Entretiens philosophiques et politiques/Entretien sur l’inconvénient de nos systèmes de perfectibilité

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ENTRETIENS
PHILOSOPHIQUES
ET
POLITIQUES.



PREMIER ENTRETIEN.


Sur l’inconvénient de nos Systêmes de Perfectibilité.




A. Vous ne pensez donc pas absolument comme Jean-Jacques, que tout homme qui réfléchit est un être dépravé ?

B. Il fallait être aussi fou que Jean-Jacques pour le penser, avoir autant de génie et d’éloquence que lui pour oser le dire.

A. Cependant vous ne craignez pas, à son exemple, d’attribuer au progrès des sciences et des arts une grande partie des malheurs dont gémit notre siècle.

B. Non pas au progrès même des sciences et des arts, dont le charme embellit l’existence la plus heureuse et nous fait supporter celle qui l’est le moins.

A. Mais aux brillans abus de notre philosophie moderne, à l’heureuse audace de ses principes, au faste éblouissant de ses théories nouvelles ?

B. Vous auriez un grand plaisir à me prouver que le raisonnement le plus simple n’est qu’une vaine déclamation.

A. Et ce raisonnement si simple !…

B. Est que le même principe d’activité qui développe les facultés les plus intéressantes et les plus utiles, ne manque jamais de développer aussi les plus frivoles et les plus nuisibles. Ainsi, sans vouloir faire le procès aux sciences et aux arts, il est impossible de ne pas reconnaître que les siècles les plus éclairés doivent être aussi les plus corrompus. Ne l’ont-ils pas toujours été ?

A. Pour devenir meilleur, il faut donc retourner à l’état de barbarie ?

B. Ce passage est plus facile et plus rapide qu’on ne pense, lorsque les lumières et la corruption des mœurs ont atteint leur dernier période. Mais il ne s’agit pas encore de ce qui reste à faire ; voyons plutôt ce qui est, ce qui doit arriver nécessairement, suivant le cours irrésistible de la nature et des destinées.

A. Suivant ce cours irrésistible, peut-il exister un bien, une perfection qui ne doive être le principe d’un plus grand bien, d’une plus grande perfection ?

B. Oui, mais par la même raison, il n’est point de mal, point de vice qui ne doive être aussi, ce me semble, le principe d’un plus grand mal, d’un plus grand vice. Souvenons-nous que ce n’est qu’en multipliant nos besoins, nos intérêts, nos passions, en les excitant, en les irritant avec plus ou moins d’art et de violence, qu’on nous a fait sortir tous de notre paresse naturelle.

A. À votre avis il n’y aurait donc aucun développement important de nos forces physiques ou morales qui ne fût plus ou moins funeste ?

B. Plus ou moins dangereux. Oui.

A. Les tenir dans un état d’inertie serait donc le parti le plus sage ?

B. S’il était possible, ce serait au moins le plus sûr.

A. Ainsi, vous convenez pourtant vous-même que ce parti si sage est tout-à-fait impraticable ?

B. J’en ai peur. Le sort du genre humain est comme celui des individus, de végéter, de croître, de se perfectionner, de se corrompre et de périr ; de commencer et de finir, de finir et de recommencer.

A. Si c’est là l’inévitable destinée des hommes et de l’humanité, quel autre parti que celui de s’y soumettre ?

B. Se soumettre à la destinée est le seul art que l’on acquière sans avoir besoin de l’apprendre. Le vouloir avec résignation est tout ce que le philosophe peut se flatter de savoir un peu mieux que l’ignorant ou le sauvage.

A. Vous ne croyez guère, ce me semble, à la perfectibilité de l’espèce humaine ?

B. J’y crois beaucoup, comme à celle des individus, depuis la première enfance jusqu’à la maturité. Mais après cette époque jusqu’à la mort, j’apperçois malheureusement un progrès trop sensible qui ne ressemble point du tout à celui de la perfection.

A. Ce que vous dites peut bien être vrai pour les individus. Mais les nations, les siècles, le genre humain !

B. Les nations, les siècles, le genre humain ne sont composés que d’individus, et dans leur existence collective, le cours de leurs destinées me paraît avoir eu toujours le rapport le plus frappant avec celui des destinées de chaque individu.

A. Jusqu’ici, peut-être. Mais tout cela doit changer quand on aura réalisé les grandes vues de M. de Condorcet ; quand le principe sublime de l’égalité aura nivelé les peuples comme les citoyens de la même république ; quand il les aura tous élevés à la même énergie, à la même hauteur ; quand toutes les nations de la terre n’en formeront plus qu’une…

B. Oui, quand nous serons arrivés au règne de mille ans.

A. Vous osez mettre en parallèle les conceptions de nos sages avec des rêves de théologie !..

B. Hélas ! Je voudrais bien que les prêtres et les philosophes n’eussent jamais eu d’autre rapport ensemble que celui de rêver.

A. Je vous entends. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Pourquoi vous refuser à l’idée sublime de cet état de perfection vers lequel tout dans la nature doit tendre évidemment ?

B. Je crois à cette belle idée en métaphysique, en théologie ; mais je n’y puis croire de la même manière en morale, en politique ; sous ces deux derniers rapports, je pense même qu’elle peut nous engager dans de fausses mesures, et nous livrer à des erreurs fort dangereuses.

A. Voilà des subtilités dont je serais curieux d’entendre l’explication.

B. En morale, en politique, on ne dépasse jamais sans péril les limites de notre horizon réel, celles du monde visible ou d’une expérience dûment acquise.

A. Eh ! bien ?

B. Eh ! bien, en vous renfermant dans cet horizon, vous y verrez, comme moi, de grands obstacles aux progrès d’un perfectionnement illimité. C’est d’abord le cercle resserré de la vie effective des individus et des nations qui, soit qu’on les voie périr d’une mort violente ou d’une mort naturelle, ne poussent jamais leur carrière assez loin pour s’élever au-dessus d’un certain degré de supériorité, passé lequel on les voit toujours tomber ou déchoir.

A. Avant d’aller plus loin, pourquoi ne découvrirait-on pas avec la perspicacité dont notre siècle a déjà donné tant de preuves, l’heureux moyen de prolonger cette vie effective des individus et des nations ?

B. Les anciens pourraient bien en avoir découvert quelque chose, sans qu’ils s’en soient vantés peut-être ; du moins créèrent-ils un grand nombre d’institutions qui paraissent n’avoir eu d’autre objet que de donner à notre existence sociale toute la durée, toute la stabilité dont elle est susceptible.

A. Et pourquoi ne ferions-nous pas revivre de pareilles institutions ?

B. Elles ne sont guère dans l’es- prit de vos législateurs modernes, dont les théories ne tendent au contraire qu’à la plus excessive mobilité.

A. Mais c’est justement cette excessive mobilité qui doit animer la vie du corps politique.

B. Et l’abréger, en l’usant plus vîte. Il semble que tous nos politiques du jour aient adopté la maxime de ce pauvre prince de Lambale : faisons la vie courte et bonne.

A. Comment faisaient donc vos anciens ?

B. Ils croyaient devoir chercher le repos dans l’activité, l’intérêt dans le calme. En donnant aux ressorts de la machine politique toute l’action dont elle pouvait avoir besoin, ils songeaient également aux moyens de la modérer, de l’enrayer à propos. Grâce à cet utile artifice, la nation chinoise, quoique subjuguée plus d’une fois, ne subsiste-t-elle pas encore à-peu-près aujourd’hui comme il y a au moins deux mille ans ?

A. Mais votre nation chinoise est comme une momie politique. Ses législateurs l’ont enduite de vieux préjugés, de pratiques minutieuses, comme Maupertuis conseillait dans ses rêveries d’enduire les hommes de poix-résine pour les empêcher de transpirer et de dépérir.

B. À la bonne heure ; la comparaison est assez plaisante, peut-être même assez juste. Cependant je ne sais si la recette de Maupertuis fut jamais éprouvée avec succès ; tandis qu’une longue expérience a justifié très-passablement l’efficacité des méthodes chinoises.

A. Vous trouveriez-vous fort heureux de vivre sous leur influence ?

B. Je crois que non. Mais je ne puis m’empêcher d’en admirer au moins le pouvoir et la durée.

A. Et vous en concluez ?

B. Une seule vérité de fait : c’est qu’on ne peut faire vivre les nations comme les individus au-delà du terme ordinaire prescrit par la nature, qu’en les empêchant de vivre, c’est-à-dire, d’user trop vîte le principe de vie qui leur est accordé.

A. Mais en tâchant d’entretenir sans cesse ce principe de vie, comme le feu sacré des vestales ?

B. On fait à merveille.

A. En le ranimant au flambeau du génie ?..

B. Encore mieux.

A. En l’exaltant par tous les genres d’enthousiasme ?

B. Ah ! l’on risque de l’user et de l’éteindre.

A. Vous croyez toujours qu’il est impossible de perfectionner la nature, d’aller au-delà des limites étroites que n’osa franchir la sagesse timide de nos pères.

B. Je crois qu’il faut travailler sans relâche à perfectionner la nature ; mais qu’il ne faut jamais se flatter follement de pouvoir la vaincre, au risque de la détruire. Je ne décide pas que nous ne puissions aller plus loin que nos pères, que nos neveux ne puissent aller encore plus loin que nous ; mais toujours sur la même route, c’est-à-dire, sur celle où l’on apperçoit la possibilité, la probabilité d’un progrès réel.

A. Et cette route ?

B. Est tout simplement celle de l’observation et de l’expérience. Et l’une des premières vérités que nous rencontrons sur cette route, c’est que le plus ou moins d’étendue, le plus ou moins d’énergie de nos idées ne saurait nous soustraire long-temps à l’empire de nos besoins physiques, l’inévitable loi des destinées ; qu’ainsi nos plus merveilleuses découvertes, nos plus étonnantes théories ne sont que de brillantes illusions, tant qu’elles n’ont pas été sanctionnées par cet deux grandes puissances.

A. Et qui voudrait soutenir le contraire ?

B. Quiconque s’obstinerait à ne pas voir, par exemple, que le peu d’espace que nous avons à parcourir dans ce monde visible, et la dépendance continuelle où nous y sommes nécessairement de l’imperfection de nos sens, de leurs besoins, des peines et des travaux que ces besoins nous imposent, sont de grands obstacles aux progrès d’un perfectionnement illimité.

A. Mais encore faut-il toujours aller contre ces obstacles.

B. Contre ceux que l’on peut espérer raisonnablement de surmonter. S’attaquer aux autres n’est que folie, et de toutes les folies souvent la plus pernicieuse.

A. Puisque la nature et la nécessité sont toujours là pour contrarier, à votre avis, les grandes vues de nos philosophes, que risque-t-on du moins à les suivre autant que nos forces nous le permettent ?

B. Beaucoup. S’il existait dans le monde moral et dans l’ordre politique autant et plus de mauvais germes que de bons, autant et plus d’idées extravagantes et fausses que d’idées justes et raisonnables, autant et plus de passions viles et nuisibles que de passions utiles et généreuses, le principe qui développerait à-la-fois toutes ces forces, qui loin d’en réprimer, d’en modérer l’activité la porterait au dernier excès, serait-il un principe bienfaisant ?

A. Mais pourquoi prétendre aussi que ce principe développerait indistinctement toutes ces forces à-la-fois ?

B. Parce que je ne vois pas qu’il agisse ni même qu’il puisse agir autrement. Ce feu de Promethée ne se porte guère sur un point sans embrâser bientôt tout le reste ; il brûle même la paille avant d’échauffer le fer. Et votre système d’égalité paraît encore de tous le moins propre à en circonscrire l’action, à la diriger avec prudence, avec économie.

A. Vous supposez toujours plus de mal que de bien. L’homme est-il donc un être méchant ?

B. Non, mais qui le devient fort aisément. Remarquez encore, je vous prie, qu’un excès d’activité fait naître le mal où il n’existait pas, rend dangereux ce qui ne l’eût jamais été d’ailleurs. Sans ce charme funeste, les esprits faibles ou médiocres qu’on eût laissé végéter dans leur faiblesse et dans leur médiocrité, n’eussent jamais conçu toutes les idées fausses et extravagantes qui les tourmentent et les égarent. Sans ce charme funeste, mille et mille passions humbles n’eussent jamais été portées a la même violence ; il eût été bien plus facile au moins d’en arrêter ou d’en prévenir les éclats. Que d’hommes d’ailleurs qui ne sont devenus le fléau de leurs semblables que parce que le principe trop actif de nos sociétés développa très-malheureusement en eux des idées et des forces dont ils ne purent trouver l’emploi dans leur sphère habituelle ! Que de passions criminelles seraient restées ensevelies dans une heureuse impuissance, si ce même principe ne leur eût fourni trop d’occasions et trop de moyens de se satisfaire ! C’est le grand vice, le vice destructeur de nos institutions modernes, d’avoir développe mal-à-propos beaucoup plus de forces, d’interêts, de demi-talens, peut-être même de talens réels, qu’il n’était à desirer pour le besoin et pour le bonheur public comme pour le besoin et le bonheur particulier : de-là tout ce mouvement sans bue et sans progrès ; de-là toute cette inquiétude qui ne tend qu’au trouble, au désordre, au cahos.

A. Criez encore plus fort qu’il serait bien temps d’enrayer le char sur lequel la philosophie vient d’emporter les destinées de l’Europe. Elle poursuit glorieusement sa carrière, et n’écoute plus ces vaines clameurs.