui avait rapporté mon incrédulité relativement au bruit qui courait de ce divorce. Je l’assurai qu’en effet telle était ma pensée, « du moins (me vint-il à l’esprit d’ajouter) s’il n’y a pas dans l’affaire une autre femme. »

— Oh ! quant à cela, je suis bien tranquille ! me répondit-elle avec un sourire malicieux qui me parut étrange.

Un peu plus tard, je rencontrai Cavalcanti qui me raconta qu’il avait découvert la source de tous les cancans relatifs à Mme Feldmann et à ses richesses fabuleuses ! C’était Lisetta, la femme de chambre, qui les mettait en circulation. Il l’avait surprise racontant à la belle Génoise et à la femme du docteur de São Paulo que sa maîtresse avait une baignoire d’or massif où, chaque jour, elle plongeait son beau corps dans une eau additionnée de parfums très précieux, qui, pour chaque bain, coûtaient cinq cents francs, et que, toutes les fois qu’elle voyageait, elle avait coutume, au terme du voyage, de donner une grande fête et de faire un riche cadeau à tous les passagers.

Mais la discussion, interrompue le matin, se ralluma vers la fin du diner. Après que nous eûmes causé de notre prochaine arrivée aux Canaries, — nous devions y arriver le lendemain matin, — Alverighi, au café, demanda en plaisantant à Rosetti de lui expliquer comment il pouvait être védantiste sans le savoir. Rosetti ne se fit pas prier.

— N’est-ce pas vous qui nous avez prouvé que le Beau et le Laid dépendent de nous, de notre tempérament, de notre humeur, de notre caprice ou de notre intérêt ? Mais pourquoi limiter cette profonde vérité à l’art ? En conséquence, nous avons appliqué votre raisonnement à tous les critériums que l’on emploie pour juger les qualités des choses ; et non pas seulement si elles sont belles ou laides, mais encore si elles sont vraies ou fausses ; bonnes ou mauvaises ; donc aussi pour juger le progrès et la décadence, la civilisation et la barbarie ; et nous avons trouvé que tous ces critériums dépendent encore de nos désirs et de nos intérêts. Pas un seul d’entre eux n’est éternel, universel, impératif. Mais, s’il en est ainsi, toutes les différences que nous apercevons dans les choses et pour lesquelles nous disons que les unes sont belles et les autres laides, les unes bonnes et les autres mauvaises, les unes vraies et les autres fausses, etc., ne sont qu’apparentes, puisqu’elles dépendent d’états variables et passagers de notre conscience ; et, si ces différences ne sont qu’apparentes, le monde, en dépit des changemens que nous croyons y apercevoir, demeure toujours identique à lui-même. Pourquoi donc nous efforcerions-nous de le déranger de sa sublime immutabilité, d’altérer son inaltérable identité ? Et notre civilisation qui, par sa furieuse activité, croit imposer à l’univers, des formes toujours nouvelles, est-elle autre chose qu’une immense illusion : la même illusion que celle du cheval qui, faisant tourner avec ses pieds la roue du moulin, croit parcourir la terre et demeure toujours à la même place ? Or, pour le meunier qui lui fait moudre son grain, il est certes fort important que le cheval marche sans changer de place. Avez-vous lu le livre si ingénieux de Georges Sorel sur les illusions du progrès ? Mais lui, le pauvre cheval, s’il pouvait se soustraire à la tyrannie du meunier, n’aurait-il pas raison ; de sortir de la roue et de se coucher tranquillement sur l’herbe ? C’est ainsi que l’homme moderne piétine dans la roue du progrès où l’ont enfermé la cupidité, la folie du luxe, l’orgueil de la raison, enhardi par quelques petits succès, une oligarchie puissante et cupide ; mais je ne comprends pas pourquoi l’homme devrait rester éternellement dans cette roue. N’avez-vous pas dit que le temps de la liberté est venu ? N’avez-vous pas éloquemment dénoncé les oligarchies intellectuelles de la vieille Europe, qui voudraient asservir les hommes à leur ambition et à leurs convoitises en leur faisant croire qu’elles connaissent le vrai modèle de la beauté parfaite ? N’avez-vous pas magnifié la révolte de l’homme moderne, qui affirme son droit de juger la beauté selon son critérium et son modèle personnel, obéissant uniquement à la voix intérieure, et libre de toutes contraintes, de toutes sujétions ? Mais à quoi nous servirait d’avoir secoué le joug de ces anciennes oligarchies intellectuelles, si ensuite nous retombons sous la tyrannie d’une oligarchie de banquiers, de fabricans de machines, de savans et d’inventeurs insatiables, qui visent à conquérir l’empire du monde en faisant croire qu’ils connaissent le vrai Progrès, c’est-à-dire qu’ils possèdent la pierre philosophale : — l’introuvable définition du Bien absolu ? — Liberté, liberté !... L’homme ne doit pas conquérir le seul droit de jouir librement de la beauté ; il a aussi le droit non moins divin de choisir la juste et sage manière de vivre, sans sujétions d’intérêts ni d’oligarchies tyranniques, à l’air libre, hors de la route du progrès. Et, le jour où l’homme sera sorti de la route du progrès, il comprendra combien est vaine et mortelle l’illusion de courir pour courir, comme il fait à présent, de s’agiter pour s’agiter, de convoiter la richesse pour elle-même ; il comprendra que la vie n’est qu’un rêve ; il s’efforcera de se désintéresser du plus grand nombre de choses qu’il pourra, dans la plus large mesure possible, et non pas seulement de l’art, comme vous le disiez, mais aussi de la science, de la richesse, de tout : car, quand on s’est délivré d’une illusion, ce n’est pas pour aller s’empêtrer dans une autre ; il se réfugiera dans le Nirvana, dans l’Ataraxie, dans l’Extase. C’est en une grande Extase, madame Ferrero, que la civilisation des machines s’évanouira du monde. Si les paroles étaient prononcées avec un léger accent d’ironie, le raisonnement était déduit avec rigueur. Pendant quelques secondes, Alverighi lui-même demeura interdit ; puis il répondit :

— Mais songez donc à la révolution que cela ferait ! Bien autre chose que la Révolution française !

— Assurément. Ce serait même la seule révolution véritable. J’ai envie de rire quand j’entends les socialistes dire qu’ils veulent renverser la puissance du capital avec les doctrines de Karl Marx. Eux qui proclament comme le premier devoir du peuple d’accroître ses gains et de multiplier ses besoins ! L’empire du capital ne tombera en ruine que le jour où la multitude prendra en horreur ce luxe, cette prodigalité, ces plaisirs et ces vices que les hautes classes lui inoculent pour les lui reprocher ensuite, après les avoir exploités afin de s’enrichir.

— Mais cela n’est pas possible ! répéta plus vivement encore Alverighi. Comment pouvez-vous supposer qu’un homme préfère rester pauvre quand il peut être riche ? gagner la moitié quand il peut gagner le double ?

— Et pourquoi pas ? répondit Rosetti. La pauvreté a été jugée bonne, à certaines époques ; le christianisme l’a même sanctifiée.

— Le renard et les raisins ! En ce temps-là, il était trop difficile de s’enrichir. Mais depuis l’Amérique et les machines...

— Aujourd’hui encore, fit observer Rosetti, quand on veut gagner beaucoup, il faut se donner beaucoup de peine. Or, cet effort incessant n’est ni facile ni agréable pour tout le monde, et nombreux sont ceux qui, s’ils le pouvaient, préféreraient travailler moins, même à la condition d’être moins riches.

— S’ils le pouvaient ! s’écria Alverighi, saisissant le mot au vol. Mais ils ne le peuvent pas.

— Parce qu’aujourd’hui ce sont les autres qui commandent.

— Comme il est juste !

— Comme il est juste ? Et la liberté, alors ? Car elle proteste contre les oligarchies intellectuelles de l’Europe, encore que...

— Mais, interrompit Alverighi, l’oligarchie qui impose l’idée du progrès à la multitude rend service à cette multitude même, puisqu’elle l’enrichit bon gré mal gré. Les ouvriers voulaient détruire les machines, et les machines ont fait de l’ouvrier le roi du monde moderne.

— Elles lui rendraient service, répondit Rosetti, si le fait de s’enrichir était un bien en soi. Mais, si cela peut être un bien, cela peut aussi être un mal, selon le point de vue...

— Ne vous semble-t-il donc pas raisonnable, juste, naturel, que les audacieux et les forts commandent aux faibles et aux timides ?

— Oui, si l’on veut acquérir en peu de temps beaucoup de richesses ; non, si l’on préfère contempler l’éternelle immobilité de l’univers...

— Mais si l’homme avait passé son temps à contempler l’éternelle immobilité de l’univers, le monde serait encore ce qu’il était il y a mille ans.

— Le progrès n’est qu’une illusion, une illusion « retournable, » dit en souriant Cavalcanti.

— Mais la force, le savoir, la puissance, la richesse...

— Des illusions, des illusions ! répéta Cavalcanti.

— J’ai compris, répliqua ironiquement Alverighi. Les immeubles, les terres, les chemins de fer, l’or même, ne sont que des illusions. Le voile de Maya !...

— Oui, certes, pour ceux qui n’en ont pas besoin ! affirma Rosetti.

— Vous l’avez reconnu vous-même, ajouta Cavalcanti. Si un mouvement mystique se propageait dans la masse, presque toutes nos richesses s’évanouiraient comme de la fumée.

Alverighi resta quelques instans sans répondre, l’air irrité, les yeux ardens ; puis il croisa les bras, se pencha sur la table desservie, et, regardant tour à tour Cavalcanti et Rosetti :

— Voulez-vous savoir ce qu’il me reste à vous dire en manière de conclusion ? fit-il. Car il me semble que nous avons assez bavardé. Il me reste à vous dire que tous les philosophes du monde, vous y compris, peuvent bien, tant qu’il leur plaira, se mettre le cerveau à la torture pour démontrer que la richesse est un rêve, une illusion, un délire ; les hommes n’en continueront pas moins avenir d’Europe, où la richesse est rare, en Amérique, où elle abonde ; et, soit en Europe, soit en Amérique, ils continueront à se mettre en quatre, du matin au soir, pour courir après, pour l’atteindre, pour la saisir ; et, quand ils la posséderont, ils seront heureux ; et, quand ils ne la posséderont pas, ils se désespéreront ; et demain comme aujourd’hui, comme hier, ils tourneront le dos à tous les prédicateurs de simplicité. Quel la richesse soit une illusion, c’est possible ; mais l’homme moderne est ainsi fait qu’il se moque de l’art, de la justice, de la morale, du nirvana, de l’ataraxie et de tout le reste. Ce qu’il veut, c’est l’argent, c’est la richesse. Il les veut : voilà le fait !

Cela dit, il donna un coup de poing sur la table et se leva.

Rosetti fit un geste, comme pour le retenir. Mais l’autre :

— Je n’écoute plus rien, déclara-t-il brusquement. Pour mon compte, j’ai fini. Demain, nous serons aux Canaries, et il faut que je travaille à mon rapport pour les banquiers parisiens.

Quand il fut sorti, nous nous retirâmes à notre tour, en commentant cette conclusion imprévue de notre longue controverse.

— Il s’est piqué tout de bon, cette fois, dit Cavalcanti.

— Je ne m’étonne pas, ajoutai-je, que la discussion se soit terminée de cette manière.

Et je répétai ce que j’avais ruminé en moi-même, les jours précédens, sur l’impuissance dialectique de notre époque. Rosetti seul écouta, sans mot dire. Puis nous nous séparâmes, et plusieurs d’entre nous allèrent écrire des lettres, pour les expédier de Las Palmas, le lendemain. Je pus surprendre encore, dans l’antichambre de la salle à manger, la belle Génoise, la femme du docteur de São Paulo, le joaillier et les deux marchands d’Asti fort occupés à parler d’elle. Ils étaient positivement enivrés par les récits de Lisetta, et ils épanchaient le trop-plein de leur émotion.

— Et comme elle est gentille ! disait la belle Génoise. Si affable, si simple, si exempte d’orgueil ! L’autre jour, elle nous a rencontrées, ma fillette et moi ; et elle a fait des caresses à l’enfant, a même essayé de lui parler en italien ! Elle parle l’italien avec un peu de difficulté ; moi, j’ai essayé de lui répondre en français, mais je ne sais guère le français. Je crains que nous ne nous soyons guère comprises, ni l’une ni l’autre. Mais c’était si gentil à elle !

Il me sembla que la femme du docteur était un peu vexée de ne pouvoir dire qu’elle avait causé aussi avec l’auguste dame : car elle fit cette remarque un tantinet malicieuse :

— Oui. Elle arrête tous les enfans qu’elle rencontre, même ceux de la troisième classe. Elle leur distribue tous les jours des bonbons...

— Qui sait le pourboire qu’elle va donner aux domestiques ? ajouta la Génoise. Nous allons faire une belle figure, nous !

— Mille francs pour le moins, prononça le joaillier.

— Pas davantage ? demanda la belle Génoise, comme si elle était déçue.

— Et que voulez-vous qu’elle donne ? répliqua le joaillier, un peu vexé de n’avoir pas été assez généreux avec l’argent de Mme Feldmann. Un million ?

— Je voudrais bien savoir ce que j’aurai pour cadeau, à la fête des adieux, ajouta la Génoise.

Je les quittai en songeant que la vie est vraiment un perpétuel passage de l’Equateur. Mais, au moment où j’allais rentrer dans ma cabine, je rencontrai Rosetti qui se retirait ; et je lui dis en plaisantant :

— Vous aussi, ingénieur, vous vous êtes donc converti au védantisme ?

Il me regarda, sourit et répondit :

— Rappelle-toi, Ferrero, que l’ironie est un don de Dieu.

— Oui, repris-je. Mais avec cette arme divine vous m’avez tout détruit. Je commence à me demander si le monde existe encore !

— Moi, j’ai détruit le monde ? Tu crois ? Non, l’ironie ne détruit jamais, tant qu’on ne l’emploie que contre les contradictions de la pensée. Elle ne devient une arme empoisonnée, diabolique, et elle ne prend le nom de cynisme que lorsqu’on l’emploie contre les contradictions de l’action. Ne l’oublie jamais : l’homme est tenu d’être cohérent dans ses pensées ; mais il ne lui est presque jamais possible d’être cohérent dans ses actes. Et ne t’en sers jamais, toi qui es un homme de pensée et qui, par conséquent, jouis de la partie commode de la vie, contre ceux qui ont en partage les ronces et les épines : je veux dire l’action !


GUGLIELMO FERRERO.